Compte-rendu de l’exposition

« L’échangeur Turcot entre ciel et terre »[Notice]

  • Pierre Gauthier

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  • Pierre Gauthier
    Département de géographie, urbanisme et environnement, Université Concordia

L’exposition « L’échangeur Turcot entre ciel et terre », présentée à Montréal à la Maison de la Culture Marie-Uguay entre janvier et mars 2010, nous livre le regard que le photographe André Denis porte sur le plus grand échangeur autoroutier du Québec, dont l’impressionnante ossature de béton surplombe le quartier Saint-Henri et le canal de Lachine à Montréal. Construit au début d’« un temps nouveau », pour paraphraser la chanson, l’ouvrage d’art est l’un des nombreux fruits de l’époque héroïque qui a vu naître l’exposition universelle de 1967, la construction du métro de Montréal et les monuments de la modernité architecturale québécoise que sont les ensembles de la Place Ville-Marie et autres Habitat 67. Rappelons que ses concepteurs voyaient dans l’échangeur Turcot le coeur d’un réseau d’autoroutes irriguant une ville qui s’imaginait en métropole de sept millions d’habitants en l’an 2000. L’exposition survient au moment où l’échangeur, produit d’un passé pourtant si récent, est voué à la démolition par le ministère des Transports du Québec. Ce dernier se propose de reconstruire, en lieu et place, des infrastructures autoroutières sur des remblais, à peu de distance du sol. Ce projet, qui aurait pour effet d’augmenter la taille et la capacité autoroutières, est l’objet d’âpres débats ; les opposants y voyant l’expression d’une conception des transports et du développement urbains révolus, à contre-courant des exigences d’une époque marquée par la crise des changements climatiques et autres inquiétudes associées à notre dépendance au pétrole. L’échangeur Turcot jouxte le canal de Lachine, lequel fut au centre d’un processus d’urbanisation et d’industrialisation se déployant sur près de deux siècles. Le recul historique permet ainsi de voir dans l’échangeur l’expression d’un chapitre tardif d’un cycle de production d’infrastructures, initié par l’ouverture du canal en 1825 et poursuivi par la construction des chemins de fer dans la seconde moitié du 19e siècle. Nulle part ailleurs qu’aux abords du canal de Lachine ne trouve-t-on de témoignages matériels aussi probants des grandeurs et des misères du Montréal industriel. Denis a su y voir. Son travail, qui n’a rien de didactique, n’en suit pas moins une démarche quasiment archéologique qui entend lire dans les artefacts les traces d’un temps révolu. Les commentaires écrits par des spectateurs de l’exposition témoignent de leur surprise de voir, à travers la lentille du photographe, tant de beauté dans l’entrelacs de rubans bétonnés par ailleurs honni. Sous l’éclairage du soleil couchant, l’échangeur prendra par exemple les traits d’une majestueuse cathédrale mordorée (Les arches de Saint-Pierre). Le visiteur attentif notera cependant que les automobiles, les camions et les trains sont absents de cette exposition pourtant toute consacrée aux ouvrages d’art et infrastructures consacrés aux transports, si ce n’est que comme objets fugitifs ou traces élusives (Course de phares pour feux-follets). Le même sort est réservé à la figure humaine. C’est qu’il semble être question ici d’une cathédrale déchue, sur les ruines de laquelle la nature et une certaine culture urbaine reprennent peu à peu leurs droits (Greenwashing : certifié MTQ ; Rupestre et rudéral : le palais du squatteur). André Denis pose un regard pénétrant sur un monde urbain en jachère. Il se livre à un minutieux travail de recension et de lecture des sédiments matériels qu’un ordre économique industriel, qui a pris un temps la ville à bras le corps, a déposé sur le territoire. Dans la photographie intitulée Cunéiforme sur cruciforme : le choc des civilisations, l’artiste voit dans l’armature d’acier perçant la paroi usée d’une colonne en béton, la métaphore d’un texte à décoder. Ce texte est à la fois très proche et très lointain. …