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C’est principalement à travers la traduction de Baudelaire que l’oeuvre d’Edgar Allan Poe est connue en langue française. Cette version fait effectivement autorité, si bien que les noms des deux poètes sont systématiquement associés. Une partie de l’oeuvre de Poe, cependant, n’a, dans sa grande majorité, pas été traduite par Baudelaire : il s’agit de ses poèmes, pourtant nombreux, mais moins connus et surtout beaucoup moins populaires que l’ensemble de nouvelles diffusées en France par l’auteur des Fleurs du mal. C’est la traduction des poèmes de Poe qui fera l’objet de cette étude, selon une perspective consistant à considérer cette traduction comme une partie intégrante de l’oeuvre mallarméenne, révélant, plus précisément, une poétique. Notre projet, néanmoins, n’est pas d’avancer l’idée que toute traduction est une création – c’est d’autant plus le cas lorsque le traducteur est déjà un écrivain – mais de comprendre les spécificités de cette traduction de Poe, en rapport avec son contexte de composition et de publication.

Nous souhaitons en effet réfléchir à la relation existant entre le traducteur et l’auteur qu’il traduit, puisque ce lien, s’agissant de Mallarmé et Poe, est particulièrement significatif. La présence diffuse de Baudelaire, maître et prédécesseur, à l’esprit de Mallarmé, nous semble élargir le schéma de cette traduction à une relation triangulaire tout à fait remarquable. Par ailleurs, les détails de la traduction et de son mode de publication nous permettront d’interroger la façon singulière dont le rôle du traducteur est envisagé par Mallarmé.

Traduire Poe, dans l’ombre de Baudelaire

C’est en 1860 que Mallarmé découvre, simultanément, Poe et Baudelaire. Cette découverte conjointe n’est pas anodine, lorsque l’on connaît l’ascendant du premier sur le second, mais également l’influence de Baudelaire sur la diffusion de l’oeuvre et des idées de Poe, à la fois en France et à l’étranger. Celui-ci est en effet connu comme le « passeur »[1] de Poe, celui qui a rendu publique et fait apprécier, par sa traduction et ses textes critiques, la production, à la fois poétique et théorique, de l’auteur américain jusque-là relativement peu populaire.

En 1860, Baudelaire venait en effet de traduire ses nouvelles[2], auxquelles Mallarmé a eu aussitôt accès. C’est d’ailleurs dès cette date que ce dernier tente pour la première fois de traduire les poèmes de Poe : ses Glanes[3], cette année-là, contiennent neuf de ces poèmes traduits par ses soins. Mais l’histoire de ces traductions est longue et houleuse. De fait, les traces des premiers projets de publication datent de 1862, et il faudra encore dix ans avant que les premières traductions ne soient publiées : de juin à octobre 1872, dans cinq numéros de La revue littéraire et artistique d’Émile Blémont, paraissent les traductions de huit poèmes. En 1875 paraît « Le corbeau », chez Lesclide, qui présente ce seul poème de Poe, illustré par Manet[4]. L’échec commercial de ce volume explique le caractère isolé de cette traduction, censée être la première d’une série dont le projet fut en réalité abandonné. À partir de l’année suivante, La république des lettres de Catulle Mendès publie une série de traductions de huit poèmes, dont cinq nouveaux, d’août 1876 à mars 1877. Ce n’est qu’en 1888 que l’intégralité des traductions sera réunie en un recueil, publié par l’éditeur belge Deman et illustré par Manet[5], à qui l’ouvrage est, par ailleurs, dédié[6]. En 1889 paraît une autre édition des traductions de Poe[7], chez Vanier. Mallarmé dédiera d’ailleurs cette première édition à Baudelaire[8], dont il estime, par ce travail de traduction, prolonger en quelque sorte l’oeuvre. N’écrit-il pas en effet à Villiers, qui lui demande, en 1867, de traduire certains poèmes de Poe, qu’il « accepte cette tâche comme un legs de Baudelaire » (Mallarmé, 1998, p. 725)?

Il convient, à ce propos, de préciser que Baudelaire ne s’était pas tout à fait limité à la traduction de la prose de Poe, puisqu’il avait également traduit « Le corbeau », ainsi qu’un sonnet (« To my mother ») et deux pièces insérées par Poe dans ses nouvelles (« Le ver vainqueur » et « Le palais hanté »). Mallarmé fait d’ailleurs référence à ces traductions dans ses Scolies :

Nul doute que le poète français [Baudelaire] n’eût à quelque heure tenté ce rêve et donné à notre littérature un recueil prenant place entre la traduction de la Prose et son propre livre des Fleurs du mal. Chaque fois, du reste, qu’un de ses poèmes se trouve encadré, soit en quelque dissertation, soit en un conte de Poe, nous en possédons une version magistrale de Baudelaire : exception dans l’interdit qu’il porte.

2003, pp. 770-771

Baudelaire est donc considéré comme un modèle absolu, capable de traduire superbement Poe en dehors même de tout projet réel de traduction, tant le génie des deux poètes est lié – au point, d’ailleurs, que Mallarmé suggère une continuité de leurs oeuvres par la traduction des poèmes.

La double découverte de Poe et Baudelaire est donc significative : tous deux sont, plus que des modèles, de véritables maîtres, et, en traduisant à son tour l’auteur américain, Mallarmé aura donc la satisfaction de « faire » à la fois du Poe et du Baudelaire. En effet, la vocation de Mallarmé n’est pas uniquement la diffusion de l’oeuvre de Poe, comme c’était le cas de Baudelaire, dont le but, en traduisant, était avant tout de permettre au lectorat français de jouir de la découverte de cet auteur, et de lui assurer, par sa propre renommée et par le crédit dont il bénéficiait auprès du milieu littéraire et du public, une diffusion large autant que rapide. Traduire Poe, pour Mallarmé, revient donc à prolonger l’oeuvre de Baudelaire, mais également à effectuer un véritable travail sur ces textes : dans une lettre écrite à Verlaine en 1885 et retraçant son parcours, il explique en effet avoir appris l’anglais simplement « pour mieux lire Poe » (Mallarmé, 1998, p. 788), preuve de l’admiration qu’il portait à ce dernier.

En dehors même de tout examen de détail de ces traductions, il apparaît donc clairement que les figures de l’écrivain et du traducteur se superposent et s’entrelacent étrangement autour de l’image de Poe. Poésie et traduction se rejoignent autour du fantasme d’une écriture affirmant sa singularité poétique tout en souhaitant s’inscrire sur la trace de prédécesseurs admirés.

Les liens entre Poe et Mallarmé sont d’autant plus étroits que ce dernier affirme avoir cherché à adopter les principes théoriques de son maître, qu’il découvre dans les textes traduits par Baudelaire, et que sa connaissance de la langue anglaise lui permet d’observer dans les poèmes. Ainsi, par exemple, expliquant, dans une lettre à Henri Cazalis, la théorie poesque de l’effet produit sur le lecteur[9], Mallarmé affirme la constance et la fidélité avec lesquelles il projette d’assimiler les préceptes régissant l’oeuvre de Poe :

Plus j’irai, plus je serai fidèle à ces sévères idées que m’a léguées mon grand maître Edgar Poë. Le poème inouï du « Corbeau » a été ainsi fait. Et l’âme du lecteur jouit absolument comme le poète a voulu qu’elle jouît.

Mallarmé, 1998, pp. 653-654

Il se pose véritablement en disciple, acceptant de se soumettre à des lois strictes, à un impératif présenté – et certainement ressenti – comme une ascèse, car susceptible de remettre en question bien des principes au nom d’un seul, censé régir la création dans son intégralité. Quatre ans avant sa mort, Mallarmé décrira son maître en ces termes : « il est cette exception, en effet, et le cas littéraire absolu » (2003, p. 145). Cette influence théorique se révèle déterminante tout au long de sa carrière poétique, et son intérêt pour la pensée de Poe se retrouve nécessairement dans son travail de traduction. La situation de traduction est donc singulière, puisque le rôle de Poe est double : son texte joue le rôle neutre d’original, mais lui-même, par ailleurs, exerce, en tant qu’auteur, une influence théorique considérable sur Mallarmé. Ainsi, le traducteur adopte, au sein de son activité, les principes théoriques émis par l’auteur traduit, non par souci de fidélité à l’esprit du texte, mais par conviction personnelle.

La filiation qui nous permet de relier Poe et Baudelaire à Mallarmé est donc complexe, et ne peut être limitée à une simple influence de l’un et l’autre par la lecture. Baudelaire est estimé pour lui-même, mais également comme passeur, vecteur de Poe qui, quant à lui, est admiré grâce aux traductions de ce dernier. La toile tissée par ces liens ne peut se limiter à un simple rapport d’admiration, et, dans ce réseau, la traduction tient une place centrale et symbolique. Elle constitue un lien intime, une connivence posthume avec les deux auteurs, puisqu’il s’agit d’élargir le célèbre binôme Baudelaire-Poe à un trinôme incluant Mallarmé. La traduction des poèmes de Poe est en effet le meilleur moyen d’y parvenir, puisqu’il s’agit, à proprement parler, de relever un défi poétique, lancé par Baudelaire lorsque, commentant ces textes, il avait écrit : « Une traduction de poésies aussi voulues, aussi concentrées, peut être un rêve caressant, mais ne peut être qu’un rêve » (ibid., p. 770). Cette tâche, ce « rêve », est pourtant réalisé par Mallarmé, qui n’aura de cesse qu’il ne rassemble ces traductions en une seule édition afin de présenter l’oeuvre poétique de Poe dans sa quasi intégralité.

Le contexte de cette traduction est donc problématique : il ne s’agit pas d’un simple face-à-face entre un auteur et un traducteur, mais d’un jeu complexe entre les trois poètes. Ce brouillage est selon nous représentatif d’une forme d’indétermination entretenue par Mallarmé, grâce à la traduction, autour de la notion d’auteur. L’édition originale des poèmes de Poe nous fournit une image particulièrement éloquente de ce questionnement, central chez le penseur de la « disparition élocutoire du poëte » (ibid., p. 211).

Écrire, traduire, éditer?

De fait, l’édition des poèmes proposée par Mallarmé nous semble témoigner d’une vive interrogation sur l’inscription du poète dans le contexte très spécifique de la traduction. Si Mallarmé multiplie les marques d’humilité dans le discours qu’il tient sur cette partie de son oeuvre[10], certains indices témoignent néanmoins d’une présence très forte du poète au sein de sa traduction.

Il s’agit tout d’abord des méthodes de traduction. En effet, se réclamant d’un calque strict[11] et d’un respect immodéré pour le texte original, Mallarmé se livre à certains procédés indiquant au contraire une très grande liberté par rapport à la version anglaise. L’exemple le plus flagrant est celui des suppressions qu’il impose aux textes de Poe. En effet, il est très facile de constater, en confrontant les versions anglaise et française, que les libertés prises par le poète concernent, en premier lieu, la structure même des textes. Mallarmé tantôt supprime certains syntagmes, voire plusieurs vers à la suite, tantôt inverse les strophes, tantôt ajoute un blanc typographique là où, chez Poe, les vers se suivaient sans espace. C’est le cas par exemple dans « Le palais hanté » (Annexe 1) : Mallarmé s’abstient de traduire par le syntagme « like a ghastly rapid river » (« comme une rivière effroyable et rapide »). Dans « Les cloches » (Annexe 2), il s’autorise à supprimer tout d’abord trois vers qui répètent le mot bells, puis quatre vers répétitifs. Ces parti pris semblent donc dépasser largement de simples choix de traductions, et peuvent être assimilés à une forme d’ingérence – tout à fait surprenante pour un traducteur prétendant calquer strictement le texte original –, puisqu’il s’agit de ne pas proposer l’intégralité du texte, c’est-à-dire de priver le lecteur d’une partie de l’oeuvre de Poe.

Mais le poète ne se contente pas d’intervenir au sein des poèmes : il fait également des choix éditoriaux marqués, dans les éditions de 1875, 1888 et 1889. Ces choix manifestent un glissement du rôle du traducteur à celui d’éditeur, considéré comme une sorte de garant de l’oeuvre poétique de Poe. Ainsi Mallarmé modifie-t-il légèrement certains titres, comme c’est le cas par exemple du poème intitulé en anglais « To Helen », auquel il donne le titre de « Stances à Hélène ». Plus audacieux, il choisit également de ne pas faire figurer certains poèmes dans son recueil, expliquant, dans ses Scolies (publiées en fin de recueil et rassemblant quelques remarques sur les poèmes), que certains poèmes, perdant toute valeur en français, ont volontairement été exclus de cet ensemble[12]. Il s’agit pour lui de mener un véritable travail d’éditeur : il traduit, mais également rassemble, nomme, et commente ces textes[13]. Il divise en effet l’ensemble des pièces en « Poèmes » et « Romances et vers d’album », sections qu’il crée de toute pièce, puisque les poèmes de Poe n’étaient pas organisés dans les recueils originaux.

Ces divers indices semblent donc attester une présence très forte du poète dans son travail de traduction : les initiatives de Mallarmé débordent en effet très largement les limites du rôle de traducteur, pour se rapprocher non seulement de celui d’éditeur, mais de celui de poète conduisant l’édition de son propre texte, et s’autorisant des décisions éditoriales très précises. Les instances semblent donc se multiplier ici, comme pour troubler le lecteur, à l’image de la double référence à Poe et Baudelaire, parasitant en quelque sorte une situation de traduction qui aurait pu, ou peut-être dû, consister en un simple face-à-face entre le poète traduit et son traducteur.

Il semble en fait que la question de l’édition, des critères matériels du volume, fait nécessairement écho au projet mallarméen du Livre[14], dispositif complexe censé « en quelque sorte parler de lui-même, sans l’entremise de l’auteur, en produisant du sens par le seul effet de sa structure » (Illouz, 2012), ce qui semble s’opposer au constat que nous venons de dresser. Or, si l’on adopte sur ce travail de Mallarmé cette perspective de la recherche idéale de l’impersonnalité du Livre, la question trouve une résonnance toute différente.

« Impersonnifié, le volume » (Mallarmé, 2003, p. 217)

Il est en effet possible de considérer que la traduction pourrait accomplir l’ambition d’autonomisation de l’écriture, à l’image du Livre, réalisant l’idéal mallarméen de l’autonomie du texte, de l’objet-livre : « Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant. Le sens enseveli se meut et dispose, en choeur, des feuillets » (Mallarmé, 2003, p. 217). Cette conception peut selon nous évoquer la traduction, texte, en théorie, exemplaire à ce titre, car dépourvu, pour ainsi dire, d’auteur. En principe, la traduction perd symboliquement son auteur véritable au profit de l’auteur du texte original – ainsi lit-on en principe les poèmes de tel poète étranger en français comme des textes de ce poète, et non comme l’oeuvre de leur traducteur[15].

Cette recherche de l’impersonnalité du Livre est intimement liée aux considérations esthétiques qui régissent sa possible création. L’insistance avec laquelle Mallarmé cherche à rassembler ses traductions en un volume témoigne d’un souci de matérialité qui pourrait confirmer cette hypothèse. Elle illustre son obsession du livre-objet : comme en témoigne la correspondance avec son premier éditeur Richard Lesclide, publiée par Michaël Pakenham, le poète insiste sur maints détails de l’édition de ce texte – format, mise en page, qualité du papier[16]. Il demande également à Manet d’illustrer ses traductions par des gravures. Le tout aboutit à une édition (bilingue) de luxe, tirée à 240 exemplaires numérotés, et signés par les auteurs. Les deux éditions suivantes relèveront, elles aussi, du même souci d’esthétisation du recueil de traductions.

Ces détails peuvent sembler anodins, mais sont significatifs à plusieurs égards. Tout d’abord, ce souci esthétique rappelle les premières lignes du texte Le Livre, instrument spirituel :

Sur un banc de jardin, où telle publication neuve, je me réjouis si l’air, en passant, entr’ouvre et, au hasard, anime, d’aspects, l’extérieur du livre : plusieurs – à quoi, tant l’aperçu jaillit, personne depuis qu’on lut, peut-être n’a pensé.

Mallarmé, 2003, p. 224

Les illustrations de Manet témoignent également d’une volonté de correspondance entre les arts, en proposant une édition de Poe telle que lui-même ne l’avait a priori pas souhaitée, mais également de mimer, ce faisant, l’impossibilité de la traduction. Il s’agit donc, à nouveau, d’un choix de Mallarmé, qui se pose non plus seulement comme auteur mais comme instigateur et éditeur de ce volume. S’allier avec un autre artiste permet en réalité à Mallarmé d’accentuer son jeu sur la dilution de la notion d’autorité et de tendre donc vers l’autonomie du livre. La multiplication des instances auctoriales peut en effet être envisagée comme un moyen d’atteindre l’impersonnalité. Ce volume que le lecteur tient entre ses mains, est-ce un Mallarmé, un Poe, ou un Manet?

Néanmoins, certains indices vont à l’encontre de la réalisation de cet idéal de « disparition élocutoire » du poète (Mallarmé, 2003, p. 211). C’est le cas, par exemple, du choix d’une édition bilingue (l’édition Lesclide de 1875), qui semble annuler tout effet d’impersonnalité, accordant l’hégémonie au texte original, avec lequel le lecteur est sans cesse tenté de comparer la traduction qui se trouve sur la page voisine. C’est également le cas, dans cette même première édition – détail apparemment insignifiant mais qui nous semble de première importance –, de la présence de la signature des auteurs sur chaque volume (chacun des 240 exemplaires étant dédicacé), qui contrevient au principe énoncé dans les premières lignes du texte Le Livre, instrument spirituel :

Admis le volume ne comporter aucun signataire, quel est-il : l’hymne, harmonie et joie, comme pur ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante, des relations entre tout.

ibid., p. 224

L’apposition d’une signature en tête de ce volume, symboliquement, pourrait presque désigner le recueil comme non-accomplissement du Livre, si ce texte n’était pas de vingt ans postérieur à la publication du « Corbeau ».

En revanche, si nous prenons en compte les éditions suivantes des traductions, comprenant non plus seulement « Le corbeau », mais les autres poèmes de Poe (l’édition Deman en 1888, et l’édition Vanier en 1889) le constat diffère. Tout d’abord, nulle signature n’ouvre le recueil. Mallarmé inclut pourtant, à l’ouverture, son sonnet « Le tombeau d’Edgar Poe » (Annexe 3). Précisons que ce poème est loin d’être un inédit, puisqu’il a été publié pour la première fois en 1876[17]. Notons également qu’il a été l’objet de plusieurs remaniements, et que sa version définitive date de 1887, soit quelques mois seulement avant la publication des poèmes de Poe chez Deman. Un tel procédé pourrait passer pour une affirmation de son statut de poète, à l’ouverture du recueil d’un autre. Nous voyons plutôt dans ce choix étonnant, tout d’abord, bien sûr, un éloge, mais également peut-être, pour Mallarmé, une manière de faire acte d’écriture une fois pour toutes, comme pour laisser ses atours de poète au seuil d’un recueil qui n’est pas le sien. Surtout, ce sonnet semble annoncer le programme poétique que cherche à réaliser la traduction qui le suit immédiatement : « […] donner un sens plus pur aux mots de la tribu », vers désormais célèbre et considéré comme une formulation de l’idéalisme mallarméen[18]. Laisser ces vers à l’entrée du recueil, c’est donc à la fois abandonner la position d’auteur, et affirmer son ambition de traducteur.

Par ailleurs, la traduction par Mallarmé, dans sa correspondance, en 1877, de son propre poème comprend des notes explicatives, dont celle-ci, commentant l’expression « naked hymn » (correspondant à « glaive nu[19] ») : « Naked hymn means when the words take in death their absolute value » (Mallarmé, 1998, p. 1193) [« Naked hymn » fait référence au moment où les mots prennent, dans la mort, leur valeur absolue (notre trad.)]. La mention de la mort fait ici probablement écho au vers 4 : « Que la Mort triomphait dans cette voix étrange! »

Ce que dit ce détour par une auto-traduction en anglais (dans la langue du poète éponyme), c’est donc qu’en dépit de la question des idiomes que semble poser la traduction de Poe qu’il a entreprise, les poètes parlent la même langue. La présence des illustrations de Manet, ajoutant à la traduction inter-linguistique un autre type de traduction, de passage – inter-artistique, celui-là – démontre également l’inanité de la question des idiomes[20].

Le fait que la conception du langage révélée dans ce poème (qui est loin d’être inédit, puisqu’il était déjà paru, pour la première fois, dès 1876) soit volontairement placée à l’orée de ce recueil semble témoigner de la volonté de lire les poèmes de Poe à la lumière de ce « tombeau », dans lequel est formulé par ailleurs l’impératif d’objectivité de l’oeuvre. Ce principe fournit une seconde clé de lecture du recueil : tout en plaçant à l’ouverture son propre poème, Mallarmé livre sa profession de foi en l’impersonnalité de la poésie. Il est donc nécessaire de laisser ce poème à l’extérieur du recueil, afin de lire, dans cette traduction, une tentative de réalisation de cet idéal.

La symbolique même du tombeau, en imposant la présence de la mort, fait par ailleurs écho à l’expression de Mallarmé qui parlait de cette traduction comme d’un « legs de Baudelaire » (Mallarmé, 1998, p. 725), filant une métaphore similaire. Le terme de « legs » rappelle du reste ce passage du Coup de dés :

  legs en la disparition

 à quelqu’un

 ambigu

Mallarmé, 1998, p. 374

Il serait donc possible de considérer ce poème, ce tombeau, comme le symbole de ce recueil : ce legs fait en faveur de « quelqu’un/ambigu » rappelle l’ambiguïté cultivée par Mallarmé dans son rapport au texte original, comme nous l’avons précédemment évoqué. L’ambiguïté semble donc le moyen d’atteindre l’impersonnalité recherchée, et la traduction, associée ainsi au sème de la mort, pourrait être considérée elle-même comme un tombeau, c’est-à-dire le lieu idéal où tout auteur disparaît et où seul demeure le texte.

Placer ce sonnet à l’orée du recueil nous engage donc à lire les poèmes de Poe à la lumière de ce « tombeau », afin de signifier que ce qui est ici recherché, c’est une « valeur absolue » des mots. Il nous semble d’ailleurs possible de discerner, dans l’entreprise de traduction, la présence de la Mort, qui permet d’atteindre cette ambition. Traduire revient en effet, en partie, à dresser l’acte de décès d’un texte, puisqu’il s’agit de le remplacer par un second, dans une autre langue[21]. Somme toute, ne pourrait-on pas affirmer de la traduction « que la mort triomph[e] dans cette voix étrange » (Mallarmé, 2003, p. 727), au sens d’étrangère?

Enfin, suivant les propos de Mallarmé dans Le Livre, instrument spirituel, « le pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux; qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minuscule tombeau, certes, de l’âme » (ibid., p. 224). Le travail d’édition est, lui aussi, intimement lié à la mort. En ce sens, le sonnet de Mallarmé ne fait que dire ce qu’est le livre que le lecteur tient entre les mains : le tombeau d’Edgar Poe, matérialisé par l’objet-livre.

Il semble par conséquent que ce poème joue clairement un rôle programmatique : il s’agit d’affirmer les ambitions de cet ouvrage, dont les moindres détails matériels – si nombreux, par ailleurs – sont significatifs. Dans cette perspective, la question du langage est intimement liée à la Mort – toute symbolique – du texte comme appartenant à un auteur. Les problématiques de l’autorité et de la langue sont donc intimement liées.

L’idée d’impersonnalité peut également être pensée à partir d’un autre fait éditorial précis : en effet, symboliquement, à la fin du recueil, des Scolies qui devaient suivre s’ouvraient sur une reproduction de la signature d’Edgar Poe. Cette signature, qui pourrait sembler correspondre à l’affirmation de l’auctorialité de Poe, pourrait être comprise comme « le paraphe amplifié du génie, anonyme et parfait comme une existence d’art » (Mallarmé, 2003, p. 211; nous soulignons) évoqué dans Crise de vers? Le poète commente en effet cette signature en faisant référence à l’histoire personnelle de Poe[22], le présentant précisément comme un génie indépendant. Il insiste également sur l’importance déterminante du critère esthétique dans ce choix éditorial : il ne s’agit pas d’un simple échantillon de l’écriture de Poe, mais cette signature a été choisie « à cause de l’arabesque du paraphe » (ibid., p. 765).

Ce paraphe paraît faire écho aux dédicaces de la première édition, s’y ajoutant, ou les annulant, notamment par cette référence à la matérialité de l’écriture, qui semble présenter la signature non comme une affirmation d’autorité – ce que suggère, en principe, toute signature –, mais, au contraire, comme un simple ornement esthétique, au même titre que les fleurons et cul-de-lampe ornant les volumes, c’est-à-dire, non sans une certaine distance ironique, comme le signe d’une absence d’attachement à une autorité quelconque. Cette signature devait d’ailleurs initialement s’accompagner d’un portrait de Poe offert par Sarah Helen Whitman, maîtresse du poète, mais ce portrait disparaît de la maquette finale, preuve d’un parti pris d’impersonnalité de la part de Mallarmé.

Quoi qu’il en soit, notre poète joue ici avec la notion d’auctorialité, diffuse et particulièrement délayée, en raison de l’oscillation entre les auteurs. Cette dilution est accentuée par la présence des dessins de Manet, qui d’une part ajoute son statut de créateur à celui des deux poètes, d’autre part, en illustrant également le poème de Mallarmé (« Le tombeau d’Edgar Poe »), trouble le rapport entre texte et dessin (celui-ci n’illustrant pas seulement l’auteur original, Poe, mais également le traducteur qui, le temps d’un sonnet, se reconnaît poète). Notons, pour finir, que ces éditions postérieures (l’édition Deman, de 1888, et l’édition Vanier, de 1889) sont unilingues, ce qui empêche toute hiérarchisation de la traduction et de l’original. Il ne s’agit pas, rappelons-le, de considérer d’emblée que la traduction réaliserait l’ambition du Livre, mais seulement d’utiliser ce fantasme mallarméen comme outil d’éclairage de ce travail de traduction, qui semble réaliser en partie la vocation mallarméenne à l’universalité. Le constat que nous venons de faire, fondé sur la multiplication des instances auctoriales, et sur l’affirmation forte de la personnalité du traducteur, s’ils tendent à troubler les frontières de la notion d’auteur, ne permettent pas d’atteindre à l’impersonnalité visée par le projet. De plus, à lire les feuillets des Notes en vue du « Livre » (Mallarmé, 1998, pp. 947-1060), aucune parenté n’apparaît avec ce travail de traduction. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que ce projet date des premières années de la carrière de Mallarmé, comme sa correspondance en témoigne, et trouve plus précisément son origine en 1866, c’est-à-dire à la même époque que son travail de traduction de Poe. La réflexion menée par le poète sur le langage, mise en rapport avec la composition poétique, nourrit ce projet original – le fantasme du Livre n’est pas propre à Mallarmé mais traverse les cultures et les époques[23] – qui cristallise les diverses aspirations de la poétique mallarméenne. À ce titre, son travail de traduction pourrait être considéré comme une tâche préparatoire. Par la mise en place d’une structure propice à la possibilité d’une « disparition élocutoire » du « sujet, fatal » (Mallarmé, 2003, p. 211), mais également conforme à sa réflexion sur l’universalité du langage, Mallarmé expérimenterait de nouvelles conditions d’écriture et de lecture. La traduction, par la spécificité de son rapport à la notion d’auteur, semble le lieu privilégié d’une propédeutique au Livre, qui trouvera une autre forme d’accomplissement, quelques années plus tard (en 1897), avec le Coup de dés.

Le travail d’éditeur de Mallarmé suggère l’importance capitale d’un véritable dispositif faisant partie intégrante de l’oeuvre – du livre. Celui-ci y enjoint d’ailleurs l’écrivain dans L’action restreinte : « Publie » (Mallarmé, 2003, p. 217).

Si ses traductions sont loin de réaliser le rêve du Livre, du moins accomplissent-elles cette injonction : le procédé de publication des Poèmes de Poe l’illustre, qui agence ces textes au coeur d’une véritable mise en scène éditoriale, dont le résultat est annoncé : « Le sens enseveli se meut et dispose, en choeur, les feuillets » (ibid., p. 217).

Par conséquent, si disparition élocutoire il y a, c’est bien de l’auteur. Le traducteur, quant à lui, ne disparaît pas. Au contraire, il fait acte d’une présence forte et dépasse le simple rôle de passeur pour s’engager dans un travail d’édition, c’est-à-dire, en somme, d’orchestration des poèmes de Poe. Il exécute ces textes, en leur fournissant un cadre plus propice à leur épanouissement : mise en ordre, organisation, illustration, tout est fait pour les mettre en valeur, les proposer au lecteur dans des conditions idéales. Il semble donc que la notion d’impersonnalité fournisse une réponse possible au brouillage des identités auquel nous assistons dans le cadre de cette traduction. Le constat est en effet paradoxal : certains indices témoignent d’une affirmation très forte de Mallarmé en tant que poète dans sa traduction, mais d’autres semblent indiquer le contraire. En jouant à multiplier les instances auctoriales, en plaçant sa traduction à la fois sous l’égide de Poe et de Baudelaire, Mallarmé joue en fait sur la notion d’auteur. Les rôles et les statuts se troublent, et, entre poète, éditeur et traducteur, le lecteur est finalement amené à lire un texte en quête d’une impersonnalité jugée idéale. La traduction offre un support particulièrement adapté à cette réflexion qui, chez le poète, se résout dans la notion d’impersonnalité : écrire à travers les mots d’un autre, en s’inscrivant dans la lignée d’un troisième, n’est-ce pas, finalement, le meilleur moyen de « céder l’initiative aux mots » (Mallarmé, 2003, p. 211)?