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Dans les années 1970, une série de bouleversements de nature politique en Amérique du Sud – coups d’État suivis de dictatures militaires en Uruguay (1973), au Chili (1973) et en Argentine (1974) – ont forcé des milliers de personnes à s’exiler de leur pays natal et à trouver refuge à l’étranger. Le Canada a fait partie des pays ayant accueilli un grand nombre de ces migrants politiques, notamment des Chiliens fuyant la brutale dictature installée dans leur pays par le général Pinochet au lendemain du coup d’État contre le président Salvador Allende. Cette arrivée massive de réfugiés politiques hispanophones pendant les années 1970 possédait certaines caractéristiques la distinguant de l’immigration subséquente, motivée principalement par des raisons économiques. En effet, les coups d’État ayant renversé successivement les gouvernements démocratiques de l’Uruguay, du Chili et de l’Argentine s’inscrivaient dans un contexte de lutte contre la montée de la gauche politique en Amérique du Sud[1], et la répression militaire visait spécifiquement les franges les plus progressistes et militantes de la population de ces pays. Ces mêmes secteurs associés à la gauche idéologique abritaient souvent une vie culturelle, littéraire et artistique très riche, dont les représentants furent parmi les premiers ciblés par la violence militaire. Ce sont notamment ces artistes, intellectuels et écrivains issus des milieux artistiques et culturels de leur pays qui trouvèrent refuge au Canada (Hazelton, 2007a, p. 6). Au cours des années 1980, les conflits et les tensions politiques dans de nombreux pays d’Amérique latine – au Pérou, en Bolivie et au Salvador, notamment – alimentèrent une deuxième vague d’immigration en provenance du sud du continent, parmi lesquels « many [...] were artistic and cultural figures of repute in their countries of origin who continued to write, paint and work in their respective fields when they came to Canada » (ibid.).

La nouvelle présence d’écrivains hispanophones dans le milieu littéraire canadien permit la naissance de ce que Hugh Hazelton a qualifié, dans son ouvrage Latinocanadá: A Critical Study of Ten Latin American Writers of Canada (2007a), de littérature « latino-canadienne », c’est-à-dire une littérature produite en espagnol par des auteurs latino-américains résidant au Canada. Lorsque cette littérature en espagnol émerge au Québec, Hazelton parle plus spécifiquement d’une littérature « latino-québécoise » : en 1994, dans un article intitulé « Québec Hispánico », il écrit que « Latin American writing in Quebec has now reached a point at which it is possible to speak of “une littérature latino-québécoise” » (1994, p. 120). Ainsi, dès les années 1990, autant du côté canadien que québécois, les oeuvres littéraires en espagnol[2] écrites par des auteurs d’origine hispano-américaine étaient publiées à une fréquence assez régulière pour pouvoir constituer un petit corpus littéraire en soi – bien qu’existant en marge des corpus canadien et québécois.

Un simple coup d’oeil aux oeuvres latino-canadiennes et aux travaux critiques qui portent sur elles suffit pour prendre conscience de la place centrale qu’y occupe la traduction : elle apparaît, implicitement ou explicitement, tantôt dans le processus même de création des oeuvres, tantôt dans le processus de leur publication, et presque toujours, elle apparaît dans le cadre de leur diffusion. La traduction constitue donc une porte d’entrée tout indiquée pour mieux cerner la dynamique de la création, à partir des années 1970, de ce que nous appelons la « zone de contact » latino-canadienne. Cet article entreprend d’étudier le rôle et la place de la traduction dans cette zone de contact, pour mieux examiner ensuite les tensions qui surgissent au moment de penser les modalités d’inclusion d’une littérature en espagnol et en traduction au sein de l’institution littéraire canadienne, et surtout, québécoise.

Ce travail permet en même temps d’interroger les liens qu’entretient la littérature latino-canadienne avec la traduction dans un contexte global postcolonial, où la prise en compte de la réalité multiculturelle et multilingue de territoires auparavant perçus comme des entités homogènes a pour effet de rendre au moins partiellement inopérants certains cadres conceptuels traditionnellement utilisés dans l’analyse du phénomène de la traduction. Les chercheurs postcoloniaux en traductologie se sont employés, depuis au moins les deux dernières décennies, à mettre en lumière la nécessité de problématiser les relations d’altérité (Simon, 2000, p. 14) et de remettre en question les binarités ainsi que les notions de transfert et d’équivalence qui les sous-tendent, de façon à mieux rendre compte des formes actuelles de la traduction, lorsque celle-ci prend place dans « des lieux marqués par le bilinguisme, la diglossie et le multilinguisme, [dans] des lieux de friction linguistique » (Buzelin, 2004, p. 732-733). L’approche postcoloniale, qui remet également en question le mythe du monolinguisme littéraire, permet d’ouvrir la réflexion sur le rôle qu’est appelée à jouer la traduction dans la reconfiguration des frontières actuelles des littératures nationales, où l’équivalence classique faisant coïncider parfaitement les notions de territoire, de nation, de langue et de littérature ne tient plus la route. Partant de l’idée selon laquelle la traduction est une pratique « not only eminently suited to contemporary conditions but capable too of explaining a number of particularities of the present situation » (Cronin, 2006, p. 3), nous abordons le cas de la littérature latino-canadienne et, plus spécifiquement, de la littérature latino-québécoise, du point de vue de sa signification pour la société dans laquelle elle émerge : à travers sa présence se dessine la difficulté – mais aussi la possibilité – d’envisager la traduction comme une nouvelle forme d’appartenance à la littérature québécoise. La question de l’appartenance à cette littérature a déjà été explorée par ailleurs, notamment en ce qui a trait aux écritures migrantes et à la littérature anglo-québécoise, comme nous le verrons plus loin. Mais une réflexion sur la place d’une littérature en langue étrangère et traduite en français au sein de son institution n’avait pas encore été proposée.

Dynamique de la zone de contact

Dans ses travaux sur les récits de voyage aux ères coloniale et postcoloniale, Mary Louise Pratt définit la zone de contact comme « the space of colonial encounters » (2008, p. 6), soit un espace de rencontre résultant directement de l’expansion coloniale européenne amorcée dès le XVe siècle. Cet espace est, à l’origine, profondément marqué par des relations de pouvoir inégales entre une culture colonisatrice et une autre, colonisée, cette dernière subissant la domination et la violence inhérentes à l’acte de colonisation. Dans cette perspective, les cultures « meet, clash, and grapple with each other, often in highly asymmetrical relations of domination and subordination » (ibid., p. 4). Cette asymétrie régissant les interactions culturelles à l’intérieur de la zone de contact, ces échanges « involving conditions of coercion, radical inequality, and intractable conflict » (ibid., p. 6), perdurent bien au-delà de la période proprement coloniale et continuent, jusqu’à un certain point, de caractériser les liens qu’entretiennent entre elles les différentes populations du globe à notre époque.

Si le concept de zone de contact tel que défini par Pratt s’applique en premier lieu aux frontières coloniales directement issues de l’expansionnisme européen, il peut cependant aussi servir à cerner d’autres types de relations où le lien avec le colonialisme n’est pas aussi explicite – ou l’est selon des modalités distinctes, dans un rapport beaucoup moins direct. C’est ainsi que la notion de zone de contact a récemment été utilisée, par exemple, pour discuter de la place des lettres anglo-québécoises au sein de l’institution littéraire québécoise[3]. En la considérant comme un espace où les cultures et les langues se retrouvent en contact dynamique et s’influencent réciproquement, il devient effectivement possible d’appréhender les communautés linguistiques – de même que leurs littératures respectives – autrement que comme des entités monolithiques, relativement homogènes et imperméables :

Ce que la notion de zone de contact permet d’envisager, ce sont des recoupements partiels, des influences à la fois divergentes et réciproques, des traces éparses de rencontres parfois fortuites, agencées et réagencées d’une manière qui en déplace les significations. Les espaces communs peuvent être des espaces de tensions, qui n’en sont pas moins partagés.

Leclerc et Simon, 2005, p. 25

Une telle conception de la notion de zone de contact n’est d’ailleurs pas du tout exclue des discussions de Pratt, puisque certaines des définitions qu’elle en donne semblent effectivement mettre l’accent sur l’aspect dynamique de la rencontre et de l’interaction entre les cultures plutôt que sur le contexte spécifiquement colonial duquel elles sont issues :

A “contact” perspective emphasizes how subjects get constituted in and by their relations to each other. It treats the relations among colonizers and colonized, or travelers and “travelees,” not in terms of separateness, but in terms of co-presence, interaction, interlocking understandings and practices, and often with radically asymmetrical relations of power.

Pratt, 2008, p. 8

Ces relations de pouvoir radicalement asymétriques dont parle Pratt peuvent également être comprises dans un cadre élargi s’appliquant potentiellement à toute configuration de différentes cultures en situation de coprésence, que celle-ci soit le résultat direct du colonialisme ou la conséquence d’un mouvement de population motivé par de nouvelles conditions politico-socioéconomiques qui ne pourraient être qualifiées de proprement « coloniales », sinon plutôt de « postcoloniales » – résultant notamment de la mondialisation et du néolibéralisme. La zone de contact conçue comme « the space and time where subjects previously separated by geography and history are co-present, the point at which their trajectories now intersect » (ibid., p. 8) peut en réalité être mise à profit pour décrire une multitude d’espaces culturels jusqu’à récemment inédits, où les relations de pouvoir ne s’expriment pas nécessairement en termes d’oppresseur et d’opprimé ou de colonisateur et de colonisé, mais selon des rapports plus subtils d’inégalité entre une culture et une langue locales dominantes et d’autres perçues comme marginales ou secondaires. Transposée à la sphère littéraire, la zone de contact latino-canadienne porte évidemment la marque de cette inégalité, surtout en termes institutionnels ; et pour faire face à cette marginalité institutionnelle, conséquence du statut mineur (du moins en sol canadien) de leur langue d’écriture, les auteurs latino-canadiens ont apporté diverses solutions relevant presque toutes d’un phénomène présent de tout temps dans toutes les zones de contact : la traduction.

Zone de contact/de traduction

La naissance de la littérature canadienne s’est faite sous le signe du multilinguisme : les publications bilingues et trilingues, qu’il s’agisse de revues, d’anthologies ou de livres, furent la norme plutôt que l’exception dans le parcours de son développement. La zone de contact littéraire qui s’est ouverte entre les écrivains latino-américains et leurs homologues québécois et canadiens, selon leur province ou leur ville d’adoption, a donc été marquée dès le départ par la nécessité de faire cohabiter au moins deux langues, souvent trois : la langue « officielle » de l’institution littéraire, qu’il s’agisse du français ou de l’anglais, ou des deux, et l’autre langue, celle de l’écrivain immigrant, hispanophone dans le cas qui nous occupe ici. La traduction et les publications bilingues ont été les principaux vecteurs de communication ayant permis aux deux communautés littéraires nouvellement en coprésence d’établir des liens et d’instaurer une dynamique d’échange et de perméabilité (v. Hazelton, 1994 et 2011). Ce constat n’est pas surprenant, si l’on considère le statut relativement marginal de la langue espagnole au Canada : à moins de s’ouvrir aux deux langues officielles du Canada, comment les auteurs latino-américains auraient-ils pu échapper à la ghettoïsation et espérer voir leurs oeuvres rayonner à l’extérieur de leur communauté immédiate ? La traduction a permis aux lettres latino-canadiennes d’échapper, au moins partiellement, au cloisonnement auquel les aurait confinées le seul usage de l’espagnol dans un milieu où cette langue, aussi parlée soit-elle dans le monde, n’est pas la langue de l’espace public ni celle de l’institution littéraire.

L’émergence d’une littérature en langue espagnole au Québec et au Canada est donc intimement liée à la question de la traduction. Pourtant, la traduction, ici, ne se manifeste que plutôt rarement sous sa forme traditionnelle, c’est-à-dire en tant qu’acte intervenant a posteriori, une fois les processus d’écriture et de publication achevés : elle intervient plutôt, dans bien des cas, dans le processus même de création des oeuvres. Ainsi l’édition bilingue, par exemple, est très répandue en poésie latino-canadienne. Ce type de publication semble effectivement se prêter particulièrement bien aux recueils de poésie, qui présentent d’ailleurs différentes configurations : parfois le texte original est présenté sur la page de gauche et la traduction sur la page de droite, comme dans les recueils de poésie d’Yvonne America Truque (1986, 1991, 2007). Dans le cas de certains des recueils de poésie bilingues du Chilien Alfredo Lavergne (1989, 1991, 1993), les deux versions sont à la fois conjointes et séparées : le livre est « réversible » et possède deux pages couvertures, une à l’avant et une à l’arrière, s’ouvrant sur chacune des versions. Certains recueils auto-traduits par leur auteur, comme le recueil Tango de Blanca Espinoza (2005), se présentent également sous une forme bilingue. Ces publications supposent une incorporation de la traduction à l’oeuvre elle-même, dans son état premier, faisant des deux versions un seul objet physiquement indissociable : la publication de l’oeuvre originale est conditionnelle, en quelque sorte, à celle de sa traduction, rendant au moins partiellement inadéquates les catégories de texte source et de texte cible – l’une des binarités fondamentales sur lesquelles se sont longtemps construites les théories de la traduction. Le brouillage de ces binarités fondamentales est encore plus frappant chez d’autres auteurs du corpus latino-canadien, dont les oeuvres défient non seulement les notions de texte source et de texte cible, mais également celles de langue de départ et de langue d’arrivée. C’est le cas par exemple de l’écrivain et dramaturge chileno-canadien Alberto Kurapel et de son « théâtre de l’exil », qui fait intervenir simultanément l’espagnol et le français dans ses pièces. Plus encore que les éditions bilingues en poésie, où la traduction, bien qu’intégrée à l’oeuvre originale, constitue tout de même un texte distinct du texte espagnol – et souvent le résultat du travail d’un traducteur –, la stratégie bilingue du théâtre de Kurapel fait de la traduction le moteur et le sujet de la création artistique, l’auteur se livrant à une forme d’autotraduction à l’intérieur même du texte sans faire de distinction entre une langue source et une langue cible.

En effet, plus encore que de simplement intégrer la traduction à son processus de création, Kurapel questionne en réalité la notion d’équivalence supposée entre le texte original et le texte traduit en jouant avec sa propre stratégie de traduction. Signalant que seulement deux des sept pièces de Kurapel sont de véritables traductions, Hazelton remarque que les autres se présentent plutôt comme des « hybrid texts in which some passages are fully translated and others only partially so or not even at all » (2011, n. p.). Selon lui, cette « somewhat cavalier or at least loose interpretation of his own bilingual strategy […] rais[es] the question as to whether or not he is ultimately writing a unified multilingual play rather than simply conveying the same information in two languages » (Hazelton, 2007b, p. 236). Chez Kurapel, la traduction n’est pas uniquement envisagée comme un moyen de transmettre dans une langue seconde un texte rédigé dans sa langue maternelle. Plutôt, elle semble devenir l’essence de l’écriture en même temps qu’une métaphore de la condition de l’être en déplacement :

[B]ilingualism in exile is much more than the use of two languages. A bilingual statement is the manifestation of a split thought which must be communicated in two different languages because it contains within itself two different realms of experience. Thus bilingualism refers both to the fragmented consciousness of the individual and to the process of “translation” (cultural and linguistic) which must take place for him/her to live in those two realms at once […].

Gomez, 1994, p. 41

Cette remarque sur le processus de « traduction culturelle et linguistique » à l’oeuvre de façon si flagrante chez Kurapel pourrait également s’appliquer à la plupart des écrivains latino-canadiens, pour qui le déplacement et la nécessité de faire cohabiter deux domaines d’expérience distincts sont une réalité dont les oeuvres portent souvent la trace. Comme le fait remarquer Elena Palmero Gonzalez, la poétique du déplacement et du « transit » entre les langues est commune à la plupart des auteurs latino-canadiens, pour qui le discours multilingue ou « translingue » devient naturel en ce qu’il ne fait rien de plus que refléter une réalité vécue au quotidien (Palmero Gonzalez, 2011, p. 76).

Cette double portée qu’acquiert la traduction, soit une portée linguistique motivée par la nécessité de rejoindre un public plus vaste et une portée culturelle surgissant d’un besoin de rendre compte de « l’effacement de la langue de départ » et de la « migration définitive de la langue d’origine vers une nouvelle demeure linguistique » (Simon, 2007, p. 321), illustre le déplacement conceptuel qui fait passer la traduction d’une pratique textuelle à une condition de l’existence dans la plupart des sociétés modernes postcoloniales. L’écrivain immigrant a un rapport encore plus direct avec cette double expérience :

The condition of the migrant is the condition of the translated being. He or she moves from a source language and culture to a target language and culture so that translation takes place both in the physical sense of movement or displacement and in the symbolic sense of the shift from one way of speaking, writing and interpreting the world to another.

Cronin, 2006, p. 45

C’est notamment ce dernier aspect de la traduction comme façon d’être au monde que les théories traditionnelles, axées sur le transfert linguistique et culturel entre deux entités supposées distinctes et homogènes, semblent difficilement pouvoir prendre en charge et que les théories postcoloniales ont entrepris d’explorer. La traduction est alors envisagée comme un « prisme permettant de saisir la nature et les effets des relations interculturelles, [un] instrument d’analyse du déplacement et de la configuration des formes » (Simon, 2007, p. 342).

Postcolonialisme des lettres latino-canadiennes

Les remarques précédentes permettent de constater que l’étude de la traduction chez les auteurs latino-canadiens s’ouvre rapidement sur plusieurs questions auxquelles les théories « classiques » de la traduction n’apportent pas de réponses véritablement adéquates. En ce sens, le cas de la littérature latino-canadienne en traduction est représentatif des nouveaux paradigmes qui, depuis quelques années, redéfinissent la traductologie au-delà des oppositions binaires sur lesquelles elle s’était d’abord construite. Les plus récents travaux dans cette discipline ont en effet entrepris de répondre à des questions semblables à celles qui nous occupent ici, et qui se posent en réalité pour une multitude de zones de contact culturelles et pour bon nombre des textes littéraires qui en sont issus :

What happens when postcolonial texts, originals and translations alike, begin to inhabit a middle or hybridized ground between “source” and “target” […]? What happens when the distinction between original and translation itself begins to break down, and it is no longer clear which part of a text is original and which is translated from another language?

Robinson, 1997, p. 112

Ces questions font écho à celles que se sont posées d’autres traductologues travaillant depuis une perspective postcoloniale lorsque confrontés au rôle changeant joué par la traduction dans les corpus littéraires du monde contemporain, un monde marqué par une mobilité toujours croissante qui l’apparente de plus en plus à une « immense contact zone, where intercultural relations contribute to the internal life of all national cultures » (Simon, 1999, p. 58). Les nouvelles configurations postcoloniales donnant naissance à des zones de contact hétérogènes et multilingues déplacent les enjeux de la traduction et rendent le plus souvent inopérantes les conceptions de culture et de langue comme entités homogènes qui sous-tendent ses définitions traditionnelles :

Translation in the traditional sense requires stable differences between two cultures and their languages, which the translator then bridges; the mixing of cultures and languages in migrant and border cultures makes translation in that traditional sense impossible. But at the same time, that mixing also makes translation perfectly ordinary, everyday, business as usual: bilinguals translate constantly; translation is a mundane fact of life.

Robinson, 1997, p. 27

La présence « naturelle » de la traduction dans le corpus latino-canadien, la façon dont elle s’est spontanément présentée dès ses premières manifestations et tout au long de son « développement » – publications dans des revues bi- ou trilingues, recueils de poésie en version bilingue, autotraduction et textes multilingues – évoquent bel et bien cette quotidienneté de la traduction mentionnée par Robinson. De même que pour les auteurs latino-canadiens, passé le choc de l’arrivée et de l’adaptation à leur nouvelle société d’accueil, la traduction devient inévitablement une réalité de la vie quotidienne, de même la traduction de leurs textes semble aller, la plupart du temps, plutôt de soi : elle est non seulement une condition de diffusion à l’extérieur de la communauté, mais aussi une réalité de tous les jours, une part de l’expérience vécue qui se transmet dans le discours littéraire.

Bien sûr, observer les manifestations de la traduction à travers les lentilles du postcolonialisme doit tout de même s’effectuer en apportant quelques nuances. Si le travail d’un Alberto Kurapel est un exemple éloquent de cette tendance à l’hybridité linguistique caractéristique des textes littéraires postcoloniaux, « where languages swirl disconcertingly accross boundaries, [and where] it is often difficult to identify a single source language and a single target language » (Robinson, 1997, p. 101), tel n’est cependant pas le cas de tous les auteurs latino-canadiens. En réalité, les modalités d’insertion de la traduction dans le travail des auteurs latino-canadiens et québécois sont bien différentes d’un auteur à l’autre et varient beaucoup en fonction du genre littéraire – prose, poésie, théâtre. Parmi les oeuvres appartenant au corpus latino-canadien, ou latino-québécois, certaines ont été rédigées en espagnol et n’ont jamais été traduites en français ou en anglais : par exemple, les différents recueils de poésie de l’écrivain d’origine bolivienne Alejandro Saravia ainsi que son roman Rojo, amarillo y verde (1998), qui restent à ce jour disponibles uniquement en espagnol[4]. D’autres oeuvres ont suivi un cheminement plutôt classique allant de l’écriture et de la publication en langue originale à la traduction et à la publication en langue cible : c’est le cas, notamment, du recueil de nouvelles de José Leandro Urbina, Las malas juntas (2010 [1978]), qui a été d’abord rédigé et publié en espagnol chez Cordillera, pour être ensuite, quelques années plus tard, traduit en anglais.

Cependant, même lorsque la traduction suit un parcours plus classique et que la plupart des oppositions binaires semblent fonctionner, le cadre postcolonial demeure pertinent pour envisager les enjeux de la traduction lorsqu’elle prend place à l’intérieur de la zone de contact. Que dire, en effet, de la frontière entre la culture source et la culture cible lorsqu’à la fois l’écriture et la traduction ont lieu dans un même espace géographique, comme c’est le cas de la grande majorité des oeuvres du corpus latino-canadien ? Michael Cronin parle à cet égard de « déterritorialisation » de la traduction, lorsque cette activité n’est plus associée à un territoire lointain et étranger, mais qu’elle devient plutôt une activité pratiquée à l’intérieur des frontières d’un territoire national :

Migration means that translation can no longer be seen as simply an aspect of the “foreign” […] but is increasingly present on the domestic front. What we have in effect is the deterritorialization of translation itself where translation is no longer a practice identified with a “foreign” territory and deemed unnecessary on home ground.

Cronin, 2006, p. 65

Le cas de la littérature latino-canadienne illustre assez bien ce « shift from extrinsic to intrinsic translation » (ibid., p. 64) dont parle Cronin : la traduction de ces auteurs d’origine latino-américaine vivant, écrivant et publiant au Québec et au Canada ne relève pas de la même logique ni de la même nécessité que s’ils vivaient, écrivaient et publiaient à l’étranger, dans leur pays d’origine. D’une part, parce que leurs textes eux-mêmes portent souvent la trace de l’expérience du déplacement et de l’intégration à une société d’accueil[5], les rapprochant ainsi, sur le plan thématique, de certains auteurs de la branche « migrante » de l’institution littéraire locale ; d’autre part, parce que les processus d’écriture, de traduction et de publication – original et traduction, et quelle que soit la démarche particulière de l’auteur –, ont tous lieu à l’intérieur d’un même territoire, et que la traduction ne remplit plus son rôle traditionnel en s’incorporant plutôt à divers stades du processus de création lui-même, ce qui ne serait certes pas le cas si ces auteurs avaient continué à écrire dans leur pays d’origine.

Nous voyons se profiler ici un nouvel enjeu qui tient à la signification, pour la société d’accueil, de cette zone de contact littéraire créée avec les auteurs latino-américains. En effet, si la traduction « no longer bridges a gap between two different cultures, but becomes a strategy of intervention through which newness comes into the world, where cultures are remixed » (Simon et St-Pierre, 2000, p. 21), ce que la traduction dans la zone de contact latino-canadienne telle que nous l’avons étudiée semble bel et bien suggérer, la signification pour la culture d’accueil, de même que pour sa littérature, reste à explorer. Plus spécifiquement, les questions que soulève la présence d’une littérature en espagnol produite et traduite au Québec apparaissent comme particulièrement révélatrices de l’association problématique, mais profondément ancrée, entre langue, littérature, nation et territoire. La remise en question des fondements de cette association est devenue un lieu commun de l’approche postcoloniale ; cependant, une telle remise en question ne signifie pas que les institutions littéraires se montrent prêtes, du jour au lendemain, à accueillir et à accepter le multilinguisme et la traduction en leur sein – en témoignent les tensions qui surgissent lorsque nous tentons de penser la place des lettres latino-québécoises en traduction au Québec.

Une littérature (latino-)québécoise ?

Lorsque Hazelton postule l’existence d’une littérature « latino-québécoise », il part d’un constat relativement simple et certes indéniable : il se publie, au Québec, une littérature produite par des auteurs d’origine latino-américaine, la plupart du temps en espagnol, parfois dans les deux langues, selon les modalités que nous avons explorées plus haut, parfois aussi directement en français[6]. Parmi toutes les formes qu’ont pu prendre les échanges littéraires à l’intérieur de la zone de contact latino-québécoise, la traduction et les publications bilingues ont certainement été l’une des manifestations les plus tangibles de cette « increased permeability », voire de cette « reciprocal osmosis » (1994, p. 121) entre les lettres québécoises et latino-québécoises, selon les expressions utilisées par Hazelton. Ce dernier constat, optimiste, pourrait presque laisser croire qu’une reconnaissance des auteurs latino-américains vivant au Québec s’est opérée au sein de l’institution littéraire de ce territoire et que leur intégration au corpus national ne pose aucun problème particulier. Or, bien entendu, il n’en est rien.

Tout d’abord, parce que la réception de cette littérature hispanophone, au Québec comme au Canada, a dès le départ été problématique puisque l’espagnol, par ailleurs langue littéraire mondiale au même titre que l’anglais ou le français, n’est pas la langue de l’institution littéraire du Québec ou du Canada. La traduction de ces oeuvres en français ou en anglais n’a pas non plus semblé suffire à assurer leur diffusion ou à attirer l’attention de la critique au même titre que les oeuvres écrites et publiées en langue originale :

The language in which an author writes is also an important key to critical recognition. […] Writers who continue to work in Spanish are considered to be somehow foreign, even when translated to English or French, while those who write in one or the other of the two official languages are thought to have joined the mainstream.

Hazelton, 2007a, p. 23[7]

Tout comme la publication des oeuvres latino-québécoises en espagnol ou en édition bilingue a la plupart du temps été ignorée par la critique, étant surtout le fait de petites maisons d’édition à diffusion limitée, la traduction de ces oeuvres est elle aussi restée, le plus souvent, confinée à la sphère restreinte du réseau et du milieu de leurs auteurs. Ainsi, lorsque les auteurs latino-québécois ne se sont pas traduits eux-mêmes, comme Alberto Kurapel et Blanca Espinoza, la traduction de leurs oeuvres a souvent été effectuée par des personnes de leur entourage, comme leur conjoint ou encore un ami[8], ce qui a signifié, dans beaucoup de cas, que ces traductions contournaient une fois de plus les réseaux de diffusion de l’institution littéraire québécoise et qu’elles passaient généralement inaperçues.

La présence d’une littérature en espagnol au Québec et la dynamique d’échange et de perméabilité qui a pu s’installer entre les écrivains québécois et latino-québécois ne signifient donc pas que ces derniers puissent être reconnus d’emblée comme appartenant à l’ensemble que l’on nomme « littérature québécoise », et ce, principalement à cause de la question de la langue d’écriture. Cette question est d’autant plus délicate que la littérature québécoise entretient un rapport particulier à l’identité et à la langue française[9], et que ce rapport rend la perspective d’une inclusion naturelle des auteurs latino-québécois au corpus national hautement improbable. En réalité, le postulat de l’existence d’une littérature latino-québécoise est porteur d’un questionnement inhérent sur ce qu’est, aujourd’hui, la littérature québécoise – sur ses frontières et ses contours, sur les tensions qui la traversent –, et que la réflexion sur la place qu’y occupent les auteurs hispanophones permet de mettre au jour. Il est intéressant de noter qu’un tel questionnement va dans le sens de l’affirmation de Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, qui, dans leur Histoire de la littérature québécoise, signalent qu’« [a]dopter un point de vue contemporain sur la littérature québécoise, c’est forcément aborder la question de ses frontières non seulement en regard de la tradition, mais aussi à partir des interrogations auxquelles fait face à présent la culture québécoise » (2007, p. 14-15). Cette réflexion rejoint également, par de nombreux aspects, d’autres réflexions actuelles sur la littérature anglo-québécoise et sur les « écritures migrantes » au Québec depuis la fin des années 1980. Sans prétendre faire un tour exhaustif de cette question complexe, nous tenterons néanmoins quelques brèves remarques sur les points que nous venons de soulever et qui permettent de mieux cerner les « zones de tension »[10] créées par la présence d’une littérature en langue espagnole publiée et traduite au Québec.

Des périphéries et des centres

Dans un article intitulé « Latin-Americanizing Canada », José Antonio Giménez Micó se penche sur l’incorporation d’une culture latino-américaine à l’intérieur du Canada en abordant cette incorporation précisément du point de vue de la transformation qui en résulte pour la culture canadienne, à savoir « the reshaping of a Canadian identity that is more aware of its own diversity » (2007, p. 59). Selon lui, la diglossie – le confinement de la langue maternelle aux sphères privées et, sur le plan littéraire, à des publications plus ou moins marginales –, de même que la traduction en langue dominante, « are symptoms of a larger cultural phenomenon : the constantly and necessarily conflictive dialogue between hegemonic and secondary cultures » (ibid., p. 60). Dans son propos, Giménez Micó insiste sur le fait que les écrivains latino-canadiens, malgré le traumatisme de l’exil forcé et la condition subalterne de leur culture et de leur langue dans leur pays d’accueil (ibid., p. 59), sont des agents actifs de transformation et d’appropriation plutôt que des acteurs passifs se contentant d’être « absorbés » par la culture dominante. Il vise ainsi à défier :

[…] the current hegemony, which leads to the misconception that only the dominant culture influences, but is never influenced in return. We cannot […] deny the existence of these contacts from either side, though they are obviously unequal, conflictive, and telling of the cacophonic nature of any discursive universe.

ibid., p. 63

Ces propos font écho à ceux de Pratt qui, dans sa discussion sur les zones de contact coloniales, signalait que les modes de représentation des cultures périphériques par la métropole coloniale tendaient généralement à occulter un fait : si la périphérie est déterminée par le centre, et si les cultures subordonnées, de par leur condition subalterne, incorporent forcément à leur mode de vie et à leur système de valeurs certains éléments appartenant à la métropole, de même cette dernière est, selon des modalités distinctes, continuellement influencée et travaillée par sa périphérie (Pratt, 2008, p. 6). Cette bidirectionnalité de l’échange, quelque inégal que soit le rapport de pouvoir entre les différentes cultures en présence, est une constante de la zone de contact, où s’installe un processus dynamique de co-influence qui transforme autant le centre que la marge. La manifestation la plus tangible de cette influence « from the outside in » (ibid., p. 6) réside, selon Pratt, dans ce besoin qu’a la culture dominante de constamment se représenter l’autre :

While the imperial metropolis tends to understand itself as determining the periphery […], it habitually blinds itself to the ways in which the periphery determines the metropolis – beginning, perhaps, with the latter’s obsessive need to present and re-present its peripheries and its others continually to itself.

ibid., p. 6

Par cet acte volontaire de représentation de l’autre, si grande soit la distance qui l’en sépare et aussi irréductible que puisse paraître sa différence, la métropole ne réussit pas uniquement à se distinguer de ses colonies : elle permet aussi, plus ou moins inconsciemment, que celles-ci la travaillent et que le contact qui s’établit avec elles, même hiérarchisé, la transforme subtilement. En ce sens, si nous revenons à l’affirmation de Giménez Micó concernant les auteurs latino-canadiens, nous pourrions affirmer que ces derniers sont nécessairement des acteurs actifs de transformation du centre, qu’ils le veuillent ou non : leur seule présence confronte ce centre à lui-même et le force à réévaluer la représentation qu’il se fait de son identité.

De quelle façon la présence des auteurs latino-québécois, étrangers de par leur origine et marginaux de par leur langue d’expression, contribue-t-elle à un renouvellement de l’identité de la société qui les accueille ? Comment la traduction de ces auteurs, telle que nous l’avons esquissée, peut-elle participer à une redéfinition des frontières de sa littérature ? Il pourra sembler risqué, ici, de tenter un parallèle entre la zone de contact coloniale à laquelle se réfère Pratt et la zone de contact latino-québécoise : les différences réelles entre la situation du Québec et celle des grandes métropoles coloniales, d’une part, et le fait que le Québec lui-même a longtemps été un « territory colonized by the power of English » (Simon, 1999, p. 59), d’autre part, sont deux éléments qui rendent quelque peu incongru son positionnement conceptuel en tant que centre. Il faut cependant souligner, comme le fait Sherry Simon, que les transformations qu’a connues le Québec depuis les années 1960 et 1970 et qui ont donné à la province francophone « a new economic, political and cultural confidence » (ibid., p. 59) ont fait perdre à ce paradigme de la société colonisée et aliénée une partie de sa pertinence et de son utilité. Le Québec d’aujourd’hui, au contraire, est confronté aux enjeux auxquels font face toutes les sociétés postcoloniales, notamment en regard de la diversification de sa population par l’immigration :

As a French-speaking political community, implicated in the cultural dynamics of North America and receiving immigrants from across the globe, Quebec can be said to participate fully in the contradictions and tensions of contemporary postcoloniality.

ibid., p. 59

De même, tout comme le concept de zone de contact a pu être utile pour décrire des situations postcoloniales inédites, de même il peut se révéler utile de transposer à une plus petite échelle les mécanismes par lesquels la culture québécoise, par un renversement a priori surprenant, a pu se retrouver dans la position du centre, et les écritures « immigrantes » produites sur son sol, dans la position de sa périphérie.

Des écritures migrantes au Québec

Mais tout d’abord, comment les auteurs latino-canadiens et leurs oeuvres s’insèrent-ils dans le « champ littéraire » québécois ? En font-ils partie ou en sont-ils irrémédiablement exclus ? Dans un bref article paru en 2004 dans le magazine Spirale, Marco Micone soulève quelques-unes de ces interrogations qui travaillent la littérature québécoise contemporaine : « Les oeuvres écrites par les écrivains issus de l’immigration font-elles partie de la littérature québécoise ? Et celles écrites en anglais et en d’autres langues ? » (2004, p. 4). Bien que concluant finalement qu’« [au] Québec, la littérature ne s’écrit pas qu’en français » et qu’elle est en réalité « [p]lurilingue et territorialement définie […] » (ibid., p. 4), Micone ne s’aventure pas à postuler ouvertement l’appartenance au corpus québécois des auteurs immigrants qui écrivent dans leur langue maternelle et qui sont traduits en français, se contentant d’effleurer la question entre parenthèses : « (Pour ce qui est des oeuvres écrites par les immigrants dans leur langue d’origine et traduites en français, nul arpenteur n’a encore osé les délégitimer !) » (ibid.). Cette ambiguïté, qui consiste à donner une assise territoriale et plurilingue à la littérature québécoise tout en ne parvenant pas à se défaire de son assise linguistique, excluant ainsi d’emblée les auteurs qui n’écrivent pas en français, et ce, même lorsque leurs oeuvres sont traduites, cette ambiguïté est symptomatique du malaise rattaché à la question des critères d’appartenance à une littérature depuis longtemps définie en termes de langue et, dans les mots de Simon Harel, « obsédée par l’identité » (2007-2008, p. 41). Venant de Micone, un écrivain québécois d’origine italienne associé à l’écriture migrante au Québec – et donc, à la « nouvelle identité québécoise » et au « partage des imaginaires et des mémoires » (Micone, 2004, p. 4) valorisés par le discours sur ces écritures –, ce contournement de la question des écrivains allophones au Québec est certes révélateur du poids identitaire qui continue de peser sur la littérature québécoise.

En effet, comment expliquer qu’un certain discours critique se voulant inclusif et intégrateur, par ailleurs très enthousiaste à l’égard de la littérature migrante au Québec, soit en revanche resté presque complètement muet sur la présence de ses nouveaux représentants lorsqu’ils ont continué à écrire dans leur langue d’origine plutôt qu’en français ? D’un point de vue pragmatique, la barrière linguistique est certes réelle, puisque le lectorat québécois est encore majoritairement francophone. Cependant, comment expliquer que ni la publication bilingue de ces oeuvres, ni leur traduction en français – deux solutions qui font tomber cette barrière linguistique – ne leur aient permis de s’aménager une certaine place au sein des lettres québécoises, comme ce fut le cas des écritures migrantes en français ? Au contraire, comme nous l’avons entrevu, la critique n’a en général accordé que peu d’attention aux écrivains latino-québécois publiés en traduction, tandis que ceux qui ont choisi d’écrire directement en français ont généralement eu moins de difficulté à obtenir une certaine reconnaissance. C’est bien que le problème n’est pas d’ordre purement pragmatique et que l’attention critique qui a été portée aux écritures migrantes depuis le milieu des années 1980[11] n’était pas uniquement la marque d’une ouverture désintéressée à la littérature des communautés culturelles du Québec. La facilité avec laquelle l’institution littéraire québécoise s’est tout à coup approprié les écritures migrantes en français, tout en demeurant dans une ignorance relative de celles écrites en d’autres langues et traduites en français, met en évidence les « rules of engagement for literary acceptance » (Hazelton, 2007a, p. 23) qui sont les siennes propres : au-delà des affinités au niveau des thèmes et des influences, des possibles recoupements ou croisements textuels qui peuvent exister chez les auteurs, la langue d’écriture des auteurs immigrants semble rester le facteur le plus déterminant de leur inclusion ou de leur exclusion et mise à la marge du corpus québécois.

Il faut noter ici que les écueils critiques de la valorisation des écritures migrantes au Québec ont été explorés par certains théoriciens. Simon Harel, notamment, a mis en garde contre un discours qui, sous couvert d’ouverture à l’autre et de cosmopolitisme, opérerait en fait une « récupération massive dans le champ littéraire » (2005, p. 72) de l’expérience et de la culture de l’Autre, de manière à valoriser une posture énonciative centrale :

Sous l’apparente valorisation de l’altérité, alors présentée comme un espace « lointain », le sujet théoricien ne cesse de valoriser sa propre posture énonciative. Cette dernière incarne la distance nécessaire qui justifie l’existence – et l’exotisme – de la littérature des communautés culturelles.

ibid., p. 28

Cette récupération de l’expérience de l’écrivain immigrant serait symptomatique, selon Harel, d’une littérature qui est sans cesse en train de se poser la question de sa légitimité et qui, par la représentation de ses marges, cherche en fait à se valider dans la position centrale qu’elle souhaite occuper, sans pour autant l’assumer pleinement. La marge devient un moyen de justification et une preuve tangible de l’existence du centre : « la périphérie représente une première marge qui associe la littérature québécoise à une inscription dite locale dans le monde francophone, plus particulièrement face à la France » (ibid., p. 22). Fulvio Caccia a lui aussi signalé cet effet de renversement par lequel « la littérature québécoise […] juge ses écritures migrantes à l’aulne avec laquelle elle est elle-même jugée : l’exotisme » (2000, p. 77). Plutôt que de symboliser, sur le plan littéraire, l’incorporation harmonieuse des immigrants à leur société d’accueil, la littérature migrante aurait en réalité servi, en quelque sorte, de « marqueur d’altérité » (ibid., p. 78) renforçant le caractère identitaire – et francophone – de la littérature québécoise.

Ce constat, dur car mettant en lumière une certaine instrumentalisation de la littérature migrante, permet néanmoins de comprendre une partie de la difficulté qu’il y a à penser la place d’une telle littérature au sein de l’institution si elle ne s’exprime pas en premier lieu en français : car la langue, comme nous l’avons souligné à maintes reprises, demeure à ce jour un critère primordial d’appartenance au corpus national québécois.

Traduction et conflictualité

Il ne faudrait pas pour autant, à la lumière des considérations précédentes, porter un jugement particulièrement sévère sur l’institution littéraire québécoise et oublier que la difficulté à entrevoir une littérature autrement qu’en termes « nationaux » et linguistiques est loin d’être propre au Québec. En réalité, comme nous avons déjà eu l’occasion de le mentionner, ce paradigme détermine le champ littéraire depuis fort longtemps, et le Québec, en se dotant d’une littérature nationale dans les années 1960, a fait sien le présupposé monolingue qui est celui des grandes littératures nationales : « la littérature québécoise s’est appuyée sur l’adéquation entre langue et territoire à la base de la constitution des corpus littéraires nationaux, alors que le français faisait l’objet d’une reconquête symbolique [et que] la nécessité de faire usage du français [était] mise de l’avant » (Leclerc et Simon, 2005, p. 18). Si le contexte de l’époque se prêtait à une telle définition et que celle-ci revêtait alors un caractère émancipateur et salutaire, il en est autrement aujourd’hui, au Québec comme ailleurs :

the fractured reality of linguistic and cultural experiences in modern, globalised societies […] challenge[s] the national, temporal and language paradigms that traditionally organized and institutionalized the illusion of « unified national literary cultures » within literary studies.

Meylaerts, 2006, p. 1-2

Ainsi, l’insertion problématique des oeuvres latino-québécoises dans un corpus encore généralement perçu en termes nationaux et linguistiques ne doit pas forcément être interprétée comme le signe de la fermeture et de l’étroitesse identitaire du champ littéraire québécois : plutôt, elle doit être perçue comme le signe que les tensions culturelles et identitaires propres aux sociétés postcoloniales, qui changent les termes[12] de la représentation qu’elles ont d’elles-mêmes, sont à l’oeuvre ici comme ailleurs. L’enthousiasme à l’égard des écritures migrantes, comme nous l’avons vu, n’a pas signifié la sortie du paradigme national et linguistique pour la littérature québécoise ; cependant, toute la réflexion qui s’est mise en place autour de ces écritures et de leur signification en regard des frontières de cette littérature est en soi le signe d’un dynamisme et d’une ouverture qui permettent véritablement d’envisager un renouvellement de ses discours. Si l’on accepte en effet d’admettre que la littérature québécoise, tout comme la société dont elle est issue, n’est pas homogène et unilingue, mais bien hétérogène et traversée de multiples identités, de multiples langues, il devient possible d’envisager de nouveaux termes d’appartenance et d’inclusion. Et, puisque « the issues of linguistic diversity and multilingualism are inherently tied to translation » (Meylaerts, 2006, p. 2), il devient possible – voire nécessaire – de réfléchir au rôle que pourrait jouer la traduction dans cette redéfinition.

Dans Translation and Identity, Michael Cronin entreprenait d’examiner « the consequences of migration for identity and translation […] to see how translation can contribute to inclusive forms of citizenship » (2006, p. 4, nous soulignons). Bien que l’étude de Cronin ne porte pas spécifiquement sur la littérature, la question ne manque pas de surgir, étant intimement liée à l’émergence des langues nationales comme moyens d’affirmation de la souveraineté politique des États et à l’« establishment of national literatures as a suitable object to be taught in the academy » (ibid., p. 30). Remarquant que la littérature en traduction a généralement fait l’objet d’une exclusion canonique, Cronin se pose la question de savoir si, « rather than considering translation as an issue which only arises when one goes outside the national language or the national canon […], is it not time to actively consider translation as a phenomenon inside the language […] » (ibid., p. 31), et donc, en tant que phénomène pouvant se dérouler à l’intérieur d’une littérature, même lorsque celle-ci s’est historiquement définie en termes nationaux et monolingues. Pour revenir au cas précis de la littérature québécoise et de la zone de contact latino-québécoise : ne serait-il pas possible d’envisager une prise en compte des auteurs hispanophones et de leurs oeuvres, originales et traductions, à travers la reconnaissance du phénomène de la traduction comme faisant désormais partie du paysage littéraire québécois – comme elle fait déjà partie de son paysage socioculturel ?

Il ne s’agirait pas pour autant de nier l’importance qu’ont revêtue l’identité et la langue française pour la littérature québécoise, ni de reléguer aux oubliettes ses origines ou de nier son caractère particulier qui est celui d’une littérature francophone au statut très mineur en regard de ce que Pascale Casanova a appelé la « république mondiale des lettres » (2008 [1999]). Au contraire, l’assouplissement des paramètres définitoires de la littérature québécoise pourrait témoigner de sa vitalité et de sa prise de conscience – plutôt que de son refoulement – des zones de contact et de tension qui l’habitent et qui, nous l’avons signalé, contribuent déjà à la transformer. À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que, depuis quelques années, le débat sur la place des lettres anglo-québécoises a fait émerger des réflexions porteuses d’un renouveau dans les discours sur la littérature québécoise. Parmi ces réflexions, le pari de la « conflictualité dans un contexte (post)colonial » (Harel, 2007-2008, p. 50) suggère de reconnaître que la conflictualité peut être une attitude préférable au consensus lorsque vient le temps d’envisager le mode d’être des lettres québécoises postmodernes. Faisant remarquer que « [l]a quête d’un dénominateur commun qui assure la pérennité de la littérature québécoise semble chose du passé » (ibid., p. 49), Harel voit dans la conflictualité et les zones de tension un véritable potentiel de renouvellement du discours critique ; car comme le signalaient Leclerc et Simon, la zone de contact ne doit pas nécessairement être « un lieu de rassemblement harmonieux où les différences seraient abolies » : elle peut être « un lieu d’ignorance mutuelle et de rencontres houleuses aussi bien que de rassemblement » (2005, p. 24). La traduction, en tant que phénomène indissociable de toutes les sociétés postcoloniales, participe déjà activement de ces tensions autant que de ces rassemblements.

La prise en compte de corpus marginaux au sein de la littéraire québécoise, comme celui formé par les oeuvres anglo-québécoises et celui, plus marginal encore, formé par les oeuvres latino-québécoises, implique donc d’abord la reconnaissance « qu’il existe des façons différentes, voire divergentes, d’appartenir à cette littérature » et qu’il faut « pousse[r] l’éclatement au-delà des paramètres linguistiques à partir desquels cette littérature s’est établie » (ibid., p. 25). Seulement alors est-il possible envisager la traduction comme l’un des modes possibles d’appartenance à la littérature québécoise – une littérature qui assumerait véritablement son caractère postcolonial, multiculturel et multilingue.

Conclusion

La réflexion proposée ici sur le phénomène d’une littérature produite en espagnol par des écrivains immigrants au Québec et au Canada s’inscrit en continuité avec les recherches menées sur cette littérature depuis quelques années, un corpus en développement qui s’insère dans celui, plus large, des recherches sur les échanges culturels dans le contexte canadien. Plusieurs travaux avaient déjà évoqué l’importance de la traduction dans le développement de la littérature latino-canadienne, et sa forte présence dans bon nombre des oeuvres de ce corpus. Dans l’ensemble, cependant, encore peu de travaux offraient une réflexion inscrivant la problématique spécifique des auteurs latino-canadiens dans celle, plus large, des pratiques de traduction en contexte postcolonial, pour examiner la façon dont ces oeuvres bousculent les présupposés des théories traditionnelles de la traduction.

Le cas des auteurs latino-canadiens et québécois en traduction met effectivement bien en évidence les nouveaux paradigmes traductologiques qui envisagent la traduction comme une pratique culturelle plutôt que comme un travail textuel se fondant sur une série de dichotomies entre des sources et des cibles. Devant l’incapacité des théories traditionnelles de la traduction à rendre compte de bon nombre de ses manifestations actuelles, la traduction est de plus en plus souvent abordée comme un outil qui permet de mieux appréhender les phénomènes d’hybridité naissant des contacts culturels contemporains. Le cas des auteurs latinos-canadiens et québécois en traduction illustre en réalité certaines des problématiques soulevées par le contact entre des populations culturellement et linguistiquement distinctes, en éclairant un exemple spécifique de ces :

[…] textes et sous-systèmes littéraires qui, pour des raisons de diverse nature, ne se « situent » pas dans les axes traditionnels de représentation géopolitique et historiographique, dont la naissance est la conséquence des différentes formes de mobilité culturelle qui caractérisent notre époque contemporaine et qui font entrer en crise les concepts traditionnels de culture, de littérature et de langue nationales – comprises comme des entités monolithiques et directement associées aux notions d’État et de territoire nationaux […].

Palmero González, 2011, p. 59 ; notre traduction

C’est également pour cette raison que la mise en lumière d’une zone de contact littéraire latino-québécoise débouchait inévitablement sur un autre questionnement : celui de l’insertion problématique d’un corpus d’oeuvres hispanophones, bilingues et en traduction dans le champ littéraire québécois. Le questionnement sur le défi et sur les possibilités que représentent ces auteurs et ces oeuvres pour la redéfinition des frontières actuelles de la littérature québécoise présente certaines affinités avec les réflexions les plus actuelles sur cette littérature, notamment sur la place des écritures migrantes et anglo-québécoises en son sein. L’adoption d’une perspective traductologique postcoloniale permet toutefois d’aborder ces questions d’actualité sous un angle relativement inédit, du moins en littérature québécoise.

Car loin de se présenter comme un cas isolé, cette problématique revêt en effet une portée globale. Constatant, à la suite de Michael Cronin et de nombreux autres théoriciens, que « the presence of translation through migration […] makes problematic any ready identification between specific national territory and a particular national idiom » (2006, p. 65), il apparaît que l’exclusion quasi systématique des oeuvres en traduction des corpus nationaux, résultant de la difficulté persistante qu’il y a à entrevoir ces corpus nationaux autrement qu’en termes d’unité linguistique, n’est pas, en réalité, un phénomène propre au Québec. C’est dans cette optique qu’il nous a semblé légitime de nous demander, à la suite des chercheurs en littérature anglo-québécoise, s’il serait un jour possible d’« imaginer […] une littérature à plusieurs langues » (Moyes, 2006, p. 16) au Québec, et, peut-être, l’appartenance des oeuvres en traduction au champ littéraire québécois – même si, bien entendu, il ne nous appartient pas ici de fournir de réponse définitive à cette question.