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Issu d’une thèse de doctorat soutenue en cotutelle à l’Université de Montréal et l’Université Libre de Bruxelles en 2008, ce livre de Nicolas Kenny porte sur l’expérience sensorielle vécue par les citadins de Montréal et de Bruxelles au tournant du XXe siècle et examine comment les pratiques corporelles ont participé à construire la signification sociale et culturelle de l’espace urbain moderne. Durant cette période d’intenses transformations (industrialisation, urbanisation, croissance démographique), les habitants des grandes villes sont appelés à vivre des sensations complètement nouvelles, qui ne ressemblent en rien à ce que leurs ancêtres avait connu. À travers cet ouvrage d’histoire urbaine, l’auteur procède à une analyse du discours des individus qui participent directement à la transformation de la ville et du discours de ceux qui doivent vivre au quotidien dans les quartiers populaires et travailler dans les usines. Il se base sur une multitude de sources discursives lui permettant de rassembler une variété de témoignages décrivant de façon positive ou négative les rapports à l’environnement urbain.

Par son approche comparative et transnationale, The Feel of the City s’inscrit dans la lignée des travaux publiés dans l’ouvrage collectif Vivre en ville. Bruxelles et Montréal (XIXe-XXe siècles), paru en 2006 sous la direction de Paul-André Linteau et de Serge Jaumain, travaux qui avaient souligné les points de convergence entre ces deux villes au tournant du XXe siècle. L’auteur inscrit les expériences sensorielles des Montréalais et des Bruxellois dans le processus mondial de la modernité en faisant intervenir trois concepts-clés : une modernité cherchant à désensibiliser le corps, mais étant paradoxalement productrice d’intenses sensations, un espace matériel ayant un impact considérable sur les relations sociales, et l’expérience personnelle, manière importante de comprendre son environnement. À cet égard, Kenny fait appel aux travaux des théoriciens de la modernité Michel de Certeau, Georg Simmel et Marshall Berman. Enfin, cet ouvrage apporte une contribution significative à l’historiographie récente de l’histoire des sens, marquée par les recherches d’Alain Corbin, de Mark Smith et de Constance Classen, en présentant une recherche qui tient compte de tous les sens plutôt que d’un seul à la fois.

L’ouvrage est divisé en cinq chapitres. Le premier de ceux-ci jette les bases théoriques de l’analyse, présente l’approche comparative et transnationale de l’auteur et dresse un portrait historique des processus d’industrialisation et d’urbanisation qui ont transformé Montréal et Bruxelles entre 1880 et 1914. Le deuxième chapitre explore les discours qui conceptualisent la cité industrielle moderne dans son ensemble. Kenny analyse les vues panoramiques (photographies, illustrations, plans), qui donnent une impression d’ordre et d’unité, et la façon dont la réalité telle qu’elle est ressentie dans les nouvelles banlieues industrielles entre en conflit avec l’image d’ordre et de prospérité mise de l’avant par les élites urbaines. Soulignons ici que le lecteur peu familier avec les territoires montréalais et bruxellois au tournant du XXe siècle aurait sans doute apprécié avoir accès à un ou deux plan(s) des rues et quartiers des métropoles. Dans les trois derniers chapitres du livre, Kenny explore les expériences sensorielles des citadins et leurs interactions corporelles avec leur environnement en s’inspirant du principe mis de l’avant à l’époque selon lequel la journée de travail typique devait se composer de trois segments de huit heures. Le chapitre 3 s’intéresse au premier tiers de la journée, consacré au travail. On y suit les ouvriers dans leur journée de labeur en usine. Le chapitre 4 se penche sur le deuxième tiers de la journée, dédié au repos, ce qui permet à l’auteur de faire une incursion dans la sphère domestique et d’entrer dans les chaumières des quartiers populaires. Enfin le troisième segment de la journée, qui doit être voué aux déplacements, aux loisirs et aux moments en famille, est l’objet du cinquième chapitre, où Kenny explore les effets physiques des moyens de transports modernes et les sensations ressenties par les citadins dans les rues de la ville. L’examen attentif des discours des principaux commentateurs de la ville (inspecteurs municipaux, hygiénistes, réformateurs urbains) permet à l’auteur d’affirmer que les expériences personnelles et sensorielles ont joué une place prépondérante dans la construction du rapport à l’espace urbain des Montréalais et des Bruxellois durant cette période de profonds bouleversements économiques et sociaux.

The Feel of the City est un ouvrage d’une grande qualité qui se mesure tant par le talent d’écriture de l’auteur que par l’originalité du propos et la finesse de son analyse. On y trouve un bon équilibre entre la théorie et les exemples et l’auteur illustre sa thèse de manière convaincante. À cet égard, soulignons que la thèse aurait gagné en profondeur si Kenny avait discuté de son choix de sources de façon plus élaborée. En l’absence d’une présentation exhaustive et critique des sources, les exemples sélectionnés par l’auteur semblent servir trop unilatéralement le propos de l’auteur : il apparaît difficile pour le lecteur d’évaluer la représentativité d’un discours, d’un rapport municipal ou d’un article de journal s’il ne connaît pas l’ensemble du corpus consulté. Également, nous nous expliquons mal le choix délibéré de Kenny de ne pas aborder le sens du goût, alors que Montréal et Bruxelles voient durant cette période se multiplier les grands restaurants, les hôtels de luxe, les théâtres et les troquets, autant d’établissements qui ravissent les sens et offrent de nouvelles expériences corporelles aux citadins en quête de divertissement. Enfin, mentionnons que nous aurions préféré voir les extraits des discours cités par Kenny présentés dans leur langue d’origine. En favorisant la traduction anglaise d’articles de journaux, de romans et de poèmes rédigés en français, l’auteur doit, pour faire son analyse linguistique des discours, s’adonner à une gymnastique syntaxique qui alourdit la lecture du texte et qui ne rend pas service à son argumentation (voir par exemple la section Representing Workers in the City, au chapitre cinq). Ces quelques remarques n’enlèvent rien à la qualité de cet ouvrage admirable, richement illustré et accompagné d’une imposante bibliographie qui saura plaire tant aux universitaires qu’aux lecteurs férus d’histoire urbaine et culturelle.