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Dans cette réédition plus volumineuse de Du pain ou du sang, l’anthropologue Roland Viau présente en détail les conditions de travail et de vie des ouvriers irlandais ayant oeuvré sur les chantiers de construction du premier canal Beauharnois de 1842 à 1845. À travers l’évolution des travaux, l’auteur nous fait découvrir les évènements menant au « Lundi rouge », le point culminant d’une grève illégale déclenchée au printemps 1843 par les « canaliers » (néologisme du terme anglais canallers) mécontents de leur continuelle paupérisation. Leur court débrayage se termina par un affrontement sanglant contre des troupes de garnison envoyées pour écraser l’effort gréviste.

Heureux mélange d’anthropologie, de sociologie et d’histoire, l’ouvrage, divisé en deux parties, relate les enjeux socioéconomiques liés à la construction des canaux navigables nécessaires au développement du système de transport au cours du XIXe siècle. L’auteur estime que l’interruption des travaux au canal Beauharnois n’est rien d’une forme spontanée de résistance contre des employeurs avares, mais l’aboutissement d’une organisation d’ouvriers désireux d’agir pour le bien commun. Il avance l’hypothèse qu’une société secrète encadrait les travailleurs coalisés, la plupart des Irlandais, et que les revendications formulées annoncèrent une prise de conscience identitaire de classe. Pour illustrer ses propos, Viau fait le récit exhaustif de l’évolution des mauvaises conditions retrouvées sur les divers chantiers de construction. Baisses de salaires, paies irrégulières, longues heures de travail, instabilité de l’emploi et faible capacité d’achat sont quelques-uns des facteurs ayant contribué à l’insatisfaction collective des travailleurs, qui s’unirent contre leurs employeurs respectifs.

Au lendemain de l’adoption de l’Acte d’Union, l’aménagement de voies navigables devint une priorité pour les autorités coloniales. Les premiers chapitres de l’ouvrage offrent ainsi d’abondants détails sur la construction du canal sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent. L’auteur retrace attentivement le contexte particulier menant au choix de l’emplacement de la voie d’eau le long de la seigneurie de Beauharnois afin de relier les lacs Saint-Louis et Saint-François. Ceux et celles qui sont intéressés par les secteurs de la construction ou de l’ingénierie se réjouiront des informations techniques fournies par l’auteur, qui propose de nombreuses données statistiques et géographiques relatives à la planification et au commencement des travaux de canalisation. D’autres percevront ces minutieux détails comme étant peu pertinents pour l’analyse de la question ouvrière et du déclenchement de la grève. Notons néanmoins que l’examen des multiples acteurs en présence s’avère réussi; il permet d’appréhender la complexité de la mise en oeuvre de ce projet d’envergure.

Viau nous rappelle que la construction du canal Beauharnois fit appel à un grand nombre d’intervenants, incluant des milliers de canaliers qui accomplirent l’essentiel du travail à bras d’homme. À cet égard, la description, au second chapitre, de l’outillage nécessaire pour effectuer les travaux est particulièrement intéressante. L’auteur fait également un survol de l’organisation du projet en s’arrêtant sur les rôles et les responsabilités des différents spécialistes et superviseurs. Séparés en sections, les chantiers de construction du canal étaient sous la supervision du gouvernement du Canada-Uni par l’entremise du bureau des Travaux publics. Plus tard, ces sections seront confiées à des entrepreneurs privés, qui se chargeront de contrôler l’accomplissement des travaux en recrutant le personnel requis, d’où les problèmes de gestion des effectifs ouvriers.

Le troisième chapitre présente une mise en contexte de l’arrivée des Irlandais sur le site de Beauharnois et des facteurs déterminants dans le tissage des liens de solidarité entre les travailleurs. À l’évidence, l’arrivée massive de ces ouvriers essentiellement non qualifiés modifie de façon importante la démographie régionale. Le portrait ethnographique de la nouvelle population ouvrière est, quant à lui, brossé au quatrième chapitre. Certaines idées apparaissent répétitives dans ce chapitre, notamment au sujet des conditions de travail. Toutefois, les quelques pages portant sur les pratiques et les activités culturelles sont particulièrement riches et démontrent efficacement le quotidien des travailleurs. L’intéressante comparaison faite avec d’autres travaux et sites de canalisation tout au long de l’étude est également à mentionner.

La seconde partie de l’ouvrage nous renseigne sur la mobilisation des travailleurs ainsi que sur le déclenchement et le déroulement de la grève de 1843. La chronologie précise des faits du lundi 12 juin, journée fatidique où sont abattus les travailleurs devant le Grant’s Inn à Saint-Timothée, est astucieusement racontée. La nouvelle de la fusillade suscitant un mouvement de colère, une enquête publique sera mise sur pied. Celle-ci démontrera notamment que les salaires des travailleurs étaient nettement insuffisants. Le rapport officiel de l’enquête, contenant témoignages et documents complémentaires, constitue d’ailleurs un des éléments principaux du corpus de sources de l’auteur, corpus comptant également plusieurs articles de journaux. Au final, malgré la contextualisation poussée du sujet à l’étude, cette monographie s’avère une réussite, Viau ayant notamment su démontrer avec justesse la multiplicité des acteurs impliqués dans la réalisation du projet de construction du canal Beauharnois.