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Le tissage du temps

Dans Les Ménines, une série de regards partent du tableau pour s’élancer jusqu’au lieu occupé par le spectateur et Foucault a magistralement analysé ce que tressait ce maillage oculaire dans le célèbre premier chapitre de Les mots et les choses. En revanche, dans Las Hilanderas (Les fileuses) que Vélasquez peignit la même année, un seul regard est lancé et depuis un lieu qu’il est bien plus difficile de commenter que la scène codifiée de l’atelier du peintre des Ménines : à droite au fond du tableau, au bout d’une estrade barrant une alcôve, une jeune femme nous regarde.

Pour ce qui est des Ménines, la structure se ferme puisque l’ouverture vers le spectateur est bloquée par la présence du roi et de la reine qui, eux, seraient de dos. Et si Foucault voit dans ce tableau « la représentation de la représentation classique » et « la représentation [qui] peut se donner comme pure représentation » (Foucault, 1967, p. 31), l’économie picturale intégrant jusqu’à l’absence irrémédiable du peintre et du spectateur empiriques (ce à quoi font allusion les images du peintre à droite du chevalet et du couple royal dans le miroir du fond), il invite à y deviner aussi une suspension de l’histoire, en une promesse qui serait une anticipation du terrifiant scénario prospectif de la dernière phrase du livre évoquant les conditions qui feraient « que l’homme [entendez : la pensée de l’homme, son concept] s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable » (p. 398).

À l’inverse, l’histoire est terriblement présente dans Las Hilanderas, peut-être inévitablement si l’on considère la symbolique du rouet, qu’on se souvienne des Moires ou des Parques de la mythologie antique filant les destinées humaines. La jeune femme ouvre vers son futur ou vers son aval, cependant qu’elle se fait relais car elle ouvre aussi vers le passé ou l’amont. En effet, elle se trouve à la transition de l’espace réaliste d’un atelier de tapisserie et de l’espace de représentation occupé par une tapisserie dans le fond de l’alcôve et le fond du tableau.

L’atelier de tissage présente à l’avant-plan une vieille femme à gauche et une jeune femme à droite. À l’arrière-plan, la tapisserie de l’alcôve reprend un récit mythique, celui d’Arachné, avec ses deux personnages principaux, Pallas et Arachné. Celle-ci était une jeune fileuse qui se vantait d’être la meilleure des tisserandes, ce dont la déesse Pallas, ou Minerve, maîtresse dans cet art, prend ombrage. Arachné la mettant au défi de prouver que la mortelle n’est pas plus grande artiste que l’immortelle, le duel commence. Incapable d’admettre la supériorité d’Arachné, Pallas la frappe de sa navette. Indignée, la jeune lydienne tente de se pendre avec un lacet mais Pallas intervient et la transforme en araignée. La correspondance est évidente entre les fileuses du mythe et les artisanes du tableau.

La tapisserie figurée dans la tapisserie peinte mythologique montre l’ouvrage d’Arachné avant le dénouement et ce qu’avait choisi la jeune tisseuse est un autre épisode mythologique, non moins violent : l’enlèvement et le viol d’Europa par Zeus, récit fondateur du destin européen. Or, il ne s’agit pas de n’importe quelle représentation, issue de l’imagination d’Arachné ou de Vélasquez, mais la reprise d’un tableau du Titien, « Le viol d’Europa », qui sera lui-même copié par non moins grand copieur que Rubens.

Si l’espace du tableau donne le vertige, la filière généalogique n’est pas moins complexe : un tableau d’un peintre italien repris par un peintre flamand puis cité par un peintre espagnol, ces trois peintres-là étant parmi les plus grands de l’histoire de la peinture. Bel exemple de traduction culturelle et bel exemple de ce qu’est la culture européenne, une culture en traduction.

Ignorant la tripartition classique du temps, le tableau présente une succession de présents : celui des mythes narrés, celui de la tapisserie, celui de l’atelier. Et le présent géniteur, celui qui donne vie au tableau, celui du spectateur, n’existe que de se poser sur chacun des présents représentés, les mettant en rapport et dessinant de cette façon un futur qui se dégagerait de leurs relations. De la même manière que Les Ménines intégrait un « vide essentiel » (Foucault, 1967, p. 31) sur le plan spatial, Las Hilanderas met en représentation un vide temporel, celui du présent qui jamais n’existe sauf dans le mouvement, ce que nous donnent à voir l’iconographie du tableau et le thème du filage.

Arachné, comme toutes les autres principales figures de la mythologie gréco-romaine, apparaît dans Les métamorphoses d’Ovide. Publius Ovidius Naso est aussi grand pour L’art d’aimer, Les Pontiques ou Les Tristes mais si Les métamorphoses demeure un des livres matriciels pour la culture occidentale au même titre que la Bible, n’est-ce pas qu’une dimension traductionnelle s’attache pareillement au recueil du poète qui sera exilé pour avoir déplu à l’Empereur Auguste et que la culture européenne est d’abord une culture en traduction ou plus exactement que la culture européenne a choisi la traduction comme mode privilégié de transmission et de développement? L’intelligence artistique fut d’avoir choisi, thématiquement, la métamorphose comme fil conducteur et rassembleur de ces récits mythiques et d’avoir ainsi assuré un vecteur de cohésion à ces narrations éparses qui vont de la cosmogonie à l’histoire romaine. Au demeurant, le dieu qui veille sur la postérité des oeuvres accorda au livre un destin en accord avec son propos puisque son contenu laissa de nombreuses traces traductives dans l’histoire de l’art et des littératures, l’Ovide moralisé – c’est-à-dire christianisé – du Moyen Âge en étant un des exemples les plus frappants.

Le passage où Ovide rapporte le mythe d’Arachné dans les Métamorphoses mérite attention car le poète prend soin de s’attarder sur ce que l’art du tissage révèle de sa techné, au sens grec, à savoir la manière dont il fait oeuvre esthétique : « Tel est, quand les rayons du soleil sont heurtés par la pluie, l’arc dont la courbe immense se détache sur l’étendue des cieux; il brille de mille couleurs diverses, mais le passage de l’une à l’autre échappe aux yeux du spectateur, tant elles sont identiques là où elles se touchent; et pourtant à leurs extrémités elles sont différentes. » (Ovide, 1997, p. 193)

Le détail d’Ovide est frappant car le tissage, dans le répertoire métaphorique traductologique, retient le jugement sévère que Don Quichotte émit lorsqu’il rencontra chez un imprimeur de Barcelone un traducteur du toscan à l’espagnol : « Toutefois, il me semble qu’en traduisant d’une langue en une autre, pourvu que ce ne soit point des reines des langues, la grecque et la latine, on fait justement comme celui qui regarde au rebours les tapisseries de Flandre : encore que l’on en voie les figures, elles sont pourtant remplies de filets qui les obscurcissent, de sorte que l’on ne peut les voir avec le lustre de l’endroit » (Cervantes, 1992, p. 522). Cette négativité est combattue chez Ovide car son image de l’arc-en-ciel renvoie également à un processus traductif dans la mesure où les deux concurrentes s’appliquent à reproduire sur le canevas de leurs tissages une histoire appartenant au medium narratif. Certes, le concept de traduction est ici utilisé aussi bien dans son acception langagière et textuelle que dans son emploi extensif de transcription d’un medium ou d’un code à un autre, en allant jusqu’à considérer la première comme une application du second. Restreindre la traduction au seul domaine des mots relève de l’idéologie car l’opération permet d’atténuer le pouvoir subversif de cet acte transversal qui s’apparente à une transaction dans le sens de négociation – entre différents acteurs : l’auteur et le traducteur, le traducteur et son public, le traducteur et ses donneurs d’ouvrage – mais non moins dans le sens révélé par la morphologie (trans-action) : agir dans le passage, faire de son action un passage.

La traduction n’a pas le choix entre les deux postures possibles que l’herméneutique offre à toute tentative de compréhension : la nostalgique et la mélancolique. La première vise à retrouver ou restaurer un sens perdu dont la simple quête suffit à établir son existence. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé », la formule que Blaise Pascal attribue à Jésus s’adressant au croyant offre l’analogie de la posture nostalgique : un sens est là, qui attend d’être découvert. La seconde attitude ne possède aucune mesure commune avec une telle certitude : une quête est entreprise alors que non seulement son issue est incertaine mais que son objet même n’offre aucune garantie d’existence. Au mieux, le seul sens à saisir est celui de la quête : « Je ne cherche pas, je trouve », disait Picasso. Pascal vs. Picasso, le mystique et le païen, le ciel et la terre, ou, si est préférée une galerie de portraits plus philosophiques : Hegel vs. Kierkegaard, Gadamer vs. Derrida ou Eco vs. Vattimo.

Quoiqu’il en soit, pour le traducteur, la première option est interdite. Il ne pourra jamais restituer l’intégrité, sinon l’intégralité du texte dont il s’attache à saisir la signifiance, à moins de succomber au syndrome de Pierre Ménard. Paul Ricoeur (2004), appartenant pourtant à ce premier courant, va jusqu’à emprunter la notion freudienne de travail de deuil pour en faire un des deux étayages du processus traductif, l’autre étant le travail de mémoire, dans la mesure où le traducteur doit renoncer à l’original, accepter de le perdre[2].

Les traductologues incapables d’accepter la seconde posture, trop fragiles pour supporter la passion mélancolique, vont compenser en reportant sur le sens leur pulsion nostalgique de totalité : tant pis pour la forme, sauvons du moins le sens qui, lui, demeure entier. La mélancolie, pourtant, revêt un grand avantage : non fixé sur un temps perdu, elle parcourt le temps pour éprouver la perte, affichant une disponibilité transhistoriciste, qu’exprime le second de ces vers de T.S. Eliot dans The Waste Land : « And other withered stumps of time/Were told upon the walls […] »[3]; « These fragments I have shored against my ruins […] »[4]. Les deux passages évoquent des morceaux de temps arrachés au temps mais le premier en atteste une expérience négative tandis que le second le donne à vivre positivement.

L’historicisme et ses avatars

« J’ai reconnu avec plaisir, par l’effet qu’a produit sur notre théâtre tout ce que j’ai imité d’Homère ou d’Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles » (Racine, 1962, p. 225). La phrase de la préface d’Iphigénie en Aulide résume la position de Racine : reconnaître ce qui est dû à l’Antiquité et défendre l’emprunt au nom d’un humanisme ignorant les époques. Fort d’une langue française désormais établie et surtout soucieuse de raffinement, le classicisme de Racine a délaissé les craintes éprouvées devant les effets pervers des traductions par les écrivains de la Pléiade dans leur désir de fondation d’une langue. Sa doctrine échappe sereinement à l’ambivalence de la Renaissance face à la culture antique qui, bien que source d’inspiration, portait le risque d’étouffer le développement d’une esthétique autonome. Celui qui traduisit Aristote et Platon[5] mais citait comme il convient Isaïe et Saint-Jean en latin dans ses « Réflexions pieuses » affirme sa croyance en une histoire qui ne viendrait pas influencer le système des passions propre à l’espèce humaine.

Un tel métahistoricisme ne saurait se confondre avec le transhistoricisme, à savoir l’imprégnation d’une époque par une époque antérieure au sens, premier, de fécondation. Passe-passe lexical que ce couple néologique qui ne ferait que dissimuler une resucée théorique comme la traductologie aime tant à en produire, énième variation sur le binaire primitif « esprit/lettre »? Outre que le binaire ne soit pas facilement dépassable puisqu’il incarne heuristiquement et pragmatiquement les deux options offertes à la pratique traductive, plutôt que de chercher à le nier il est loisible d’en reprendre l’examen à nouveaux frais par la clarification de ses présupposés et implications philosophiques. À un tout autre niveau et par analogie, si la lutte des classes ne peut plus être avancée dans le purisme du marxisme originel, elle ne peut guère être abandonnée sous peine de trahir les droits des opprimés et doit être reformulée dans les termes adéquats au nouvel ordre socio-économique mondial[6].

Une justification terminologique s’impose. Le terme d’historicisme ne jouit pas d’une connotation favorable et stigmatise la lecture tendancieusement dogmatique qui accorde à la seule causalité historique le pouvoir d’explication du devenir humain en sacrifiant d’une certaine manière à un fatalisme laïc. Walter Benjamin ne mâche pas ses mots lorsqu’il lui oppose la force révolutionnaire du matérialisme historique qui peut relire et rédimer un « passé opprimé », laissant les amateurs « se dépenser dans le bordel de l’historicisme avec la putain “Il était une fois” » (Benjamin, 2000, p. 441). Une autre se nommerait sans doute « Ce qui a été a été ». Si Historismus, traduit par « historisme » ou « historicisme », s’attire l’opprobre de Benjamin à qui la langue allemande donne la chance de jouer sur deux termes, Historie et Geschichte, qu’il peut valoriser en opposition, la langue française est plus chiche et la seule historia engendre les concepts pertinents. Je prends alors « historicisme » comme position épistémologique prenant en compte l’historicité (Geschichtlichkeit en allemand) des événements et des sujets, à savoir la situation historique qui les investit de sens et propose « métahistoricisme » pour marquer l’attitude idéologique élisant un ordre (métahistorique) de réalité au-dessus du flux temporel ainsi que « transhistoricisme », la position cherchant à établir le dialogue (transhistorique) entre des historicités chronologiquement distinctes et distantes. C’est l’anglais dont nous devons à cet égard craindre et repousser l’influence sémantique puisque transhistoricism, attesté dans le lexique des sciences humaines et sociales, dénonce le jugement selon lequel une structuration sociale donnée perpétue immuablement ses caractères au travers des évolutions historiques, qu’elle traverse l’histoire sans en être altérée, bref ce que je désigne comme métahistoricisme.

Métahistoricisme et transhistoricisme, projetant une praxis sur le plan d’une pensée de l’histoire, permettent de rattacher les idéologies guidant les styles du traduire au contexte philosophique de leurs époques respectives. Faire, par exemple, du XVIIe siècle celui des « Belles infidèles » demande de comprendre que l’absolutisme politique associé à Louis XIV pose aussi un absolu temporel sous la forme d’un aboutissement historique qu’illustre la monarchie du Roi-Soleil. Si Perrot d’Ablancourt – dont la pratique traductive s’attira de la part de Gilles Ménage, le familier du salon de Mme de Rambouillet et l’auteur des Observations sur la langue française, la comparaison avec la femme belle mais infidèle – se consacre à traduire Tacite et César en leur donnant l’éclat de sa prose plutôt que d’accepter la charge offerte d’historiographe du roi, c’est qu’il juge l’Antiquité aussi actuelle que son temps ou son temps d’égale valeur au regard de l’histoire en une posture métahistoriciste, partagée avec Racine, qui le légitime dans son droit à la liberté traductive sans sentiment de trahison. À l’inverse, dans un XIXe siècle européen que perturbent les instabilités politiques et les tensions entre nations, le romantisme français se cherche des fondations et des modèles, il se tourne vers un ailleurs spatial (les cultures nordiques ou orientales) ou temporel (le Moyen Âge) pour accueillir une altérité qui renversera les obstacles à l’émergence de sa modernité. Les historicités doivent se rencontrer, au risque assumé du choc salvateur, et la littéralité traductive s’impose comme stratégie à cette fin, celle qu’adoptent Chateaubriand, François-Victor Hugo ou Nerval.

Dans cette perspective, une période historique se définit en dialogue avec d’autres et non dans leur négation, justifiant la pertinence des termes « courant artistique », « courant littéraire » ou « courant traductionnel » (le littéralisme, par exemple), avec leur connotation de fluidité et d’écoulement. La traduction admet le phénomène des retraductions dans le cas desquelles la position du traducteur dans son présent est aussi importante que ses deux postériorités : par rapport à l’auteur et par rapport aux précédents traducteurs. Une retraduction est ainsi soumise à une double antériorité historique : l’historicité de l’original et celle des versions précédentes, ce qui modifie le champ de sa transhistoricité. De surcroît, l’auteur étant déjà intégré dans l’horizon culturel du lectorat, sa réception prend en charge cette connaissance initiale et les transformations advenues depuis sa compréhension.

D’où la pratique d’intégration de traductions antérieures, éventuellement révisées, dans de nouveaux projets de traduction. Si l’historicité d’une traduction est encore activement signifiante, elle se prolongera dans celle d’une nouvelle traduction et chacune trouvera profit à se refléter dans l’autre. Le tome III des Oeuvres de Hermann Melville dans la Pléiade accueille en 2006 une nouvelle traduction de Moby Dick, due à Philippe Jaworski, mais reprend, revue, celle de Pierre Leyris pour Pierre ou les Ambiguïtés. La retraduction d’Ulysse de James Joyce publiée par Gallimard en 2004 donne de nouvelles versions aux dix-huit épisodes à l’exception du quatorzième, conservé dans le texte qu’en donna en 1929 Auguste Morel, aidé de Stuart Gilbert et Valéry Larbaud. Ce choix n’est pas anodin puisque « Les Boeufs du Soleil » se compose d’une série de pastiches littéraires allant du Moyen Âge au XXe siècle, épisode dans lequel Joyce revisite précisément la littérature occidentale dans une optique transhistorique.

Là où l’historicisme fonctionne selon une logique du dépassement et de l’obsolescence, le transhistoricisme reprend du passé ce qui lui semble encore actuel. Les vers d’Eliot, précédemment cités, illustrent la différence. The Waste Land, chef d’oeuvre de la poésie moderne occidentale, se présente comme une méditation sur le temps, une réflexion sur un cadre temporel à reconstruire après le désastre de la Première Guerre mondiale qui a brisé les cadres de transmission culturelle permettant auparavant une intelligibilité du monde. « Et du temps d’autres fils flétris/Étaient dits sur les murs », les mots décrivent l’impasse de l’historicisme; « Ces fragments, je les ai rivés en appui de mes ruines », le vers affirme la force du transhistoricisme.

Transhistoricité et empathie

« Itinéraire recommandé ». Il en va de la traduction comme de la circulation automobile : le fléchage ressort d’une contrainte que le conducteur est libre d’accepter s’il est soucieux d’efficacité ou de refuser s’il ne craint pas les obstacles d’un itinéraire préféré. Du contexte culturel et linguistique de l’auteur vers celui du traducteur et vice-versa, l’amplitude séduisante et réductrice du schéma résumant l’alternative traductionnelle ne saurait empêcher le praticien de prendre position. Pas plus qu’elle ne paralysera le théoricien. « Ou bien le traducteur laisse l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l’écrivain aille à sa rencontre » (Schleiermacher, 1999, p. 49). La doxa traductologique est familière des deux « méthodes du traduire » joliment systématisées par Schleiermacher en termes de confort et de cheminement, les deux « comme si » selon l’expression d’Antoine Berman : « “comme si ” le lecteur savait lire la langue de départ » et « “comme si” l’auteur avait écrit dans la langue d’arrivée » (pp. 19 et 20). Toutefois, le théologien protestant traducteur de Platon, un des pères de l’herméneutique moderne, se prononce explicitement en faveur du premier choix en attribuant de surcroît à la culture allemande, à la fois par vocation et par nécessité, la faculté de le mettre en pratique :

Et cela coïncide apparemment avec le fait que notre peuple, à cause de sa considération pour l’étranger et de sa nature médiatrice, paraît être destiné à réunir dans sa langue, avec les siens propres, tous les trésors de la science et de l’art étrangers, comme dans un grand ensemble historique au centre et au coeur de l’Europe, afin qu’avec l’aide de notre langue chacun puisse jouir de la beauté produite par les époques les plus diverses, avec toute la perfection possible à un étranger. Cela semble être, en effet, la véritable finalité historique de la traduction à grande échelle, telle qu’elle est maintenant familière chez nous. Mais à ce type de traduction n’est applicable que la méthode considérée au début.

p. 91

On reconnaît la dialectique entre universel et particulier, chérie de l’idéalisme allemand, mais il nous faut aussi être attentif à un souci de l’histoire (« ensemble historique », « finalité historique ») qui noue un bouquet de temporalités où se croisent le présent de l’Allemagne, le destin historique de l’Europe et les âges du monde, noués par la fonction téléologique de la traduction. La transhistoricité en reçoit un étayage et une justification des plus convaincants.

Dans un texte paru à la même période, le premier quart du XIXe siècle, Goethe souscrit à une approche similaire en évoquant une traversée [herüber bringen/hinüber begeben] possible dans les deux directions, de la culture étrangère vers la culture d’accueil ou l’inverse, options que seul le pragmatisme pousse à laisser ouvertes sans infirmer l’idéal d’une traduction capable de concilier les deux mouvements : « Par la vertu d’exemples modèles, les avantages [die Vorzüge] des deux maximes sont bien connus de toutes les personnes cultivées. Notre ami, qui cherchait ici aussi la voie médiane, s’efforçait d’associer les deux mais donnait l’avantage [zog er […] vor] à la première maxime en cas de doute » (in Störig, 1973, p. 35; ma trad.). Le doute devait être récurrent puisque l’ami en question est Wieland que Goethe présente dans son célèbre développement sur les trois modes traductifs en exemple du deuxième. Je rappelle que le premier vise « à faire connaître l’étranger dans notre sens à nous » (traduction en prose), le deuxième à le « transpos[er] dans notre esprit », le troisième « où l’on voudrait rendre la traduction identique à l’original » (in Berman, 1984, pp. 95-96).

Demeure l’idéal du troisième mode traductif, celui qui va produire une textualité métisse : « Ce type de traduction rencontre au début la plus grande forme de résistance car le traducteur qui s’attache fermement à son original abandonne plus ou moins l’originalité de sa nation, créant une troisième entité à laquelle le goût de la foule doit d’abord se former » (in Störig, 1973, p. 36; ma trad.). Les « époques » du traduire avancées par Goethe ne suivent pas la chronologie mais représentent des stades progressifs d’accueil de l’altérité qui, d’une part, se retrouvent pour chaque culture selon ses rencontres avec d’autres littératures et qui, d’autre part, suscitent des pratiques pouvant être simultanées. Dès lors, le troisième mode goethéen du rapport traductif correspond aux conditions optimales de transhistoricité : « Une traduction qui vise à s’identifier avec l’original tend à se rapprocher en fin de compte de la version interlinéaire et facilite hautement la compréhension de l’original; par là nous nous trouvons en quelque sorte involontairement ramenés au texte primitif, et ainsi s’achève finalement le cycle selon lequel s’opère la transition de l’étranger au familier, du connu à l’inconnu » (in Berman, 1984, p. 96). Le modèle de la version interlinéaire sera également érigé en idéal par Benjamin dans les dernières phrases de son essai sur la traduction : « Car, à un degré quelconque, toutes les grandes écritures, mais au plus haut point l’Écriture sainte, contiennent entre les lignes leur traduction virtuelle. La version intralinéaire du texte sacré est l’archétype ou l’idéal de toute traduction » (Benjamin, 1997, p. 28). Cette virtualité, loin d’être une faculté statique et inactive, est la condition empirique garantissant la qualité d’une « vraie traduction », sa transparence (p. 25 [« Die wahre Übersetzung ist durchscheinend »]). Chez les deux auteurs, il ne s’agit pas d’effacer la distance historique en reconstituant la vérité de l’original mais de dégager au contraire l’espace de toutes ses réalisations possibles, permettant le parcours du « cycle de l’étranger au familier ».

« Le temps est maintenant venu que nous soit donnée une traduction du troisième mode [pour le Sakontala] qui fasse droit à la diversité dialectale, aux usages rythmiques, métriques et à ceux de la prose dans la langue de l’original et nous rende ce poème à neuf de manière plaisante et naturelle [aufs neue erfreulich und einheimisch] dans toute sa singularité/particularité [in seiner ganzen Eigentümlichkeit] (Goethe, 1972, p. 251; ma trad.). Les termes quasi contradictoires employés ici (une naturalité dans la lecture respectant la spécificité de l’écriture) suffisent à montrer combien la résolution de la tension entre les exigences de la langue originale et celles de la langue d’accueil devra dans la pratique à une réussite traductive dont les exemples sont rares, ce que Goethe et plus tard Benjamin admettront d’emblée.

En ressort toutefois pour la théorie l’articulation d’un principe de bilatéralité transhistorique : que le monde traduit soit éclairé par le monde traduisant autant que le monde traduisant le soit par le monde traduit. « Monde » s’entend tel qu’il se lit autant chez Husserl que chez Wittgenstein, à savoir le monde tel que j’y perçois mon vécu dans les limites de ce que je peux en dire. Pour Goethe, la défense de la littérature universelle, sa chère Weltliteratur, ne s’étiole pas dans une vague revendication du type de celles que proclament aujourd’hui les discours de la globalisation destinés à calmer les inquiétudes des foules soumises à l’uniformisation culturelle mais s’aligne sur un tel principe de bilatéralité. Il l’illustra notamment, passionné par la lyrique persane que l’orientalisme de son époque lui révélait, dans son West-Östlicher Divan, le Divan oriental d’Occident – selon la juste traduction de Claude David (Goethe, 1995, p. 11), plutôt que l’habituel « Divan occidental-oriental » – mettant en relief la dialectique intégrative face à l’altérité, par réaction à la simple fascination pour l’exotisme qui tend, elle, à conserver la distance et n’offre aucun garantie de réel engagement. Un quatrain posthume précise à cet égard : « Entre deux mondes, guidé par l’esprit,/À être bercé je me laisse aller;/Entre l’Orient et l’Occident ainsi/Pour mon bonheur, je veux me déplacer! » (Goethe, 1972, p. 267; ma trad.)[7].

Curieusement, on retient souvent des « Notes et dissertations pour une meilleure compréhension du Divan » les réflexions sur la traduction – c’est le cas de Walter Benjamin (Benjamin, 1997, p. 26) – sans s’arrêter au recueil de poèmes lui-même qui suscite cet imposant appareil de commentaires. Or, l’exercice auquel se livra Goethe tient indéniablement d’un essai de transposition de la poétique orientale cherchant à reproduire un contenu intellectuel et un climat esthétique sans refuser l’adoption de formes spécifiques. Plus encore, l’idée du reflet mutuel par lequel se saisissent deux époques et deux cultures est thématisée au long des poèmes : « Celui qui, de trois mille ans,/Ne sait pas rendre compte,/Qu’il demeure ignorant et dans les ténèbres,/Qu’il vive du jour au lendemain. » (Goethe, 1995, p. 89)

L’appel de Goethe à « nous orientaliser » est la projection sur le plan géographique de la pulsion transhistoriciste. De la verticale du « mouvement langagier » (Benjamin, 1997, p. 26) unissant deux périodes de l’histoire, on passe simplement à l’horizontale reliant deux cultures, un décentrement, pour reprendre l’expression de Henri Meschonnic, l’invitation de Benjamin, reprise de Rudolf Panwitz, à « indianiser, gréciser, angliciser l’allemand » (p. 27). Or, la citation est tirée d’un ouvrage paru en 1917, Die Krisis der europäischen Kultur (La crise de la culture européenne) qui utilise le terme « post-moderne » près d’un siècle avant sa vogue discursive dans les milieux de la théorie littéraire nord-américaine quoique dans une optique différente. Ce traducteur de Dante, Shakespeare et Valéry s’inscrit en effet parmi les représentants de la seconde génération du Kulturpessimismus (Burkhardt, Nietzsche puis Hofmannsthal, Max Scheller), courant de pensée contempteur de la modernité ainsi que de l’américanisation considérée comme son exemple même, défenseur d’un passé humaniste de l’Occident et de la sagesse d’un Orient mythique. Le transhistoricisme se fait ici réactionnaire et la traduction décentrée prônée par Pannwitz va dans le sens d’une suroccidentalisation de la production en langue allemande autant que de l’accueil de l’altérité.

Le romantisme prépara l’essor et l’apogée au XIXe siècle du roman historique dont le statut incertain dans la tradition française, à la différence des cultures anglo-saxonnes, n’est pas étranger à l’impossibilité de penser l’histoire hors d’une linéarité que les épisodes révolutionnaires confortent plus qu’ils ne la brisent. Flaubert s’essaya au genre, motivé au demeurant par un sentiment fort proche des positions des tenants du Kulturpessimismus. Il confie dans sa correspondance : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage! C’est là une Thébaïde où le dégoût de la vie moderne m’a poussé. […] notre âge est si lamentable que je me plonge avec délices dans l’Antiquité. Cela me décrasse des temps modernes. » (Flaubert, 1970, pp. 440 et 441)

Flaubert renouvelle la formulation du syntagme traductionnel « écrire-comme-si » de très pertinente manière lorsqu’il décrit le défi rencontré en se lançant dans son Salammbô et la reconstitution narrative de la Carthage antique : « Depuis que la littérature existe, on n’a pas entrepris quelque chose d’aussi insensé. C’est une oeuvre hérissée de difficultés. Donner aux gens un langage dans lequel ils n’ont pas pensé! » (p. 439). En effet, les obstacles du transfert traductif ne peuvent se réduire sémiotiquement à la distance linguistique ou sociologiquement à l’environnement culturel qui à la fois façonne la langue et en est façonné. Derrière le texte, un sujet, au double sens du mot : un thème et une personnalité, collective en l’occurrence. Appelons-le le sujet-mercenaire (d’après le premier titre du roman, Carthage ou Les Mercenaires) – ironie que l’emploi de ce terme auquel trop souvent la société identifie le travail du traducteur. Pour que le sujet-mercenaire eût écrit – ou eût été écrit, ce qui revient au même – dans la langue d’accueil, distante linguistiquement, chronologiquement et esthétiquement (pas de roman au temps d’Hamilcar), encore aurait-il fallu qu’il connût les cadres de réflexion l’accompagnant de même que les vecteurs de sensibilité.

À ce titre, la réécriture romanesque de l’Antiquité – Carthage pour Flaubert même si certains jugent que, sous sa plume, la fille d’Hamilcar n’est pas plus distante que l’épouse de Charles Bovary ou la seconde pas moins distante que la première – diffère d’autres courants du roman historique en ce qu’elle s’attaque à la ressaisie d’un univers de pratiques et de croyances sans continuité et sans héritage dans le système de représentations dont se dote ensuite l’Occident chrétien. L’imaginaire de l’auteur ne vient pas suppléer des manques ponctuels mais opère à un niveau global afin d’appréhender l’ensemble d’un Zeitgeist vers lequel les correspondances ne sont ni immédiates ni évidentes sauf à se réclamer d’un métahistoricisme dont la défense demande des conditions de certitude que le classicisme fut le dernier mouvement esthétique à avoir connues en Occident. Parfois, il est vrai, les poètes revendiquent une sauvagerie inspirée des temps de barbarie mais eux, précisément, peuvent feindre d’ignorer l’histoire. Flaubert n’a que le choix d’attendre le moment d’un surgissement : « Pour qu’un livre sue la vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-dessus les oreilles. Alors la couleur vient tout naturellement comme un résultat fatal et comme une floraison de l’idée même » (p. 438), écrit-il dans sa correspondance à propos de son travail sur Salammbô. Étrange expression que ce « résultat fatal » et pourtant si appropriée puisque fatum, le destin, vient du même radical indo-européen, *bha, le mot en tant que tel, en tant qu’auto-suffisant, en tant que force autonome, d’où proviendront également les termes « barbarie » et « aphasie », qui partagent l’idée de l’impossibilité du donner du sens. À tenter de rendre Carthage, la prose et le récit de Flaubert dans Salammbô deviennent barbares, déployant des scènes d’excès, des épisodes de cruauté et une orthographe extravagante dans les lexiques onomastique (Salammbô, Narr’Havas, Mâtho, Sïcca) ou technique : « Pour chaque homme, il ne restait plus que dix k’kommer de blé, trois hin de millet et douze betza de fruits secs. […] Dans la quatrième dilochie de la douzième syntagme, trois phalangites, en se disputant un rat, se tuèrent à coups de couteau. » (pp. 252-253)

Le saut vers l’antique est similaire au saut vers l’ailleurs de l’anthropologue et en ce sens relève de l’opération traductive[8]. Car malgré toute une gamme de discours lubrifiants ou anesthésiants vantant un passage traductif en douceur (équivalence, déverbalisation, structures profondes, négociation, assistanat informatique, Skopos et autres targeteries), traduire, à un certain point de la médiation, demande de sauter. Une action violente qui ignore la transition, un acte irréductible dont on cherche à effacer la singularité sous la masse en invoquant les corpora, une mise en oeuvre de l’hétérogène présidant au devenir des langues. La traduction, loin de l’effacer, proclame la différence des langues. Pourquoi ne pas le reconnaître? Sans doute pour dissimuler cette violence. Mais il ne faut pas prendre des versions pour des lanternes, sauf à se retrancher derrière une façade de naïveté ou de crédulité. Il est étonnant qu’en Occident un système de pensée qui considère les mythes antiques ou autochtones avec distance soit prêt à admettre que le divin puisse s’incarner dans l’humain ou qu’un homme puisse être fils de Dieu, qu’une vierge puisse enfanter alors qu’il est réticent, dans la sphère langagière, à reconnaître le même mystère, le même miracle.

La violence du saut traductif est primale en ce qu’elle renvoie au clivage premier, celui qui constitue l’humain : la séparation d’avec la mère. « La division des langues, par le signe négatif qu’elle imprime à la langue mythique pré-babélique, permet à l’homme de se penser en tant qu’homme, c’est-à-dire comme être de désir » (Focchi, 1984, p. 145; voir aussi pp. 58 sq., p. 95). Si l’inconscient est structuré comme un langage, comme le dit Lacan, c’est aussi qu’il est capable de sauter d’une langue à l’autre, ce qui est au principe du fonctionnement psychique comme le montrent les analyses de Freud sur le rêve, l’acte manqué, etc. À la fois passivement et activement attachée à l’hétérogénéité des langues, « la traduction entre dans le vif du conflit sans vouloir le guérir » (p. 130), ce qui décrit aussi les processus de la psychanalyse. Dans un monde globalisé qui cherche avant tout à dissimuler les conflits, faute de pouvoir les résoudre, il est évident que l’acte traductif possède une force politique dépassant la simple défense de la diversité culturelle. En anthropologie comme en traduction, toute la question est de savoir comment revenir après avoir franchi les barrières de l’autre culture. Pour qu’il y ait récit ethnographique ou traduction, il faut repasser les barrières dans l’autre sens. Derrière le truisme, dans un cas comme dans l’autre, réside ce qu’il nous faut penser : une éthique du saut (Nouss, 2005, ch. 1). Et en ce qui concerne la conscience de l’histoire, le transhistoricisme refuse la pruderie du métahistoricisme parce que, précisément, il ose le saut :

La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. La mode sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois. Elle est le saut du tigre dans le passé [Sie ist der Tigersprung ins Vergangene]. Mais ceci a lieu dans une arène où commande la classe dominante. Le même saut, effectué sous le ciel libre de l’histoire, est le saut dialectique, la révolution telle que la concevait Marx.

Benjamin, 2000, p. 439

Cependant, affirmer vouloir faire le saut peut être fallacieux. « Refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors » (Yourcenar, 1979, p. 327) Le programme que se donnait Marguerite Yourcenar pour l’écriture des Mémoires d’Hadrien reprend l’analogie avec l’archéologie qu’employait Freud pour présenter la démarche de la psychanalyse. Or, de même que dans la démarche psychanalytique, une différence majeure tient dans le flou ou le « bougé » du résultat auquel prétend ou non aboutir le travail scripturaire : se donne-t-il comme but de fixer le matériau retrouvé ou de le rendre avec son halo vibratoire, ce qui en lui accueille et conserve le vivant? Le site de Cnossos, ancienne capitale du royaume minoen d’où prove-nait la civilisation mycéenne et lieu mythique du labyrinthe qui enfermait le Minotaure, est découvert et fouillé par l’archéologue britannique Sir Arthur Evans dans les premières décennies du XXe siècle, damant le pion à Schliemann dont la résurrection de Troie emportait l’admiration de Freud. Non content de trouver un ensemble de vestiges si bien conservés qu’il peut excaver le palais royal dans toute sa splendeur, il entreprend de reconstituer en ciment les colonnes et soubassements manquant à tel ou tel bâtiment. Son geste relève de l’historicisme, l’exactitude d’une histoire qui n’aurait pas traversé l’histoire. Équivalent du « comme-si-dans-notre-langue » traductif : comme si le bâtiment venait d’être érigé, dans notre temporalité. Or, la sensibilité du visiteur s’émousse devant ces parties « comme neuves », images d’une antiquité à la mode Disneyland, alors qu’elle se vivifie lorsque le regard erre sur les pans de murs incomplets et les pierres érodées. Il est alors en phase traductive, recréant dans et par son imaginaire ce qui lui provient ainsi d’un lointain marqué d’altérité.

Pour les Mémoires d’Hadrien, outre les ouvrages savants, le matériau premier sur lequel travailla Yourcenar provenait de l’héritage romain et son entreprise de « reconstruction »[9] épousa donc la lancée d’un geste initial de traduction du latin au français dont la trace demeure dans les expressions latines non traduites intitulant chacun des six chapitres. Si elle présente le livre comme une « reconstitution », elle s’empresse de préciser que l’entreprise « touche par certains côtés au roman et par d’autres à la poésie » (p. 349), ce que démontre l’annexe détaillée qui récapitule les éléments utilisés pour le livre en distinguant les données attestées, fruits d’une solide connaissance savante, et celles qui furent inventées. La traducteur n’opère pas autrement au niveau formel qui, faisant passer dans sa langue les données immédiatement traduisibles, ne se livre à la traduction véritable qu’en recherchant les résonances appelées par l’original mais ne pouvant vibrer que dans la langue d’accueil, à cheval entre la sémantique de la langue et son imaginaire : « Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un » (p. 330). Aucun traducteur ne peut se passer d’une telle capacité, partiellement fantasmée certes mais le fantasme appartient à l’arsenal émotionnel du travail traductif en tant qu’opération psychique. Exemples célèbres : Dryden et Chaucer, Baudelaire et Poe, Artaud et Lewis Carroll, Paul Celan et Ossip Mandelstamm.

Toutefois, le paradoxe veut que si la lecture des mémoires fictifs de l’empereur romain nourrit l’impression d’un vécu délivré aujourd’hui tout en n’effaçant aucunement la distance des siècles et des cultures, les « Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien », rédigés comme un cahier des charges à lui-même donné par l’écrivain, énoncent une visée exactement inverse, rejoignant le classicisme transhistoriciste racinien : « S’interdire les ombres portées; ne pas permettre que la buée d’une haleine s’étale sur le tain du miroir; prendre seulement ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens ou dans les opérations de l’esprit, comme point de contact […] » (p. 332). En prenant « la route du retour vers un point particulier du temps » (idem), ce « portrait d’une voix » (p. 330) contient une contradiction interne au projet car l’auteur de L’oeuvre au noir sait pertinemment que tout portrait est un auto-portrait comme toute traduction une auto-traduction, que le personnage peint soit fictivement historique (Hadrien) ou historiquement fictif (Zénon l’alchimiste). L’écrivain américain Gore Vidal, auteur des mémoires apocryphes de l’empereur Julien, le dit brutalement : « […] elle transforme Hadrien en Mme Yourcenar. Or il n’est pas Mme Yourcenar » (Vidal, 2006), avant de l’accuser d’avoir omis les épisodes « qu’elle ne peut ni entendre ni supporter » et d’avoir « tout surdécoré avec de la pensée moderne » (ibid.). Une autre grande figure des lettres américaines, William Styron, reconnaîtra au contraire l’influence des Mémoires d’Hadrien dans l’écriture de The Confessions of Nat Turner, Prix Pulitzer en 1968, récit imaginaire à la première personne attribué à celui qui mena la sanglante révolte d’esclaves de 1831 en Virginie.

Que des deux, ce soit Vidal ou Styron qui ait raison, il demeure que l’arspoetica défendu par Yourcenar dans ses carnets, s’interdisant le filtre de sa propre subjectivité au profit d’une reconstitution se voulant la plus fidèle possible, semble guider l’écrivain lorsqu’elle se fait pleinement traductrice, de Constantin Cavafys, de Virginia Woolf ou des negro-spirituals, et que le résultat n’est guère convaincant sur le plan de la visée transhistoriciste. On le déplorera d’autant plus que Cavafys et Woolf ont intégré une volonté tranhistoriciste, ou transtemporelle, au coeur de leur poétique et que les negro-spirituals thématisant l’esclavage sur le modèle des souffrances du peuple de Moïse en Égypte jouent pareillement sur la conjonction d’historicités distinctes.

Que manquait-il à Yourcenar pour parvenir au déplacement transhistoriciste? Gore Vidal, dans son jugement sur Yourcenar, avance le concept d’Einfühlung qui vaut d’être interrogée. Pour Dryden, Baudelaire, Artaud ou Celan dans leur démarche traductive, la critique est prompte à utiliser le terme d’identification afin de décrire le rapport entre auteur et traducteur, pouvant parfois aller, il est vrai, jusqu’au fantasme fusionnel. Toutefois, le diagnostic pèche par réductionisme s’il ne prend en compte qu’un « vouloir-dire » biographisé et oublie le contexte socioculturel de l’écriture originale que le traducteur ne peut ignorer s’il veut transhistoriquement se situer lui-même. En outre, la notion d’identification risque de minorer la part de créativité dans le processus et faire oublier que la césure entre les deux langues ne saurait être réparée puisque le maintien de la césure linguistique est ce qui empêche les fantasmes de réincarnation ou d’auto-destruction de totalement dicter une loi qui s’avère commune, le sujet devant disparaître pour revivre en l’autre. L’Einfühlung vient apporter un autre éclairage au processus identificatoire tout en précisant de quelle manière opère la visée transhistoriciste au niveau du sujet traducteur.

Pétrarque, Francesco Petrarca, le père de l’humanisme, le père du sonnet, le père de l’italien moderne, l’amant de Laura, formidable épistolier et grand érudit quant à la culture latine, écrit dans sa Correspondance : « J’ai cherché tes lettres pendant longtemps et avec persistence. Je les ai découvertes lorsque je m’y attendais le moins et les lis passionnément. Je peux entendre ta voix, Marcus Tullius » (in Bruns, 1982, p. 147; ma trad.). Le Marcus Tullius n’est autre que Cicéron à qui Pétrarque s’adresse dans ses lettres comme à un ami. Il le fait pareillement à l’endroit de Virgile, amitié qu’il partageait donc avec Dante si on se souvient de la Divine Comédie. Entre son XIVe siècle et l’Antiquité latine, nul hiatus. Une proximité, une intimité. Pétrarque est capable de l’expliquer : « J’écris pour moi-même et pendant que j’écris je discute avec nos prédécesseurs [...] et je chasse avec plaisir de mon esprit les hommes qu’un destin féroce m’a obligé de côtoyer. Je concentre toute ma force mentale à fuir mes contemporains et à rechercher les hommes du passé. […] je suis plus heureux avec les morts qu’avec les vivants » (p. 198; ma trad.). Pétrarque anticipe le Kulturpessimismus des lettrés allemands mentionnés précédemment. C’est dire que son attitude ne relève pas de sa seule psychologie mais participe d’une conscience culturelle ressentie à un niveau collectif. Ce qui garde une telle attitude de verser du côté de la réaction ou du conservatisme (ce qui n’empêche pas les individus d’y plonger au niveau politique) tient précisément dans l’aspect dynamique, la potentialité créatrice de l’Einfühlung, qui permet une régénéreration au contact d’une altérité antérieure. Si la Renaissance, celle de Pétrarque, fut l’intense période de traduction que l’on connaît, c’est aussi – et peut-être d’abord – parce qu’elle entretint au plus haut point une conscience transhistoriciste.

Gerald Bruns interprète cette attitude en la mettant en rapport avec le topos de la translatio studii, le déplacement ou transfert d’un corpus de connaissance, métaphorisé sous une image impériale, depuis un territoire vers un autre, au-delà des frontières géographiques et linguistiques. La différence est qu’à partir du temps de Pétrarque, le sens du mouvement se modifie : non plus un déplacement synchronique d’Est en Ouest (de l’Égypte à la Grèce, puis d’Athènes à Rome) mais un passage diachronique de l’Antiquité au XVe ou au XVIe siècle.

Le transhistoricisme vu comme la capacité de se tendre vers une autre historicité tout en demeurant conscient de la sienne propre, vivant avec bonheur ou parfois malaise une telle tension mais en en faisant un principe vital, ni illusoire ni aliénant, sera davantage soutenu par la notion dynamique d’Einfühlung que par celle, plus rigide, d’identification. Le terme est habituellement traduit par « empathie » et parfois, en une synonymie trompeuse, par « sympathie ». L’empathie, dans l’usage commun, désigne une attitude où un individu se sent si proche d’un autre individu qu’il croit nettement percevoir les pensées et sentiments de ce dernier. On attribue généralement le premier emploi du terme au psychologue allemand Robert Vischer en 1873[10] pour qui il renvoie à la projection de sentiments humains dans des objets inanimés (plantes, pierres) ou animés (animaux ou humains). Le vocabulaire allemand de la psychologie légitima toutefois son usage au sein d’un domaine particulier, la psychologie esthétique, sous-catégorie de la psychologie empirique, qui a perdu au cours du XXe siècle de son autorité alors que le mot – l’original allemand ou sa traduction anglaise, empathy – a continué sa carrière lexicale avec son sens courant dans la psychanalyse, la psychologie et la psychothérapie anglo-saxonnes. Au début du XXe siècle, Théodore Lipps théorisa donc la notion pour décrire la jouissance du sentiment esthétique naissant pour le sujet en lui-même et par lui-même face à un objet artistique mais non à partir de celui-ci. Or, lorsqu’il donna le mot grec empatheia comme équivalent d’Einfühlung, ce fut au prix d’une de ces erreurs de traduction dont se régale la traductologie. Car empatheia, le contraire d’apatheia, est un terme techique pour désigner un état : em-patheia, être dans son pathos, dans le senti, dans la passion; a-patheia : être sans pathos, sans passion. Lipps défit la neutralité du préfixe en attribuant au terme une signification relationnelle dans le cadre d’une situation impliquant un sujet et un objet.

On retrouve chez Husserl, notamment dans les Méditations cartésiennes, un emploi de la notion d’Einfühlung en rapport avec la nécessaire dimension collective du processus cognitif, l’intersubjectivité, le lien avec autrui établi par analogie ou ressemblance. Le monde objectif ne peut être saisi que par un échange d’informations entre individus récepteurs inscrits dans la même situation, ce qui implique pour tout individu la conscience des autres individus avec lesquels, leur existence reconnue ou acceptée, il sera à même de confronter ses perceptions. Husserl nomme cette forme de confiance Einfühlung que, dans ce cas, on traduira par un « sentir-avec ». Une telle acception phénoménologique est en soi pertinente pour la traductologie car le traducteur oeuvre au sein de normes qui ne concernent pas uniquement la langue, le style ou la morale mais aussi les représentations sensibles. Le traducteur doit connaître l’indice de sensibilité de la société pour laquelle il traduit et décider soit de s’y conformer, soit de l’ébranler. Homère ou Shakespeare ne purent d’abord être traduits en français sans censure car le goût du XVIIe siècle ne pouvait s’accommoder de leur sauvagerie. Au XXe siècle, il en alla de même avec Dostoïevski ou Laurence Sterne.

Freud, contemporain et admirateur de Lipps, trouva dans le notion d’Einfühlung une pièce maîtresse de sa compréhension du système psychique, autant dans son fonctionnement individuel que dans l’interaction de la cure. Il associe au phénomène celui d’imitation, celle-ci étant un stade initial ouvrant la voie à l’empathie, définie comme « notre compréhension de ce qu’il y d’étranger à notre moi chez d’autres personnes » (Freud, 1989, p. 171). Or, l’imitation est effective sur un plan formel, comportemental ou pathologique dans le perspective freudienne, mais il est aisé de la déplacer dans le domaine de la forme langagière ou stylistique pour un regard traductologique (calques, emprunts, stratégies littéralistes, etc.). À ce propos, on se souviendra que dans Le mot d’esprit et sa relation à l’insconcient [Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten], un des ouvrages essentiels pour la mise en place du discours analytique et le premier où est utilisée la notion d’Einfühlung, l’humour étant la possibilité de détourner une inhibition née d’une familiarité gênante ou angoissante avec une situation, Freud cite à deux reprises l’adage « Traddutore – Traditore », d’abord comme exemple des techniques du mot d’esprit puis comme exemple de l’effet de plaisir qu’il procure. Il est frappant de constater que dans les deux cas, Freud ne s’oppose aucunement au jugement a priori négatif attaché à la formule :

La similitude des deux mots, qui va presque jusqu’à l’identité, permet de figurer de manière impressionnante les nécessités auxquelles le traducteur est soumis et qui amènent celui-ci à pécher contre son auteur.

Freud, 1992, p. 86

Entre les deux représentations disparates, qui sont ici connectées par une association externe, existe en outre un lien riche de sens qui indique qu’elles sont apparentées dans leur essence. L’association externe ne fait que se substituer au lien interne; elle sert à le signaler ou à le tirer au clair. Le « traducteur » n’a pas seulement un nom similaire à celui de « traître »; il est aussi une sorte de traître, c’est pour ainsi dire à juste titre qu’il porte son nom (p. 228, note 1).

Jugera-t-on décevante la position de Freud – traducteur de Charcot en ses jeunes années –, ou plutôt son absence de position? Ce sera méconnaître la pensée freudienne qui, loin de toute morale, accorde aux procédures de travestissement, de mensonge, de dissimulation, un rôle fonctionnel dans l’économie psychique. L’exigence de vérité que la philosophie occidentale brandit depuis son aube philosophique a tout d’une hypocrisie, voire d’une imposture : si la factualité n’existe que par les représentations qui en sont faites, Nietzsche dixit, la traîtrise traductionnelle est non seulement justifiée mais, plus encore, exemplaire, de l’agir humain. La transhistoricité ne se comprend que dans cette dimension : l’historicisme croit dans la possibilité de reconstituer la vérité d’une période antérieure, le transhistoricisme voit cette vérité dans le métissage – qui relève toujours de l’impureté – de deux périodes. À une autre échelle, individuelle, le rôle de l’Einfühlung dans le transfert qui s’opère, lors de la cure, du patient vers l’analyste (et que rejoint le contre-transfert, de l’analyste vers le patient) est soutenu par une visée transhistoriciste car celui-ci implique des phases antérieures de développement du psychisme : le patient réactualise, en les projetant sur la figure de l’analyste, les épisodes émotionnels qu’il a traversés à son plus jeune âge.

Permanence du sacré

“You the one, I the few”/said John Adams/speaking of fears in the abstract/to his volatile friend Mr. Jefferson,/(to break the pentameter, that was the first heave)/or as Jo Bard says: “They never speak to each other,/if it is baker and concierge visibly/it is La Rochefoucauld and de Maintenon audibly.”/“Te cave-ró le budella”/“La corata a te”/In less than a geological epoch/said Henry Mencken/“Some cook, some do not cook,/ some things cannot be altered”/“Ιυγξ.....’εµòν ποτί δώµα τòν άδρα”/What counts is the cultural level,/thank Benin for this table ex packing box/“doan yu tell no one I made it”/from a mask as fine as any in Frankfurt/“It’ll get you offn th’ groun”/Light as the branch of Kuanon […]

Pound, 1975, pp. 518-519

Deux présidents américains du XIXe siècle, un poète d’origine hongroise ami de Pound, un moraliste français du grand siècle et la maîtresse de Louis XIV, une expression populaire italienne, une citation du poète Théocrite, une référence aux anciens royaumes africains, un soldat américain noir, la déesse chinoise de la miséricorde. Toutes les pages des Cantos de Ezra Pound provoquent le même vertige herméneutique, non comme un symptôme négligeable ou un effet secondaire mais comme la révélation de l’assise même du projet poétique prenant modèle sur la Divine Comédie et l’Odyssée. S’il y eut un poète du transhistoricisme, ce fut bien Pound et comme pour T.S. Eliot, la dérive transhistorique part de son présent : Benin, dans le passage cité, est le surnom que donna Pound au GI qui lui fabriqua une petite table à partir d’une boîte pour lui permettre d’écrire lors de son emprisonnement en 1945 dans l’Italie libérée après la guerre. Pound rejoignant la cohorte des artistes et intellectuels modernes pour qui se pose la question du rapport entre une compromission politique dans le camp fasciste et l’appréciation de l’oeuvre – un débat qui échappe au cadre du présent article –, son soutien à Mussolini, agrémenté de diatribes anti-américaines et antisémites, peut se comprendre comme la recherche d’un ancrage dont la rigidité serait à l’extrême opposé de la souplesse polymorphe, polyglotte, translative et transhistoriciste caractérisant l’inspiration qui lui fit écrire les Cantos ou le Guide to Kulchur. L’esprit d’exclusion et d’intolérance imprégnant les discours fascisants viendrait calmer l’angoisse d’une écriture dont l’ouverture sur les langues, les cultures et les époques de l’humanité a peu d’équivalents dans l’histoire de la littérature.

Dans le passage cité, le vers grec (très faiblement métaphysique : « Petite roue, ramène mon homme à la maison ») est non traduit et suit la maxime « Certaines choses ne peuvent être modifiées » comme pour s’en gausser car le changement introduit par les mots de Théocrite dans la continuité textuelle est majeur : changement de langue, changement d’alphabet et changement du mode de réception pour le lecteur qui soudainement, s’il ignore l’alphabet grec, ne peut même plus lire et doit se plier au silence. Un silence similaire à celui que l’histoire voulut imposer au poète. Une expérience d’Einfühlung qui fait écho à celle que pratiqua Pound pour les périodes et les langues de l’histoire.

Si Pound comme Benjamin comme Goethe revenaient aux textes dits sacrés d’Orient ou d’Occident, ils cherchaient d’abord à y éprouver la force et le souffle d’une poétique, à l’instar du visiteur qui, admirant une cathédrale, peut ressentir une émotion esthétique aussi vibrante que sous les mêmes voûtes un croyant la preuve de sa foi. Pourtant, la critique est réticente à accepter que l’horizon messianique d’un Benjamin, par exemple, n’est pas plus exclu de l’histoire qu’il ne l’exclut alors qu’un tel horizon l’aide à penser le devenir traductionnel, à savoir le principe de transformation que l’acte traductif révèle dans la sphère langagière et que l’esprit humain reconnaîtra au plan ontologique.

Encore récemment, Marc de Launay, dans un judicieux développement mettant en correspondance les modes traductifs et les « conceptions du temps historique » (Launay, 2006, p. 73), refuse toute immanence à la pensée de Benjamin, conjoint l’idée de « pur langage » avec celle de « langue adamique » et associe Benjamin et Heidegger au mépris de toute éthique exégétique. Sur ce dernier point, on s’étonnera qu’un commentateur reprochant à ces deux penseurs leur sortie de l’histoire puisse rapprocher les démarches spéculatives d’un philosophe qui porta à la boutonnière l’insigne nazi et d’un autre qui se suicida en fuyant devant la Gestapo, d’autant que l’auteur est un irréprochable connaisseur de la pensée juive. Le reproche se fera bien plus sévère et condamnera une absence coupable de sens historique à l’endroit de la directrice de la maison d’édition Saint Jerome Publishing Company et de son réseau lorsque ceux-là persistent à ostraciser tout traductologue ayant passeport israélien.

Le sacré qui inspire Benjamin accueille favorablement le concept de transhistoricisme car, comme l’arche du récit biblique de l’exode, il assure une permanence dans la continuelle mouvance, inspirant une procédure interprétative qui accepte le devenir historique au sein d’une structure signifiante. Une sacralité textuelle – ce qui fait d’un texte un texte sacré dont on sait l’importance pour les théorisations du traduire – s’affirme en dehors de tout dispositif de croyance comme une mise en discours, comparable à celles repérables dans les domaines littéraire ou scientifique. Le sacré est une forme discursive et cela implique qu’il faille traduire le sacré du texte avant et afin de traduire le texte sacré[11].

De la traduction, Benjamin disait qu’elle aussi était une forme (Benjamin, 1997, p. 14). Or, une forme se comprend sous deux aspects : statique et externe (la forme de l’artisan dans laquelle il moule ou façonne ses objets; le volume des objets), dynamique et interne (la configuration provisoire née d’un mouvement). Le transhistoricisme n’a d’autre motivation que de dialectiser les deux acceptions : le permanent – non essentialisé, non fondationnel – à la fois comme ce qui connecte les provisoires et ce qui naît de leur succession. Tel le mythe qui prend son destin dans la suite de ses énonciations et dont Barthes affirmait qu’il doit être évalué comme une forme, langagière et discursive. Ainsi appréhendés, traduction et mythe se rejoignent dans leur capacité à révéler et canaliser la visée tranhistoriciste. Ovide l’avait compris qui, dans le passage consacré au mythe d’Arachné, ajoutait cette conclusion aux phrases précédemment citées décrivant l’arc-en-ciel des couleurs déposées sur la trame : « Aux fils s’entrelace l’or flexible; sur le tissu se déroulent des histoires dans anciens temps » (1997, p. 193).