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Réalisé sous la direction de l’urbaniste et architecte Philippe Daucourt, cet ouvrage collectif tente de répondre à deux questions : quelle est la mémoire portée par l’habitat populaire, et dans quelle mesure ce patrimoine modeste peut-il appuyer un projet urbain contemporain ? Au fil de trois essais portant tour à tour sur la forme urbaine, le logement social et le mouvement ouvrier, Daucourt et ses collaborateurs retracent les mutations urbanistiques, économiques et sociales d’une petite ville suisse sans qualités particulières, depuis les débuts de son industrialisation avec l’avènement du chemin de fer jusqu’à la fin du boom économique de l’après-guerre.

Delémont, ville sans qualités ? En apparence seulement. En effet, aux yeux des auteurs, cette modeste cité du Jura représente à la fois un cas parmi tant d’autres (« un système complexe, parfois confus, typiquement suisse, dépourvu de grands gestes ») et un univers culturel singulier, marqué par la montée en puissance d’un peuple de prolétaires venus des campagnes environnantes, des cantons alémaniques, voire d’Allemagne, d’Italie et de France : mineurs et métallurgistes ; cheminots et horlogers ; ébénistes, brasseurs et imprimeurs. Pour Daucourt, c’est avant tout dans les figures de l’habitat que s’incarne aujourd’hui ce passé ouvrier. Marqués par la pauvreté de la conception et des moyens, les casernes d’habitation, cités pavillonnaires et immeubles collectifs n’en constituent pas moins selon lui « le fait urbain majeur » de Delémont.

La singularité du cas delémontain est bien mise en lumière par les contributions de Pierre-Yves Donzé et François Kohler. Au moyen de documents d’archives et d’une très riche iconographie, les deux historiens reconstituent minutieusement et sans nostalgie les milieux de travail, les conditions de vie ainsi que la vie associative et politique des ouvriers locaux. On est ici bien loin des forteresses « rouges » du Nord-Est parisien, des cités résidentielles du Nouveau Francfort ou de la Vienne de l’entre-deux-guerres. Ce qui se dessine dans la plaine de Delémont – autour de la gare et des établissements industriels périphériques, ainsi qu’au pied de la cité médiévale – c’est un habitat fragmenté, d’échelle modeste, parfois mesquin, réalisé sans planification préalable du territoire, et véhiculant des idéaux petits-bourgeois de propriété privée et de confort domestique minimal. Plutôt qu’un projet collectif, l’habitat populaire à Delémont reflète les intérêts et valeurs divergents d’une multiplicité de petits constructeurs privés ; industriels paternalistes ; sociétés de construction coopératives ; rentiers et spéculateurs ; architectes et entrepreneurs en bâtiment. Par ailleurs, la recherche d’économie y a systématiquement primé sur les projets sociaux réformistes, y compris celui de donner un visage collectif à la population ouvrière.

Comment composer dans le présent avec cet héritage ? C’est là l’aspect le moins convaincant de l’ouvrage. En conclusion, les auteurs proposent un répertoire d’habitations ouvrières construites à Delémont à différentes époques, s’insurgeant contre les démolitions et les altérations « calamiteuses » et en prônant la conservation dans le respect de leurs caractéristiques architecturales d’origine. Daucourt souligne avec raison la méconnaissance dont souffre fréquemment l’habitat ouvrier, ainsi que la difficulté de valoriser des ensembles bâtis marqués par « leur caractère commun et … leur destination populaire … » Mais il succombe lui-même à la tentation de la monumentalisation, multipliant les parallèles entre ce patrimoine ordinaire et des oeuvres phares du Mouvement moderne ; les cités-jardins d’Heinrich Tessenow et d’Ernst May, l’immeuble collectiviste Narkomfin de Moisei Ginzburg, la Cité radieuse de Le Corbusier, ou encore la Ville verticale de Ludwig Hilberseimer. Or, l’habitat populaire n’a pas nécessairement à être héroïque ou révolutionnaire pour mériter une reconnaissance sociale. De plus, il est loin d’être évident que la meilleure façon de mettre en valeur ce type d’habitat soit d’adopter les procédés classiques de la conservation des monuments et de veiller au maintien de la forme architecturale plutôt qu’à la cohérence des tissus ou aux qualités d’habitabilité.

En fait, si la stratégie d’inventaire et de conservation mise de l’avant ici paraît inadéquate, c’est que, de l’aveu même des auteurs, l’habitat dont Delémont a hérité au cours de son industrialisation est souvent de piètre qualité, tant d’un point de vue formel et contextuel que fonctionnel. S’il s’agit d’incarner une mémoire propre au monde ouvrier, les essais historiques contenus dans cet ouvrage laissent entrevoir d’autres véhicules possibles que l’habitat seul ; des sites de production et d’échange tels qu’ateliers de fabrication ou magasins coopératifs ; des lieux de divertissement et d’éducation populaire tels que cinémas et bains publics ; ou encore les cafés qui, à défaut d’une véritable Maison du peuple, servirent de lieu de rassemblement pour les associations syndicales et socialistes. Et s’il s’agit plutôt de remettre en projet aujourd’hui le logement populaire, alors une approche misant à la fois sur la connaissance, la réhabilitation fonctionnelle et la requalification urbanistique du bâti existant s’avérerait peut-être plus fertile.