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Introduction

De la Conquête jusqu’à la fin du XIXe siècle, la littérature écrite dans le territoire que l’on désigne aujourd’hui comme le Québec s’emploie à servir la nation et s’adresse à un lecteur canadien-français (Biron et al., 2007, p. 57). En 1839, Lord Durham, qui perçoit les Canadiens français comme un peuple sans histoire et sans littérature, dépose son fameux rapport prônant leur assimilation (Lambton, 1839). À partir de ce moment, la production littéraire devient synonyme de survie. En ce sens, le XIXe siècle est caractérisé par le développement de la vie littéraire dans le territoire habité par les anciens colons français. On assiste à la naissance de journaux et de revues qui contribueront à la diffusion de la littérature canadienne-française, les plus marquants étant Le Foyer canadien (1863-1866), Les Soirées canadiennes (1861-1865) et Le Répertoire national (1848-1851)[1]. Les romans y paraîtront sous forme de feuilletons (Linteau et al., 1979, p. 328). En 1860, l’abbé Casgrain parlera d’un « mouvement littéraire en Canada » et l’investira d’une mission : « elle [la littérature canadienne-française] sera essentiellement croyante et religieuse » (cité dans Biron et al., 2007, p. 58). Pour lui, la littérature doit se mettre au service des valeurs de la nation canadienne-française (Lemire, 1980, p. xxiii). Ainsi, on assiste à une réimpression des oeuvres produites en Nouvelle-France afin de promouvoir le patriotisme canadien-français et le sentiment d’appartenance à la nation ; par exemple, les Oeuvres de Samuel de Champlain sont rééditées sous le patronage de l’Université Laval en 1870.

Edmond Lareau, rappelons-le, a soutenu que le trait distinctif du roman canadien-français est son caractère essentiellement nationaliste (1874, p. 274), qui s’exprime notamment par la description et la glorification de la vie rurale et religieuse. Tel est le cas du roman Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, père (1863). Force est de constater que la production littéraire au Canada français dans la seconde moitié du XIXe siècle est assez modeste : on recense une soixantaine d’oeuvres romanesques, une centaine de recueils en vers et environ 80 pièces de théâtre (Hayne, 1986, p. 56). Cette petite production s’explique par le fait que les textes de fiction sont considérés comme étant futiles, tant par les lecteurs que par les auteurs (Biron et al., 2007, p. 128).

On assiste par ailleurs à une accélération des activités de traduction à partir de 1850, particulièrement la traduction juridique et administrative (Delisle, 1987). À la suite de la Confédération canadienne en 1867, le français et l’anglais sont reconnus comme les langues officielles du Parlement canadien, des cours fédérales et de la province de Québec, ce qui augmente la demande de traduction pour les textes parlementaires et les textes de loi (Delisle, 2001). La traduction littéraire est à l’époque une activité des plus marginales. Dans son article « Literary Translation in Canada: A Survey » (1977), Philip Stratford affirme qu’avant 1920, seules douze oeuvres ont été traduites au Canada (dix vers l’anglais et deux vers le français). À son avis, les deux groupes linguistiques se sont largement ignorés, laissant souvent aux grands centres littéraires que sont Paris, Londres et New York le soin de traduire la littérature canadienne (Stratford, 1977, p. 37)[2]. Stratford note en outre qu’historiquement, la traduction au Canada s’est effectuée au Parlement et dans le secteur privé. Il postule donc que la grande quantité de textes à traduire produits par un pays officiellement bilingue fait en sorte que la traduction de textes pragmatiques domine au Canada. Il explique également que les traducteurs sont souvent des fonctionnaires anonymes, quoique compétents et bien rémunérés. Dans un tel contexte, la traduction littéraire était une activité marginale, perçue comme étant quelque peu futile et sans attrait économique (ibid., p. 38).

Il faudra attendre les années 1960 avant que la traduction littéraire prenne son envol au Canada. Selon Stratford, seulement une soixantaine d’oeuvres littéraires ont été traduites avant cette période (ibid., p. 37). Soulignons que la mise sur pied du programme d’aide à la traduction par le Conseil des arts du Canada en 1972 a permis une meilleure diffusion de la littérature par l’entremise de la traduction. Notons également la création du prix du Gouverneur général du Canada pour la traduction en 1974 et la constitution en 1975 de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, qui décerne depuis 1982 le prix John-Glassco visant à souligner l’excellence d’une première traduction littéraire.

Dans cet article, nous nous penchons sur le contexte de production et la réception des traductions anglaises de trois romans canadiens-français du XIXe siècle : L’Influence d’un livre (Aubert de Gaspé, fils, 1837), LesAnciens Canadiens (Aubert de Gaspé, père, 1863) et Angéline de Montbrun (Conan, 1884). Les traductions de ces romans paraissent à partir des années 1970 : Angéline de Montbrun fait l’objet d’une traduction en 1974, suivie de L’Influence d’un livre en 1993 et des Anciens Canadiens en 1996[3]. Nous avons sélectionné ces oeuvres parce qu’elles ont marqué, chacune à leur manière, la production littéraire de langue française au Canada. L’Influence d’un livre est considéré comme le premier roman issu du Canada français[4], alors que Les Anciens Canadiens constitue le premier succès commercial littéraire du XIXe siècle[5]. Quant à Angéline de Montbrun, il s’agit du premier roman psychologique, sans compter qu’il a été rédigé par la première femme à vivre de sa plume et à s’imposer sur la scène littéraire canadienne-française (Brunet, 2005, paragr. 6). Le facteur clé qui a influencé le choix des oeuvres examinées dans notre étude est donc l’importance historique[6] de celles-ci.

Dans le cadre de notre recherche, nous avons envisagé l’histoire de la pratique de la traduction en tant que processus et résultat. Selon Judith Woodsworth, l’histoire de la pratique permet de répondre aux questions suivantes : qu’est-ce qui a été traduit, par qui, dans quelles circonstances et dans quel contexte sociopolitique (2001, p. 101) ? Il s’agit exactement des questions auxquelles nous avons tenté de répondre en analysant le contexte de production et de réception des traductions de LInfluence dun livre, LesAnciens Canadiens et Angéline de Montbrun. Nous nous pencherons donc sur la nature de chacun de ces romans avant de nous attarder au traducteur et au contexte de production de la traduction, plus particulièrement au financement des projets de traduction. Nous examinerons également la réception critique de la traduction en Amérique du Nord.

On l’a dit, la production littéraire débute lentement au Canada français au XIXe siècle, et la diffusion de traductions anglaises dans l’Amérique du Nord anglophone est limitée. Puisque les francophones et les anglophones du Canada forment deux sociétés distinctes et que les échanges entre eux sont peu nombreux, il n’est pas surprenant qu’il n’y ait pas de désir de traduction au-delà d’entreprises ponctuelles. Cependant, malgré leur petit nombre, nous croyons que les traductions anglaises de romans canadiens-français ont permis une meilleure compréhension de l’histoire et de la culture canadiennes-françaises par les lecteurs anglophones – ce désir de compréhension étant au coeur des projets de traduction de la production romanesque du XIXe siècle. Nous remarquons également que la majorité des traductions produites à l’époque sont le résultat d’initiatives personnelles, à savoir celles de l’auteur des Anciens Canadiens, Aubert de Gaspé ; du professeur et traducteur Yves Brunelle, grand défenseur de la littérature québécoise, de l’éditeur spécialisé dans les ouvrages québécois anciens, Robert Davies, et de la traductrice littéraire Jane Brierley, admiratrice des oeuvres d’Aubert de Gaspé. Nous avons également constaté que ces acteurs ont porté à bout de bras leur projet de traduction des premiers romans canadiens-français, rendant accessibles aux lecteurs anglophones ces oeuvres souvent méconnues. Ainsi, les versions anglaises des romans canadiens-français du XIXe siècle ne s’inscrivent pas dans une tradition de traduction, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais eu d’élan de traduction des oeuvres du XIXe siècle et aucun effort institutionnel dans ce sens.

Dans cet article, nous nous pencherons sur la question du financement accordé par des organismes gouvernementaux et non gouvernementaux pour les traductions Angéline de Montbrun et The Influence of a Book ainsi que pour la retraduction Canadians of Old. Ce financement prend différentes formes et n’a pas toujours comme finalité la rémunération du traducteur. Malgré tout, nous postulons qu’il a permis de diminuer le risque financier encouru par les éditeurs, contribuant ainsi à la diffusion de la littérature canadienne-française à l’extérieur de ses frontières linguistiques.

1. Angéline de Montbrun : l’oeuvre originale[7]

Angéline de Montbrun est le premier roman de Laure Conan. À la suite du décès de ses parents, la nécessité financière pousse Conan à se tourner vers l’écriture et à faire publier ses oeuvres. De 1881 à 1882, Angéline de Montbrun paraît en feuilletons dans la Revue canadienne. Désireuse de publier son roman sous forme de livre, la romancière obtient le soutien de l’abbé Casgrain. Ce dernier, connu comme le « père » de la littérature canadienne-française[8], met tout en oeuvre pour aider la jeune romancière et la faire connaître. Il lui trouve un éditeur et demande entre autres à Louis Fréchette d’écrire une critique du roman (Brunet, 2005).

Laure Conan joue un rôle de précurseure à plusieurs égards. Selon Manon Brunet, elle est à l’époque la seule femme à vivre du métier d’écrivaine au Canada français (ibid.). Cependant, il est important de comprendre que ses écrits ne sont pas de nature féministe. La piété, le renoncement et le sacrifice de soi sont les thèmes le plus souvent associés aux personnages féminins qu’elle met en scène. Il n’en demeure pas moins que la romancière est consciente des barrières qui sont imposées aux femmes par la société québécoise patriarcale. C’est ce que révèlent notamment des lettres échangées avec le premier ministre du Canada, Sir Wilfrid Laurier. Le 6 avril 1907, elle lui écrit : « Si j’étais homme, on me traiterait bien autrement », et le 18 avril : « Tout va à ces Messieurs et je serai toujours sacrifiée si vous ne m’honorez de votre protection » (Conan cité dans Brunet, 2005). Angéline de Montbrun est en outre le premier roman psychologique de la littérature québécoise (Biron et al., 2007, p. 144). Contrairement au roman de la terre[9], le thème principal du livre de Conan est l’amour, et les sentiments sont à l’avant-plan.

1.1. La traduction : Angéline de Montbrun

La traduction anglaise d’Angéline de Montbrun paraît en 1974 ; elle est signée par Yves Brunelle, professeur au Département d’anglais de la St. Francis Xavier University, en Nouvelle-Écosse. Il ne s’agit pas de sa seule traduction, puisqu’il a aussi traduit Un homme et son péché de Claude Henri Grignon en 1978. Yves Brunelle a par ailleurs édité l’anthologie French Canadian Prose Masters: The Nineteenth Century (1978) et agi comme éditeur adjoint de la collection « French Writers of Canada », dont la mission est d’offrir aux lecteurs anglophones un échantillon des meilleures oeuvres issues du Canada français (Grignon, 1978, 2e de couverture). Brunelle a beaucoup oeuvré à la valorisation de la recherche sur la littérature canadienne et l’enseignement de celle-ci (Milner, 1997, p. 13). Tout porte à croire que c’est son intérêt pour la diffusion de la littérature canadienne et québécoise qui l’a motivé à entreprendre la traduction d’Angéline de Montbrun.

1.2. Le projet de traduction

Ce n’est qu’en 1974, près d’un siècle après sa publication en français, qu’Angéline de Montbrun fait l’objet d’une traduction vers l’anglais, un fait surprenant étant donné la bonne réception de l’oeuvre à sa parution et les nombreuses études auxquelles elle a donné lieu au fil des ans. La traduction contient une introduction substantielle rédigée par le traducteur, qui y décrit le contexte de publication de l’oeuvre et présente une biographie de l’auteure. Brunelle n’explique pas pourquoi il a entrepris la traduction de ce roman et ne fait pas non plus de commentaires sur le processus de traduction. Comme il est avant tout un professeur qui s’est donné comme mission de contribuer à la diffusion des oeuvres québécoises, il dédie son introduction à la présentation et à la contextualisation du roman et de son auteure pour le public canadien-anglais peu familier avec les débuts de la littérature canadienne-française. La traduction est publiée dans la collection « Literature of Canada – Poetry and Prose in Reprint » des Presses de l’Université de Toronto. Selon son directeur Douglas Lochhead, cette collection a pour but de réimprimer des ouvrages de prose et de poésie afin de démontrer l’existence d’une littérature canadienne et d’en faire connaître les auteurs et les oeuvres (Conan, 1974, n. p.). Une note contenue sur la page de renseignements relatifs à l’édition indique que l’ouvrage a bénéficié du soutien financier de deux organismes canadiens, à savoir le Conseil des arts de l’Ontario et la fondation McLean. La note se lit comme suit : « This book has been published with the assistance of grants from the Ontario Arts Council and the McLean Foundation » (ibid., n. p.).

Un échange de courriels avec Ev McTaggart, de la fondation McLean, nous a appris que les demandes de financement soumises à cet organisme et la correspondance s’y rattachant ne sont conservées que pendant deux ans. L’information relative au financement de la traduction d’Angéline de Montbrun a donc été détruite il y a près de quarante ans (Ev McTaggart, correspondance personnelle, 25 mai 2015). Du côté du Conseil des arts de l’Ontario, une correspondance avec Jack Illingworth, le responsable de la littérature, nous a appris que les archives de cette époque n’ont pas été conservées au-delà des rapports annuels, que nous n’avons pu obtenir étant donné que les informations relatives aux subventions sont confidentielles. Jack Illingworth nous a toutefois indiqué que le Conseil des arts de l’Ontario accorde un soutien financier aux éditeurs ontariens depuis 1973. De plus, bien que les subventions aient été calculées titre par titre, les maisons d’édition indiquaient dans leur formulaire de demande toutes les publications prévues pour l’année en question. Ainsi, les Presses de l’Université de Toronto ont reçu une subvention de 15 000 $ en 1974, montant correspondant à la totalité du soutien financier offert par le Conseil cette année-là. Cette subvention a soutenu la publication de plusieurs titres, dont peut-être la traduction d’Angéline de Montbrun. Jack Illingworth nous a toutefois mise en garde contre le fait de supposer qu’une partie de ce montant a mené à la publication de la traduction d’Angéline de Montbrun. En effet, contrairement aux subventions à la traduction du Conseil des arts du Canada, qui sont accordées pour un livre précis, les subventions du Conseil des arts de l’Ontario qui ont été consenties aux Presses de l’Université de Toronto dans les années 1970 avaient pour but de réduire le risque financier encouru et de les aider à maintenir leur catalogue de publications (Jack Illingworth, correspondance personnelle, 5 août 2015). Par ailleurs, Charley LaRose, coordonnateur des publications des Presses de l’Université de Toronto, nous a indiqué que les archives de la maison d’édition sont conservées dans les archives de l’Université de Toronto. Cependant, comme les Presses n’ont pas reçu de financement précisément pour la publication de la traduction d’Angéline de Montbrun, on ne trouvera pas dans ces archives de correspondance à ce sujet (Charley LaRose, correspondance personnelle, 19 août 2015). Dans le cas de cette traduction, il est donc impossible de déterminer précisément comment les sommes allouées par la fondation McLean et le Conseil des arts de l’Ontario ont été utilisées. Considérant la note citée plus haut, nous nous permettons de conclure que ces organismes ont versé des montants à la maison d’édition afin de soutenir la publication (et non de rémunérer le traducteur). En effet, rien n’indique qu’Yves Brunelle a été rémunéré pour son travail.

1.3. Réception de la traduction dans le Canada anglophone

La traduction d’Yves Brunelle n’a pas fait l’objet d’étude critique, ce que constate David M. Hayne : « [i]l est à regretter […] qu’aucun traducteur ou traductologue n’ait examiné à fond la traduction anglaise du roman publiée en 1974 par Yves Brunelle » (2009, p. 620). Comme Angéline de Montbrun est un roman très étudié, la traduction de Brunelle est souvent mentionnée dans des articles et ouvrages parus depuis 1980, mais elle n’est jamais commentée comme telle, l’accent étant mis sur le roman original. Néanmoins, l’introduction écrite par Brunelle a été remarquée. Elle est mentionnée, entre autres, dans A Critical Bibliography of French Literature (Brooks, 1980, p. 130), « The Québécois- and English-Canadian Literary System: Translation, Republishing, and the Preface » (Perkes, 1997, p. 316-317) et « Consolation and the Work of Mourning in Angéline de Montbrun » (Carr, 1998, p. 1004). Carolyn Perkes, par exemple, explique que selon Brunelle, Angéline serait le premier « round character »[10] de la littérature québécoise (ibid., p. 48).

2. L’Influence d’un livre : l’oeuvre originale

Publié en 1837 par Philippe-Ignace-François Aubert de Gaspé, journaliste et fils aîné du romancier Philippe Aubert de Gaspé, L’Influence d’un livre est considéré comme le premier roman canadien-français[11]. De Gaspé[12] est né à Québec le 8 avril 1814 et est décédé à Halifax le 7 mars 1841, à l’âge de 26 ans. Décrit comme un « turbulent contestataire » (Lacourcière, n. d., n. p.), de Gaspé eut une courte vie, mais elle fut mouvementée si l’on en juge par un événement survenu le 12 février 1836. Ce jour-là, le jeune journaliste, souhaitant se venger d’un député qui l’avait accusé d’avoir malhonnêtement rapporté les débats, jette de l’assa-foetida sur le poêle de la Chambre d’assemblée, ce qui répand une odeur nauséabonde dans tout l’édifice. Louis-Joseph Papineau, alors orateur de la Chambre, lance un mandat d’arrestation contre de Gaspé à la suite de l’événement. Le jeune homme quitte Québec pour se réfugier au manoir seigneurial de Saint-Jean-Port-Joli (Noreau, 2010, p. 61-63), propriété de sa famille. C’est là qu’il écrira L’Influence d’un livre.

L’oeuvre a bénéficié d’une bonne réception, et ce, avant même sa publication, puisque la maison William Cowan et Fils a accepté de l’imprimer. Willam Cowan était un libraire-imprimeur d’envergure tenant boutique sur la rue de la Fabrique, à Québec. Avant 1840, les libraires anglophones imprimaient des ouvrages tant en français qu’en anglais (Galarneau, 1986, p. 4). Bien que L’Influence d’un livre ait été remarqué au moment de sa publication, les avis exprimés à son égard n’étaient pas tous favorables. Il a notamment été qualifié d’invraisemblable par un journaliste utilisant le nom de plume « Pierre-André », ce qui a donné lieu à un échange entre ce dernier et Aubert de Gaspé dans La Gazette de Québec et Le Populaire (Hayne et Tirol, 1968a).

Le roman est réédité en 1864 par l’abbé Casgrain, qui en prépare aussi une version censurée pour le Foyer canadien. Casgrain a d’ailleurs changé le titre du roman pour Le chercheur de trésors, et c’est surtout sous ce titre que l’ouvrage a été connu.

2.1. La traduction : The Influence of a Book

Malgré les rééditions, le premier roman produit au Québec ne sera traduit vers l’anglais qu’un siècle et demi après sa parution originale. La traduction est signée par Claire Holden Rothman, romancière et traductrice ayant enseigné l’anglais au Collège Marianopolis de Montréal et la création littéraire à l’Université McGill (Open Book Toronto, 2009). Holden Rothman n’accompagne sa traduction d’aucune réflexion sur son travail. Selon ses souvenirs, c’est l’éditeur Robert Davies qui l’aurait approchée pour lui proposer de traduire le roman. Elle dit avoir été très enthousiasmée par le projet et heureuse d’être sollicitée pour traduire une oeuvre littéraire de qualité (Claire Holden Rothman, communication personnelle, 31 mars 2016). Soulignons que Claire Holden Rothman a reçu en 1994 le prix John-Glassco pour sa traduction, intitulée The Influence of a Book.

2.2. Le projet de traduction

La traduction de L’Influence d’un livre est publiée en 1993 chez Robert Davies Publishing, une division de l’Étincelle éditeur, et est distribuée au Canada par Stewart House. La maison d’édition a reçu le soutien du Conseil des arts du Canada[13] pour la réalisation de la traduction et la publication de l’ouvrage, comme on peut le lire dans les pages liminaires de celui-ci : « The publisher gratefully acknowledges the support of the Canada Council for the translation and publication of this book » (De Gaspé, 1993, n. p.). Cependant, les informations relatives à cette subvention obtenue dans le cadre du programme « Aide à l’édition de livres : subventions à la traduction » ne sont plus disponibles. Debbie Stenson, coordonnatrice de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels au Conseil des arts, nous a en effet informée que les documents relatifs aux subventions octroyées par le Conseil sont détruits après vingt ans (Debbie Stenson, communication personnelle, 30 mars 2016). C’est donc sur la base de la note mentionnée ci-dessus que nous en venons à la conclusion que l’éditeur a bénéficié d’une subvention spécifiquement destinée à rémunérer la traductrice, en plus d’une subvention de fonctionnement.

Une note d’un quart de page est la seule justification de l’éditeur quant à la production et à la publication, plus de 150 ans après sa parution originale, de cette traduction du premier roman canadien-français :

This first Quebec Novel, published in the autumn of 1837, was penned by the son and namesake of the celebrated nineteenth-century author of Canadians of Old. The younger De Gaspé was a colourful personality, faithfully reflecting hopes and the effervescence of his time. In publishing this translation of one of the rare jewels of Canadian literature, it is our hopes that we have remained true to the feeling of that period and true to the intent of the author.

De Gaspé, 1993, n. p.

L’entretien téléphonique que nous avons eu avec la traductrice nous a permis d’en apprendre un peu plus sur le contexte ayant donné lieu à la traduction. Selon Claire Holden Rothman, le fait que L’Influence d’un livre n’avait jamais été traduit vers l’anglais indignait Robert Davies. Ayant obtenu le nom d’Holden Rothman par l’intermédiaire de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, Davies lui aurait alors proposé de traduire le roman (Claire Holden Rothman, communication personnelle, 31 mars 2016). Dans sa critique de la traduction parue le 2 avril 1994 dans TheGazette, Wendy Thatcher écrit pour sa part que Davies s’était donné comme mission de faire connaître les textes québécois oubliés de la période allant de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle (Thatcher, 1994, p. I2). On peut penser que le projet de traduire L’Influence d’un livre s’inscrivait dans cette mission.

2.3. Réception de la traduction dans le Canada anglophone

L’éditeur choisit d’accompagner la version anglaise de L’Influence d’un livre d’une introduction signée par Maurice Lemire, professeur retraité de l’Université Laval, historien de la littérature et instigateur du Dictionnaire des oeuvres littérairesdu Québec et de L’Histoire de la vie littéraire du Québec. Si l’introduction fournit des informations biographiques sur l’auteur, résume la trame narrative et fait état des conditions de publication et de réception de l’original, elle ne contient par contre aucune mention de la traduction. En fait, l’introduction n’a pas été écrite spécialement pour l’occasion ; il s’agit plutôt d’une traduction de l’article « L’Influence d’un livre, roman de Philippe-Ignace-François Aubert de Gaspé » paru en 1978 dans le premier tome du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec. Il est probable qu’on ait repris cet article parce que le nom de Maurice Lemire pouvait contribuer à conférer du prestige, de la crédibilité et une visibilité accrue à l’ouvrage. L’objectif de l’éditeur semble en outre avoir été de créer l’illusion d’une introduction écrite par Lemire spécialement pour l’occasion. En effet, l’introduction est simplement signée « Maurice Lemire » et n’est pas suivie de la date de la première publication du texte, à savoir 1978. De plus, l’article du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec n’est pas cité dans la bibliographie commentée qui se trouve à la fin de l’ouvrage. Nous supposons donc qu’il y avait clairement un désir de présenter ce texte comme ayant été rédigé précisément pour accompagner cette première traduction anglaise de L’Influence d’un livre.

En ce qui a trait à la réception de la traduction, nous avons trouvé une annonce de sa parution et deux annonces relatives à l’obtention du prix John-Glassco par la traductrice. Nous avons également trouvé deux articles critiques, le premier déjà cité, publié dans le quotidien TheGazette du 2 avril 1994, et le deuxième, dans la revue Matrix (Cimon, 1994). Les deux articles mentionnent brièvement le travail de la traductrice. Dans The Gazette, on souligne qu’Holden Rothman reproduit avec justesse l’anglais du XIXe siècle (Thatcher, 1994, p. I2), alors que la critique de la revue Matrix met de l’avant le fait que le roman a été traduit avec adresse (Cimon, 1994, p. 76). Il est encore trop tôt pour déterminer si The Influence of a Book saura résister au passage du temps. Toutefois, il est difficile de faire des prédictions positives, car l’ouvrage n’a pas été réimprimé. De plus, selon Worldcat, seules 57 bibliothèques dans le monde en possèdent un exemplaire.

3. Les Anciens Canadiens : l’oeuvre originale

Passons maintenant à la dernière retraduction des Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, père. Nous l’avons dit : Les Anciens Canadiens est considéré comme le premier grand succès commercial – et le plus grand – du XIXe siècle. L’ouvrage est un best-seller : selon l’abbé Casgrain, la première édition fut écoulée en quelques mois et il en fut de même pour la suivante. Les tirages étaient respectivement de 2000[14] et de 5000 exemplaires (Biron et al., 2007, p. 123).

Cette oeuvre, comme son titre le suggère, porte sur les moeurs des anciens Canadiens, à savoir les habitants de la Nouvelle-France qui ont vécu la guerre de Sept Ans et la prise du Canada par les forces britanniques. Centré sur les années ayant précédé et suivi la Conquête, l’ouvrage peut être qualifié de roman historique. L’entreprise d’Aubert de Gaspé est claire : documenter et glorifier la vie et les exploits des gens de l’époque. Sont retranscrites dans l’ouvrage la légende de la Corriveau ainsi que de nombreuses chansons populaires. Le thème de la mémoire y est d’ailleurs central. De plus, Biron et al. affirment que « Les Anciens Canadiens a souvent été lu comme un roman de la réconciliation entre les Canadiens français et les Canadiens anglais » (ibid., p. 126). Aubert de Gaspé était très conscient de cette visée. Dans les quelques paragraphes qui servent de préface à son oeuvre, il soutient en effet :

Consigner quelques épisodes du bon vieux temps, quelques souvenirs d’une jeunesse, hélas! bien éloignée : voilà toute mon ambition. Plusieurs anecdotes paraîtront, sans doute, insignifiantes et puériles à bien des lecteurs : qu’ils jettent le blâme sur quelques-uns de nos meilleurs littérateurs, qui m’ont prié de ne rien omettre sur les moeurs des Anciens Canadiens.

Aubert de Gaspé, 1863, p. 7

Ainsi, lorsque le septuagénaire prend la plume pour la première fois, c’est dans le but précis et avoué de préserver les souvenirs d’une époque révolue. Il ne fait cependant aucun effort particulier pour faire entrer son oeuvre dans une catégorie prédéfinie : « Que les puristes, les littérateurs émérites, choqués de ses défauts, l’appellent roman, mémoire, chronique, salmigondis, pot-pourri, peu m’importe!... », déclare-t-il (ibid., p. 8).

Selon l’abbé Casgrain, LesAnciens Canadiens a profité d’une très bonne réception critique au moment de sa publication : « Toute la presse canadienne retentit des éloges les plus flatteurs » (1871, p. 74). Le roman jouit aussi d’une large distribution ; il est « en vente chez les éditeurs, MM. Desbarats, et chez tous les libraires » (LeJournal de Québec, cité dans Hayne et Tirol, 1968b, n. p.). L’abbé Casgrain lui-même ainsi que Nazaire Petit en ont publié des critiques[15]. Ils en vantent, entre autres, la narration, la fluidité du style ainsi que les descriptions. Le grand atout du livre est d’immortaliser « avec toutes ses traditions et ses souvenances, ses gloires et ses larmes, la plus glorieuse page de notre histoire » (Casgrain, 1871, p. 74-78). De plus, le roman est adapté en pièce de théâtre par deux professeurs du collège de l’Assomption, et la pièce y est jouée par les élèves en présence de l’auteur en 1865 (ibid., p. 87).

Les AnciensCanadiens, roman le plus connu de l’époque, a fait l’objet de trois traductions. La première, signée Georgiana M. Pennée, paraît un an après la publication de l’original, soit en 1864. Suivent ensuite deux retraductions, dont une qui ne tarde guère. Signée par Charles G. D. Roberts, elle paraît en 1890. Il faudra ensuite attendre plus d’un siècle avant que Jane Brierley ne commette la deuxième retraduction, en 1996. Du point de vue des traductions, LesAnciens Canadiens représente un cas de figure unique, car il a été traduit et retraduit très rapidement. D’ailleurs, selon nos recherches, il s’agirait du seul roman canadien-français du XIXe siècle ayant fait l’objet d’une traduction au cours de ce même siècle et ayant été retraduit.

3.1. La deuxième retraduction : Canadians of Old

Penchons-nous maintenant sur la deuxième retraduction des Anciens Canadiens qui, comme mentionné ci-dessus, a été publiée en 1996 et signée par Jane Brierley. Brierley a obtenu un baccalauréat de l’Université Bishop en 1956 et une maîtrise de l’Université McGill en 1982. Son mémoire de maîtrise consistait en une traduction intégrale commentée des Mémoires d’Aubert de Gaspé, traduction qui a été publiée en 1988 sous le titre A Man of Sentiment: The Memoirs of Philippe-Joseph Aubert de Gaspé. Brierley poursuit son exploration des oeuvres d’Aubert de Gaspé en traduisant ensuite Divers ; intitulée Yellow-Wolf & Other Tales of the Saint Lawrence, sa traduction paraît en 1990. LesAnciens Canadiens est donc le troisième ouvrage d’Aubert de Gaspé traduit par Jane Brierley. Les trois traductions ont été publiées chez Véhicule Press, petite maison d’édition montréalaise fondée en 1973 et qui se spécialise dans la poésie, la fiction, l’essai, la traduction et l’histoire sociale (Véhicule Press, 1996-2017).

Présidente de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada de 1990 à 1994 (ATTLC, s.d.), Jane Brierley est une traductrice littéraire reconnue dont la carrière a été jalonnée de récompenses. Sa traduction Yellow-Wolf & Other Tales of the Saint Lawrence lui a valu en 1990 le prix du Gouverneur général du Canada, décerné par le Conseil des arts du Canada. Elle a de nouveau obtenu ce prix en 2003 pour sa traduction Memoirs of a Less Travelled Road: A Historians Life (Mémoires d’un autre siècle, Marcel Trudel)[16]. En 1992, elle a reçu le prix Félix-Antoine Savard pour sa traduction White Desert (Le désert blanc, Jean Éthier-Blais)[17]. Enfin, sa traduction The Maerlande Chronicles (Chroniques du Pays des Mères, Élisabeth Vonarburg) lui a valu une nomination pour le prix américain Philip K. Dick Fiction Award, ce qui est d’autant plus impressionnant que le prix avait alors toujours été décerné à des auteurs américains (Holmes, 1999, p. 122-123).

3.2. Le projet de traduction

Il semblerait que Jane Brierley ait elle-même pris l’initiative de produire une retraduction du roman d’Aubert de Gaspé. Dans un article publié en 1995 dans lequel elle discute de sa traduction des Anciens Canadiens et, surtout, des deux traductions précédentes, elle écrit :

In fact, knowing that I would one day want to do a new translation of this particular work, I had studiously avoided taking anything more than a brief look at the two earlier translations.

Brierley, 1995, p. 163

I felt it was time to give Les Anciens Canadiens a fresh chance to emerge for the novel it was. With the blessing of my publisher and the Canada Council, I set to work »

ibid., p. 165

Les propos de Brierley confirment qu’elle a bénéficié d’une subvention du Conseil des arts du Canada pour la réalisation de sa traduction. Cette information se trouve également dans la section des remerciements de la traduction : « I wish to thank the Canada Council for generously assisting this translation with a grant-in-aid » et « Published with the assistance of the Canada Council » (Aubert de Gaspé, 1996, n. p.).

Jane Brierley et son éditeur Simon Dardick ont déposé une demande dans le cadre du programme d’aide à la traduction du Conseil des arts le 22 novembre 1991 (voir Annexe I). Pour justifier le financement d’une retraduction, Dardick explique que la traduction de Charles G. D. Roberts est désormais épuisée, qu’elle regorge d’embellissements propres à l’époque victorienne et que, pour la première fois, les « Notes et éclaircissements »[18] seront traduits (Simon Dardick, lettre à Katharine A. Benzekri, 22 novembre 1991 ; voir Annexe I). Dans un document portant la mention « Translator’s Remarks » qui accompagne la demande de subvention, Jane Brierley écrit pour sa part :

Robert’s English version, while more lively than the first translation, was written in a style that bordered on the pompous at times. In my view it lacked the engaging, conversational tone of the raconteur that is one of de Gaspé’s charms.

Annexe I

La demande de financement est de l’ordre de 12 303,74 $. Selon l’estimation de la traductrice, le texte des Anciens Canadiens compte 123 037,37 mots (Annexe I). La rémunération de Brierley est donc équivalente à 0,10 $ le mot. Le financement sera recommandé le 1er décembre 1991 (voir Annexe II), et Simon Dardick en recevra confirmation dans une lettre de Katharine A. Benzekri datée du 9 décembre 1991 (voir Annexe II).

La décision de retraduire Les Anciens Canadiens a été mûrement réfléchie par Brierley. Dans la préface de sa traduction, elle explique qu’une retraduction de l’ouvrage d’Aubert de Gaspé était nécessaire en raison de l’inadéquation des deux traductions précédentes. Brierley parle en connaissance de cause, puisqu’elle a procédé à une analyse comparative des traductions de Pennée et de Roberts (1995, p. 174-181), analyse qu’elle a effectuée alors que sa propre traduction était au stade de la révision (ibid., p. 164). Elle présente ses résultats dans un article intitulé « Two-and-a-half Translators in Search of a Canadian of Old » (Brierley, 1995). Brierley n’a donc pas retraduit Les Anciens Canadiens dans le but premier de corriger les fautes contenues dans les deux premières traductions, mais plutôt parce qu’elle avait l’impression générale que ces traductions n’étaient pas adéquates, une impression qu’elle confirme et justifie dans son article. Brierley nourrissait aussi un intérêt marqué pour Aubert de Gaspé ; après avoir traduit ses deux autres oeuvres, elle souhaitait s’attaquer à l’oeuvre phare de cet auteur.

Un échange de courriels avec Simon Dardick, directeur de Véhicule Press, met en lumière le fait que la retraduction des Anciens Canadiens a requis plus de temps que ce qui avait été prévu au départ. Dardick explique :

In the case of Les anciens Canadiens [sic], time-consuming research was required that touched on history and old or uncommon French terms. Jane Brierley was meticulous. As a result, the translation took longer than expected.

Communication personnelle, 13 mai 2015

Dardick nous a fourni des lettres qu’il a échangées avec le Conseil des arts du Canada[19]. La première est datée du 26 octobre 1995 et signée par Dardick lui-même. On y apprend que la parution de la traduction a déjà été reportée à quelques reprises. Pour justifier le fait que le projet de traduction a pris plus de temps que prévu, Dardick écrit :

For the first time, de Gaspé’s annotations and notes to the original text will be included in an English edition. Jane Brierley’s research has been meticulous and the resulting translation is truly a remarkable achievement.

Simon Dardick, lettre à Carole Boucher, 26 octobre 1995

Dardick ajoute que la traduction sera imprimée sous peu. Il reçoit une réponse de Carole Boucher, responsable des programmes de la section des lettres et de l’édition du Conseil des arts, le 19 décembre 1995, qui lui confirme que le deuxième versement de la subvention, un montant de 6 000 $, parviendra sous peu à la maison d’édition et qu’il restera 304 $ à verser à la parution de la traduction (Carole Boucher, lettre à Simon Dardick, 19 décembre 1995). Puis, en 1996, Dardick reçoit une lettre datée du 1er avril dans laquelle on peut lire que Véhicule Press a reçu le 9 décembre 1991 une subvention de 12 304 $ de la part du Conseil des arts du Canada pour la traduction des Anciens Canadiens. Dans cette même lettre, on demande à Véhicule Press de fournir un exemplaire de la traduction avant le 30 avril 1996. On ajoute que si le Conseil des arts ne reçoit pas la traduction pour cette date, le dossier sera fermé et le dernier versement sera annulé, sans compter que Véhicule Press devra rembourser l’argent déjà reçu (Marcel Hull, lettre à Simon Dardick, 1er avril 1996). Cette dernière correspondance est particulièrement parlante. Il s’est écoulé plus de cinq ans entre la demande de subvention et la publication de la traduction, à la fin de l’année 1996. Finalement, une lettre de Carole Boucher datée du 1er avril 1997 et obtenue dans le cadre de la Loi sur l’accès à l’information nous apprend que le Conseil des arts a reçu un exemplaire de Canadians of Old.

3.3. Réception de la traduction dans le Canada anglophone

D’entrée de jeu, soulignons que le projet de traduction des Anciens Canadiens par Jane Brierley n’est pas passé inaperçu. Déjà, en 1992, lorsque le quotidien Le Soleil souligne la nomination de Brierley pour le prix Félix-Antoine Savard, il est annoncé qu’elle « travaille actuellement à la traduction du célèbre roman historique d’Aubert de Gaspé, Les Anciens Canadiens » (Le Soleil, 1992, p. C3). Nous avons aussi trouvé quatre articles datant de 1997 qui mentionnent la nomination de Brierley pour le prix du Gouverneur général dans la catégorie traduction du français vers l’anglais. Ces articles ont été publiés dans The Canadian Press NewsWire (22 octobre 1997), The Globe and Mail (23 octobre 1997), le Edmonton Journal (23 octobre 1997) et le Daily News (23 octobre 1997). Nous avons de plus découvert une annonce de parution dans le Globe and Mail du 1er mars 1997. Cette dernière met de l’avant la traduction et la traductrice : l’auteure explique que le roman a déjà fait l’objet de traductions, mais que « Brierley wants to improve on ornately wordy early translations [sic], and on the Charles G. D. Roberts version (1890), which while readable, “took an adaptive approach that, in my view, went too far” » (Kirchoff, 1997, p. D15).

Deux critiques de la traduction ont par ailleurs été publiées. La première, parue dans TheGazette le 5 janvier 1997, affirme que la traduction des oeuvres d’Aubert de Gaspé pourrait contribuer à la réconciliation entre francophones et anglophones (Kozinska, 1997, p. C5). On y trouve également relayés les propos d’une entrevue réalisée avec Brierley qui permettent d’apprendre que, selon la traductrice, la valeur des Anciens Canadiens ne repose pas seulement sur son caractère historique, mais également sur son caractère social :

Not to knock the historical context, I think the importance of the book lies in the social aspect, and by that I include personal relationships and the sense of fun that people have. They used to have an awfully good time, and this comes through.

Brierley citée dans Kozinska, 1997, p. C5

L’article nous informe sur la vision que Brierley a d’Aubert de Gaspé, de ses oeuvres et de la littérature de l’époque, mais il n’est toutefois pas question de la traduction en tant que telle. La deuxième critique paraît dans la revue savante University of Toronto Quarterly et est signée par la traductologue Jane Koustas (1998/1999, p. 329). Pour Koustas, il ne fait aucun doute qu’une retraduction des Anciens Canadiens était nécessaire :

« One only has to read the caption of the illustration on the first page of Penné’s [sic] translation, “How are you Jose? and how have you left them all at home?” and the title of Roberts’s final version [Cameron of Lochiel, NDA] to appreciate the need for a makeover. »

ibid., p. 340

Brierley fait plus que produire une bonne traduction, elle apporte son expérience en tant qu’experte des oeuvres d’Aubert de Gaspé, toutes ayant demandé beaucoup de recherches. Koustas écrit également : « Canadians of Old […] offers English readers the first complete and delightfully readable version of Aubert de Gaspe’s classic novel » (ibid.), apposant ainsi un jugement favorable à la traduction de Brierley.

Finalement, Brian Busby, écrivain et historien de la littérature, écrit dans son blogue que la traduction de Brierley est supérieure à celle de Roberts :

I imagine that Roberts’ translation is the most read (the NCL edition sold nearly 1800 copies in the first six months alone); a great shame since it has been surpassed by Jane Brierley’s 1996 translation. The only one currently in print, it is highly recommended […].

24 septembre 2009, n. p.

Bref, la traduction de Brierley est le fruit d’une initiative personnelle et de plusieurs années de travail. Brierley avait déjà traduit les deux autres ouvrages d’Aubert de Gaspé et voulait boucler la boucle en traduisant toutes ses oeuvres. Elle effectuera d’ailleurs des recherches méticuleuses afin de trouver des équivalents aux termes canadiens-français. Malgré tout, la traduction de Brierley a été moins remarquée que celle de Charles G. D. Roberts.

Conclusion

Les traductions que nous avons examinées dans cet article ont été produites dans des contextes différents, mais il va sans dire qu’elles ont contribué à la diffusion des écrits canadiens-français du XIXe siècle dans l’Amérique du Nord anglophone. Elles ont été effectuées après l’adoption de la Loi sur les langues officielles (1969) et la mise en place du programme d’aide à la traduction du Conseil des arts du Canada (1972), dans un contexte favorable aux échanges entre les deux groupes linguistiques majoritaires du Canada. De plus, elles ont été financées par divers organismes subventionnaires. Les Presses de l’Université de Toronto ont ainsi bénéficié en 1974 du soutien financier du Conseil des arts de l’Ontario et de la fondation McLean pour la publication de la version anglaise d’Angéline de Montbrun. Les subventions reçues visaient à minimiser les coûts associés à la publication ; rien n’indique que le traducteur ait été rémunéré à même ce financement. Les maisons d’édition montréalaises Robert Davies Publishing et Véhicule Press ont pour leur part bénéficié du soutien du Conseil des arts du Canada pour publier respectivement The Influence of a Book en 1993 et Canadians of Old en 1996.

Il n’est sans doute pas anodin que les deux traductions produites dans les années 1990 aient été soutenues par le Conseil des arts du Canada, contrairement à celle produite au début des années 1970. En effet, au moment de la publication d’Angéline de Montbrun en version anglaise, le programme d’aide à la traduction du Conseil des arts n’existait que depuis deux ans. On peut penser qu’il était encore peu connu, surtout en dehors du Québec et du cercle des traducteurs littéraires. Il est possible également qu’Yves Brunelle ait entrepris sa traduction avant même la mise sur pied du programme. À l’inverse, le programme était bien établi au début des années 1990, et on peut penser que les traductrices et les éditeurs qui sont intervenus dans la publication de The Influence of a Book et de Canadians of Old le connaissaient bien, notamment parce qu’ils évoluaient dans le milieu québécois de la traduction littéraire.

Cela dit, les traductions en question sont le résultat d’initiatives personnelles, à savoir d’Yves Brunelle, grand défenseur de la littérature québécoise, de Robert Davies, éditeur spécialisé dans les ouvrages québécois anciens, et de la traductrice littéraire Jane Brierley, admiratrice des oeuvres de Philippe Aubert de Gaspé. On ne saurait voir dans leur publication un désir institutionnel de promouvoir la traduction des oeuvres du XIXe siècle (et ce, tant vers le français que vers l’anglais). Il n’en demeure pas moins qu’en réduisant le risque financier des éditeurs, les organismes subventionnaires permettent la diffusion de la littérature canadienne-française du XIXe siècle au-delà de ses frontières. De plus, comme toutes les traductions à l’étude ont bénéficié d’un appui financier, nous sommes d’avis qu’il y a une corrélation entre obtention d’une subvention et production d’une traduction. Nous n’irons toutefois pas jusqu’à affirmer que, sans ce soutien, les romans seraient demeurés non traduits : les projets de traduction ont été menés par des personnes engagées, qui auraient probablement trouvé des solutions créatives pour les réaliser. Il est néanmoins évident que les organismes subventionnaires facilitent et accélèrent la réalisation de tels projets et permettent le rayonnement des auteurs canadiens-français les plus connus.