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Avec cet ouvrage, Anne Béroujon nous propose une synthèse des connaissances sur le peuple de la France d’Ancien Régime, un sujet jouissant d’une riche historiographie. Cette synthèse s’inscrit dans la foulée des grandes études de Daniel Roche, Arlette Farge, Jean Delumeau, Jean Nicolas et Natalie Zemon Davis. En puisant dans les analyses de ces piliers de l’historiographie française, Béroujon cherche à rendre compte du peuple dans toute sa complexité. L’ouvrage ne constitue donc pas une étude approfondie mobilisant un vaste corpus de sources et il s’adresse de toute évidence au grand public.

Dans le premier chapitre, l’auteure s’attarde à délimiter son objet d’étude en fournissant une définition sociologique très riche de ce peuple urbain qu’elle rend saisissable par une approche à la fois qualitative et quantitative. Il en ressort un peuple qui, malgré la perméabilité des frontières sociales qui le distinguaient des élites, représentait la majorité des habitants des villes d’Ancien Régime et qui se caractérisait entre autres par sa mobilité. Le deuxième chapitre porte sur le peuple au travail, activité qui le définissait en termes identitaires et qui produisait une cohésion sociale. Béroujon illustre comment le travail est devenu le principal moyen d’obtenir une dignité et une honorabilité. Elle met l’accent sur les possibilités offertes au peuple, que ce soit dans le cadre d’une corporation de métier ou d’un emploi de domestique par exemple. Elle rend bien compte des hiérarchies complexes qui dépassaient la classification sociale habituelle.

La vie du peuple au quotidien est ensuite abordée par une analyse des pratiques et des comportements, que ce soit en termes d’habitation, d’alimentation ou de consommation. Elle démontre qu’une série de changements a entraîné une dégradation du niveau de vie du peuple qui l’a éloigné davantage des élites. Inversement, les transformations dans les manières de consommer le rapprochaient de ces élites. Ce rapprochement est notamment perceptible dans l’évolution du rapport à l’objet. Le peuple affirmait ainsi son urbanité et son intégration à la ville, ce qui a entraîné une réaction des élites. Le quatrième chapitre, le plus intéressant à notre avis, porte sur l’aspect culturel. Rejetant la mise en place d’une culture populaire distincte et commune à l’ensemble du peuple, Béroujon décrit un processus de mise à distance de pratiques jugées populaires par les élites, qui étaient devenues soucieuses de marquer leur position sociale en se forgeant leur propre culture, celle de l’honnête homme. Les rituels publics, les différents modes de consommation culturelle et les comportements religieux ont tous été remodelés au cours de la période. L’auteure démontre avec brio l’élaboration de cette « nouvelle orthodoxie culturelle » qui s’est réalisée par l’invention du « populaire » (p. 231), suivie d’une disqualification et d’une mise à distance intellectuelle et physique par les élites.

Les deux derniers chapitres traitent de l’aspect politique. L’auteure soutient que le peuple avait un pouvoir d’action même s’il avait été exclu des sphères du pouvoir. Ce pouvoir s’exprimait par son organisation en compagnonnage et par sa capacité émeutière. Béroujon indique que le peuple n’a jamais perdu cette propension à la révolte, qui représentait son avenue politique la plus efficace. Selon elle, les acquis de ces deux types d’expériences ont permis aux peuples des villes d’entrer dans la Révolution, qui a incarné la véritable « irruption du peuple sur la scène politique » (p. 279). Ce serait grâce aux événements de 1789 que le peuple serait devenu « un être politique », « une force agissante » (p. 281) et qu’il aurait influencé d’une manière considérable, pour la première fois, les décisions politiques. Si l’auteure prend le soin de bien nuancer son degré d’implication, elle réussit à démontrer que le peuple a bel et bien acquis une force politique inédite et qu’il prend, au moins pour un temps, sa place dans l’arène politique. Cette politisation progressive en est venue à imprégner son quotidien et à modifier ses pratiques.

L’ouvrage offre ainsi un portrait détaillé et satisfaisant de ce peuple des villes, malgré les défis posés par les sources. Pour combler les vides créés par des lacunes documentaires et afin d’assurer une certaine représentativité à la fois géographique et temporelle, l’ouvrage ne porte pas sur une ville en particulier, mais sur un vaste nombre d’exemples urbains que l’auteure utilise en fonction des ouvrages qu’elle mobilise. Cependant, dans la mesure où il s’agit d’une synthèse, l’ouvrage ne traite que trop peu des enjeux liés aux sources, se contentant de faire de courtes mentions éparses. À ce titre, le chercheur reste sur sa faim, d’autant plus qu’il semble y avoir parfois un manque d’information précise sur les sources utilisées. En effet, l’auteure et l’éditeur ont opté pour un système de référence particulièrement étrange qui entraîne un manque de cohérence et d’intelligibilité. Il s’agit d’un système qui mêle deux modes de référence aux sources et aux études, soit les notes de fin de document et les notes entre parenthèses, dont le contenu fluctue tout au long de l’ouvrage en fonction des éléments qui sont mentionnés dans le texte. La variabilité du contenu des références et, dans certains cas, l’absence de références précises pour des éléments cités dans le texte sont déplorables et gênent la lecture, ce qui apparaît étonnant pour un ouvrage dont l’ambition est selon toute vraisemblance de dépasser les cercles académiques.

Ceci étant dit, Béroujon s’est fait un devoir d’être nuancée et prudente à travers les multiples aspects abordés. Plusieurs questions épineuses y sont abordées, comme le débat sur la culture populaire, le processus de déchristianisation au XVIIIe siècle, la permanence de la violence en milieu urbain et le supposé déclin des émeutes et des révoltes populaires. Les positions antagonistes sont présentées clairement et l’auteure justifie bien ses prises de position, d’autant qu’elle penche généralement pour des points de vue admis dans l’historiographie récente. Sur la désacralisation de la monarchie au XVIIIe siècle, elle indique par exemple qu’il y eut une certaine érosion idéologique à cet égard, une position médiane par rapport aux points de vue tranchés de Robert Darnton ou de Jens Ivo Engels. L’auteure met également en valeur des notions phares provenant des nouveaux développements historiographiques. Elle utilise par exemple les concepts de frontières, d’espaces, de dynamiques et d’acteurs en mouvement. Elle fait état de rapports plus nuancés entre villes et campagnes et elle considère souvent le rôle et la place des femmes. Cette sensibilité, omniprésente tout au long de l’ouvrage, procure un équilibre aux propos de Béroujon, ce qui contribue à la qualité générale de cette synthèse qui intéressera sans doute un public élargi.