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Magaly Brodeur est doctorante à l’Université de Montréal. Vice et corruption à Montréal, 1892-1970 est une plaquette de 129 pages issue d’un mémoire de maîtrise réalisé à l’Université de Sherbrooke. Ce mémoire devait être de bonne facture. Aussi, le retour du problème de la corruption à l’avant-scène de l’actualité politique, depuis quelques années, est susceptible de donner une résonance particulière à cette petite étude. Celle-ci traite des enjeux politiques et financiers entourant les jeux de hasard et d’argent pratiqués, dans l’illégalité, durant une bonne partie du 20e siècle à Montréal. Alors que le code criminel de 1892 interdit presque complètement ces activités, l’année 1970 voit l’entrée en vigueur du bill omnibus du gouvernement Trudeau. Cette loi, entre autres choses, légalise les loteries. L’auteur aborde donc une forme assez particulière de « vice ». Mais son travail ajoute de manière intéressante aux recherches menées sur l’univers de la prostitution à Montréal au 20e siècle, champ exploré notamment par Andrée Lévesque.

Vice et corruption ne comprend pas, à proprement parler, de cadre théorique élaboré. Mme Brodeur aborde la question du jeu illégal à partir de deux perspectives complémentaires, bien que cette façon de procéder ne soit pas explicitée. La première est celle des pratiques: le fonctionnement des maisons de paris illégaux et les modalités de la corruption policière sont par exemple bien mis en lumière. La seconde est celle de la gouvernance: les conflits opposant les divers paliers gouvernementaux quant à la régulation de ces pratiques et quant à l’appropriation éventuelle des profits qu’elles engendrent sont expliqués de manière probante.

L’auteure a eu recours à un corpus documentaire qui, s’il ne se signale pas par son étendue, est suffisamment diversifié: articles de journaux, rapports et archives de commissions d’enquête, archives de la ville de Montréal. La première partie de l’ouvrage témoigne d’un recours un peu trop intensif au texte de Pacifique Plante Montréal sous le règne de la pègre (1950). Une autre réserve quant à l’usage des sources: dans le corps du texte et les notes, la place occupée par la littérature scientifique ou « secondaire » (que l’auteure a bien fouillée) est parfois trop importante pour une recherche fondamentale. Néanmoins, cela n’affecte pas trop la qualité de la démonstration. Celle-ci prend d’ailleurs la plupart du temps la forme d’un récit et le ton d’une enquête. Ce qui constitue un choix discursif valable, considérant l’objet étudié.

L’ouvrage est divisé en deux parties comprenant elles-mêmes deux chapitres. Le premier chapitre explore l’industrie des jeux illégaux, « sur le terrain ». La proscription des jeux de hasard et d’argent en fait, très tôt, des secteurs privilégiés des opérations de la pègre. La fin de la prohibition de l’alcool aux États-Unis y intensifie la présence de la mafia, cela à l’échelle du continent. Certaines particularités de la législation américaine, au demeurant, font de Montréal un terreau particulièrement riche sur ce plan. L’ampleur du phénomène, tout comme les profits en jeu, sont bien soulignés. Le deuxième chapitre rend compte des autres causes de l’effervescence du jeu et du pari illégal dans la métropole, soit le système de protection liant la police à la pègre et, plus globalement, la corruption endémique des forces policières et de certaines autorités. Les exemples présentés sont quelquefois spectaculaires. La lutte contre cette forme de crime organisé ne prend son envol qu’à partir de la fin des années 1940 et durant les années 1950 avec les efforts de Pacifique Plante, le rapport de la commission Caron (1954) (les commissions d’enquête antérieures n’avaient pas été suivies d’effets) ainsi qu’avec les mandats de Jean Drapeau à la mairie.

Le troisième chapitre, pour sa part, retrace les grandes lignes de l’histoire du financement problématique de la ville de Montréal. Si, durant la période marquée par la tolérance et la prévarication, la ville retire certains revenus (taxes, amendes, licences) de l’industrie du jeu illégal, la Crise frappe de plein fouet des finances déjà précaires, situation qui persiste durant l’après-guerre. La ville se trouve en quête de formes nouvelles de revenus, alors que certains outils fiscaux lui sont ravis par le provincial (comme la taxe de vente, en 1965). Enfin, le quatrième et dernier chapitre relate les vains efforts de certaines élites montréalaises pour mettre la main sur les revenus issus du jeu, cette fois de manière légale. Ces efforts culminent en 1968 avec la mise en place de la « taxe volontaire » du maire Drapeau, taxe qui n’est rien d’autre qu’une loterie à deux dollars. Le gouvernement provincial lui coupe rapidement l’herbe sous le pied et obtient en 1969 un jugement de la Cour suprême déclarant cette loterie illégale. À peu près au même moment, le bill omnibus du fédéral exclut les villes du secteur des loteries... tout en légalisant celles-ci. Dès janvier 1970, Loto-Québec voit le jour.

Bref, Montréal, dont les autorités et forces policières ont longtemps été corrompues, se retrouve en quelque sorte elle-même victime d’un « racket » gouvernemental. Le jeu, source de la corruption endémique en son sein durant des décennies, se transforme en activité légale, mais au profit du gouvernement provincial.

La lecture de l’ensemble est aisée, même si quelques maladresses syntaxiques, ça et là, auraient pu être épargnées au lecteur par une révision linguistique plus efficace. Globalement, Vice et corruption a pour mérite d’explorer un champ assez neuf de l’histoire du crime au Québec et au Canada, histoire qui a surtout insisté sur le développement des appareils policiers et la régulation des crimes « ordinaires » (ivrognerie, vagabondage, racolage, etc.). L’ouvrage détaille un beau cas de corruption des autorités étatiques dites légitimes et, sans que l’auteure ne le spécifie, la manière dont sont historiquement construites les frontières parfois poreuses entre économie souterraine, économie légale, immoralité et moralité officiellement sanctionnée. À n’en pas douter, et on nous permettra ici de recourir à un lieu commun, les historiens du futur trouveront dans le temps présent un matériel abondant pour mener à bien des réflexions de ce type.