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[...] sans les traductions, nombre d’idées, de théories, de faits, seraient demeurés étrangers aux grands débats intellectuels qui ont marqué l’histoire de la pensée.

Chevrel et Masson, 2015, p. 9

Introduction

Tout au long des siècles, les oeuvres traduites de sciences humaines et sociales (désormais SHS) ont participé à part entière à la transmission des savoirs, à la circulation des idées qui ont forgé notre pensée et contribué à la transformation de notre agir dans la société. Et pourtant, elles restent encore à la marge de la traductologie. C’est au cours du XXIe siècle qu’une réflexion a commencé à s’affirmer en donnant le jour, à côté de quelques articles épars (v. Rochlitz, 2001; Poncharal, 2007; Price, 2008; Sapiro et Popa, 2008), à des publications entièrement centrées sur la traduction des SHS (Heim et Tymowski, 2006; Barbe, 2012; Sapiro, 2012; Schwerter et Dick, 2013; Naugrette-Fournier et Poncharal, 2019; Milliaressi et Berner, 2020), témoignant, de ce fait, d’un véritable dynamisme[1].

La spécificité de la traduction des SHS semble aujourd’hui acquise :

Les textes de science s humaines[2] ont-ils une spécificité telle qu’on doive aborder leur traduction de manière différente de celle des textes scientifiques ou techniques (chimie, physique, mathématiques, manuels d’instructions etc.), d’une part; et des textes littéraires, d’autre part? Nous pensons que oui.

Heim et Tymowski, 2006, p. 3

Cette spécificité se reflète notamment dans les concepts qui ponctuent les textes de SHS et qui portent en eux, au-delà de l’écriture, la pensée de l’auteur.e ancrée dans sa langue-culture : « Pour Immanuel Wallerstein, la spécificité des textes de sciences humaines tient au fait qu’ils reposent sur des concepts, et que dès lors, leur traduction va avant tout poser le problème de la transmission de ces concepts d’une langue à l’autre » (Poncharal, 2007, p. 102). La traduction de ces concepts entraîne de multiples interventions du sujet traduisant au sein du texte, mais surtout au moyen de préfaces, de notes du traducteur ou de glossaires (Heim et Tymowski, 2006; Poncharal, 2007), des péritextes comme il est d’usage de les nommer depuis Genette (1967)[3], et crée par là, à mes yeux, une autre spécificité : une abondance de péritextes centrés sur la traduction des maîtres-mots.

La traductologie a tardé à appréhender les paratextes comme objet de réflexion à part entière, bien que Genette ait reconnu la pertinence d’enquêter sur les paratextes des ouvrages traduits (1967, p. 408). Ce n’est que depuis quelques années que les paratextes ont leur place. À partir de la fin des années 2000, des ouvrages ponctuels commencent à paraître (Risterucci-Roudnicky, 2008; Elefante, 2012; Batchelor, 2018). Par la suite, les principales encyclopédies des Translation Studies présentent l’entrée autonome « Paratexts » comme le Handbook of Translation Studies (Tahir Gürçağlar, 2011), la troisième édition de Routledge Encyclopedia of Translation Studies (Batchelor, 2020), ou encore A Dictionary of Translation and Interpreting (Laver and Mason, 2018). Et des revues de traductologie leur consacrent des numéros spéciaux, dont Atelier de traduction (Constantinescu et Torres, 2018), Palimpsestes (Génin et Stephens, 2018) et inTRAlinea (Catalano et Marcialis, 2020). Si ces études se sont principalement concentrées sur la traduction d’ouvrages littéraires « avec peu d’excursions dans d’autres genres » (Batchelor, 2018, p. 39), certaines se sont engagées dans le domaine des SHS dans une perspective d’histoire de la traduction ou de sociologie de la traduction (Rooryck et Jooken, 2013; Batchelor, 2018; Schögler, 2019a). Sous l’angle d’observation de l’histoire de la traduction, qui est le mien, les travaux ont permis de découvrir notamment une présence du sujet traduisant qui va au-delà de la question de la transmission des concepts. De nouveaux agirs ont été dévoilés : un sujet qui prend la parole pour exprimer ses émotions et se confronter avec d’autres traductrices et traducteurs, et aussi pour évaluer, argumenter, prendre part aux débats et aux polémiques suscités par les pensées de l’auteur.e, quitte à les transformer. Existe-t-il là une spécificité propre à la traduction des SHS où la circulation de nouveaux savoirs suscite débats et polémiques?

Pour avancer dans ce questionnement, j’ai choisi d’explorer les paratextes des traductions en langue française de l’ouvrage d’Adam Smith An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations[4] (désormais WN), publié en 1776 et conçu à un moment de l’histoire florissant d’idées nouvelles et désireux de transformer la société, l’époque des Lumières. WN, reconnu comme « l’acte de naissance de la pensée économique classique » (Ravix, 1999, p. 7), paraît dans une Grande-Bretagne en profondes transformations économiques où il a immédiatement un grand succès (Malbranque, 2013). En Europe, WN suscite également un vif intérêt. L’ouvrage est traduit la même année en allemand et en français (non publié), en danois en 1779, en italien en 1790, en espagnol en 1792, en hollandais en 1796, en suédois en 1800, en russe en 1802 (Lai, 2000).

Les traductions en langue française paraissent entre 1776 et 1802, tout au long d’une période historique de transformations radicales pour la France : de l’Ancien Régime à la période révolutionnaire qui se termine sous le Consulat de Napoléon. Quatre traducteurs – l’Abbé André Morellet, l’Abbé Jean-Louis Blavet, Jean-Antoine Roucher et Germain Garnier – et onze publications en comptant les rééditions : une véritable « effervescence traductrice » comme le suggèrent Faccarello et Steiner (2002b, p. 5).

L’intérêt pour WN ne reste pas confiné aux débats des penseurs de l’époque. WN devient, en effet, un « tool for the creation of a new society » (Carpenter, 2002, p. xxix) qui engendre de fait des modifications de la politique économique des gouvernants :

D’emblée, effectivement, Smith eut une influence immédiate et forte, sinon sur l’Europe entière. En Angleterre, le livre a une influence fondamentale sur la politique économique de la Grande-Bretagne. Dès 1777, Lord North adopte deux taxes « smithiennes » : l’une sur les domestiques, l’autre sur les biens vendus aux enchères.

Saint-Simon 2012, Vol. II, n. 296

La naissance d’une nouvelle pensée et son immédiate répercussion sur l’agir des gouvernants représentent, à mes yeux, un cadre privilégié pour m’interroger sur la spécificité des paratextes dans le domaine de la traduction des SHS et appréhender les apports des traducteurs ou traductrices dans les débats à leur époque.

Des différents espaces péritextuels qui accompagnent les traductions, je limiterai ici mon observation aux préfaces en laissant de côté les notes qui représentent un vaste espace et qui demanderaient une étude en soi. Cependant, j’observerai aussi des épitextes dans les périodiques, parce qu’au cours du XVIIIe siècle, nombre de périodiques français[5] s’engagèrent à diffuser l’esprit des Lumières, en proposant des comptes rendus de livres en langue étrangère parus en Europe et des extraits traduits pour certains de ces ouvrages, en vue de favoriser la circulation des idées (Thomson, 2006; Juratic, 2014). Pour l’ouvrage d’Adam Smith, ils en furent les promoteurs et en assurèrent la diffusion, allant jusqu’à alimenter les débats qui suivirent.

L’accueil de WN en France et la parution des traductions : une histoire tourmentée

Les premières études faites sur les traductions de WN ont été menées au sein des sciences économiques, en particulier de l’histoire de la pensée économique[6]. Notamment, elles se sont interrogées sur l’impact de la pensée smithienne et sur la diffusion de WN au niveau international en répertoriant les différentes traductions établies (Lai, 2000; Tribe, 2002). Pour ce qui est de sa réception en France, les travaux de Carpenter (1995, 2002) et ceux de Faccarello et Steiner (2002a) sont devenus les sources de référence majeures pour d’ultérieures contributions à l’histoire de la pensée économique (Taieb, 1998; Malbranque, 2013; Dellemotte, 2013, s.d.). C’est grâce à ces travaux, riches et, d’une certaine manière, inouïs pour l’historienne de la traduction que je suis, que j’ai pu consulter les premières données et réflexions sur les traductions françaises des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (désormais RN). Il me semble que cette place accordée à la traduction par les sciences économiques est digne d’intérêt et constitue un terrain de rencontre fertile pour la traductologie elle-même.

En 1776, Adam Smith était déjà connu en France : d’un côté, de par son long séjour à Paris en 1766 au cours duquel il avait tissé des relations avec les auteurs de L’Encyclopédie et avec les principaux chefs de l’école physiocrate comme Turgot et Quesnay (Delatour, 1886, p. 42); de l’autre côté, de par son premier ouvrage de philosophie, Theory of Moral Sentiments, paru en 1759, traduit en français en 1764 par Marc-Antoine Eidous[7], réédité et retraduit en 1774 par Jean-Louis Blavet, qui deviendra un des traducteurs de WN.

En 1776, le terrain était prêt pour un accueil très favorable de la Richesse des nations. Smith était célèbre dans les milieux intellectuels et apprécié des réformateurs : son ouvrage pouvait être utile à ces derniers pour propager les Lumières et appuyer leurs politiques. Le terrain était également prêt pour une traduction française de l’oeuvre.

Faccarello et Steiner, 2002b, p. 15

C’est, en effet, en 1776 qu’une première traduction est entreprise par André Morellet, mais qui ne fut jamais publiée[8], au grand dépit de celui-ci[9].

Et c’est également en 1776 que le périodique Journal encyclopédique ou universel présente deux comptes rendus détaillés de WN au sein desquels apparaissent les premières traductions de courts extraits. On propose un premier titre de WN en français dans le premier compte rendu, Recherches sur la nature des richesses des nations (1er octobre, pp. 3-15), et un deuxième dans le compte rendu suivant, Recherches sur la nature et les causes des richesses des nations (15 octobre, pp. 252-263). Quelques mois plus tard, en février 1777, LeJournal des Sçavans, « archétype et modèle de nombreux titres publiés par la suite » (Juratic, 2014, p. 235)[10], fait non seulement l’éloge de l’ouvrage d’Adam Smith dans son compte rendu (pp. 81-84), mais propose également la première traduction de l’introduction de WN « pour en donner une idée générale » (p. 81) et détermine le titre définitif en français, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (RN). Ce dernier se maintiendra jusqu’en 1995, quand Paulette Taieb proposera un nouveau titre, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, pour sa nouvelle traduction intégrale de WN[11].

Ces deux premières attestations de traductions partielles, mais pas insignifiantes, illustrent combien ces fragments de traductions « hors-textes » publiés dans des périodiques ont pu contribuer à la présentation de l’ouvrage à traduire et amorcer le cheminement de l’ouvrage traduit, notamment avec la détermination de son titre.

L’année suivante, en 1778, François Reverdil, déjà traducteur de Institutes of Moral Philosophy d’Adam Ferguson, propose la traduction d’un seul chapitre, « Of colonies » du Livre IV, publiée à Bâle et à Lausanne. Reverdil, dans l’« Avertissement du traducteur », précise qu’il a « surtout espéré que cet échantillon ferait assez désirer aux lecteurs français l’ouvrage entier, pour engager quelqu’un de plus patient et de plus capable à le traduire » (cité par Faccarello et Steiner, 2002b, p. 19 [1778, p. 20]). Ce souhait fut satisfait la même année. La première RN[12] intégrale est publiée en 1778-1779 à l’étranger, à La Haye par M*** et republiée en 1789 à Amsterdam. Cependant, elle « paraît être passée en France quasiment inaperçue » (Taieb, 1998, n.p.).

La deuxième RN paraît sous une forme anonyme tout d’abord dans le Journal de l’agriculture, du commerce, des arts et des finances par épisodes hebdomadaires entre janvier 1779 et décembre 1780. En 1781, cette traduction est éditée en six volumes à Yverdon (Suisse), toujours sous une forme anonyme, alors que sur les vingt exemplaires publiés la même année à Paris figure l’indication « traduit par M. l’Abbé Bl*** ». Adam Smith, qui avait reçu une copie publiée à Paris, connaissait M. l’Abbé Bl*** – qui plus tard s’avéra être l’Abbé Blavet – de par sa traduction de Theory of Moral Sentiments. Il lui écrivit une lettre de remerciement le 18 juillet 1782 :

[…] votre excellente traduction de mon ouvrage […]. Je suis charmé de cette traduction et vous m’avez rendu le plus grand service qu’on puisse rendre à un auteur, en faisant connaître mon livre à la nation de l’Europe dont je considère le plus le gout et le jugement. […] J’étais fort content de votre traduction de mon premier ouvrage; mais je le suis encore plus de la manière dont vous avez rendu ce dernier […] je l’ai trouvée, à tous égards, parfaitement égale à l’original.

cité par Mossner et Ross, 1977 [1782], pp. 259-260

La traduction fut rééditée et publiée à Londres à l’insu du traducteur en 1786 et en 1788, toujours sous le voile de l’anonymat.

Avec la nouvelle configuration politique de la France issue de la Révolution française, l’intérêt pour Adam Smith et pour les traductions de son ouvrage va croissant (Carpenter, 1995), de nouvelles traductions intégrales paraissent. En 1790, un nouveau traducteur entre en jeu : Jean-Antoine Roucher. Trois volumes furent publiés à Paris en 1790 et le quatrième en 1791. La RN de Roucher annonce en couverture des notes de Condorcet qui ne furent jamais publiées. En parallèle, en 1790, un mensuel édité par Condorcet, Bibliothèque de l’Homme Public; Ou Analyse Raisonnée Des Principaux Ouvrages François Et Etrangers, [...], accompagne la traduction. Le mensuel présente WN comme « un de ces ouvrages qui honorent le plus la Grande-Bretagne » (1790a, p. 108) et insère, dans deux importants comptes rendus, des extraits traduits. Les extraits présentés pour les Livres I, II et III de WN proviennent de la traduction de Roucher (ibid., pp. 108-216), alors que ceux des Livres IV et V viennent de la traduction de Blavet (1790b, pp. 3-115). La RN de Roucher (1790-1791) est réimprimée deux fois en 1792. En 1794, est publiée posthume la deuxième édition « revue et considérablement corrigée » (couverture).

En 1800-1801, an IX de la République française, une version revue et corrigée de la RN (1781) est publiée où apparaît pour la première fois le nom du traducteur, « le citoyen Blavet », qui revendique, dans la préface, la paternité de la traduction. C’est en 1802, an X de la République française, que se conclut « l’effervescence traductrice » avec la parution de la quatrième traduction intégrale de WN : celle de Germain Garnier.

La RN de Garnier (1802) s’ouvre par une volumineuse préface suivie d’une notice sur la vie et les oeuvres de Smith et se clôt avec un volume à part de quarante-deux notes. Elle fait taire les précédentes traductions. Elle « [...] non seulement devint l’édition classique mais, dès le début, eut l’aura d’une telle édition, de l’édition canonique » (Carpenter, 1995, p. 7). En 1822, du vivant de Garnier, elle va être rééditée, avec des révisions qui concernent principalement les paratextes : une nouvelle préface et un ajout considérable de notes qui vont composer les deux derniers volumes de l’oeuvre.

En 1843, après la mort de Garnier, la RN (1822) est entièrement revue et corrigée par Adolphe Blanqui, publiée avec de riches paratextes qui font de cette édition un véritable monument de la pensée économique de l’époque : « Préface » de Blanqui (pp. v-viii), « Notice sur la vie et les travaux d’Adam Smith » de Blanqui (pp. ix-xxiv), « Préface de Garnier » (pp. xxv-lxxix), et tout au long du texte de nombreuses et longues notes-commentaires, celles de Garnier qui avaient été publiées dans les deux derniers volumes de RN (1822), celles de Blanqui et enfin celles des principaux économistes de l’époque – Buchanan, Mac Culloch, Malthus, J. Mill, Ricardo, Sismondi – augmentées de notes inédites de Jean-Baptiste Say. L’ensemble des notes-commentaires nous font vivre les débats économiques et politiques au cours de la première moitié du XIXe siècle : un nouvel espace à explorer pour continuer à avancer dans les questionnements sur les paratextes des oeuvres traduites dans les SHS.

Qui sont les traducteurs de WN?

La question sur le sujet traduisant qui doit « [...] être fermement posée face à une traduction », comme l’a suggéré Berman (1995, p. 73), n’est plus aujourd’hui inattendue dans la traductologie. Depuis la fin du XXe siècle, le sujet traduisant y a acquis une place de plus en plus importante sous diverses perspectives : dans le texte, dans les paratextes et dans la société (Simeoni, 1998; Coldiron, 2012; Schögler, 2019b; Tahir Gürçağlar, 2019), notamment sous le concept de l’(in)visibilité (Venuti, 1995; Emmerich, 2013). C’est d’un intérêt fondamental pour l’histoire de la traduction, qui a dressé des portraits de traducteurs et traductrices (Delisle et Woodsworth, 1995; Delisle, 1999, 2002) pour mettre en lumière « ces grands oubliés du discours sur la traduction » (Delisle, 2014, p. 41). Le sujet traduisant devient inéluctablement central dans l’Histoire des traductions en langue française (Chevrel et Masson, 2015-2019) qui lui consacre dans chacun des 4 volumes un chapitre « Traducteurs » et un index des Traducteurs.

L’Abbé Morellet, le premier traducteur, est encyclopédiste. En réaction à la censure du septième volume de L’Encyclopédie, il écrit le pamphlet Préface des Philosophes, ou Vision de Charles Palissot (1760). Il est l’auteur de livres touchant à des questions économiques et d’administration comme les Réflexions sur les avantages de la libre fabrication et de l’usage des toiles peintes (1758), le Prospectusd’un nouveau Dictionnaire de commerce[13], composé de cinq volumes (1769), et De la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières d’administration (1774). Il est traducteur[14], notamment de Dei delitti e delle pene [Des délits et des peines] de Cesare Beccaria[15] (1766) qui eut un impact sur la réforme des codes criminels en Europe. Il connaît Adam Smith avec qui il a eu de nombreuses occasions de discuter à Paris dans les Salons, et c’est précisément Smith qui lui envoie son ouvrage. Les derniers propos de l’Abbé Morellet juste avant de mourir – « Je suis content des progrès de la raison » (Morellet, 1822, p. xvi) – illustrent la vision philosophique et politique qu’il maintient tout au long de sa vie.

Jean-Louis Blavet, le deuxième traducteur, est un abbé bénédictin. « Dans la plupart des écrits de l’abbé Blavet, on retrouve les principes des économistes, dont il avait adopté les opinions, en se liant avec Quesnay et Beaudeau » (Arnault et al., 1821, p. 63). Il est également traducteur. Il a traduit Theory of Moral Sentiments d’Adam Smith en 1774 et c’est à cette occasion qu’il fait la connaissance de Smith. Et c’est précisément Smith qui lui envoie non seulement son nouvel ouvrage, mais qui lui demande aussi de le traduire :

M. Smith, content d’une nouvelle traduction que j’avois donnée de sa Théorie des Sentimens moraux, me fit l’honneur de m’envoyer un exemplaire de son ouvrage Sur la nature & les causes de la Richesse des Nations en me marquant obligeamment qu’il désiroit que j’en fusse aussi le Traducteur.

Blavet, 1788, p. 1319

Il a également traduit de l’anglais, en 1776, un livre d’histoire Mémoires historiques et politiques de la Grande-Bretagne et de l’Irlande de Jean Dalrymple.

Jean-Antoine Roucher, le troisième traducteur, est un poète célébré dans les Salons d’avant la Révolution pour son poème Les Mois (1779), mais il a également une posture d’homme engagé. Il est lié aux idées des Lumières et adhère à celles de la Révolution; cependant, il s’en détache durant le processus conduit par Robespierre vers la Terreur. Emprisonné en 1793, il meurt guillotiné à l’avant-veille du 9 Thermidor, à la chute de Robespierre. C’est en prison qu’il retravaille sa traduction (1794-1795) en y apportant de considérables modifications.

Germain Garnier, le dernier traducteur, est un homme politique, proche des monarchistes, député-suppléant de Paris aux États Généraux. Après la chute de la monarchie en 1792, il se réfugie en Suisse et c’est lors de cet exil qu’il commence à traduire la WN. Il ne revient en France qu’après Thermidor, en 1795. Sous le Consulat de Bonaparte, il est nommé préfet de Seine-et-Oise en 1800. Garnier est également économiste. Avant sa traduction de WN, en 1796 il a publié un Abrégé élémentaire des principes de l’économie politique. Il a traduit aussi un roman de l’anglais, Les aventures de Caleb Williams, ou les Choses comme elles sont de William Godwin (1796).

Il ressort de ces présentations des expériences différentes : qui a connu Adam Smith, qui a déjà traduit de la langue anglaise avant d’entreprendre sa traduction de WN, qui a traduit en prison ou en exil, qui est poète, qui est politique... Un fil commun qui lie ces traducteurs est l’engagement à promouvoir les connaissances à travers la RN pour transformer la société.

Ce fil commun se retrouve dans leur travail de traduction de WN avec leurs prises de parole dans les paratextes. Les traducteurs prennent amplement la parole dans tous les espaces paratextuels. Ils participent aux polémiques mises en scène dans les périodiques sur l’enjeu d’une bonne ou mauvaise traduction pour le bien de la Nation. Ils se posent comme des traducteurs engagés. Et, le dernier traducteur, Germain Garnier, tire profit de sa préface pour prendre également la posture d’un économiste qui va jusqu’à critiquer et développer les idées de Smith.

Les épitextes des RN : terrain de controverses autour des traducteurs

Les périodiques, véritables promoteurs de RN, deviennent de précieux espaces où lire les controverses nées au fil des parutions des différentes traductions. Dès la parution de la première traduction, en 1778, restée encore sous l’anonymat, le Journal de Paris abrite une polémique de Constantin François de Volney qui critique le traducteur, lequel intervient à son tour pour lui répondre en dévoilant son identité. Dans une lettre publiée le 24 octobre 1788, de Volney écrit : « je voudrais bien aussi que nous eussions une bonne traduction de cet admirable ouvrage; l’auteur de celle qui existe n’a pas seulement mal entendu les idées de l’auteur, très souvent il ne les a pas entendues » (p. 1272). Il rapporte quelques phrases du début du chapitre V du Livre I pour illustrer les erreurs et informe de l’existence d’une autre traduction qu’il met en valeur :

J’ai lu en manuscrit une excellente traduction de cet excellent ouvrage; elle est de l’abbé M[orellet]. C’était à cet académicien, c’était à nos bons Écrivains économistes qu’il convenait de traduire M. Smith, qui a tant profité de leurs idées, mais qui les a rectifiées & étendues.

p. 1273

Le 5 novembre 1788, le traducteur interpellé répond dans une lettre publiée sur la première page du Journal de Paris où il reconnait être l’auteur de la traduction et révèle également que c’est Adam Smith qui lui proposa de la faire. Il annonce, à la fin de sa lettre, sa prochaine traduction revue basée sur une édition révisée de WN, la quatrième de 1786. Mais, il critique lui-même sa traduction :

Je savois bien qu’elle devoit être d’autant plus défectueuse qu’indépendamment des connaissances qui m’avoient manqué pour en faire une bonne, je ne l’avois ni soignée, ni revue. [...] Honteux, non pour moi, mais pour ma Nation que nous n’ayons qu’une traduction imparfaite d’un chef d’oeuvre sur l’économie politique [...] il vaudroit & j’aimerois cent fois mieux que M. l’Abbé M. [Morellet] nous donnat la sienne. Signé l’Abbé BLAVET, Censeur Royal.

Blavet, 1788, pp. 1319-1320; italique et majuscules dans l’original

La traduction nouvelle de Roucher en 1790 déclenche une vive dynamique de critiques et de confrontations des différentes traductions au sein de nombreux journaux comme Chronique de Paris, Gazette Nationale, ou le Moniteur universel, Journal de Paris, Le Spectateur national, et le modérateur, Mercure de France (v. Carpenter, 2002). La traduction de Roucher est le plus souvent louée pour sa précision, sa clarté et son style, alors que celle de Blavet est accusée d’être inexacte et pleine d’erreurs :

Nous en avons une première traduction très-fautive, très-inexacte, très-mal écrite et qu’on a tâché en vain de raccommoder.

Anon., 1790a, p. 976

[N]ous n’en avions qu’une traduction fort négligée [...]. M. Roucher a donc eu raison de penser qu’une traduction telle que la sienne, une traduction fidelle & élégante, d’un style clair & précis, devenoit absolument nécessaire dans l’époque où nous sommes.

Anon., 1790b, p. 622

Mais Roucher est également accusé de plagiat dans le Journal encyclopédique ou universel et par Blavet dans la préface de sa traduction :

Ce que le libraire Buisson nous a donné à Paris en 1790, pour une traduction de Smith, par Roucher, n’en est pas et ne pouvait en être une. Roucher ne savait pas l’anglais, et il est impossible de traduire un auteur dont on n’entend pas la langue. Ce n’est qu’un travestissement de la mienne qu’il avait toujours sur sa table, et qui lui servait de trucheman, excepté dans les additions qui ne s’y trouvent point, parce que je l’avais faite sur la première édition anglaise.

Blavet, 1800-1801, pp. xiii; italique dans l’original

La parution de la nouvelle traduction de Garnier (1802) ravive la controverse comme l’illustre le périodique La Décade philosophique, littéraire et politique :

La traduction que le C. Garnier, préfet du département de Seine et Oise vient de publier de l’immortel ouvrage de Smith [...] était annoncée depuis longtemps : elle a pleinement justifié l’impatience que l’on avait de la connaître. Deux traductions françaises avaient paru avant la sienne, celle de Blavet et celle de Roucher : mais l’une et l’autre, la dernière surtout, dénaturaient étrangement un si bel ouvrage. Et […] il est hors de doute que la traduction que vient nous donner le C. Garnier est, sans aucune comparaison la meilleure et la plus fidelle que nous ayons [...].

Desrenaudes, 1802, pp. 518 et 530; italique dans l’original

La traduction de Garnier, reconnue comme la meilleure, va éteindre toute polémique et devenir la traduction de référence, car aucune autre traduction nouvelle ne parut jusqu’en 1995. 

Le rôle joué par les périodiques révèle combien l’espace épitextuel contribue à mettre en lumière l’importance du traducteur pour atteindre les enjeux de la traduction de RN.

Les paratextes : lieu de déploiement de l’engagement politique

Tous les espaces paratextuels sont amplement exploités pour louer l’ouvrage d’Adam Smith « que l’on peut regarder comme le manuel de l’homme d’Etat » (Anon., 1802a, p. 486) et pour exprimer la conviction de la puissance des idées smithiennes pour la transformation de la société. Par exemple, le traducteur Blavet, dans sa préface :

La science de l’économie politique est donc un véritable besoin de l’état social. [...] Rien ne contribuera peut-être plus à la gloire de notre siècle que les progrès dont elle est devable au génie profond et lumineux de l’auteur de la Recherches sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations.

Parmi ceux qui connaissent cet excellent ouvrage anglais, ou, au moins sa réputation, il n’est pas un ami de l’humanité qui ne désire de voir se propager la doctrine qu’il renferme et les lumières dont il a enrichi son sujet.

Blavet, 1800-1801, p. vii

ou la Gazette Nationale, ou le Moniteur Universel :

Tout le monde sait en général que cet ouvrage de Smith est la plus savante et la plus profonde analyse qui ait été jamais faite de la marche et des développements des sociétés humaines, et des causes qui les conduisent plus ou moins rapidement à la prospérité. On sent, à la seule énonciation de son titre, combien il doit intéresser toutes les classes d’hommes, et surtout ceux qui les gouvernent, et qui se sont chargés de leur bonheur.

Roussel, 1802, p. 891

Tous soulignent la nécessité de traduire WN pour que la RN devienne une référence pour gouverner l’État. Par exemple, dans son « Avertissement du traducteur », Roucher présente la traduction comme un moyen pour surmonter les dégénérescences de l’Etat :

On demandait depuis long-tems une traduction françoise de l’Ouvrage de M. Smith. On la demande sur-tout, aujourd’hui, que l’ASSEMBLEE NATIONALE s’occupe des moyens de régénérer la fortune publique, dilapidée par une longue suite de prodigalités & de malversations, autant que par un choc continuel de systèmes d’administration opposés les uns aux autres. Quiconque aspire au bonheur de vivre sous un Gouvernement qui respecte les droits sacrés de la liberté et de la propriété, trouvera dans ces Recherches les principes immuables qui doivent diriger les chefs des Nations.

[...] il faut qu’elle se répande dans toutes les classes, qui désormais pourront fournir des membres aux prochaines Législatures.

1790-1791, pp. vii et x; majuscules dans l’original

Les trois traducteurs prennent la parole avec leur « je » dans les épitextes ou les péritextes en explicitant leur engagement personnel envers le bien de la Nation :

Monsieur, en vous livrant la traduction de la Recherche sur la Nature & les Causes de la Richesse des Nations, que j’avois faite pour m’instruire moi-même, je n’ai eu d’autre vue que de faire connoitre à mon pays un Ouvrage qui me paroissoit excellent, et dont les grands principes [...] me sembloient s’accorder évidemment avec l’intérêt & le bonheur de toute société civilisée.

Blavet, 1780, p. 111

Mais aujourd’hui que la sphère de nos espérances s’est agrandie, et avec elle le cercle de nos idées, j’ai cru qu’une traduction où l’on auroit tâché de réunir la fidélité à l’élégance, & cette précision modérée, qui, bien loin de nuire à la clarté, la rend, pour ainsi dire, plus visible encore, j’ai cru, dis-je, que les disciples de Smith pourroient devenir plus nombreux parmi nous. [...] C’est dans cette vue que, renonçant à des occupations moins austères, je me suis voué à un travail qui auroit cent fois rebuté mon courage, si je n’eusse vu devant moi le grand objet de l’utilité publique.

Roucher, 1790-1791, pp. ix-x

C’est en 1794 que j’ai écrit cette préface et la traduction qui va suivre. Proscrit et fugitif à cette époque, je cherchais à me consoler des malheurs de mon pays, en fixant mes pensées sur ses destinées futures. J’étais loin d’espérer qu’en si peu d’années il ferait des pas aussi rapides vers une forme de gouvernement propre à lui faire reprendre le rang qui lui appartient parmi les puissances de l’Europe.

Garnier, 1802b, p. lxxxvii

À cet usage majeur de l’espace paratextuel que font les traducteurs pour déclarer leur engagement vient s’ajouter la préface de Garnier dans laquelle une autre spécificité voit le jour.

La préface de Germain Garnier : espace de transformation de la pensée de Smith

À la question fondatrice derridienne « Mais que font les préfaces? » (Derrida, 1972, p. 14), la préface de Garnier peut être prise comme témoin pour y répondre. C’est une préface qui devient un ouvrage à part entière, comme le souligne le périodique La Décade philosophique, littéraire et politique : « Le C. Garnier [...] a fait précéder sa traduction par une préface de 112 pages, qui à elle seule est un ouvrage très-bien fait et d’une utilité réelle pour ceux-là même qui ont le plus étudié et le mieux compris la théorie du philosophe anglais » (Desrenaudes, 1802, p. 521).

Cette longue préface (pp. i-cxii) est composée de trois chapitres : 1) Un exposé sommaire de la Doctrine de Smith, comparée avec celle des Economistes français; 2) Une méthode pour faciliter l’étude de l’ouvrage de Smith; 3) Un parallèle entre la richesse de la France et l’Angleterre, d’après les principes du même auteur, et un post-scriptum. Germain Garnier adopte diverses postures. Il se place comme un traducteur qui se doit de faciliter la lecture de l’ouvrage. Il se pose comme économiste en assumant pleinement la perspective nouvelle proposée par Adam Smith, mais en n’hésitant pas à critiquer certaines idées smithiennes. Il contribue même à leurs développements et présente sa propre étude en suivant les catégories de Smith. Il suggère également aux gouvernants des interventions de politique économique.

En lisant progressivement la préface, on entend Garnier qui, premièrement, pointe savamment sur un élément fondamental de différence entre Smith et les Économistes français :

Ce qui établit la différence entre la doctrine de Smith et celle des Économistes, c’est le point duquel elles partent l’une et l’autre pour déduire des conséquences. Les derniers remontaient à la terre, comme source primitive des richesses; l’autre s’appuie sur le travail, comme l’agent universel qui les produit.

1802a, pp. xvii-xviii

Ensuite, il s’applique à exposer avec simplicité et clarté l’essence de la pensée novatrice de Smith : « Peu de mots suffiront pour exposer le fond de la doctrine de Smith. La puissance avec laquelle une nation produit toutes ses richesses, c’est son travail » (ibid., p. xix). Il donne des avis de politique économique aux gouvernants :

Que le gouvernement apporte donc tous ses soins à agrandir le marché. Des routes sûres et commodes, un bon système de monnaies, la garantie de l’exécution fidèle des contrats, sont des mesures indispensables, mais toujours efficaces pour parvenir à ce but. Plus le gouvernement sera près du mieux sur chacun de ces trois points, plus il sera certain de donner au marché national tout l’agrandissement dont il est susceptible.

ibid., p. xxi

En soulignant le manque de méthode de Smith :

On ne peut se dissimuler que le défaut tant de fois reproché aux écrivains anglais, de manquer de méthode, et de négliger, en traitant les sciences, ces formes didactiques qui soulagent la mémoire du lecteur et guident son intelligence, se fait surtout sentir dans les Recherches sur la Richesse des Nations. [...] D’un autre côté, le fil des leçons est souvent interrompu par de longues digressions qui en font entièrement perdre la trace.

ibid., pp. xxiv-xxv

il se propose de mettre de l’ordre dans les raisonnements de Smith et, sans hésiter à prendre le je, il donne ses propres indications de lecture :

Pour remédier autant qu’il est en moi à ces inconvéniens, et pour faciliter aux commençans l’étude de la doctrine de Smith, j’ai cru devoir indiquer l’ordre qui m’a semblé le plus conforme à la marche naturelle des idées, et par cette raison le plus propre à l’enseignement.Je commence par observer que toute la doctrine de Smith sur la formation, multiplication et distribution des richesses, est renfermée dans ses deux premiers livres, et que les trois autres peuvent être lus à part, comme autant de traités séparés, qui à la vérité confirment et développent sa doctrine, mais qui ne servent pas à la compléter.

ibid., p. xxvi

Et enfin, il enrichit l’ouvrage de Smith avec une comparaison personnelle entre la richesse de la France et celle de l’Angleterre : « Smith n’a essayé ce parallèle dans aucune partie de son ouvrage, et il y a lieu de présumer qu’il a voulu éviter une discussion, dont le résultat eût été peu flatteur pour l’orgueil de sa nation » (ibid., p. xlix). La préface de Garnier devient un ouvrage à part entière et montre comment un espace péritextuel peut contribuer à enrichir l’ouvrage traduit.

La richesse de cette préface est immédiatement saisie dans le pays de Smith, quand à la parution de la traduction de Garnier, le périodique The Monthly Review, Or, Literary Journal présente un long compte rendu de lecture en se focalisant sur la préface. Il illustre avec précision l’organisation de celle-ci, dépeint le traducteur comme un « facilitateur » et reprend ses critiques sur Smith en les partageant :

In a preface to this work, the translator draws the line with great fairness between the French economists and our celebrated countryman. [...] M. Garnier, in order to facilitate the understanding of his author, has laid down the heads of the work in the order in which he conceives they ought to have been read with more pleasure and interest [...]. Though he seldom ventures to differ from our great writer, he dissents from his notion with respect to productive and unproductive labour. We accede to the criticism, but it had been made before. He also offers objections to dr. Smith’s arguments in favour of the legislature limiting the interest of money.

Anon., 1802, pp. 510-513

De plus, la préface va franchir les frontières, être traduite, et s’installer comme péritexte dans WN. Dès 1808, elle fait partie intégrante de la nouvelle édition de WN publiée à Édimbourg : An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, by Adam Smith with the life of the Author. Also a View of the Doctrine of Smith, compared with that of the French Economists; with a Method of facilitating the Study of his Works; from the French of M. Garnier (4° ed.).

La préface de Garnier a été lue comme une véritable contribution à l’essor de l’économie politique en dialogue avec les idées d’Adam Smith. Aujourd’hui, elle peut l’être non seulement comme un moment constituant de l’histoire de la pensée économique, mais également comme un apport fructueux aux réflexions sur les spécificités des paratextes de SHS.

Pour conclure

Il ressort de mon exploration une spécificité majeure des paratextes de traductions dans le domaine des SHS : un vaste espace d’une imposante prise de parole du sujet traduisant sur les idées de son auteur. Il les promeut, les éclaire, les critique, jusqu’à les transformer.

Pour l’histoire de la traduction du XVIIIe siècle, ces paratextes deviennent, d’une part, des documents cruciaux où lire les débats économiques et politiques de l’époque, et, de l’autre, des documents révélateurs des enjeux de la traduction pour la construction d’une nouvelle société.

Pour les réflexions sur le traduire dans le domaine des SHS aujourd’hui, ces documents paratextuels historiques d’une oeuvre traduite deviennent illuminateurs pour comprendre le présent. Car, ils nous disent combien le travail du sujet traduisant contribue à l’évolution et à la transformation des idées, et mettent en lumière, par renvoi, les risques d’appauvrissement que l’utilisation d’une lingua franca peut comporter, comme l’ont déjà savamment démontré de nombreuses études des SHS pour dénoncer le danger de la standardisation de la pensée (v. Cassin, 2018; Sapiro, 2019). Ces paratextes d’oeuvres traduites donnent une contribution supplémentaire et pourraient se transformer en un manifeste pour revendiquer l’écriture de la pensée en langue maternelle.

Partageant la pensée de Barbara Cassin sur ce que fait la traduction :

On ne dit pas souvent que la traduction est une performance. C’est pourtant vrai sur tous les plans, quand on la fait d’une part, et pour ce qu’elle fait d’autre part. C’est ainsi qu’elle est vraiment intéressante, comme un savoir-faire avec les différences qui fabrique du nouveau.

2018, p. 18

je me sens d’ajouter une autre spécificité des paratextes des oeuvres traduites dans le domaine des SHS qui est celle de devenir des acteurs majeurs de cette performance en créant du nouveau.