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1. Introduction

On compte au Canada plus de cinquante langues autochtones (Taylor et Wright, 1989, p. 89). De ce nombre, on compte sur les doigts de la main celles qui sont parlées par un nombre de locuteurs suffisamment important pour laisser croire qu’elles survivront sans doute encore quelques générations (Taylor et Wright, 1989, p. 89; Lortie, 1999, p. 10). Parmi celles-ci, l’inuktitut est de celles qui ont le mieux survécu, en partie à cause de l’isolement géographique des Inuit (Lortie, 1999, p. 10) et du nombre relativement faible, jusqu’à très récemment, de Qallunaat[1] vivant dans ce vaste territoire de l’est du Grand Nord canadien, le Nunavut. La situation est bien différente au Yukon, le plus petit des territoires canadiens, situé à l’autre extrémité du pays, où la présence des Blancs est beaucoup plus ancienne, ayant même précédé la grande ruée vers l’or du Klondike de 1898-1900, et où les langues autochtones, notamment le tagish, sont en grand danger d’extinction. De moins en moins d’autochtones parlent leur langue ancestrale, et les politiques mises en oeuvre au cours des dernières années visent à favoriser le développement et la revitalisation des langues autochtones. Parmi les mesures mises en oeuvre, notons la traduction et l’interprétation. Se pourrait-il que l’intensification des activités de traduction et d’interprétation puisse avoir une incidence bénéfique sur la survie des langues autochtones dans ces régions?

2. Le Nunavut

Au moment de la création du Nunavut le 1er avril 1999, le gouvernement territorial s’était engagé à faire de l’inuktitut une des langues officielles du territoire et la langue de travail principale de l’administration territoriale, en plus de viser à n’utiliser l’anglais et le français que pour les communications avec les autres ordres de gouvernement. En tentant de s’attaquer aux divers défis auxquels le Nunavut était confronté, soit les défis relatifs à l’expansion économique, à l’organisation politique, aux politiques à l’égard de l’usage des technologies et à la grande question de l’éducation, le gouvernement territorial a dû se rendre compte qu’il était impossible de travailler à ces questions tout en faisant abstraction d’un sujet difficile et controversé : celui de la langue et de la culture (Taylor et Wright, 1989, p. 86). Un autre problème, tout aussi fondamental, est donc venu s’ajouter aux nombreux défis que le Nunavut s’est promis de relever : celui de la langue et des nouveaux besoins en traduction et en interprétation.

Sur les 27 000 habitants qui peuplent ce coin de pays de 2 millions de kilomètres carrés, qui représente 20 % de la superficie du Canada, 21 000 Inuit vivent dans l’une des 28 collectivités du territoire, dont 16 sont situées au-delà du cercle arctique. Le réseau routier est inexistant hors de la capitale, Iqaluit, qui compte 5200 habitants; les plus petites agglomérations comptent à peine une centaine d’habitants. Les Qallunaat vivent surtout dans la capitale, où ils représentent quelque 40 % de la population, alors que, dans la plupart des autres collectivités, les Inuit représentent plus de 90 % de la population (Statistique Canada, 1996).

Malgré les mesures mises en oeuvre par les gouvernements fédéral et territorial, qui ont déjà consacré plusieurs millions de dollars et déployé de nombreux efforts à l’établissement de programmes de formation à l’intention des futurs administrateurs nunavummiut, ces derniers sont encore trop peu nombreux à avoir acquis la formation professionnelle nécessaire, et un peu plus de deux ans après l’avènement du Nunavut, l’objectif de combler 85 % des postes de direction par des Inuit est toujours temporairement réduit à 50 %, c’est-à-dire que 50 % des cadres seront des Qallunaat pendant encore de nombreuses années. La situation n’est pas particulière à la fonction publique. En effet, dans beaucoup d’autres domaines tels que les soins de santé, la justice, l’éducation et les services sociaux, la main-d’oeuvre est composée en grande partie de Qallunaat. Par ailleurs, très peu de Qallunaat qui viennent travailler au Nunavut font l’effort d’apprendre l’inuktitut. Notons que le taux de rotation de la main-d’oeuvre venue du Sud peut s’expliquer en partie par les conditions de travail (Rousseau, 1995, p. 262). De plus, une des grandes difficultés réside dans le fait que l’inuktitut, une langue qui appartient au groupe eskaléoute, possède un lexique et une grammaire qui lui confèrent un caractère tout à fait particulier. Par exemple, il est possible de former des mots à l’aide d’une multitude d’infixes, chacun porteur de sens. C’est pourquoi M. Therrien (1987, p. 11) écrit que l’inuktitut est une langue « agglutinante ». C’est également en partie ce qui rend difficile la création de répertoires exhaustifs. Ainsi, l’inuktitut ne se prête pas d’emblée à la traduction en anglais ou en français, et vice versa, ce qui pourrait décourager les Qallunaat de s’attaquer à l’apprentissage de cette langue. Les besoins en traduction et en interprétation, tant dans les entreprises privées qu’au gouvernement, sont donc importants depuis de nombreuses années et ils vont aller en augmentant en raison de la politique linguistique du gouvernement du Nunavut.

La difficulté du travail de l’interprète et du traducteur inuit découle également du fait qu’il existe très peu de ressources terminologiques bilingues spécialisées et normalisées. Cela s’explique du fait que si l’inuktitut est la langue standard qu’ont en commun les peuples inuit du Grand Nord, allant de l’Alaska jusqu’au Groenland, le grand nombre de dialectes seulement au Canada fait obstacle à l’adoption de lexiques normalisés. Certes, il existe de bons dictionnaires français-inuktitut-français (Thibert, 1955; Schneider, 1970), anglais-inuktitut-anglais (Thibert, 1970) et inuktitut-anglais (Schneider, 1985; Spalding, 1998). Cependant, outre les répertoires lexicographiques descriptifs des particularités lexicales diatopiques (Lowe, 1983, 1984a, 1984b), les répertoires lexicaux spécialisés, conçus pour assister le langagier dans sa tâche, sont rarissimes. En effet, les ouvrages lexicaux sont souvent des ouvrages à une seule lecture, c'est-à-dire qu’ils sont destinés à un seul public, généralement aux Qallunaat, comme en font foi les titres des ouvrages précités. Pour en vérifier l’efficacité, nous avons procédé à la recherche de quelques termes d’usage courant dans le domaine juridique, soit les termes accusé, avocat, coupable, crime, droit et innocent. Seul le dictionnaire inuktitut-anglais de L. Schneider (1985) répertorie une correspondance pour les mots law (droit) et lawyer (avocat). Toutefois, le terme correspondant à droit (pikujaq) n’est accompagné d’aucune marque d’usage. Notre but n’est pas de réfuter la validité des ouvrages lexicographiques susmentionnés, mais plutôt de montrer que les limites en sont rapidement atteintes lorsqu’on s’éloigne un tant soit peu des domaines de la langue générale.

Autre difficulté, celle-là propre à la traduction : l’usage parallèle des deux systèmes de graphie, l’écriture syllabique et l’alphabet romain, qui ont tous les deux été adoptés, tant par la population que par les services gouvernementaux, comme systèmes d’écriture officiels en 1976 (Therrien, 1987, p. 20). Non seulement faut-il savoir comment traduire, mais aussi comment écrire la solution choisie.

De plus, hors des sphères traditionnelles comme la chasse, la pêche et les déplacements en terre sauvage, l’usage de l’anglais tend à gagner du terrain sur l’inuktitut (Taylor et Wright, 1989, p. 97). Les statistiques montrent en effet qu’au fil des ans, la capacité de parler la langue des Qallunaat, tout particulièrement lorsque vient le temps de trouver un emploi, correspond à un certain prestige (Taylor et Wright, 1989, p. 99). Ce phénomène pourrait contribuer à l’affaiblissement de l’inuktitut chez une grande partie de la jeune génération, fait alarmant si l’on tient compte du fait que 55 % de la population du Nunavut est âgée de moins de 25 ans (Statistique Canada, 1996), en particulier celle qui constitue aujourd’hui l’intelligentsia inuit et qui vit principalement dans la capitale et dans les agglomérations les plus importantes du territoire. Dans le Grand Nord, il n’est question d’alphabétisation, un phénomène érigé en problème par la société occidentale (Shearwood, 1987, p. 630), que depuis l’arrivée des missionnaires, des commerçants et du gouvernement fédéral, partant des écoles de mission puis des pensionnats fédéraux. Il y a à peine un siècle et demi, le problème de l’alphabétisation ne se posait pas chez les Inuit nomades de l’époque : la communication passait par les rencontres face à face. De nos jours, les Inuit se sédentarisent graduellement et la communication prend de nombreuses formes, y compris la forme écrite. L’inuktitut est parlé par les aînés ainsi que par les générations suivantes, un peu moins toutefois par la jeune génération (Taylor et Wright, 1989, pp. 95, 97). C’est la principale langue en usage dans les émissions de radio et de télévision produites dans le Nord. La presse écrite publie régulièrement en inuktitut, en utilisant tant l’écriture syllabique que l’alphabet romain. Au Nunavut, dans les collectivités inuit, la langue d’enseignement de la première à la troisième année est l’inuktitut; les jeunes Inuit passent ensuite au programme anglais, mais l’inuktitut fait partie de tous les programmes d’études. Au Nunavik[2], l’enseignement se fait en inuktitut à la première et à la deuxième année, après quoi, les parents choisissent de faire instruire leurs enfants en français ou en anglais, la langue et la culture inuit continuant néanmoins de faire partie du programme scolaire (Commission scolaire Kativik, 1999).

Étant donné la place de plus en plus importante qu’occupe l’anglais au travail chez les Inuit, on note que non seulement les Qallunaat, mais certains Inuit eux-mêmes ont besoin des services de bons traducteurs et d’interprètes pour les aider à franchir la barrière linguistique qui les sépare des Inuit unilingues.

Depuis plus d’un siècle, le contact de nombreuses langues dans le Grand Nord a généré d’énormes besoins en matière de traduction et d’interprétation, et pendant longtemps, tout Inuk qui parlait un tant soit peu l’anglais (ou le français, au Nunavik, lorsque les Qallunaat francophones ont commencé à s’y installer dans les années 1970) pouvait s’improviser interprète. Aujourd’hui encore, même s’il est généralement reconnu que l’on ne s’improvise pas traducteur ou interprète et que l’apprentissage du métier devrait faire l’objet d’une formation professionnelle rigoureuse, les traducteurs et interprètes du Nunavut se butent à des difficultés uniques. Contrairement à la plupart des traducteurs et des interprètes du Sud, mais à l’instar des langagiers qui travaillent dans une langue à faible diffusion, ils travaillent sur tous les sujets et dans les deux sens (anglais-inuktitut), en traduction aussi bien qu’en interprétation, avec un minimum de ressources matérielles, financières et humaines. De plus, la grande majorité de la centaine d’Inuit qui travaillent à l’heure actuelle comme traducteurs et interprètes au Nunavut, à temps plein ou à temps partiel, n’ont pas la formation suffisante qui leur permettrait d’être reçus aux examens uniformisés du Conseil des traducteurs et interprètes du Canada (CTIC), qui représente les professions à l’échelle nationale et internationale. Aujourd’hui, la Société des traducteurs-interprètes du Nunavut, Nunattinni Katujjiqatigiit Tusaajinut, créée en 1994, ne compte encore que dix traducteurs-interprètes agréés contre cinquante-quatre adhérents. On pourrait voir un lien entre le peu de reconnaissance de la profession et le faible taux d’agrément. S’il y a peu de traducteurs et interprètes agréés, on risque d’embaucher des dilettantes. Or, si l’on peut être traducteur et interprète sans devoir faire aucune preuve de compétence, hormis le diplôme délivré par le Collège de l’Arctique du Nunavut dont nous parlerons plus loin, il y a fort à parier que tout un chacun pourra se lancer en traduction et en interprétation si l’activité se révèle un tant soit peu lucrative, que la qualité de la traduction et de l’interprétation en souffrira et que l’image que l’on se fait de ces professions ne pourra également qu’en souffrir. Par ailleurs, s’il y a mauvaise traduction ou mauvaise interprétation, de deux choses l’une : ou l’on cherchera à améliorer la formation des traducteurs et des interprètes, ou l’on tentera de se débarrasser des traducteurs et des interprètes en ne faisant affaire qu’avec des intervenants bilingues. La politique linguistique du Nunavut, dont l’objectif est d’intégrer tous les habitants aux processus administratifs et décisionnels du territoire, aurait donc un effet contraire sur le développement linguistique car, comme on sait que la plupart des Qallunaat sont très peu « inuitisés », il est facile d’imaginer qui devra fonctionner dans la langue de l’autre (Taylor et Wright, 1989, p. 97).

3. Formation en interprétation et en traduction

Le manque de formation des traducteurs et des interprètes est un défi auquel les professions sont confrontées au Nunavut, et ce manque a des répercussions parfois très graves dans certains domaines, en particulier dans ceux de l’interprétation judiciaire et de l’interprétation médicale. En ce qui concerne le droit, les concepts les plus fondamentaux du droit de tradition britannique sont souvent totalement étrangers aux Inuit et il arrive que les interprètes comprennent mal la situation et ignorent dans quelle mesure ils peuvent intervenir pour obtenir les précisions nécessaires (Rousseau, 1995, p. 270 et passim). Cela donne parfois lieu à des interprétations incomplètes ou erronées. Il arrive aussi que les interprètes connaissent mal le rôle qu’ils doivent jouer en tant qu’interprètes et qu’ils conversent avec les accusés pendant le procès, voire qu’ils ajoutent leurs commentaires personnels à l’interprétation (Rousseau, 1995, p. 271). De plus, au Canada du moins, la profession d’interprète judiciaire constitue une spécialisation qui ne s’improvise pas.

En matière de soins de santé, il n’y a à l’heure actuelle aucun médecin inuit au Nunavut et le nombre d’infirmières inuit est encore très faible. La communication avec les patients qui ne parlent que l’inuktitut ne peut donc se faire que par l’entremise d’un interprète. Nous avons déjà indiqué que l’inuktitut était une langue agglutinante, mais il faut ajouter qu’elle est très imagée. M. Therrien (1987) montre que chez les Inuit, la représentation de l’univers passe par le corps et qu’inversement la représentation du corps passe par celle du milieu, d’où le lien étroit entre le corps inuit et l’environnement du Grand Nord, selon Dufour (1995, p. 278), une professionnelle de la santé. Du fait que les jeunes traducteurs et interprètes ont souvent été obligés de quitter leur collectivité à un jeune âge pour poursuivre leurs études au-delà des niveaux primaire et secondaire et qu’ils ont passé plus de temps sur les bancs de l’école qu’à la chasse avec leurs aînés, ils connaissent mal les coutumes ancestrales de leur peuple. De plus, étant donné que les mots servant à décrire l’anatomie humaine sont souvent les mêmes que ceux servant à décrire celle des animaux, si le jeune interprète n’a jamais participé aux activités de chasse traditionnelle et au dépeçage des prises qui s’ensuit, il est mal préparé à interpréter à la clinique médicale. Par ailleurs, comme la terminologie générale en inuktitut utilisée pour exprimer la maladie et la douleur n’est souvent pas familière aux jeunes traducteurs et interprètes, ce manque de connaissances a des conséquences sur leurs compétences à traduire et à interpréter dans le contexte des soins de santé.

Pour répondre aux besoins en matière de formation des traducteurs et des interprètes, le Collège de l’Arctique du Nunavut, à Iqaluit, a mis sur pied en 1987 son Programme pour Interprètes/Traducteurs, qui se complète en un an (certificat) ou en deux ans (brevet). Par ailleurs, des cours intensifs de huit semaines sont également offerts en traduction judiciaire et médicale. On a soigneusement élaboré le programme afin de tenir compte des réalités historiques, culturelles, politiques, économiques et linguistiques de l’Arctique. Le gouvernement fédéral subventionne les étudiants qui désirent s’inscrire à ce programme, mais ceux-ci sont malheureusement encore peu nombreux.

4. Yukon et Nunavut : deux territoires fort différents l’un de l’autre

Tout comme le Nunavut, le Yukon, cette masse de 530 000 kilomètres carrés sertie entre l’Alaska, la Colombie-Britannique et les Territoires du Nord-Ouest, fait partie de ce qu’il convient d’appeler le Grand Nord du Canada. Il s’agit également d’un territoire et non d’une province. En bref, un territoire dispose d’une bonne partie des pouvoirs législatifs et administratifs d’une province; cependant, il demeure sous la tutelle du gouvernement fédéral. Comme les territoires ne sont pas du nombre des signataires de la Constitution canadienne, il serait possible en théorie, pour le gouvernement fédéral, de les annexer aux provinces, par exemple de prolonger les frontières de la Colombie-Britannique vers le nord, sans pour autant qu’il soit nécessaire d’amender la Constitution. Donc, le Yukon est un territoire, tout comme le Nunavut. Mais là s’arrêtent les similitudes.

Premier constat : quelque 32 000 personnes se disent Yukonnais et Yukonnaises; de ce nombre, environ 5300 sont d’origine autochtone et font partie de l’un des huit groupes linguistiques autochtones[3] du territoire. Donc, on peut déjà noter que le rapport démographique est tout à fait à l’inverse de celui du Nunavut, où la population inuit est majoritaire.

Deuxième constat : bien que l’inuktitut soit une langue menacée, le nombre de locuteurs permet tout de même d’entrevoir l’avenir immédiat avec un certain optimisme. Toutefois, des huit langues autochtones parlées au Yukon, aucune n’est à l’abri d’une disparition plus ou moins imminente. En effet, une étude menée en 1991 (Government of Yukon, 1991a) fait état du pourcentage de locuteurs qui maîtrisent parfaitement chacune des langues, mais certaines données sont trompeuses : on pourrait croire, en constatant que les locuteurs tagish maîtrisent tous à 100 % leur langue maternelle, qu’il y a tout lieu de se réjouir. En réalité, l’optimisme est loin d’être de mise si l’on sait qu’il n’y a plus que deux locutrices connues de cette langue, et qu’elles sont maintenant très âgées.

Cette étude avait été commandée par le gouvernement du Yukon, au lendemain de l’adoption de la Loi sur les langues du Yukon (Government of Yukon, 2001). En vertu de cette loi, le gouvernement territorial s’engageait, entre autres, à « prendre les mesures nécessaires pour maintenir et valoriser ces langues [les langues autochtones] au Yukon, et en favoriser le développement ». Cet engagement s’est traduit par la mise sur pied de bureaux régionaux de services en langues autochtones, par la création du Centre des langues autochtones du Yukon et par celle d’un programme universitaire de formation d’instructeurs de langues autochtones. Au fil des ans, ces programmes ont permis la mise en oeuvre de divers projets d’alphabétisation et de promotion des langues. Parmi ces projets, mentionnons la création d’ateliers de formation d’interprètes communautaires dont le but premier était, certes, de former des interprètes mais, indirectement, de permettre aux aînés, les locuteurs les plus compétents, d’utiliser leur langue maternelle dans le cadre de rassemblements communautaires et d’interactions avec les fournisseurs de services publics, tels que les médecins, les travailleurs sociaux, etc. Il faut savoir que les langues autochtones du Yukon sont de tradition orale et que l’alphabet actuel, contrairement à l’écriture syllabique largement utilisée entre autres au Nunavut, est extrêmement complexe et, partant, difficile à utiliser. Par conséquent, les ressources documentaires en langues autochtones sont virtuellement inexistantes; c’est ainsi que les aînés, dépositaires de la langue et du savoir traditionnel, sont également les « encyclopédies » et les « dictionnaires » de toute une communauté. Avec le décès de chaque aîné, c’est un pan du patrimoine linguistique et culturel qui s’effondre. C’est pourquoi il faut agir rapidement pour préserver ces langues.

5. Formation linguistique

Au Yukon, l’anglais est statistiquement et sociologiquement la langue prédominante. Dans les situations extrêmes, les Autochtones ne parlent ni ne comprennent leur langue « maternelle », si l’on peut encore ainsi la qualifier, ou langue ancestrale. L’anglais est la langue que l’on utilise au travail comme à la maison. Dans les situations les plus heureuses, nous assistons à un phénomène de diglossie : anglais au travail et dans la vie sociale et langue autochtone à la maison. En effet, hormis certaines instances administratives des Premières nations, où l’on tente d’instaurer une politique sur l’usage des langues autochtones au travail, il existe très peu de situations où un Autochtone a le loisir de parler sa langue maternelle passé le seuil du foyer familial.

La majorité des familles autochtones utilisent le plus souvent l’anglais pour communiquer, et ce, du fait que l’anglais est la langue des communications sociales et la langue d’enseignement, donc la langue plus ou moins commune à toutes les générations et à tous les groupes ethniques et sociaux. En effet, même s’il existe des programmes d’enseignement des langues autochtones dans les écoles du Yukon, le jour est encore très lointain où les matières scolaires seront enseignées en langues autochtones. On peut donc constater que, même au sein du système scolaire, les langues autochtones sont reléguées au second plan, quand elles ne sont pas tout simplement mises de côté. Il ne faudrait toutefois pas croire qu’il incombe uniquement à l’école de voir à l’apprentissage des langues autochtones sans donner également une part de responsabilité aux parents. Or, il demeure que les parents eux-mêmes parlent peu, ou ne parlent pas du tout, la langue de leurs aïeux. Restent donc les aînés pour reprendre le flambeau et tenter de faire le lien entre apprentissage scolaire et usage contextualisé, pour faire le pont entre patrimoine et société moderne, entre la vie nomade sous la tente et le monde de la société virtuelle.

6. Formation en interprétation et en traduction

Contrairement à la situation qui prévaut au Nunavut, il n’existe au Yukon aucun programme collégial spécialisé dans la formation d’interprètes et de traducteurs en langues autochtones. Il y a cependant au campus principal du Collège du Yukon, à Whitehorse, un programme visant à former des instructeurs en langues autochtones. Ces instructeurs, une fois diplômés, quittent la capitale et retournent dans leur village pour y assurer les cours de langue et de culture autochtones. Ce programme est piloté par le Centre des langues autochtones du Yukon, le seul organisme dont le mandat consiste à favoriser l’épanouissement des langues autochtones[4].

Un autre organisme, la Direction des services en langues autochtones du gouvernement du Yukon, a offert à la fin des années 1990 des ateliers de formation en interprétation en milieu social dans quelques-unes des langues autochtones du Yukon, notamment en kaska, en tutchone, en tlingit et en gwich’in. Ces ateliers avaient pour but de faire comprendre en quoi consiste le travail de l’interprète et d’encourager ceux et celles qui possèdent les prédispositions nécessaires à ce métier à aller de l’avant et de décourager les dilettantes qui persistaient à croire, et continuaient de faire croire à leurs clients, qu’il suffit d’être bilingue pour être interprète. Les ateliers comportaient deux principaux volets : pratique générale de l’interprétation en milieu social et interprétation juridique. Étant donné la disparité du niveau d’alphabétisation des participants, la formation a porté sur les exercices pratiques, notamment dans le cadre des ateliers d’interprétation juridique, où les participants ont pu suivre l’évolution de deux procès : un procès selon la tradition britannique des tribunaux du Canada anglais, et l’autre selon un nouveau modèle de justice appelé « cercle de détermination de la peine », lequel correspond davantage aux pratiques et aux traditions des peuples autochtones du Yukon. Dans le cadre de ces ateliers, de nombreux problèmes ont été soulevés, notamment ceux des vides lexicaux, du manque de compétences linguistiques, des critères de sélection des participants aux programmes de formation en interprétation et des différences culturelles et sociales. À l’égard de la terminologie, on a travaillé surtout sur le choix de termes qui seraient équivalents à certains termes anglais qui n’existent pas en langue autochtone. Par exemple, nombre de participants ont indiqué qu’ils avaient beaucoup de difficulté à interpréter les termes « coupable » et « non coupable »; d’ailleurs, certains ont indiqué qu’ils interprétaient souvent ces termes par les locutions « As-tu fait ce qu’ils disent que tu as fait, oui ou non? ». Il s’avère que les interprètes eux-mêmes n’avaient pas compris le sens des termes anglais. On leur a donc expliqué à l’aide d’une mise en situation. Par exemple, un père et son fils ont un accident de motoneige. Le père est blessé et demande à son fils de trouver de l’aide. Le fils part à la recherche de secours, trouve une cabane de trappeur inoccupée. Cependant, il note qu’il y a un poste radio-émetteur à l’intérieur. Il brise une fenêtre pour entrer et demande du secours à l’aide de la radio. Conclusion : bien qu’il se soit bel et bien introduit par effraction sur une propriété privée, le motif justifiait sa décision. Il a fait ce qu’on l’accuse d’avoir fait, mais il n’est pas coupable. À la suite de nombreuses discussions, on a conclu que pour traduire adéquatement l’expression coupable/non coupable, par exemple dans la locution « Plaidez-vous coupable ou non coupable ? », il serait approprié de dire l’équivalent de « Veux-tu que l’on raconte ce qui s’est passé? ». Dans l’affirmative, l’accusé plaide non coupable, c'est-à-dire qu’il souhaite un procès. Dans la négative, il s’estime coupable, et ne souhaite pas la tenue d’un procès. Ce n’est là qu’un exemple parmi quantité de termes qui posent problème au langagier au jour le jour.

7. Conclusion

Il est clair qu’il n’y a plus de temps à perdre si l’on veut assurer la survie des quelques dernières langues autochtones encore parlées au Canada, mais maintenant que bon nombre des structures éducatives et législatives semblent être solidement implantées au Yukon, et que l’on a dégagé des fonds pour endiguer le phénomène d’assimilation linguistique, il reste aux autorités autochtones, notamment aux quatorze Premières nations du Yukon, de décider quelle orientation devront prendre les initiatives de revitalisation et de promotion des langues autochtones du Yukon. Et l’une des décisions les plus difficiles à prendre sera sans doute de déterminer s’il est possible de faire renaître toutes les langues du Yukon et, dans la négative, quelles langues du Yukon il est encore possible de sauver de l’oubli. Ce genre de décision ne peut venir que des principaux intéressés eux-mêmes.

Si le Nunavut veut vraiment reconnaître au peuple inuit la validité de son patrimoine culturel et linguistique et en assurer la pérennité, il est essentiel que l’inuktitut soit maintenu comme langue de communication principale, ce qui aura pour conséquence d’influencer positivement le statut de cette langue à l’extérieur du cadre gouvernemental. Au Yukon, en raison de l’absence prolongée d’une politique linguistique favorable, les langues autochtones ont peu à peu été supplantées par l’anglais comme outils de communication contemporains et reléguées au statut de vestiges folkloriques. La politique linguistique du Nunavut, ainsi que le fait qu’il est à prévoir que des Qallunaat unilingues anglophones continueront encore longtemps d’assumer la prestation des services publics, laissent présager que le besoin en services de traduction et d’interprétation de niveau professionnel ne peut que croître. La formation de ces langagiers professionnels est donc primordiale et doit être adaptée à la réalité contemporaine de l’Arctique. Il semble donc essentiel que la formation des traducteurs et des interprètes se fasse dans le milieu culturel des étudiants; au minimum devrait-elle se faire par alternance entre les deux milieux culturels : celui des Qallunaat et celui des Inuit. Le langagier inuit devrait être bilingue, certes, mais aussi biculturel, langue et culture étant intimement liées.

Il semble donc y avoir, au Yukon comme au Nunavut, une volonté de sauvegarder et de promouvoir les langues et les cultures autochtones, et il ne fait nul doute que la traduction et l’interprétation auront un rôle primordial à jouer. Les plus optimistes diront que chaque effort est un pas dans la bonne direction, et les plus pessimistes prétendront que c’est trop peu, trop tard. Seul l’avenir pourra nous dire qui a raison. Si l’entreprise venait à réussir, nombre d’autres cultures pourront s’inspirer de la réussite des peuples du Grand Nord. Cependant, il serait illusoire, comme l’indique S. Inuaraq (1995, p. 261), de croire que l’on puisse faire marche arrière et revenir à une époque, bien que pas si lointaine, où la notion de survie était liée à la subsistance. Aujourd’hui, c’est de la survie de langues et de cultures qu’il s’agit. Il n’est donc peut-être pas utopique de penser que la traduction et l’interprétation dans le Grand Nord, tout comme l’étoile scintillante qui éclaire la longue nuit polaire et guide le voyageur vers son but, soient une des clés de cette survie et par là permettent au Canada, from coast to coast to coast, de continuer d’être un pays vraiment multilingue et multiculturel.