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En hommage à David Gritz (1978-2002)

L’application, plus encore que la compréhension, des idées d’Emmanuel Lévinas est un exercice périlleux. En effet, le haut degré d’abstraction affiché par ses concepts invite à la plus grande prudence dans leur manipulation. Paul Ricoeur souligne le caractère par trop souvent hyperbolique des réflexions lévinassiennes. Dans sa critique du philosophe, Autrement, lecture d’autrement qu’être ou au-delà de l’essence de Lévinas, et malgré toutes les réserves que l’on peut émettre sur le choix d’un seul texte à l’appui de cette critique (Plourde, 2003, p. 115), Ricoeur va jusqu’à parler de « tropologie révulsive » et de « terrorisme verbal » (Ricoeur, 1997, p. 26). On le constate, bien que travaillant sur le champ commun de l’éthique, les divergences sont établies. Cependant, c’est la critique même d’abandon à l’absolu de ses concepts qui confère à la pensée subjective de Lévinas son intérêt pour le domaine de la traduction.

L’éthique de la traduction ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la pensée du soi et de l’autre, de leurs rapports, de la relation possible générée par ce rapport et de la constitution identitaire qui en résulte. Or, c’est de cela qu’Emmanuel Lévinas nous entretient tout au long de son oeuvre. Ajoutons que le rapprochement entre l’éthique selon Lévinas et le domaine de la traduction n’est pas une totale nouveauté (Melby, 1995, pp. 119-122 et Larkosh dans ce volume).

Dans cet article, nous tenterons une application du concept de « visage », récurrent dans l’oeuvre du philosophe. À la critique, que l’on voit déjà poindre, de l’utilisation d’un concept comme métaphore, la traduction comme « visage » ne serait pas valable, et nous répondrons d’entrée de jeu que la pensée de la traduction, en tant que processus, saisie comme un rapport langagier entre les hommes et non comme une constatation statistique de ce qu’elle est en tant que produit, ne peut se passer de métaphores lorsque celles-ci apportent une meilleure compréhension de ce que la traduction implique en termes de rapports inter-humains.

En premier lieu, nous validerons la notion de « visage » en la comparant à celle, plus trompeuse, d’ « image », aidé en cela par l’analyse d’un jeune exégète de Lévinas, trop tôt disparu, David Gritz. En second lieu, une application à la traduction du « visage », comme rencontre absolue et inconditionnelle de l’autre, sera mise en place. Cette approche de la traduction doit, il est vrai, être limitée à un certain type de traduction : à la dénomination « littéraire » nous préfèrerons celle de « poétique » pour le sens plus large que lui donne Henri Meschonnic (1999, pp. 16-23). Enfin, dans la droite ligne de la relation consécutive à cette approche, nous nous interrogerons sur le rôle du traducteur face aux lecteurs de son travail. En effet, l’acte éthique ultime serait, d’après nous, sa contribution à une formation éthique de ceux qui le lisent.

1. « Image » et « Visage » : deux possibilités dissemblables

Pour apprécier la pertinence et la profondeur de la notion de « visage », il est essentiel de la confronter à celle, plus restreinte et dangereuse aux yeux de Lévinas, d’ « image ». Transposée à la traduction, la notion d’ « image » s’appliquera à la seule traduction d’un texte tandis que celle de « visage » impliquera également la traduction d’autrui au travers de ce texte. La distinction entre « image » et « visage » a été étudiée par David Gritz à qui cette contribution est dédiée[1].

1.1 La traduction comme « Image » de l’original et de son auteur

Il y a une constatation partagée par plusieurs lecteurs de Lévinas : l’esthétique est le parent pauvre de sa pensée, en tous cas l’aspect qui est le moins commenté (Charles, 2004). Il y a consacré très peu d’écrits : un seul texte, mis à part ceux dédiés à son ami Blanchot, et qui est très critique. Cet article, intitulé « La réalité et son ombre », est paru dans Les Temps Modernes en 1948. Lévinas y manifeste de façon répétée sa méfiance envers l’art. La date de son écriture est importante par sa proximité avec la grande catastrophe : l’horreur et l’art n’ont pas fait mauvais ménage, ce dernier s’accommodant très bien des bûchers tout proches (Gritz, 2004, p. 51). Mais en quoi le débat qu’il engage sur l’art dans ce texte peut-il présentement nous sembler pertinent ? Lévinas y situe sa pensée esthétique en fonction de la problématique de la ressemblance. Problématique qui est commune à celle de la traduction.

Dans son unique ouvrage, Lévinas face au beau, David Gritz nous offre une analyse très fine des rapports entre le réel et son image chez Lévinas. Nous pouvons retracer en filigrane le rapport de l’original à la traduction. Lévinas nous propose une nouvelle approche dans ce type de rapport. En effet, d’après lui, la copie ne se définit pas d’après son modèle mais, « [i]l faut au contraire poser la ressemblance non pas comme le résultat d’une comparaison entre l’image et l’original mais comme le mouvement même qui engendre l’image » (Lévinas, cité par Gritz, 2004, p. 65).

Nous voyons ici, en le transposant à notre domaine, que ce serait le fait même de traduire qui produit l’image du texte-source. Cette réflexion pourrait paraître tautologique s’il ne s’agissait pas pour nous de mettre en exergue le terme « mouvement ». La ressemblance réside dans le mouvement et non dans le résultat. C’est dans l’acte de traduire que le traducteur « ressemble » à l’auteur du texte original et non dans le résultat, la traduction comme produit fini. Or, c’est lors de ce « mouvement » que le danger est le plus sensible car la ressemblance est trompeuse : l’un n’est pas l’autre. L’accueil de « l’Autre en tant qu’Autre », comme nous y invite Antoine Berman (1985, p. 88), nécessite non pas une identification à l’autre pour lui ressembler et ainsi donner une « image », même fidèle, de l’ouvrage d’origine mais, comme nous le verrons plus bas, une rencontre de l’autre dans toute la nouveauté de son « visage » et de l’irréductible unicité de celui-ci. Car pour Lévinas, l’image est une présence tronquée : « Dans l’image, la pensée accède au visage d’autrui réduit à ses formes plastiques, fussent-elles exaltées et fascinantes et procédant d’une imagination exacerbée » (Lévinas cité par Gritz, 2004, p. 66). Un « visage réduit à », c’est ce que nous promet le texte lorsque le traducteur se contente de négocier le rapport entre le texte-source et la langue-hôte en termes de ressemblance. Vouloir créer un objet ressemblant, c’est manquer la possibilité de la rencontre.

Cette rencontre est le mouvement non pas de ressemblance, que Paul Ricoeur nomme l’identité-idem (Ricoeur, [1990] 1996, p. 140), mais au contraire celui qui va à la rencontre du différent, de « l’Autre en tant qu’Autre » décrit par Berman. Nous ne sommes plus dans le reflet, la copie froide d’un réel absent mais dans l’immédiat de la rencontre, dans l’opportunité de la relation.

1.2 Le «Visage » lévinassien

La notion de « visage » chez Lévinas est sans conteste le thème le plus apprécié des commentateurs du philosophe. Séduisante, elle comporte pourtant beaucoup d’écueils et peut facilement prêter à de nombreux contresens. Nous allons ici nous attacher à la définir telle qu’elle est présentée et, à partir de là, nous verrons dans quelle mesure elle peut être transposée dans le domaine de la traduction.

La définition du « visage », Lévinas la distille tout au long de son oeuvre, elle est donc toujours parcellaire et n’acquiert son unité qu’à la faveur d’un parcours synoptique de ses diverses occurrences dans le corpus lévinassien. C’est, nous semble-t-il, par les vertus de l’entretien que le philosophe s’avère le plus éclairant : « Parlons d’une prise sur soi du destin d’autrui. C’est cela la vision du visage […] » (Lévinas, 1991, p. 121). Ailleurs, il écrit : « La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage » (Lévinas, 1971, p. 43). Le « visage » chez Lévinas n’est pas la partie physique ordinairement désignée par ce mot. Simonne Plourde nous rappelle que pour Lévinas, le « visage » n’est pas « ce qui est vu mais ce qui est entendu » (Plourde, 2003, p. 46) dans le sens où l’Autre se présente d’abord comme un cri, dans son dénuement, dans toute sa faiblesse et son indigence. Le visage de l’Autre est sa vulnérabilité exposée à ma violence potentielle. C’est ici que l’éthique lévinassienne revêt cet aspect extrême dénoncé par ses détracteurs : l’infinie responsabilité à laquelle m’engage la venue et la proximité du visage d’autrui. Comme l’énonce le titre d’un ouvrage consacré à la notion de responsabilité chez Lévinas, celle-ci est « sans pourquoi » (Zielinski, 2004) : elle s’impose à moi et ouvre la possibilité d’une rencontre réelle avec l’absolument autre. L’étranger est respecté dans son étrangeté, il n’est pas impliqué dans la pensée que j’ai de lui. Le « visage », s’il m’assigne une responsabilité immense, m’accorde, et cet aspect est souvent sous-estimé, le face-à-face avec l’Autre tel qu’en lui-même. Et me permet par un jeu de miroir identitaire d’être sans restriction moi-même. Cet aspect réflexif n’est pas à confondre avec ce que Lévinas appelle l’« asymétrie » du rapport à autrui. En effet, contrairement à Martin Buber sur la pensée duquel Lévinas revient constamment (voir Laygues, à paraître), le rapport à Autrui n’est pas réciproquement égal, l’intention de l’Autre n’affectant pas mon obligation morale de responsabilité envers lui (Lévinas, 1991, p.  23).

Nous sommes donc dans un face-à-face, régi par la responsabilité et l’opportunité de la rencontre. C’est l’immédiat de la rencontre qui peut permettre d’atteindre la relation éthique avec Autrui. Cette relation ne peut s’envisager que sous le régime de l’obligation envers l’autre, attitude qui précède le dialogue avec autrui :

Car la présence en face d’un visage, mon orientation vers autrui ne peut perdre l’avidité du regard qu’en se muant en générosité, incapable d’aborder l’autre les mains vides. Cette relation par-dessus les choses désormais possiblement communes, c’est-à-dire susceptibles d’être dites ? est la relation du discours.

Lévinas, 1971, p. 42

Cette obligation préalable à la relation et à l’ouverture du dialogue se situe au-delà des mots mais y aboutit pourtant. Notre proposition pour une éthique du traducteur s’inscrira dans cette foulée : prenant racine dans une relation inter-humaine transcendante à l’écrit, c’est dans les manifestations de la parole de celui qui a un « visage » pour moi, ce cri à traduire, que la rencontre et la relation éthique pourront s’établir.

2. La primauté du souci éthique dans le champ de la traduction

L’éthique est, pour Lévinas, « la philosophie première » (Zielinsky, 2004, p. 117) et c’est seulement par le truchement de l’Autre que cette éthique est rendue possible. Notre thèse est qu’en traduction poétique, le travail et la pratique du traducteur ne peuvent être dits « éthiques » que par ce même truchement, d’où ce lien étroit entre éthique et traduction, l’un devenant irréductible à l’autre. Il n’y a pas de traduction véritable sans mouvement éthique préalable envers l’étranger. Sans ce mouvement, ce que l’on nomme ordinairement traduction n’est que transposition univoque. C’est donc une thèse délibérément provocatrice qui exclurait du vocable « traduction » toute transposition qui ne serait pas faite dans le but de la rencontre d’autrui et, par effet de conséquence, dans l’absence partielle de soi. Cette vision est bien sûr intenable, dans le sens où nous ne pouvons exclure des traductions, ne serait-ce, par exemple, que pour des raisons historiques, tous les textes qui ont été considérés et traités jusqu’ici comme des traductions et qui pourtant n’ont montré aucun souci de la rencontre d’autrui. Dans le sens absolu que donne Lévinas à l’éthique, la différenciation serait cependant légitime.

L’éthique que nous allons proposer reprend les caractéristiques du « visage » lévinassien pour les appliquer au texte. Cette application va se faire en deux temps et aura une conséquence essentielle pour le traducteur : dans un premier temps la justification de l’identification de l’auteur à son texte et dans un second temps la description de ce nouveau rapport pour aboutir à sa conséquence principale : une réaffirmation d’une responsabilité première et totale du traducteur.

2.1 Le texte-source comme « Visage » de l’auteur

Lévinas exclut de pouvoir donner le nom de « visage » aux choses. Cette interrogation que reprend David Gritz concerne également les oeuvres d’art dont Lévinas se méfie :

Les choses peuvent-elles prendre un visage ? L’art n’est-il pas une activité qui prête des visages aux choses ? La façade d’une maison n’est-ce pas une maison qui nous regarde ? L’analyse jusqu’ici menée ne suffit pas à la réponse. Nous nous demandons toutefois si l’allure impersonnelle du rythme ne se substitue pas dans l’art, fascinante et magique, à la socialité, au visage, à la parole.

Lévinas, 1991, p. 23

Cette interrogation, dont Lévinas exclut par ailleurs la musique, nous devons également la dépasser en ce qui concerne le texte d’autrui. Notre démonstration ne vaut, en effet, que si le texte n’est ni une chose, ni une oeuvre d’art. Selon nous, et c’est cette intuition que l’on pourra nous contester, le texte représente quelqu’un, redonne vie à une parole, déclare par sa présence sa participation à une socialité. Il est faible, manipulable, destructible et souvent, nous pensons aux autodafés, détruit. Il n’est pas rare aussi de voir dans l’histoire la destruction des textes précédant celle des hommes. Envisager le texte-source comme trace du « visage » offert à la violence ou à la générosité éventuelle du traducteur offre la possibilité à ce dernier d’engager avec lui un dialogue réel, fructueux, éthique.

Or, reconnaître le « visage » dans le texte-source, c’est être en réelle présence de celui qui en est à l’origine. Cette présence engage ma responsabilité, elle est aussi la condition de ma liberté.

2.2 La relation du traducteur au « Visage » : responsabilité et liberté

Le traducteur, qui face à un texte nouveau qu’il s’apprête à traduire ne se pense pas face à une chose mais va plutôt à la rencontre d’un être représenté par sa parole, est investi d’un devoir singulier. Une responsabilité particulière dont découle une notion qui pourra surprendre en ce qui concerne le traducteur : la liberté.

Pour figurer la responsabilité, Lévinas a fait sienne une phrase issue des Frères Karamazov : « Nous sommes tous responsables de tous et de tout et moi plus que les autres » (Lévinas, 1991, p. 228). Cette injonction à la responsabilité n’est pas seulement un devoir écrasant et sans limite, tant il est vrai que Lévinas nous assigne à une responsabilité dont on ne peut se détourner : elle « naît dans l’instant où l’autre m’affecte, et cette affectation me rend responsable malgré moi » (Baum-Botbol, 1994, pp. 52-53). Adaptée au traduire, elle s’accompagne également d’une véritable reconnaissance du travail du traducteur car enfin la responsabilité l’implique totalement, ainsi que le relève Paul Ricoeur dans le Dictionnaire de Trévoux de 1771 (Ricoeur, 1995, pp. 41-70), c’est « [lui] imputer une action, la lui attribuer comme à son véritable auteur, la mettre pour ainsi dire sur son compte et l’en rendre responsable ». Nous soulignerons ici l’affirmation sans ambiguïté « comme à son véritable auteur » particulièrement parlante en ce qui concerne le statut du traducteur. Or, toute la teneur de l’éthique lévinassienne appliquée à la traduction résiderait dans la différence entre être responsable d’une « Image », c’est-à-dire d’une chose produite (la traduction) à partir d’une autre chose (le texte-source) et être responsable d’Autrui dans ce que sa parole a de singulier. Nous défendrons la seconde alternative car elle nous apparaît comme la seule capable d’embrasser la responsabilité humaine dans sa globalité et non uniquement d’une responsabilité circonscrite à un devoir professionnel. C’est en raison de la responsabilité qu’entretient le traducteur envers l’intégrité de la parole d’autrui que lui-même s’affirme comme un acteur à part entière de la mise au monde de cette parole. C’est une réaffirmation du texte-source comme texte étranger respecté dans ses origines associée à une réaffirmation du texte-cible comme ayant de plein droit la légitimité à se dire issu du texte-source : le texte-cible peut être appelé traduction dans l’acception stricte que nous avons définie plus haut et non simplement perçu comme transposition unilatérale.

Or, c’est dans ce cadre de responsabilité qu’une véritable liberté est octroyée au traducteur. En effet, Lévinas conditionne la liberté à la responsabilité : « […] Lévinas offre l’alternative “Je suis libre si je suis responsable”. Il y ajoute l’idée qu’étant infiniment responsable, chacun est condamné à une infinie liberté » (Baum-Botbol 1994, p. 53). Ceci établi, il est encore possible d’attribuer au traducteur un rôle supérieur en ce qui concerne l’exigence éthique, celui qui consiste à la promouvoir.

3. Un rôle inattendu : le traducteur semeur d’éthique

Pourquoi ne pas assigner au traducteur un rôle plus ample que simplement celui d’être un agent qui répond à un impératif éthique ? Nous avons reconnu la nécessité pour celui qui manipule la parole d’autrui d’entrer dans une véritable relation avec ce dernier : le traducteur, de par une fonction évidente de mise à disposition de la parole, des textes et au-delà de notions issues de l’étranger, y est naturellement voué. Cette curiosité pour l’autre n’est pas étrangère à celle qu’adopte le lecteur de traductions. Il nous apparaît dès lors que l’étape ultime d’une éthique du traducteur devrait le conduire à susciter le souci éthique chez les agents qui gravitent autour de la traduction. Parmi ces agents, il y a ceux qui représentent ce que nous appelons à présent « le marché » de l’écrit, c’est-à-dire les commanditaires et les consommateurs de traductions : éditeurs et lecteurs.

Pour les traducteurs, ne plus accepter d’être des machines à traduire et donc refuser les contrats abusifs (sous-payés, délais trop courts…) ainsi que les multiples chartes et déontologies du traducteur le requièrent[2]. Il faut appeler de nos voeux un certain type de rapports d’ordre déontologiques qui ne devraient cesser de se développer entre éditeurs et traducteurs ainsi qu’entre les différentes générations de traducteurs (Laygues, 2001, p. 182).

Pour le dernier acteur du marché, le lectorat, le sentiment éthique est davantage inédit car enfin, une fois l’ouvrage traduit, imprimé et mis en vente, le lecteur peut bien en faire ce qu’il veut. Il serait souhaitable pourtant que soit maintenue la notion de « visage » potentiel, à venir, dans la figure du lecteur. Intervient une autre notion essentielle développée par Lévinas, que nous ne développerons pas ici, et dans laquelle le lecteur pourrait être appelé à s’incarner : celle du « tiers ».

L’irruption du « tiers » dans la philosophie de Lévinas tient au souci de penser la communauté et de réfléchir aux priorités que cette apparition engendre. On pressent le conflit possible des altérités, des multiples visages qui tous me demandent mon entière responsabilité. C’est ainsi qu’apparaît le souci de Justice. Or, de quelle justice peut être investi le traducteur désormais responsable non seulement devant l’auteur, l’éditeur mais également le lecteur ?

Car la tentation est grande de ne plus être face à l’Autre dans la droiture du regard, mais dans la multiplicité des rencontres obligées de la socialité, de regarder de biais et de retourner, comme l’exprime Simonne Plourde, dans une « irresponsabilité puérile » (Plourde, 2003, p. 80). Ainsi, l’équité nécessaire rendue au visage de l’autre comme à celui du tiers, ne peut être le fruit d’une justice de l’état, du pouvoir, prompt à la violence, mais doit s’établir dans la proximité de la relation éthique et dans « la responsabilité du l’un-pour-l’autre » (Plourde, 2003, p. 83).

Investi d’une responsabilité qui prend sur elle la destinée d’autrui, comme le traducteur doit prendre sur lui la destinée de la parole de l’étranger, le lecteur est engagé lui aussi à recevoir une parole qui le pousse naturellement au sentiment fraternel pour l’étranger.

4. Conclusion

La possibilité est donc offerte d’une traduction non comme ressemblance, image du texte-cible, mais comme rencontre ouverte à la relation : le traducteur à l’affût du « visage » de l’autre présent dans son texte. Présence que célèbre Celan dans une lettre à Hans Bender, lorsqu’il écrit « Je ne vois pas de différence de principe entre une poignée de main et un poème » (cité par Lévinas, 2002, p. 15). C’est seulement dans cette rencontre humaine, à laquelle doit s’astreindre le traducteur poéticien, que pourra se déployer une responsabilité lucide et entière de la transmission de la parole d’autrui.

Et conscient de cette poignée de mains entre lui et l’étranger, il se doit de se tourner ensuite vers le lecteur, l’autorisant à devenir lui-même vecteur de la relation : l’éthique ne résidant pas ailleurs que dans la célébration d’un salut commun qui révèle et confirme notre commun destin.