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Introduction

Traversée du monde supraterrestre par un pèlerin-poète qui ne cesse à aucun moment d’être l’un et l’autre (pèlerin et poète), la Comédie impose à Dante, à plusieurs reprises, un débordement du potentiel de la langue dont il dispose : cet italien qu’il fit parler alors qu’il bégayait encore – selon la très belle définition de Rivarol (1867, p. 32) –, langue terrestre qui deviendra insuffisante pour décrire l’expérience inouïe de la traversée du cosmos platonicien par un homme mortel[1]. C’est surtout la « nouvelle expérience physique et du temps et de l’espace » (Sollers, 2000, pp. 522-523) que Dante annonce dès le premier chant du Paradis au moyen du néologisme trasumanar [outrepasser l’humain[2]], qui impose au poète un déploiement du potentiel de sa langue jusqu’à ses limites inconnues, mais sans jamais frôler la déchirure[3]. Or, ce même défi, que Dante a pu gagner par les moyens extraordinaires de sa poésie, le poème l’impose à ses traducteurs, mais démultiplié : défi de rendre l’inexprimable en tant que tel et défi pour vaincre la résistance que le texte oppose toujours au passage d’une langue-culture à une autre.

Bien que la structure du poème, la tierce rime, le tissu subtil des rythmes et des sonorités aient fait principalement l’objet des réflexions des traducteurs sur la traductibilité de l’oeuvre, c’est notamment le lexique qui leur impose un corps à corps épuisant, avec le texte mais surtout avec leur propre langue; à plus forte raison là où Dante a recours à des néologismes et hapax qui seuls lui permettent de combler la distance incommensurable entre l’expérience et la langue.

C’est donc sur la traduction de ces mots que Dante a construits plutôt qu’inventés – nombreux surtout dans le Paradis – que nous nous arrêterons, ainsi que sur les moyens qui ont permis aux traducteurs, dans le temps, de parvenir à serrer de plus près le texte de départ. Il s’agit de néologismes qui relèvent principalement de la formation parasynthétique, façonnés par « l’adjonction simultanée d’un préfixe et d’un suffixe à une base » (Sablayrolles, 1997, p. 30) qui reste, elle, bien reconnaissable, permettant au lecteur une première interprétation du mot nouveau. Du premier au trente-troisième chant du Paradis ce sont ainsi des formes pronominales inédites, telles que inventrarsi (XXI, 84), insemprarsi (X, 148), indovarsi (XXXIII, 38), inluiarsi (IX, 73), intuarsi (IX, 81), imniarsi (IX, 81), trasmodarsi (XXX, 19), tout comme des transitifs du genre incielare (III, 97), imparadisare (XXVIII, 3) ou trasumanare (I, 70), qui scandent l’ascension du pèlerin-poète jusqu’à la vision finale[4].

Notre raisonnement s’inscrira dans le cadre plus général des études portant sur la traduction des néologismes, à partir de l’interrogation sur la raison d’être de ces formes dans le texte littéraire et poétique qu’ils contribuent à structurer (Delesse, 2012). À cet égard, deux précisions préliminaires s’imposent. Tout d’abord, les créations que Dante met en place au moyen de sa pratique onomaturgique (Migliorini, 1975) ne sont nullement occasionnelles, mais constituent un véritable système, une « grammaire de la métamorphose » fondée principalement sur des séries verbales dominées par les valeurs pronominales et qui ont pour référent le Sujet, dont elles « mouvementent métaphoriquement la description ontologique, sans pour autant tomber dans l’action » (Contini, 1970, pp. 484-485; notre trad.). En second lieu, à tout moment les néo-formations de Dante, qui sont le résultat d’une « transformation » du lexique existant, se trouvent investies d’un double rôle : d’une part, la surdétermination sémantique caractérisant tout néologisme littéraire impose au lecteur un ralentissement stratégique dans la lecture (Riffaterre, 1971, p. 142), ainsi qu’un effort d’interprétation et de décodage (du mot, et par là même du sens des vers qu’il intègre); d’autre part, la dynamique qui règle la composition du signifiant devient elle-même essentielle au discours, car les modalités de formation de ces mots et le genre de rapports syntaxiques qui s’y établissent (Guilbert, 1973, pp. 19-20) ne sont que le reflet matériel, dans le signifiant, de la transformation spirituelle du pèlerin-poète protagoniste de l’ascension et de la rénovation de sa langue.

Une translation à part entière des enjeux pluriels que cette dynamique du texte entraîne imposerait donc au traducteur de ne pas céder aux facilités de la traduction périphrastique et à la dilution de la sémantique du mot que celle-ci comporte (Iamartino, 1999, p. 267). Il lui faudra, au contraire, re-produire (« re-create »; Newmark, 1987, p. 49) la structure de ces mots qui donnent une représentation matérielle de la métamorphose du Sujet, car dans la constitution de ce lexique, « le sens est lié à la forme du sens » (Meschonnic, 1999, pp. 110-111) et le traducteur est appelé à « traduire ce que les mots ne disent pas, mais ce qu’ils font » (ibid., p. 68). En même temps, il faudra à chaque fois interroger les raisons qui peuvent entraver la créativité lexicale du traducteur, à partir des « possibilités de créations dans le système de la langue de départ », qui « ne sont pas toujours les mêmes dans la langue d’arrivée, où les procédés de fabrication et de composition » pourraient ne pas être « reproductibles à l’identique » (Delesse, 2012, p. 11).

En outre, étant donné qu’en dépit de toutes ces difficultés il serait aisé de dénombrer une quarantaine de traductions françaises complètes de la Comédie au cours de cinq siècles[5], notre analyse devra nécessairement prendre en compte une perspective diachronique, ainsi que les dynamiques toutes particulières de la retraduction, domaine dans lequel « celui qui traduit n’a plus affaire à un seul texte, l’original, mais deux, ou plus », et son travail « a lieu pour l’original et contre ses traductions existantes » (Berman, 1999, p. 105) – ou bien, comme on le verra, « avec » celles-ci. Ce sera donc par des carottages dans ce terrain épais que l’on pourra observer le genre de résistance que les néo-formations de Dante ont opposé aux traducteurs de la Comédie, ainsi que les dynamiques par lesquelles la suite des retraductions se configure comme un « espace d’accomplissement » (Berman, 1990, p. 1), bien que toujours instable et partiel[6].

1. Innovations lexicales et marques typographiques

Bon nombre des néo-formations de la Comédie affichent une structure formelle qui est parfaitement compatible avec les normes de la dérivation lexicale appliquées en français. En particulier, les préfixes « en-/em- » et « trans- », équivalents des formes italiennes in- et tras- (les plus employées par Dante), n’ont jamais cessé d’être productifs et ils imposent, à la forme secondaire qui dérive de leur adjonction, le même genre de rapport avec la forme originaire et le même genre de motivation qui se produisent en italien. Pareillement, le suffixe verbal en -are, qui caractérise les parasynthétiques de Dante, trouve son équivalent dans le suffixe des verbes en -er, qui peut être ajouté, comme en italien, « à des substantifs, à des noms propres, à des adjectifs » (Mitterand, 1963, p. 37)[7]. Il n’est donc pas surprenant que tous les mots formés par Dante à partir d’un substantif aient fait l’objet, à différents moments de la tradition, de traductions françaises reproduisant le système d’affixation adopté dans la Comédie[8]. Cependant, il est intéressant de relever que dans bien des occasions le premier passage d’une traduction périphrastique, installée dans la tradition, à une traduction synthétique reproduisant en calque le mot italien ne s’est fait que par le biais de certaines précautions de la part du traducteur, notamment au niveau typographique.

Il en est ainsi pour « encieller », traduction du verbe italien incielare que Dante emploie pour indiquer la collocation céleste de Sainte Claire d’Assise et sa condition de béatitude (un état, donc, plutôt qu’un lieu) : « Perfetta vita e alto merto inciela / donna più sù » (III, 97)[9]. Bien que les traductions périphrastiques du genre « placent plus haut » / « élèvent plus haut » / « mettent plus haut dans le ciel »[10] aient représenté la solution courante dans les versions françaises du poème au moins jusqu’à la traduction de Lucienne Portier (1987), une première reproduction synthétique du mot de Dante se fraie un chemin déjà à un niveau assez haut de la tradition des traductions de la Comédie.

Alors que la version « encelle » proposée par François Bergaigne au début du XVIe siècle (« Parfaicte vie et hault merite encelle / l’haulte dame me dit a celle norme… ») peut dériver d’une lecture approximative du texte de Dante – le verbe « enceller » est présent dans les lexiques du moyen français avec le sens d’« Enfermer dans une cellule ou comme dans une cellule » (DMF, 2020), qui ne serait pas tout à fait incompatible avec le contexte –, la traduction « enciellent » introduite par Artaud de Montor, premier à affronter le Paradis au XIXe siècle, est sans doute le fruit d’un travail conscient du traducteur sur sa propre langue. Au moins deux aspects témoignent de ce travail : Montor, qui traduit en prose et n’est aucunement soumis aux contraintes du vers, n’aboutit au verbe « encieller » que dans la deuxième version de sa traduction du poème (1830), après avoir traduit dans la première par une périphrase banalisante[11]; en outre, l’emploi du néologisme dans la traduction de 1830 – « Une vie sainte, un mérite éminent, enciellent » – n’est autorisé que par la prudence typographique de la petite capitale, qui souligne l’exceptionnalité du choix et son anomalie. Le traducteur semble afficher l’équilibre subtil que le choix néologique délibéré lui impose, entre « usage du code et subversion du code, reconnaissance de la norme et transgression de la norme » (Bastuij, 1974, p. 262). Il est d’ailleurs aidé, dans l’intégration de l’anomalie, par la présence du texte en regard qui, absent de l’édition de 1811, vient intégrer celle de 1830 et qui, par la visibilité qu’il donne au texte italien, justifie immédiatement la « subversion du code » par un principe d’attachement au texte : « Aujourd’hui je me suis plus attaché au texte; j’ai répudié la périphrase, tout en évitant ce qui, chez nous, pouvait être blâmé » (Montor, 1849, p. xxix)[12].

Une telle solution ne sera accueillie, pendant une très longue période, que par Jean Antoine de Mongis (1876) qui, lui aussi, aboutira à une traduction synthétique pour le verbe de Dante dans une deuxième version de son entreprise (« D’éminentes vertus, répondit la belle Ame, / Bien au-dessus de nous ont enciellé la femme… »), après avoir « remis vingt fois sur le métier » la première édition de sa traduction (1857), où il avait traduit par une périphrase laborieuse[13]. Si, dans ce cas, l’anomalie lexicale n’est pas signalée par une marque typographique, on peut formuler l’hypothèse que cela dépend justement de l’existence d’un précédent proche, celui de Montor, dont Mongis a une connaissance parfaite[14] et qui fonctionnerait ainsi comme le pionnier autorisant ce genre de traduction.

Finalement, après une très longue série de traductions périphrastiques, la version synthétique « encieller » n’est devenue de rigueur que pour les traducteurs de ces trente dernières années, soulignée par l’italique et accompagnée d’une note seulement dans la traduction de Marc Scialom (1996) – « Grande valeur, parfaite vie, dit-elle, / enciellent bien plus haut que nous la dame » –, alors que la structure suffisamment limpide du mot permet à Risset (1990), Garin (2003) ou Orcel (2021) d’employer la forme calquée sur l’italien sans besoin de plus de précisions. Même là où le traducteur est revenu à une traduction périphrastique, comme dans le cas de Jean-Charles Vegliante (2012) – « ont mis au ciel plus haut » –, ce n’est pas pour une contrainte lexicale mais plutôt pour une nécessité métrique, liée au respect du schéma 11 11 10 10 11 11 que le traducteur s’est imposé pour reproduire, en français, l’effet de la terzina de Dante, en passant de l’enchaînement de la tresse en tierce rime à une concaténation non pas sonore mais métrique-rythmique (Vegliante, 2005, pp. 73-74). La preuve en est que Vegliante n’hésitera pas à utiliser le néologisme encieller au début du chant XVII du Paradis, face à une autre création de Dante, insusarsi : « Ô ma chère racine enciellée si haut » (« O cara piota mia che si t’insusi », XVII, 13).

Encore mieux que son emploi répandu, ce transfert du mot d’un lieu à l’autre du poème prouve que le néologisme est aujourd’hui parfaitement installé dans la langue du Dante français, après avoir été utilisé à un niveau très élevé de la tradition et bien que son emploi, en dehors de ce terrain particulier, n’ait été qu’occasionnel et limité, tout au long du XXe siècle, à quelques occurrences isolées[15]. C’est une dynamique que l’on pourrait retracer pour bon nombre des autres néo-formations de Dante et qui témoigne du genre de « travail collectif » que les traducteurs, de manière plus ou moins consciente, mènent dans l’espace de la retraduction.

2. Innovation lexicale et paratextes

2.1 Les notes des traducteurs

L’emploi de l’italique, marque typographique d’une subversion consciente et assumée du code, n’est pas le seul genre de précaution que les traducteurs peuvent adopter face à l’innovation lexicale. Souvent, celle-ci n’atteint la surface du texte-traduction qu’après une décantation plus ou moins longue dans l’espace séparé et relativement protégé des paratextes et des épitextes, auctoriaux ou non[16]. Il en est ainsi, notamment, pour certaines traductions innovantes, devenues désormais courantes dans la langue du Dante français mais dont les premières apparitions remontent à la moitié du XIXe siècle, tout comme pour certaines solutions qui intègrent les textes-traductions seulement après avoir été discutées dans l’épitexte critique et avoir été, par là même, autorisées.

Par exemple, des traductions telles que « s’enfuturer » ou « s’enventrer », pour les néologismes infuturarsi et inventrarsi, ne sont devenues de rigueur qu’à partir de leur introduction, respectivement, par Portier et Risset[17]. Cependant, le verbe « s’enventrer » apparaît dans la tradition des traductions de la Comédie bien avant son premier emploi moderne. Le mot, « qui décrit l’habitation de l’âme à l’intérieur de sa lumière » (Risset, 2010, p. 588), où la nature humaine est cachée pour révéler l’essence divine, joue – de la même manière qu’ « encieller » – un rôle cardinal dans la théologie dantesque de la béatitude, le Paradis étant organisé sur un double mouvement centré sur la lumière : d’ascension vers la source de cette même lumière et de descente de la lumière à l’encontre du viator pour en accompagner le voyage (v. Ariani, 2010). Or, un siècle et demi avant Risset, un calque du néologisme italien était déjà suggéré par Eugène Aroux, qui est le premier, au XIXe siècle, à traduire le poème en vers (alexandrins à rimes mêlées) et qui s’avère, dans la première version de sa traduction (1842), l’un des plus disponibles à l’innovation lexicale parmi les traducteurs des années 1840-1860. Si la néo-formation française ne remonte pas encore jusqu’à la surface du texte, où Aroux traduit le mot de Dante par l’hyperonyme « enserrer », disponible dans le vocabulaire français et qui lui permet de respecter la rime – « Sur moi vient se poser la divine lumière / Pénétrant au travers de celle qui m’enserre » –, le mot inédit jaillit dans les notes en fin de chant : « Dante dit : Pénétrant dans celle dont je m’inventre » (italique dans l’original). En tant que lieu séparé du texte, mais partie intégrante du livre, la note semble donc offrir au traducteur un espace favorable aux premiers sondages du potentiel de la langue, qui précèdent et préparent le passage du mot des notes au texte dans les retraductions qui suivront (Rossi, 2020)[18].

Mais alors qu’ « enventrer », mot formé autour d’une base substantivale, ne pose pas de problèmes particuliers au niveau de la norme linguistique, la fonction des notes en tant qu’espace protégé favorable à l’innovation devient plus flagrante encore dans les cas moins nombreux où l’onomaturgie de Dante s’épanouit dans un élargissement du potentiel de sa propre langue poussé bien au-delà des emplois usuels et des limites du système, ou du moins de ses réalisations historiquement avérées; notamment lorsque les critères de la dérivation parasynthétique sont appliqués à des bases pronominales (principalement des pronoms personnels) ou adverbiales.

Parmi les néo-formations construites par Dante à partir des pronoms personnels lui [lui], tu [toi], me [moi] et lei [elle] – il s’agit des verbes inluiarsi, intuarsi, inmearsi, inleiarsi (« Dio vede tutto, e tuo veder s’inluia », IX, 73; « Già non attendere’ io tua dimanda, / s’io m’intuassi, come tu t’inmii », IX, 81; « e però, prima che più t’inlei, / rimira giù », XXII, 127) –, les trois premières se trouvent concentrées dans l’espace restreint de huit vers du chant IX (73-81), où la série des trois pronoms personnels et l’emploi des néologismes veulent exprimer l’expérience inouïe (au sens étymologique) de la compénétration des esprits en Dieu, alors que chacun conserve sa propre identité : une dichotomie qui définit la condition des âmes au paradis. Or, tout renoncement à la structure parasynthétique de ces créations de Dante implique une insuffisance sémantique importante, à cause de la transformation en statique d’un élément qui était dynamique à l’origine, compensée seulement en partie par l’introduction nécessaire d’un verbe absent dans l’original et dont la diffraction montre la faiblesse : voir, plonger, pénétrer, s’identifier, lire, entrer en moi, en toi, en lui ont ainsi été les différentes solutions adoptées, toutes insuffisantes[19]. C’est seulement chez les plus récents parmi les traducteurs du poème qu’une version française calquée sur les néologismes italiens a commencé à circuler. Marc Scialom (1996) fait figure d’initiateur, tout en gardant des mesures de précaution visibles dans les moyens typographiques de l’italique et de la déconstruction des mots dantesques, qui deviennent « s’en-lui-e », « je m’en-toi-yais », « tu t’en-moi-es », « tu t’en-elle-s ». Dans une dynamique analogue à celle déjà décrite pour le néologisme « encieller », d’autres traducteurs ont pu, après lui, adopter ces mêmes formes tout en négligeant les précautions qui ont caractérisé l’intervention du pionnier : il en est ainsi chez Mićević et Garin, qui traduisent la série du chant IX du Paradis par « s’enluie », « je m’entoyais », « tu t’enmoies »[20], formes reconstituées et normalisées qui ne requièrent pas même l’emploi de l’italique.

Néanmoins, à la réticence durable des traducteurs face à la possibilité d’accueillir ces formes à base pronominale dans leurs textes-traductions, s’opposent encore une fois les sondages des possibilités inexprimées de la langue précocement menés dans les paratextes. Comme pour « inventrer/enventrer », ce sont les notes du traducteur qui garantissent un espace où l’on peut envisager des solutions inédites et avancées, encore trop hardies pour remonter à la surface du texte; et c’est de nouveau Eugène Aroux (1842) qui anticipe les solutions du troisième millénaire pour les trois néologismes du chant IX. Tout en proposant dans le texte une traduction qui ne paraît aucunement novatrice – « Dieu voit tout, et ta vue en lui s’identifie […]. Sans demande, à parler que tu me verrais prompt / en toi si je plongeais comme toi en moi-même » – Aroux déploie encore une fois sa vocation à l’innovation lexicale dans ses notes en fin de chant, où il est libéré des contraintes du vers et de la rime, et précise que « Dante dit : Dieu voit tout et ta vue s’enluie… Je n’attendrais pas ta demande si m’entuais comme tu t’enmoie [sic] » (italique dans l’original). Les mots sont ainsi utilisés et, bien qu’ils soient relégués à la marge, cela suffit pour montrer que leur existence ne saurait être considérée comme impossible et que, même pour ces néologismes construits au-delà des normes habituelles de la composition lexicale, l’on peut « laisser transparaître l’étranger dans le texte cible » sans aller pour autant « à l’encontre de la nature même du français », qui se trouve tout au plus assouplie (Wullmart, 2012, p. 108)

2.2 Les épitextes critiques

Plus tenace encore, et parfois même insurmontable, s’est avérée la résistance qu’ont opposée à la re-création en français les néologismes que Dante a construits à partir d’une base adverbiale[21]. Mais de nouveau il s’agit d’une résistance qui, aussi forte soit-elle, a été progressivement vaincue – du moins pour les verbes insemprarsi et indovarsi –, cette fois-ci non pas dans les notes des traducteurs mais dans l’épitexte critique, avant de passer dans les textes-traductions.

Pour le verbe insemprarsi, construit autour de l’adverbe sempre [toujours] et employé à la troisième personne du singulier, s’insempra (« e in dolcezza ch’esser non pò nota / se non colà dove gioir s’insempra », X, 148), il faut distinguer trois phases. Relativement tôt ce verbe a fait l’objet, en français, d’une traduction synthétique « s’éternise », complètement dénouée, d’un point de vue formel, du signifiant italien. Et pourtant, le verbe a une signification et une fonction très précises dans le système de la Comédie, puisqu’il définit la durée sans fin de la joie du paradis, qu’il oppose implicitement à une éternité terrestre provenant de la perpétuation de la renommée de l’homme de lettres. Or, celle-ci se trouve évoquée dans le chant XV de l’Enfer par le verbe etternarsi[22], de manière que la forme pronominale du verbe français « s’éterniser » a pu servir, chez les mêmes traducteurs, à la traduction des deux verbes italiens etternarsi et insemprarsi, ou d’un seul, mais avec l’inconvénient d’uniformiser ce qui ne l’était pas dans le texte italien, dont des nuances essentielles se trouvent ainsi effacées. Cette solution, couramment adoptée par les traducteurs du poème au XIXe siècle, est cependant devenue plus rare au XXe et a disparu dans les traductions de ces trente dernières années, dans une inversion apparente de la tendance qui voudrait les plus modernes plus disponibles à l’innovation. Différents facteurs ont pu conditionner cette démarche : facteurs inhérents au texte de la Comédie, mais liés aussi à la composition et à l’évolution du stock lexical dont les traducteurs français ont disposé.

En effet, le verbe transitif « éterniser » est déjà enregistré dans le premier Dictionnaire de l’Académie française (1694), accompagné d’une définition suffisamment cohérente avec le sens du néologisme italien employé par Dante (« v. act. Rendre eternel »), et cette définition est confirmée jusque dans la sixième édition du Dictionnaire (1835), où seulement une intégration à l’entrée « éterniser » se rend nécessaire pour préciser que le verbe « s’emploie aussi avec le pronom personnel ». Mais les données changent dès lors que dans la septième édition (1878) une indication est ajoutée concernant l’emploi « familier » de la forme pronominale s’éterniser avec le sens, aujourd’hui courant, de « Demeurer trop longtemps ». Depuis, les dictionnaires ont intégré cette distinction entre un emploi littéraire de la forme transitive du verbe, avec le sens de « Perpétuer, immortaliser le nom, la mémoire de qqn. », et un emploi pronominal, avec le sens de « Durer trop longtemps, traîner, se perpétuer », ou encore de « S’attarder trop longtemps qqpart » (Larousse, 1997). C’est très probablement à cause de cette interférence du registre familier que le verbe pronominal « s’éterniser », qui avait largement circulé dans les traductions des années 1840-1860[23], est progressivement devenu inutilisable pour les traducteurs modernes de la Comédie, comme le confirme une précision en note de l’un des très rares traducteurs qui y ont eu recours : en traduisant les vers du chant XV de l’Enfer par « vous m’enseigniez comme l’homme s’éternise », Didier Marc Garin (2003) se doit de préciser qu’il emploie le verbe « s’éterniser » « dans le sens classique de se rendre éternel ».

En même temps, la raréfaction du verbe « s’éterniser », et son éclipse depuis la traduction de Ronzy (1962) pour traduire le néologisme du chant X du Paradis, n’entraîne pas la création d’une forme calquée sur l’italien insemprarsi et implique au contraire, dans la plupart des cas, un retour aux traductions périphrastiques : « une douceur qu’on ne peut connaître / sinon là où la joie joue pour toujours » (Risset, 1990); « D’une douceur incomparable, / Trônant au règne du “toujours” » (Ceccatty, 2017)[24]. Mais l’innovation surgit en dehors des traductions, dans l’épitexte critique, proposée par Philippe Sollers, qui affirme la nécessité d’« inventer un nouveau verbe » pour cette « magnifique invention » de Dante : « là où jouir se “toujourise” » (Sollers, 2000, p. 547). Or, il est intéressant de relever qu’une certaine perméabilité existe entre production critique et textes-traductions, comme le témoigne la reprise de cette suggestion de Sollers par Danièle Robert, qui, seule, traduit par un néologisme français ayant pour base l’adverbe « toujours », équivalent de l’italien sempre : « sinon là-haut où jouir s’entoujourise ». La traductrice elle-même, dans une note, nous assure de cette filiation, en soulignant que « pour rendre le néologisme s’insempra, je m’inspire de la traduction qu’en propose Philippe Sollers en la modifiant légèrement » (Robert, 2020, p. 451).

À l’épitexte critique, dû cette fois à la traductrice elle-même, revient aussi la première apparition d’une traduction en calque de l’autre néologisme « impossible », indovarsi, qui n’aboutira aux textes-traductions que sous une forme déplacée et qui n’apparaît pas, à une première lecture, calquée sur le mot italien. Parvenu à la fin du voyage, le pèlerin fait l’expérience de l’insuffisance de son intellect et la « haute fantaisie » du poète est sur le point de perdre « sa puissance »[25], de manière que l’aile de sa langue paraît enfin « trop faible » pour soutenir le dernier élan du vol : « veder volea come si convenne / l’imago al cerchio e come vi s’indova; / ma non eran da ciò le proprie penne » (XXXIII, 136-139). À partir de la traduction/adaptation anonyme du manuscrit de Vienne (deuxième moitié du XVIe siècle) – « A ceste veue ainsy coume en un se vont rendre, / La [sic] le cercle et l’image ay je voulu comprendre » –, et jusqu’à la version très récente de Danièle Robert (« voulant voir comment pouvait s’accorder / cette image au cercle et s’y intégrer »), seules des solutions périphrastiques semblent avoir satisfait les traducteurs pour ce passage du Paradis, où l’effort insoutenable de l’esprit correspond à une tension radicale de la langue. 

Et pourtant, en expliquant ces vers dans son essai Dante écrivain qu’elle avait publié en 1982, bien avant sa traduction du Paradis (1990), Jacqueline Risset remarquait qu’arrivé à la fin de son voyage, sur le point de « percer le secret de la vision divine et du mystère de l’Incarnation qui se présente à lui » (p. 70), Dante invente un verbe « qui exprime la notion de “prendre lieu” : “indovarsi” (composé de la préposition in et de l’adverbe dove), “se mettre dans le où” (si on voulait traduire exactement : “s’innouer”) » (ibid.; italique dans l’original). Ce nonobstant, dans la suite de cette page Risset proposait encore une traduction fondée sur la périphrase « prendre lieu » : « je voulais voir comment s’unit / l’image au cercle, comment elle y prend lieu » (ibid.). Paradoxalement, le raisonnement critique, où le verbe « s’innouer » était préfiguré, annonçait déjà la nature insatisfaisante de cette solution, que la traductrice va effectivement modifier dans le texte de sa traduction complète du Paradis : « je voulais voir comment se joint / l’image au cercle, comment elle s’y noue » (nous soulignons). Or, seule la perméabilité entre épitexte critique et texte-traduction permet de comprendre ce passage apparemment incongru du « où » (le dove) au « noeud » (le verbe nouer), et de saisir ainsi le rapport réel entre traduction et vers de Dante. La traductibilité du néologisme fait ici son expérience extrême, où la phonétique prend le dessus sur la sémantique : c’est en effet dans la résonnance du syntagme « elle s’y noue » que l’on entrevoit le calque « elle s’innoue » de l’italien « vi s’indova ».

Depuis, cette traduction apparemment incongrue a déjà fait tradition, en suggérant très probablement à Michel Orcel sa version : « je voulais voir comment s’était unie / l’image au cercle, et comment elle s’y noue-t-elle ». Il est alors intéressant de remarquer, une fois de plus, à quel point le rapport de chaque traducteur avec ses prédécesseurs est fécond, étant donné qu’il peut engendrer une traduction autorisée, même là où celle-ci comporte un éloignement du texte source mais reste cohérente avec la tradition des textes-traductions dans la langue d’arrivée.

3. Trasumanar : la traduction d’un verbe-clé

Un discours à part s’impose pour ce néologisme fondamental dans l’économie du poème (« Trasumanar significar per verba / non si poria; però l’essemplo basti / a cui esperïenza grazia serba », I, 70), qui est le premier du Paradis et qui est le seul dont des traductions calquées sur l’italien ont été sans cesse proposées tout au long de la tradition, mais conditionnées en partie par une perception peut-être fallacieuse du mot, interprété comme un latinisme. En même temps, le verbe trasumanar a été souvent traduit par des mots courants du vocabulaire français qui ont à chaque fois obligé les traducteurs à sélectionner un seul et unique aspect inhérent à la sémantique complexe du mot construit par Dante, où le « changement » (Estouteville), la « transfiguration » (Fiorentino, Rhéal) et la « métamorphose » (Pératé, Cioranescu, Ronzy) coexistent et ne peuvent être séparés qu’au prix d’une très forte banalisation.

Tout aussi partielles s’avèrent les traductions périphrastiques qui ont essayé d’éclaircir le sens du mot à partir de la mise en relief de ses composants, en dénouant les éléments dont Dante avait fait la synthèse, de sorte que le verbe trasumanar est remplacé par un syntagme nominal « surhumaine transformation » (Lamennais, Mesnard). Dans tous ces cas, le processus de nominalisation qui caractérise le passage de L1 à L2 a entraîné la perte de l’élément dynamique soulignant le changement d’état du Sujet que la structure du néologisme incarne, si bien que la modification de la forme implique un très fort affaiblissement du sens.

Pareillement, dans les traductions qui ont le plus marqué la circulation de la Comédie en langue française au XXe siècle, et qui reflètent pourtant des projets de traduction fort différents – celles de Pézard et de Risset[26] –, le néologisme trasumanar est encore une fois traduit par une périphrase, « outrepasser l’humain », qui ne configure que partiellement « un équivalent de sens [et] de fonctionnement » du discours du texte source (v. Meschonnic 1999, p. 110). Ce choix peut paraître bien surprenant à une époque où le néologisme « transhumaner » jouissait déjà d’une circulation relativement large dans la langue spécifique du Dante français, et à plus forte raison dans un projet de traduction comme celui de Risset, qui se montre par ailleurs disponible à la reprise des créations lexicales de Dante pour serrer de plus près la « vitesse » du texte. La traductrice a donné une explication intéressante des raisons qui ont orienté son choix, dont elle ne niait pas la nature « insatisfaisante », mettant au grand jour le genre de pression que le traducteur subit toujours par l’interférence du lexique existant (comme nous l’avons déjà vu pour la traduction de insermprarsi par « s’éterniser ») : « Philippe Sollers proposait [...] de traduire par transhumaner, mais je ne suis pas d’accord parce que je trouve que ça n’a pas en français cette force... On pense plutôt aux moutons, disons... on pense à la transhumance, à une habitude paysanne... » (Risset, 2008, n.p.; nous soulignons).

Cependant, bien que les verbes « transhumaner », « transhumainer » ou « transhumaniser » n’aient jamais trouvé leur place dans les lexiques, ils ont toutefois été, tous, employés très tôt dans la tradition des traductions françaises du poème, sans besoin, le plus souvent, de notes explicatives. Ce sont encore les interférences du champ lexical qui ont pu orienter les choix des traducteurs, par exemple dans le cas de « se transhumaniser », qu’Eugène Aroux utilise dans sa version de 1842[27] alors que la forme « transhumaner » circulait déjà et avait été reprise par plusieurs de ses prédécesseurs. Dans ce cas, la néo-formation pouvait se faire à partir du verbe « humaniser » déjà existant, dont l’entrée dans le Dictionnaire de l’Académie date de la deuxième édition (1718) et qui est aussi à l’origine du substantif dérivé « humanisation », signalé dans le Dictionnaire de la langue française de Littré en 1873 et fournissant, à son tour, une base pour la forme « transhumanisation » employée par plusieurs traducteurs de la Comédie entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle (Reynard, 1877; Méliot, 1908; Berthier, 1924; Masseron, 1949). Mais ces emplois impliquent tous une altération importante du sens de la base, qui indiquerait dès lors l’action de « [d]onner des sentiments conformes à l’humanité » (Académie, 1718), ou bien celle de « rendre humain, plus humain » (Littré, 1873).

Tout en étant, parmi les traductions synthétiques du néologisme trasumanar, la plus respectueuse de la structure du mot créé par Dante, la solution « transhumainer » est plus rare et apparaît uniquement aux deux extrêmes de la tradition : dans la version de Bergaigne, datant du début du XVIe siècle, et dans celle de Vegliante, publiée en 2012. Dans ce cas, où l’affixation de l’adjectif « humain » (trans- humain -er) correspond à celle de l’italien umano, c’est surtout le caractère pleinement roman du mot qui est respecté, alors que le plus courant « transhumaner » suppose une dérivation à partir de la base latine humanus, qui n’est pas celle utilisée dans la Comédie. En même temps, c’est peut-être ce caractère de latinisme perçu dans le mot inventé par Dante qui en a favorisé, bien que fictive, une acceptation précoce chez des traducteurs qui ne sont pas spécialement prédisposés à la reproduction de l’onomaturgie dantesque.

La forme « transhumaner » est en effet employée pour la première fois dans la première traduction complète et imprimée du poème, celle de Grangier (1596), dans une graphie décomposée « trans-humaner » qui, en réalité, témoigne de l’incompréhension de la structure parasynthétique du verbe, étant donné que seul le préfixe est ici séparé d’une prétendue base verbale « humaner ». Depuis lors, la forme « transhumaner » a été pour ainsi dire normalisée : relancée par Montor dans sa traduction de 1830[28], elle a été reprise à bref délai par Brizeux (1841) et par Saint-Mauris (1853)[29], avant de réapparaitre, plus tard, dans les traductions de Longnon (1931), de Scialom (1996), de Garin (2003), de Robert (2020) et d’Orcel (2021). Pour autant, elle n’a pas fait l’objet d’une entrée dans les lexiques – à l’exception du Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française de Louis-Nicolas Bescherelle (1856) –, restant ainsi confinée dans l’espace limité de la langue particulière du Dante français.

Les différentes solutions adoptées pour ce néologisme trasumanar viennent confirmer une dynamique qui était déjà visible dans la disposition temporelle des traductions d’autres néologismes : la perspective diachronique met en lumière une alternance de phases d’oscillation et de coagulation des choix traductifs qui reflètent les rapports entre chaque traducteur et ses prédécesseurs dans l’espace particulier de la retraduction. En alignant et en détaillant les données, ces rapports sont clairs :

  1. Entre les deux périphrases « outrepasser l’humain » de Pézard (1965) et Risset (1990) une seule traduction s’interpose, celle de Portier (1987), qui a recours elle aussi à une périphrase, « dépasser l’humain », bâtie à partir du même adjectif substantivé, l’humain, précédé d’un verbe de mouvement indiquant un passage au-delà d’une limite. Le caractère relativement uniforme de ces solutions est d’autant plus significatif qu’il n’a pas de précédents, mais il semble influencer les traducteurs suivants : l’adjectif substantivé est en effet repris, sous des formes différentes, par Mićević (1998, le transhumain) et Delorme (2011, le surhumain);

  2. De la même manière, le syntagme « surhumaine transformation » utilisé par Lamennais (1855) et Mesnard (1857) ne sera plus repris, sinon partiellement et dans des formes renversées, « transfiguration surhumaine » et « transport surhumain », employées par Doderet (1938) et par Saint-René (1939), encore une fois dans deux traductions consécutives et dont la publication est très rapprochée;

  3. Les traductions ayant recours au substantif « transhumanisation » forment un bloc relativement compact, qui compte trois des six textes publiés entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle (Reynard, 1877; Méliot, 1908; Berthier, 1924). Une série homogène qui est enrichie par l’occurrence de la forme verbale « transhumanisé » (Mongis, 1900) et qui, depuis, n’a été relancée que de manière occasionnelle (Masseron, 1949; Ceccatty, 2017);

  4. La traduction « transhumaner », à son tour, est concentrée sur deux moments précis et éloignés de la tradition, dans les années 1830-1850 (dans trois des six traductions publiées à cette époque) et à cheval entre le XXe et le XXIe siècle;

  5. Un pont s’établit enfin entre la très ancienne traduction de Bergaigne et celle, récente, de Vegliante, qui est le seul à reprendre la forme « transhumainer ». Ce rapport direct et exclusif est renforcé quelques chants plus tard par la reprise chez Vegliante de la forme « s’endieue » pour le verbe indiarsi (« Des Séraphins, celui qui plus s’endieue », IV 28), que Bergaigne traduisait par l’équivalent « s’endye » (« Des seraphin cil qui plus hault s’endye »).

Conclusion

Comme certains spécialistes des traductions de la Comédie avaient déjà pu le constater (Della Cagna, 2016), une tendance généralisée à la transposition des néo-formations de Dante par des néo-formations françaises ne se répand qu’à partir des traductions du Paradis publiées entre la fin des années 1980 et la moitié des années 1990 et se fixe définitivement, sauf exception, dans les traductions plus récentes. La différence est frappante, en effet, si l’on compare ces traductions à celles qui se sont succédé depuis le début du XXe siècle, jusqu’au travail d’André Pézard publié en 1965. Néanmoins, même dans cette perspective essentiellement synchronique il est aisé de remarquer que souvent des systèmes de précaution persistent chez le pionnier, qui seront dépassés une fois sa proposition acceptée : c’est le cas, entre autres, de traductions telles que s’en-mille, s’en-lui-e, je m’en-toi-yais, tu t’en-moi-es, tu t’en-elle-s utilisées par Scialom, dont la forme décomposée et l’italique soulignent l’anomalie, et par là même autorisent le traducteur à se mettre dans le sillage de l’onomaturgie du texte de départ et à être hardi dans la création. Ainsi autorisées, ces formes seront dès lors, toutes ou en partie, accueillies par d’autres traducteurs, mais recomposées dans leur unité synthétique et banalisées dans le caractère typographique, la traduction qui précède ayant acquis, pour la traduction qui suit, la fonction d’un exemple que l’on peut pousser plus loin, avérer, ou bien infirmer.

Cet emploi stratégique de la marque typographique autorisant l’expérimentation lexicale se double d’un sondage du potentiel de la langue qui se fait aux marges du texte : dans les notes des traducteurs, mais aussi dans l’ensemble du raisonnement critique qui entoure les textes-traductions et qui interagit avec eux. Il nous semble que non seulement les paratextes, mais aussi l’ensemble de l’épitexte fournissent donc des matériaux qu’il faudra désormais prendre en compte dans le discours sur les dynamiques de la retraduction et sur la genèse des choix du traducteur.

Ces matériaux, ainsi que le passage d’une perspective synchronique à une perspective diachronique, invitent à relativiser l’idée d’une vocation à l’innovation lexicale qui serait exclusive des traducteurs de la fin du XXe siècle et du début du nouveau millénaire. Cela permet d’observer que la disponibilité au calque des néologismes de Dante, devenue aujourd’hui de rigueur, est en réalité le résultat d’une érosion progressive de la résistance que la langue oppose aux traducteurs, réalisée par le moyen de quelques sondages qui ont préparé le terrain et assoupli progressivement les contraintes de la norme lexicale (v. Guilbert, 1972, pp. 29-48). Un combat individuel – bien visible dans le passage d’une version à l’autre d’une même traduction, comme nous avons pu le voir pour Artaud de Montor ou Antoine de Mongis –, mais qui se double d’un engagement collectif, dans l’« espace d’accomplissement » constitué par l’ensemble des retraductions du texte, car, d’une manière ou d’une autre, « toute traduction nouvelle d’un vieux livre très fréquemment traduit prend place dans une série historique, mieux : dans une généalogie », les traductions « s’engendrant, se contaminant, s’affinant les unes les autres » (Scialom, 1996, p. 596). Dans le cas de la constellation très riche des traductions de la Comédie, on pourra même parler de séries et de généalogies au pluriel.