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Ancré dans des enjeux à la fois historiques et contemporains, l’ouvrage Les communautés juives de Montréal s’avère une entreprise efficace de vulgarisation des recherches récentes sur la présence juive dans la société montréalaise. La réflexion des auteurs s’appuie sur l’idée « […] qu’il n’existe pas une seule identité et une seule communauté juive à Montréal, mais bien une multitude de niveaux de référence, de langues et d’interprétations du judaïsme, diversement touchés par la réalité québécoise et formant un tout plus ou moins cohérent selon les circonstances » (p.10). C’est également la co-construction de l’identité juive et de la société montréalaise qu’on veut mettre à jour, en abordant les facettes historique, religieuse, spatiale, sociologique et communautaire de ce phénomène.

Dans les deux premières sections de l’ouvrage, Ira Robinson dresse un portrait des fondements de l’histoire juive et des différentes formes qu’a pris le judaïsme montréalais jusqu’à nos jours. Il expose le caractère particulier de la communauté juive de la métropole, qui est à la fois articulée autour d’un noyau central d’individus fortement attaché aux traditions pour qui le judaïsme est un élément central de l’existence, mais aussi d’un groupe plus élargi qui gravite autour des institutions communautaires juives et valorise le métissage culturel.

Pierre Anctil poursuit en abordant l’épineuse question des rapports entre Juifs et francophones. Il présente une évolution favorable de ceux-ci jusqu’à nos jours, sans toutefois éluder les épisodes plus difficiles, tels que les récents débats entourant la commission sur les accommodements raisonnables. Il montre que les dynamiques de rapprochement et de mise à distance s’effectuent d’abord autour d’enjeux liés au statut socioéconomique, puis à la sécularisation et à la langue.

Jean-Philippe Croteau s’intéresse ensuite au thème des écoles privées juives, qui a été l’une des pierres d’achoppement des débats dans le cadre de la commission Bouchard-Taylor. L’auteur montre que depuis le 19e siècle, l’insertion des populations juives au sein de l’espace scolaire montréalais a été caractérisée par des affrontements entre les différents acteurs en présence, à savoir les différentes composantes de la communauté juive, les élites éducatives et culturelles catholiques et protestantes ainsi que l’État. Les enjeux qui les mobilisaient étaient idéologiques, religieux, fiscaux et finalement linguistiques.

La contribution suivante de Rebecca Margolis traite de l’évolution de la culture yiddish à Montréal, en relation avec la position particulière qu’ont occupé les Juifs ashkénazes au point de vue scolaire, politique et religieux. L’auteure expose comment le yiddish est passé de langue vernaculaire à « véhicule culturel sophistiqué », après qu’il ait été dépassé par l’hébreu comme langue d’usage (p. 94). Une contribution analogue ayant pour objet l’hébreu et son usage en période plus récente aurait pu s’avérer un complément utile.

Les deux textes suivants présentent l’apport des populations juives à la vie culturelle et littéraire montréalaise (Chantal Ringuet) ainsi qu’à la sphère économique et syndicale d’avant la Deuxième Guerre mondiale (Bernard Dansereau). Ringuet nous apprend entre autres que les Juifs ont longtemps été en marge des institutions culturelles des deux groupes fondateurs, mais qu’ils en font désormais partie intégrante et que leur apport est de plus en plus reconnu. Dansereau montre comment le bagage professionnel pré-migratoire, la position particulière des Juifs au sein du marché du travail montréalais ainsi que les liens avec les divers mouvements politiques et syndicaux ailleurs en Amérique et en Europe ont permis l’émergence d’un monde syndical juif très actif à Montréal dans la première moitié du 20e siècle.

Sonia Zylberberg enchaîne sur la place des femmes dans le judaïsme en faisant le portrait de celles « […] dont l’exercice de certains postes a fait éclater des barrières de genre » (p. 94). L’objectif annoncé de l’auteure est de compenser l’invisibilité des femmes dans l’historiographie juive. Les parcours singuliers qu’elle dépeint mettent en lumière des facteurs méconnus contribuant à donner à la communauté juive montréalaise son caractère unique, à la fois progressiste et traditionnel.

Charles Sahar, Morton Weinfield et Adam Blander présentent ensuite un regard sociodémographique sur la communauté juive montréalaise en période récente. Leur texte constitue un apport significatif dans la mesure où il permet d’illustrer les enjeux abordés par les autres auteurs et surtout le caractère hétérogène de la communauté actuelle.

Les deux derniers chapitres de l’ouvrage font un portrait plus en profondeur de deux groupes particuliers de la communauté juive montréalaise maintes fois évoqués par les autres auteurs, mais le plus souvent de façon moins approfondie. Julien Bauer s’intéresse ainsi aux communautés hassidiques montréalaises, en faisant une incursion originale dans leur vie quotidienne. Yolande Cohen traite quant à elle des populations sépharades issues du Maroc. Elle souligne notamment l’importance de la langue, de l’origine ethnique et des liens transnationaux pour leur identité communautaire.

Somme toute, la présente synthèse dresse un portrait fouillé de la présence ashkénaze et ultra-orthodoxe dans la métropole, surtout aux 19e et 20e siècles, mais elle laisse le lecteur face à certaines interrogations à propos de la communauté sépharade. L’identité particulière des populations juives issues d’ex-URSS, dont plusieurs transitent par Israël avant d’élire domicile à Montréal, est également peu abordée. Notons toutefois l’apport significatif du chapitre de Yolande Cohen au sujet des Sépharades et les possibilités d’élargissement qui sont fournies dans la contribution de Janice Rosen sur les ressources documentaires et archivistiques sur les Juifs à Montréal.

Le ton employé par les différents auteurs traduit l’intention sous-jacente à l’ouvrage, qui était d’exposer la réalité juive en tant que phénomène complexe, en constante évolution et qui tend à se rapprocher de la « majorité démographique » québécoise. Les diverses contributions font bien ressortir l’influence des particularités politiques et linguistiques de Montréal. En ce sens, l’ouvrage arrive à montrer que les Juifs, les francophones et les anglophones de Montréal partagent une histoire et un présent commun. Les liens avec les autres groupes minoritaires de la société montréalaise, notamment les Italiens, sont toutefois relativement absents de la réflexion. Une telle mise en relation, notamment en ce qui concerne le thème de l’insertion des Juifs dans l’espace scolaire, aurait pu ouvrir sur des perspectives intéressantes. Il s’agit à notre connaissance d’un thème sous-représenté dans l’histoire de l’immigration montréalaise. Il est donc à souhaiter que le décloisonnement des études juives et québécoises duquel est issue la présente synthèse continue à donner naissance à des contributions qui permettront encore d’enrichir notre compréhension des multiples facettes de l’identité juive montréalaise. Les communautés juives de Montréal constitue néanmoins un premier pas fort respectable en ce sens.