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Comme son titre l’indique, l’étude de Fabio Regattin a pour objet le jeu de mots en traduction. Plus spécifiquement, l’auteur poursuit la visée suivante : déterminer la signification du concept de jeu de mots, et ce, en proposant une définition de l’opération traduisante qui, selon lui, permet de communiquer (ou non), ce type de jeu d’une langue source à une langue cible.

D’emblée, dans un premier chapitre consacré à la notion de jeu, Regattin affirme que le concept de jeu de mots est des plus difficiles à cerner. Toute tentative de définir le concept est ainsi risquée. Le jeu serait « un cadre de règles bien définies et l’activité qui a lieu à l’intérieur de ce cadre » (p. 12) composé de deux catégories empruntées à la langue anglaise : le game et le play. L’auteur distingue ces deux catégories comme suit : « […] le jeu-gratuité est tout du côté du play, alors que le jeu-structure paraît être partagé entre les deux termes : le game en constituerait la langue, le play la parole, la réalisation individuelle » (p. 13). Ce sont ces deux instances du jeu qui serviront à l’élaboration d’une « théorie unique du jeu de mots – […] qui permettrait […] de mieux comprendre la traduction de ces faits de langage » (p. 15).

C’est une synthèse des diverses taxinomies du jeu de mots ainsi qu’une définition plus complète de cet objet qui sont exposées dans le second chapitre. L’auteur isole plusieurs éléments constitutifs du jeu de mots qui, sans être tous présents dans chaque type répertorié – le calembour se différencie de l’à-peu-près qui, à son tour, se distingue de la contrepèterie – permettent d’en dégager une visée générale. Ainsi, Regattin définit son objet comme étant : « un texte aux dimensions variables, qui implique un travail délibéré sur le signifiant et qui peut présenter une ou plusieurs des caractéristiques suivantes : ambiguïté, règle, liberté, divertissement » (p. 38, c’est Regattin qui souligne). D’après l’auteur, une systématisation de cette définition servirait à façonner un outil de travail dans le but d’effectuer une étude comparative des jeux de mots et de leurs traductions à partir de catégories objectives. Pour ce faire, les catégories suivantes sont retenues : les jeux sur le signifiant, les jeux sur le signifiant/signifié et, enfin, les jeux sur le signifié.

Consacré à la traduction des jeux de mots, le troisième chapitre s’attache d’abord à expliciter le rôle de l’adaptation dans la traduction. À partir de caractéristiques attribuées par Georges Bastin (1990, 1993, 1998), l’auteur a recours à cette pratique afin de démontrer que le passage entre les langues est toujours possible, n’en déplaise à certains tenants de l’intraduisible. Regattin s’inspire par la suite de la théorie évolutionniste et explique l’importance et le fonctionnement de l’adaptation puisque, selon lui, le texte doit s’ajuster « au système littéraire d’arrivée, cet ajustement ayant pour but la survie du texte » (p. 62).

Dans la seconde partie de ce chapitre, principalement à partir d’un état critique des études traductologiques, sont mis en lumière divers théories et concepts qui guident la réflexion sur la traduction des jeux de mots. En présentant les tendances générales des principales approches retenues, Regattin cherche à remédier à deux lacunes : « la séparation entre les approches descriptives et prescriptives et la considération unilatérale du jeu comme play [gratuité] ou comme game » (p. 94). Il formule l’hypothèse selon laquelle : « […] traduire le jeu est en réalité une opération bi- ou, peut-être, tripartite » (ibid.), et introduit une troisième possibilité, celle où le game et le play sont réunis dans la traduction d’un même jeu de mots. C’est à partir de cette distinction qu’il est également possible, croit-il, de reconsidérer l’opposition entre description et prescription.

Dans le quatrième et dernier chapitre, mettant à l’épreuve les trois acceptions proposées au chapitre précédent (game, play et game/play), l’auteur expose quelques exemples pratiques. L’analyse de diverses traductions (Alice’s Adventures in Wonderland de Caroll, Ulcérations de Perec, Exercices de style de Queneau et Série blême de Vian) révèle comment le jeu de mots doit être traduit. D’une part, à partir du corpus choisi, il s’agit de « répondre à quelques questions sur les tendances générales de la traduction du jeu de mots » (p. 94). D’autre part, en plus de sa visée descriptive où une analyse des choix effectués par les traducteurs des oeuvres est fournie, ce chapitre possède également une visée prescriptive puisque ces choix sont confrontés à une « proposition pratique de traduction de game motivée par l’inexistence du même matériel de jeu dans la langue d’arrivée » (ibid.).

L’intérêt majeur de cet ouvrage réside sans nul doute dans l’exposition à la fois claire, concise et détaillée de l’état critique élaboré dans le troisième chapitre. Il s’agit là d’un travail de recherche véritablement consciencieux. Non seulement Regattin offre un panorama exhaustif de la réflexion entourant le jeu de mots, mais il parvient à faire se rencontrer les divers travaux retenus. Épinglant les lieux communs de l’exégèse traductologique et dégageant avec justesse les traits distincts des études envisagées, l’auteur trace plusieurs lignes théoriques directrices qui constituent autant d’avenues potentielles de la traduction du jeu de mots. Ce découpage lui permettra de formuler une hypothèse de travail qui cherche à pallier le binarisme ambiant des études retenues dont la majorité conçoit l’objet en question uniquement en tant que game ou play. Aussi, il va sans dire qu’une telle hypothèse, et l’analyse à laquelle elle donne lieu, invite les chercheurs autant que les traducteurs à reconsidérer plusieurs acceptions de la traduction du jeu de mots réfutées par Regattin.

Le principal reproche que l’on peut émettre au sujet de cette étude est sans doute l’apparente unicité de son programme, à savoir cette volonté de créer une « théorie unique du jeu de mots » (p. 14), volonté qui se verra paradoxalement contredite, voire minée, chemin faisant. En effet, en plus de rappeler tout au long de sa démonstration que le jeu de mots ne saurait être compris de manière unique et unilatérale, l’hypothèse de travail formulée par Regattin empêche de croire en une théorie unique du moment où, d’une part, elle suppose l’existence de trois types de jeu et, d’autre part, puisque des zones grises et des recoupements de toutes sortes interdisent de penser ces trois catégories en tant que « zones étanches ». Si, par sa grande érudition et son originalité conceptuelle, cet ouvrage offre une avancée remarquée dans le domaine traductologique, il n’en demeure pas moins que sa visée théorique est quelque peu « rigide » du fait qu’elle ne prend pas en considération de manière substantielle la pluralité du jeu de mots et l’enchevêtrement des catégories désignées.

Une deuxième critique concerne les longueurs et les digressions que l’on retrouve tout au long de l’ouvrage. Ces dernières surviennent particulièrement dans le troisième chapitre. Les poncifs de toutes sortes mis de côté – « Au fil du temps, la traduction a fait couler beaucoup d’encre […] » (p. 51), « Depuis toujours, le jeu de mots survit (non sans difficultés cela est évident) à l’épreuve de la traduction […] » (ibid.), etc. –, c’est lorsque Regattin s’éloigne de son objet de recherche et étend son propos à la traduction d’un point de vue de généraliste qu’il semble à la fois lasser le lecteur et perdre le fil de son analyse. Ainsi, lorsqu’il s’attarde considérablement à répondre à des questions telles que : « la traduction peut-elle être considérée comme un (type de) jeu? », il se tient à l’écart de l’analyse envisagée et développe des arguments qui ne nourrissent pas directement le propos visé. Ces diverses digressions auraient pu être évitées au profit d’une lecture plus approfondie dans l’ultime chapitre. De fait, l’auteur aurait gagné à étayer les exemples offerts, ce dernier chapitre étant de loin le plus court de l’ouvrage. Ajoutons également que cette analyse se fait d’autant plus attendre puisque l’hypothèse de la recherche n’apparaît qu’en page 94 de l’ouvrage, ce qui réduit de beaucoup la marge de manoeuvre de Regattin. Par ailleurs, il faut dire que sa conclusion déçoit par sa brièveté (moins de deux pages) et par ses redites; l’on aurait également souhaité y voir examinés – plutôt que cités au passage – les quelques domaines d’études connexes que l’auteur dit être insuffisamment développés (études statistiques sur la traduction du jeu de mots ponctuel, études sur la traduction des jeux à contrainte, l’étude de nouvelles modalités de traduction du play et du game, à titre d’exemples). En dépit de ces quelques réserves, on ne saurait trop recommander la lecture de cet ouvrage qui a pour principal mérite de tenter une réflexion nouvelle sur le jeu de mots comme objet d’étude « en soi » dont les diverses particularités se distinguent de l’éventail d’idiomes qui lui sont traditionnellement rattachés.