Corps de l’article

-> Voir la liste des figures

L’ouvrage collectif publié sur Place des Arts sous la direction de Louise Poissant, doyenne de la Faculté des arts de l’UQÀM, est issu de la journée de colloque organisée dans le cadre des festivités marquant le jubilé de ce lieu, sans en être les actes. Le sommaire du livre ne reproduit pas le programme de la rencontre et son contenu élargit et approfondit les propos tenus en novembre 2013. Ceux-ci dépassent de loin les objectifs de l’histoire urbaine, le but étant d’examiner l’impact autant urbanistique qu’artistique et culturel de ce complexe et de l’organisme qui le gère, d’hier à aujourd’hui.

Certes, en cherchant à cerner la programmation et la fréquentation de Place des Arts au fil du temps, le sociologue Marcel Fournier constate que ce centre des arts a agi en quelque sorte comme un aimant. Sur ses scènes, il a attiré nombre des initiatives nouvelles qui changèrent la vie culturelle montréalaise, en la renouvelant et la diversifiant, et dans son environnement immédiat bien des nouvelles salles de spectacles qui formeraient l’assise du Quartier des spectacles lancé au début des années 2000. Marie Lavigne, historienne et ancienne directrice générale de Place des Arts, montre la transformation qu’a connu cette institution en regard de sa vocation de diffuseur et/ou producteur sous les pressions du milieu et en fonction des politiques gouvernementales changeantes. L’historien de l’art Raymond Montpetit et l’urbaniste Gérard Baudet proposent chacun un « grand flashback » sur les salles de spectacles qui ouvrirent leurs portes à Montréal avant Place des arts pour le premier et sur celles qui ont transformé les métropoles occidentales depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui pour le second, non sans avoir au préalable rappelé le lien indissociable existant entre villes et équipements culturels depuis l’antiquité. Montpetit met ainsi la table pour une histoire culturelle mettant l’emphase sur les tensions sous-jacentes à l’offre publique de spectacles sur scène apparue à Montréal avec l’inauguration du Theatre Royal en 1824 et que Place des Arts contribuerait à atténuer. Historienne de l’art, Geneviève Richard retrace l’origine de la commande de ce qui, au départ, devait être une simple salle de concert et les modalités de sa conversion en arts center, ainsi que les effets à long terme de la construction de Place des Arts sur la vocation du quartier environnant. Dans ce dossier, comme dans d’autres, le maire Jean Drapeau et le premier ministre Jean Lesage ont volé la vedette à Maurice Duplessis et Camillien Houde. L’idée d’un centre qualifié à l’époque de « civique » s’était concrétisée une première fois, certes en vain, avec l’institution légale d’un organisme pour le construire en 1937 et le dévoilement d’un projet en 1946.

Architecte de paysage et urbanologue, Jonathan Cha porte sur les événements un autre regard en étant attentif, d’une part, aux choix qui ont donné sa forme urbaine à Place des Arts, des efforts faits par Drapeau dès 1955 pour doter Montréal d’une salle de concert à l’aménagement de son esplanade à la fin des années 1980, alors que le Musée d’Art contemporain (MAC) était en construction sur le quadrilatère, et, d’autre part, aux représentations qui sous-tendent ces interventions. Ceux-ci raconteraient l’histoire d’une conquête, celle de l’identité montréalaise par le rejet des modèles empruntés, étrangers, au profit d’une redécouverte des spécificités territoriales et architecturales locales. D’ailleurs, plusieurs des auteurs rappellent qu’en 1963, au moment de l’inauguration, Place des Arts était pour bien des citoyens « la place des autres ». Jean-Christian Pleau revient sur cet événement qui frisa la catastrophe à cause d’un conflit syndical aux enjeux culturels (l’Union des artistes contestait l’hégémonie de l’Actors’ Equity), pour retracer les commentaires critiques que le gala d’ouverture de la Grande salle et ses préparatifs soulevèrent dans les quotidiens. Gill Straw s’intéresse à une autre presse, celle publiée ailleurs, aux États-Unis et dans le Canada anglophone, pour observer l’image donnée dans ses pages de la vie nocturne montréalaise. Il rappelle ainsi la mauvaise réputation dont pâtissait Montréal dans les années 1930/1950, ville du vice et de la débauche. Les activités illicites se concentraient dans un quartier, le Red Light, dont le centre de gravité est tout proche de Place des Arts, au croisement des rues Sainte-Catherine et Saint-Laurent, non loin des Habitations Jeanne-Mance. Plusieurs auteurs reviennent sur la parenté de ces deux ensembles urbains. Si le rôle de Place des Arts dans la rénovation urbaine est bien connu, celui dans l’« assainissement » de l’image de la ville l’est moins.

Dans nos sociétés où savoir et patrimoine ont connu un essor sans précédent depuis quelques décennies, la commémoration offre souvent l’occasion de faire avancer et de diffuser la connaissance, en étant prétexte à expositions, colloques et publications. Dans l’avant-propos de l’ouvrage, Claude Corboz, à l›origine de la collaboration entre Place des Arts et l’UQÀM, une institution dont il fut le recteur et qui se distingue depuis sa fondation entre autres par son important secteur des arts, vante les mérites d’un tel partenariat entre université et organisme extérieur sur le plan de la formation et de la recherche. Bien que conscient du scepticisme que peut susciter une telle alliance, Corboz n’explore pas les pièges qui guettent les professeurs chercheurs dans une telle aventure: le discours de circonstance. Heureusement, les vastes synthèses qui n’ajoutent rien à la connaissance, ni à la réflexion, font exception ici. La majorité des contributions sont le fruit ou l’amorce de recherches fouillées, sinon problématisées, ou encore elles apportent de précieux témoignages. Certains des auteurs ont été des acteurs clés du réaménagement urbain amorcé dans les années 1980, notamment l’historienne de l’art Louise Letocha qui fut directrice du MAC alors qu’était préparé le transfert du musée au centre-ville, ou encore l’architecte Clément Demers, important maître d’oeuvre de la revitalisation des quartiers centraux de la ville, dont celui des spectacles. Une chose est certaine, les textes réussissent à très bien saisir le moment charnière que révèle l’inauguration de la Grande salle et celle des théâtres quelque années plus tard, alors que l’offre de spectacles se transforme, que les jeunes bousculent les poncifs culturels, que le théâtre en français s’affirme, que l’État s’implique afin de soutenir la création artistique et assurer la démocratisation de la culture, sur fond de vives tensions sociales et politiques, comme le souligne Louise Poissant dans son introduction. Pour autant que ce fusse nécessaire, ils nous convainquent de plus de la vitalité de Place des Arts, lieu et institution culturelle majeurs.