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Avec cette nouvelle collaboration, Eugenia Loffredo et Manuela Perteghella nous offrent un texte atypique et novateur, ni essai théorique sur la traduction, ni recueil conventionnel de poèmes traduits. Comme l’indique le titre, l’ouvrage entier gravite autour d’un seul poème source, « Les fenêtres » de Guillaume Apollinaire (1918), que l’on peut définir, à l’instar des directrices qui reprennent l’une des trois catégories jakobsoniennes, comme une traduction intersémiotique (Jakobson, 1959) de la série de tableaux orphiques « Les fenêtres simultanées » de Robert Delaunay (1912). Dans le texte placé en ouverture, elles exposent la genèse du projet : convoquant couleurs, voix, sons, mouvements, le « poème-conversation » d’Apollinaire a été choisi parce qu’il était à même de provoquer les résultats de traduction les plus inattendus, ouvrant ceux-ci sur une diversité potentielle de modes et de médias. C’est dans cette optique d’expérimentation que treize collaboratrices et collaborateurs ont été invités à proposer une traduction du poème, accompagnée d’un commentaire. Pour s’assurer de l’hétéroclisme des propositions et dissoudre les cloisons divisant artificiellement les rôles, les directrices n’ont pas fait uniquement appel à des traducteurs, mais aussi à des écrivains et à des artistes issus des arts visuels et de la performance. Elles ont également choisi de ne pas faire de la maîtrise du français un critère absolu de sélection, fournissant plutôt à tous les collaborateurs, indépendamment de leur degré de connaissance de la langue, une traduction anglaise mot à mot du poème (qui est mise à notre disposition). Ce choix peu « orthodoxe » est intéressant en ce qu’il sous-tend une définition de la traduction plus large que celle circulant généralement en traductologie, la rapprochant du concept général de semiosis; regarder un objet appartenant à n’importe quel système sémiotique, c’est déjà traduire des signes en d’autres signes et produire du sens susceptible d’éclairer l’objet d’une manière ou d’une autre. La richesse des résultats de traduction présentés prouve qu’une telle approche est pertinente.

Toute cette démarche participe d’une perspective théorique que les directrices ont contribué à développer précédemment dans Translation and Creativity: Perspectives on Creative Writing and Translation Studies (2006) : la notion de traduction comme réécriture et comme acte créatif. Les directrices inscrivent en effet ce projet dans le « tournant créatif » (creative turn) observable dans le champ actuel de la traductologie, c’est-à-dire l’attention accordée depuis peu à la créativité qui, tributaire de la subjectivité des traducteurs, est inhérente au processus de traduction et peut désormais être valorisée plutôt que perçue comme une dérive irrespectueuse. La visibilité des traducteurs, doublement soulignée ici par la diversité des versions et la présence de commentaires (dont certains apparaissent au sein même des traductions), est le corollaire de cette mise en valeur de la subjectivité créatrice.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, les résultats du travail de réécriture sont classés dans un continuum allant du verbal au non verbal. La première traduction est la plus littérale, proche du mot à mot qui la précède; la dernière est une traduction picturale du rouge, du vert et du jaune évoqués au premier vers du poème, dans laquelle se perd le manuscrit déchiqueté du poème traduit. Entre les deux, d’autres types d’expériences : une (re)thématisation de la technologie moderne présente chez Apollinaire par le biais de feux de signalisation, qui reprennent ces mêmes trois couleurs; des explorations typographiques tenant du calligramme mais aussi de la poésie concrète; des portions de texte en punjabi; des versions produites par des programmes de traduction automatique, par exemple. Même variété du côté des commentaires qui, eux, vont du récit poétique au « think-aloud protocole », en passant par le journal de bord et la conversation intime avec Apollinaire. L’éclatement textuel qui caractérise cet ouvrage et la polyphonie qui y est mise en scène ont le mérite d’opérer, en mettant le lecteur en face d’innombrables variations, une sorte de « dépétrification » de l’objet-texte. La présence d’un brouillon d’Apollinaire truffé d’annotations – qui montre bien comment tout texte publié, et pas seulement une traduction, n’est qu’une décantation possible d’un ensemble de virtualités – entre d’ailleurs dans cette logique, qui constitue l’un des points forts de l’ouvrage.

Cependant, à force de mettre l’accent sur le concept de dialogue, celui-ci se transforme à certains moments en dialogue de sourds, où les directrices, le chercheur en littérature française Timothy Mathews qui signe un essai d’introduction et les différents interprètes ne s’écoutent pas, ne s’entendent pas les uns les autres; les mêmes commentaires, les mêmes concepts, les mêmes métaphores sur la traduction sont constamment ressassés. La surenchère de voix métadiscursives fait donc en sorte que celles-ci se recoupent un peu trop souvent. Il semble cependant que ce soit là une conséquence inévitable d’un tel projet qui, malgré quelques autres choix d’édition discutables, demeure décidément fécond et contribue à briser toute idée reçue concernant la forme que la traduction d’un poème devrait prendre.