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J’aimerais ajouter aujourd’hui ma voix au flot de commentaires qu’a suscité le renvoi, en juin 2002, de deux de nos collègues, Miriam Shlesinger et Gideon Toury, respectivement membres du comité éditorial et éditeur-conseil de The Translator et de Translation Studies Abstracts, deux revues des éditions St. Jerome. Ce renvoi fait partie d’une campagne lancée en réaction à la politique que le gouvernement israélien mène contre la population palestinienne dans les territoires occupés. Je suis venu pour demander que nos collègues retrouvent leurs fonctions. Je le fais en tant que participant au champ de la traductologie[2]. Je ne suis pas le premier à formuler cette demande. Dès le mois de juin, [plusieurs collègues] ont demandé aux personnes responsables de ces renvois de reconsidérer leur geste, mais leurs voix n’ont pas été entendues. Je vais plaider la même cause aujourd’hui, après quelques mois pendant lesquels j’ai pu prendre du recul et consulter l’ensemble du dossier – comprenant les coupures de presse ainsi que la plupart des échanges entre les protagonistes – et effectué mes propres vérifications directement auprès des plus fervents défenseurs du boycottage des universités israéliennes, y compris chez les universitaires israéliens. Ce faisant, je tenterai de montrer ce qu’il risque d’arriver si on laisse les choses suivre « leur cours normal ». Je dois dire que cet exercice, bien que pénible, a aussi été utile en ce qu’il m’a aidé à clarifier ma position et, parfois même sur certains points, à la revoir.

Six mois après les faits, je réitère cette position sur la base des deux arguments suivants : 1) Nos collègues ont été victimes non seulement d’un boycottage de toutes les activités culturelles et scientifiques partagées avec les institutions israéliennes (une mesure qui, à l’instar du désinvestissement de fonds universitaires américains en Israël, peut être interprétée, en raison de son impact financier direct, comme une variation sur le thème plus général du boycottage économique, et donc une stratégie qui, à ce titre, pourrait être perçue comme légitime), mais aussi d’une forme plus pernicieuse de boycottage qui recommande l’ostracisme absolu de tous les individus employés par ces institutions, sur la base de leur simple citoyenneté. Pratiquée à l’encontre de nos collègues, cette forme de boycottage n’a aucun fondement intellectuel et s’avère intenable, sur le plan tant logique que moral. Elle reflète, et demeure, une catastrophique erreur de jugement. À ce titre, elle est inadmissible. 2) Si la décision de l’éditrice est maintenue, le champ de la traductologie ne résistera peut-être pas à ce clivage que l’on observe déjà entre ceux qui appuient ce geste et ceux qui s’y opposent – sans aucune collaboration ni aucun compromis possible.

Le terme Translation Studies fut cité pour la première fois en lien avec la discipline en devenir, par le poète américain, traducteur de poésie et immigrant amstellodamois James Holmes, dans une communication intitulée « The Name and Nature of Translation Studies ». Holmes cherchait à tracer le territoire de ce qu’il pressentait comme un nouveau champ de recherche doté de versants théoriques et appliqués, un champ entièrement consacré à l’étude des traductions comme textes. Depuis, le nombre de chercheurs actifs dans ce champ a régulièrement augmenté. À l’échelle mondiale, on a monté des programmes de deuxième et troisième cycles, on a soutenu des thèses et créé des revues. Les conférences se sont multipliées et les maisons d’édition ont développé des collections entièrement dédiées à l’étude de la traduction. Non seulement la traduction est-elle devenue un objet d’études spécialisées dans le monde universitaire, mais les disciplines établies ont elles aussi commencé à nourrir un intérêt renouvelé pour le sujet. Par exemple, les historiens de la littérature ne se cantonnent plus à l’étude des traductions produites au Moyen-Âge ; ils explorent aujourd’hui d’autres périodes et d’autres aires géographiques. Le concept même de traduction a changé radicalement, ses frontières ont été redéfinies, de façon à englober d’autres types de transformations sémiotiques ou, selon l’approche sociohistorique, de manipulations, de réfractions, de déformations des genres et modèles culturels. Autrement dit, notre champ s’est établi. Les éditions St. Jerome font partie de cette histoire. Fondées en 1995, ces presses sont jusqu’à présent les seules à se spécialiser dans les études sur la traduction. Alors que s’est-il passé ? Pourquoi les choses ont-elles ainsi dérapé ?

Le premier problème est lié à la structure éditoriale de St. Jerome, maison dans laquelle l’éditrice et la rédactrice en chef forment une seule et même personne. Cette « anomalie », pour reprendre les termes de David-Hillel Ruben, n’est pas « un très bon gage d’intégrité académique »[3]. Est-ce l’éditrice ou la rédactrice en chef qui a pris la décision de renvoyer ces membres sans consulter le comité éditorial ? Si c’est l’une, où était l’autre ? Et où étaient les membres de ce comité ? Ces membres ont été mis devant un fait accompli auquel ils ont pour la plupart réagi… sans bouger. […] Que doit-on penser de ceux qui, témoins de la décision unilatérale de renvoyer deux de leurs collègues, ont choisi de continuer à faire partie du comité éditorial et du comité consultatif comme si rien ne s’était passé ? […]

La compétence de nos deux collègues n’a jamais été mise en cause. L’argument était qu’ils devaient être renvoyés en raison de leur responsabilité partagée dans les crimes de guerre et autres exactions horrifiantes perpétrées par l’armée israélienne depuis les deux dernières années. De toute évidence, vu leurs convictions politiques, ces deux collègues se trouvaient responsables simplement et automatiquement par association, en tant qu’individus employés par une institution financée par un État dont le gouvernement légitime, dirigé par un petit groupe de profiteurs idéologiques, a tenté de tirer le meilleur parti de la situation pendant les deux dernières années, c’est-à-dire en privant une population étrangère de ses moyens de subsistance, en détruisant ses maisons, en lui volant ses revenus sans se soucier de savoir si les personnes tuées étaient des opposants armés ou des civils, en forçant ces personnes à fuir pour s’approprier enfin leur territoire ou, aux yeux de nombreux observateurs, pour préparer le « transfert ».

L’argument, sur lequel selon moi repose entièrement cette décision, consiste à établir une équation entre l’universitaire en tant que personne socialisée, l’institution qui emploie cette personne, et l’État qui héberge cette institution. Les trois niveaux de responsabilité – quatre si l’on ajoute le palier gouvernemental – sont confondus. Il est intéressant que l’éditrice ne mentionne jamais ce dernier niveau dans ses communications publiques. Je n’insisterai pas sur la nature fasciste d’un principe qui consiste à criminaliser des individus sur la base de leur identité nationale. Mon propos est ailleurs. L’histoire est jalonnée d’exemples de crimes de guerre tolérés ou encouragés par des gouvernements dûment élus (certains plus que d’autres). À l’aube du vingt et unième siècle, les politiques impérialistes visant à renverser les autorités d’un pays étranger et à piller les revenus et ressources de ce pays ne sont pas rares non plus. Mais si ce critère justifie vraiment les actes de l’éditrice, il en résulte que si elle avait été éditrice ou rédactrice en chef d’une revue dont le comité éditorial était composé de citoyens d’un autre État dont le gouvernement était coupable de crimes similaires, elle aurait dû agir de la même façon, et renvoyer les membres citoyens de cet État. […]

Considérons enfin la déclaration suivante de l’éditrice, déclaration faite le 23 juin et qui constitue, à ma connaissance, la tentative la plus élaborée de justifier son geste :

Je ne boycotte pas et n’ai jamais boycotté des Israéliens ou quelque ‘individu’ que ce soit. […] Je ne suis certainement pas antisémite ni contre les Juifs ou même contre les Israéliens comme tels. En d’autres mots, je boycotte les institutions israéliennes par le biais de leurs représentants, plutôt que les Israéliens en tant que nationalité. Je ne sais pas comment on peut faire autrement pour boycotter une institution. […] Je ne suis pas sûre que la distinction entre ‘l’individu’ et l’État s’applique dans ce cas-là[4].

La formule en elle-même – « dans ce cas-là » – suggère l’existence d’autres cas dans lesquels distinguer l’individu de l’État serait possible. L’universitaire israélien est « un cas » à part. Cette simple formule – dans ce cas – construit cet universitaire comme différent. Radicalement différent de ceux qui sont citoyens d’autres nations dont les gouvernements sont responsables de crimes similaires et qui ont encouragé la politique du gouvernement israélien. Mais là encore, le mot « gouvernement » n’apparaît nulle part. Il n’est question que d’« individu », « d’institution » et d’« État ».

Dans « Réflexions sur la question juive », faisant le point sur plusieurs siècles d’histoire européenne, Sartre montre que c’est le Juif qui a été construit ainsi, par le regard antisémite. Pour l’éditrice de The Translator, qui n’est pas antisémite, c’est l’universitaire israélien et, par extension, l’Israélien tout court. Tous les Israéliens, de par leur citoyenneté, sont coupables de crimes de guerre, en vertu de cette simple association, tandis que les citoyens d’un autre pays dont le gouvernement commet des crimes similaires, n’ont pas à assumer les mêmes conséquences. […]

Soyons bien clair. Toute personne a droit à son opinion, si c’est bien la sienne. L’éditeur est un producteur culturel, un intellectuel. C’est aussi un citoyen. La citoyenne pense, de toute évidence, que des citoyens israéliens ont un statut différent de ceux d’autres pays en matière de représentativité de leur État, et l’éditrice agit en conséquence. Je ne condamne pas cette opinion. Je ne la partage assurément pas. L’éditrice est peut-être contre l’existence de l’État d’Israël – qu’il soit plus grand ou plus petit, peu importe – ou peut-être antisioniste. Et alors ?

Mais quelle conséquence ces opinions ont-elles, lorsqu’elles s’expriment dans le domaine de l’université et du savoir ?

Chacun, y compris le chercheur universitaire, est libre de ses opinions politiques. Mais il existe aussi une politique de la recherche. Dans son catalogue, St. Jerome se présente comme « une petite maison indépendante dont la première et principale préoccupation est de créer un environnement favorisant la diffusion des travaux de jeunes universitaires de talent, loin de toute bureaucratie et politique académique »[5]. Mais la recherche s’effectue toujours dans un contexte politique. Pour reprendre les termes de Joel Beinin : « Il est extrêmement naïf de penser que le savoir est détaché de la politique, autrement dit de soustraire l’activité de recherche au monde et aux interactions sociales, de doter cette activité d’un statut spécial, un statut qu’à mon avis elle ne mérite pas[6]. »

Certains chercheurs laissent leurs opinions politiques guider leur travail, tandis que d’autres résistent à cette tentation. Des pans entiers du développement du savoir sont, par nature et par tradition, plus susceptibles que d’autres d’accepter cette association. Je ne critique en aucun cas ici les pratiques de collègues qui choisissent ouvertement de conduire leurs recherches en vue de renverser le statu quo social, d’enrayer les pires inégalités ou d’éclairer leurs lecteurs en dénonçant les mensonges dont est imprégné le discours public, etc.

Il est clair que les relations entre politique et recherche forment un large spectre. Depuis Chomsky (pour qui ces deux sphères représentent des investissements complètement distincts) jusqu’à nos collègues qui font de la recherche, par exemple, en travail social en vue de conseiller et d’influencer les organismes gouvernementaux ou pour des ONG qui s’engagent dans l’activisme social, par le biais des études culturelles (où le matériel de recherche est choisi de façon à mettre en lumière et dénoncer les relations de domination dans l’arène sociale), le paysage universitaire est extrêmement vaste et contrasté. Les relations entre recherche et politique changent constamment, à la fois selon le degré de différenciation ou au contraire d’interpénétration, et selon la proportion de l’une par rapport à l’autre. Cette proportion est variable, mais dans certaines limites. Car il y a une ligne au-delà de laquelle le sens de la recherche tend à se dissiper. Cette ligne de démarcation se matérialise lorsqu’on commence à confondre les options de recherche dans un contexte politique donné, avec la manipulation des institutions de recherche ou pire, des individus, pour satisfaire des options exclusivement politiques. À ce stade, la recherche en tant que telle se trouve anéantie. La politique cesse de faire sens, elle prend toute la place. Le rôle traditionnel de l’intellectuel – qu’il soit critique ou naïf, selon le modèle que l’on a en tête : Zola, Sartre, Foucault, Bourdieu – est alors usurpé.

Nombre d’observateurs ont souligné l’inefficacité du boycottage individuel sur la scène politique. En revanche, cette mesure s’est avérée très efficace et nous a causé beaucoup de tort. Le Président de la Fédération internationale des Traducteurs, Adolfo Gentile, lui-même ancien éditeur-conseil pour le Translation Studies Abstracts, a écrit : « J’ai honte d’être membre d’une communauté de recherche qui a emprunté cette voie »[7]. Esther Allen de PEN et Marian Schwartz de l’ALTA ont également exprimé leur découragement : « Il est terriblement démoralisant de voir un traductologue porter un tel coup à notre champ »[8]. En ce qui concerne la politique interne, la dérive n’est déjà que trop évidente : au niveau local, sur les trente-quatre collègues agissant à différents titres pour ces deux revues (comme éditeurs-conseils ou membres du comité éditorial ou du comité consultatif), onze ont démissionné (et ont tous été remplacés depuis). Vingt-trois sont restés en place.

Du point de vue des autres disciplines, la situation paraît plus inquiétante encore. D’autant inquiétante que le coup, dans le cas présent, est implicitement relayé par une intrusion « politique » dans le premier sens du terme, la politique académique, à travers des collègues provenant de disciplines plus traditionnelles, des doyens reconnus et des membres de leur administration. Le double statut de ces personnalités (à la fois intellectuels et administrateurs au sein d’une institution universitaire) confère à leurs propos un poids académique que d’autres déclarations n’auraient peut-être pas : « Ce geste brutal […] aura un effet destructeur non seulement sur vos revues, qui ont maintenant perdu toute crédibilité et objectivité, mais aussi sur le champ dans lequel ces revues occupaient une position… [Vous] faites honte à la communauté du savoir »[9]. Cette phrase, si les mots veulent bien dire ce qu’ils disent, résonne très fortement comme une menace, une forme de révocation symbolique émanant d’universitaires conservateurs parlant au nom de la recherche « pure » et s’indignant contre les nouveaux venus qui se veulent pleins d’esprit et, bien sûr, progressistes.

La question que j’aimerais poser, en conclusion, est la suivante : ce geste déplorable posé par l’éditrice-rédactrice en chef de The Translator et de Translation Studies Abstract n’est-il pas l’occasion de réfléchir aux enjeux plus vastes auquel le monde universitaire fait face, à une époque où la politique externe atteint des niveaux de vulgarité, d’immoralité et de cynisme devant lesquels il est difficile de garder le silence ? En tant qu’intellectuels, ne pouvons-nous pas faire autre chose que de singer ces politiques ? Nous prenons une tangente bien dangereuse lorsque nous laissons notre conduite dans la sphère universitaire être manipulée, voire déterminée au mieux par nos convictions politiques, au pire par nos instincts politiques les plus primaires. Si nous empruntons cette voie, nous serons doublement perdants. D’abord, ces politiciens que nous tenons responsables de crimes de guerre, d’atrocités humaines ou simplement de perpétuer des profits aveugles, des injustices et des inégalités, pourront dormir sur leurs deux oreilles. Par la même occasion, nous offrirons aussi aux universitaires conservateurs le luxe de se targuer d’être les seuls garants d’une université digne de ce nom. L’intrusion grossière de la politique externe dans le monde universitaire est le meilleur moyen de rendre notre position dans la politique interne à ce monde universitaire intenable et, ultimement, caduque.

L’éditrice-rédactrice en chef de The Translator et de Translation Studies Abstracts a déjà causé assez de tort aux éditions St. Jerome et à sa propre réputation. Mais aussi longtemps que nos deux collègues ne retrouveront pas leur fonction et que la plupart de ceux qui étaient déjà membres des comités continueront de faire comme si rien ne s’était passé (et compte tenu de la valeur de ces membres), le statut de la traductologie comme champ du savoir sera compromis. Il appartient aux membres de ce champ, à commencer par ceux qui occupent des fonctions au sein des presses, de choisir le chemin qu’ils et elles suivront.