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L’historien Frank Mackey s’intéresse au sort des Noirs esclaves et libres ayant vécu à Montréal de la Conquête britannique à l’Union des deux Canadas. Grâce à un examen méticuleux et systématique des archives, l’auteur offre une nouvelle vision de l’histoire des Noirs au Québec, ébranlant au passage certaines thèses véhiculées à ce sujet dans l’historiographie québécoise et canadienne. Mackey documente et révèle de nombreux faits, événements et personnages peu étudiés, voire méconnus, qui viennent enrichir non seulement l’histoire de la communauté noire, mais également l’histoire générale de Montréal. L’auteur rappelle d’ailleurs que son « objectif principal est de commencer à situer les Montréalais noirs de la période 1760-1840 sur l’échiquier historique afin que les ouvrages portant sur Montréal de cette époque ne puissent plus faire abstraction de leur présence » (p. 33).

D’abord, Mackey remet en question certaines idées reçues concernant le système esclavagiste au Québec. Il défait notamment l’idée selon laquelle l’esclavage dans la colonie est aboli par une loi adoptée par le parlement britannique en 1833. En réalité, selon lui, l’esclavage n’existait déjà plus au Québec depuis le début du 19e siècle. Des témoignages d’époque semblent le confirmer et les dernières traces écrites témoignant de l’existence d’un tel système datent de la fin du 18e siècle. Par exemple, la dernière vente d’esclave connue dans la colonie aurait eu lieu le 14 septembre 1799 (p. 87). Selon Mackey, la loi de 1833 adoptée par le parlement londonien visait plutôt l’abolition de l’esclavage dans les colonies antillaises. Selon sa propre expression, il faut davantage parler au Québec d’une « abolition maison » dont le principal facteur est une série de décisions rendues par des juges montréalais relâchant des esclaves fugitifs réclamés par leurs propriétaires devant les cours de justice. L’argumentaire utilisé par ces juges est qu’il n’existe aucune loi officielle dans la colonie reconnaissant l’existence même d’un système esclavagiste. De telles décisions contestent donc la légitimité de l’institution esclavagiste ; elles lancent le message aux propriétaires d’esclaves qu’ils n’ont pas le système judiciaire de leur côté, et aux esclaves qu’ils peuvent s’émanciper en s’échappant de leurs maîtres et qu’en cas de représailles, les tribunaux les appuieront.

Mackey tente par la suite de décrire de façon précise et nuancée les caractéristiques spécifiques de l’esclavage pratiqué à Montréal et au Québec. Sans renier l’existence d’un tel système ni son caractère inhumain et raciste, il rappelle qu’il ne faut pas exagérer son importance dans l’histoire du Québec. D’abord, selon lui, le nombre d’esclaves y ayant vécu a été exagéré. Il conteste principalement les compilations effectuées par Marcel Trudel, principal historien à s’être intéressé à ce sujet. Cette surestimation serait due au fait que Trudel a associé systématiquement tous les Noirs ayant vécu avant 1833 au statut d’esclave, ce qui n’était pas toujours le cas, et que certains esclaves ont été comptés plus d’une fois alors que ce n’était que leurs noms ou l’orthographe de leurs noms qui variaient selon les sources primaires disponibles (certificats de naissance, de propriété, de mariage, etc.). À titre d’exemple, en analysant de façon croisée les documents, Mackey démontre qu’un seul esclave a porté durant sa vie les noms suivants : Jack, John Flem(m)ing, John Gray, Jack Shutter et Jacques Flemming (p. 153).

Au Bas-Canada, l’esclavage n’est pas à la base de l’activité économique de la colonie et les esclaves sont relativement peu nombreux. « Il n’a jamais eu plus de 200 esclaves noirs dans tout le Québec, à quelques moments que ce soit » (p. 96). Pour ces raisons, on n’y retrouve donc pas les caractéristiques propres à « l’institution particulière » du Sud des États-Unis où des codes noirs encadrent de façon très autoritaire les esclaves, qui sont nombreux et nécessaires à l’exploitation des plantations. Au Québec, selon Mackey, les Noirs bénéficient d’une relative liberté de mouvement ; il n’y aurait jamais eu, par exemple, de surveillants engagés pour limiter la mobilité des esclaves ou d’obligation pour les Noirs de porter sur eux un permis de déplacement émis par leurs propriétaires ou attestant de leur statut d’homme libre. De la même façon, le caractère extrêmement violent du système esclavagiste américain ne semble pas trouver d’équivalence au Québec.

La deuxième partie du livre est tout aussi pertinente, car elle tente de combler un vide historiographique important, soit l’histoire des Noirs durant les quatre premières décennies du 19e siècle. En effet, jusqu’à ce jour, les historiens avaient surtout étudié le 18e siècle, correspondant à l’ère esclavagiste, et la fin du 19e siècle, correspondant à l’arrivée des immigrants noirs américains venus travailler dans les gares de Montréal. Mackey retrace la présence de ces oubliés de l’histoire qui, au début des années 1800, occupent des métiers variés : cordonniers, coiffeurs, cuisiniers, etc. Ils sont particulièrement présents sur les bateaux à vapeur circulant sur le fleuve Saint-Laurent, agissant comme serveurs, cuisiniers et cireurs de chaussures. Mackey révèle aussi le récit individuel de certains Montréalais noirs qui se sont particulièrement démarqués. Notons le parcours fascinant d’Alexander Grant, barbier-coiffeur de métier, que Mackey considère comme l’un des premiers leaders de la communauté noire montréalaise, et John Trim, investisseur prospère dans le domaine immobilier qui, fait à noter, épousa une blanche canadienne-française. Il semble que ces mariages interraciaux n’étaient pas si rares au début du 19e siècle ; Mackey en recense une vingtaine.

Enfin, l’un des mérites de ce livre est de révéler certains aspects méconnus de l’histoire des Noirs et de Montréal en plus d’encourager d’éventuelles recherches dans le domaine. Mackey démontre que les archives retraçant la présence des Noirs au Québec sont étonnamment foisonnantes. Plus de 130 pages de son livre sont consacrées aux références et aux sources primaires utilisées. Notons que l’édition originale anglaise en contient davantage avec quatre annexes de sources primaires. Ces archives n’attendent que la venue de curieux et dynamiques chercheurs pour les analyser et les (ré)interpréter.