Corps de l’article

« Tu peux pas être contre, c’est une nouvelle façon de vivre »[1]. Telle est la conclusion des propos d’un résidant ancien du quartier Saint-Sauveur de Québec invité à se prononcer sur les nombreuses fermetures de commerces et de services survenues dans ce quartier populaire[2] au cours des années 1960 et 1970. Les pratiques de consommation associées à l’alimentation (courses et repas au restaurant), à l’achat de biens (vêtements, mobilier, produits domestiques, etc.) et à l’usage de services (santé, coiffure, finances, etc.) se transforment en effet significativement en milieu populaire urbain québécois dans la seconde moitié du XXe siècle. Alors que de nouveaux lieux de consommation ouvrent leurs portes, l’automobile s’ajoute à l’éventail des moyens de déplacement de plusieurs résidants. Cela n’est pas sans effet sur la vie locale et notamment sur les établissements en place, ce qui mène les autorités à intervenir.

Plusieurs chercheurs se sont penchés sur cette période charnière que furent en la matière les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, caractérisées par le déploiement à grande échelle de la consommation de masse[3]. Ils se sont également concentrés sur certains lieux comme les grands magasins et les marchés d’alimentation afin d’étudier les motivations inhérentes à leur fréquentation ou encore les caractéristiques de leur clientèle[4]. La production scientifique sur le quotidien en milieu populaire urbain québécois au XXe siècle nous informe, par ailleurs, sur les pratiques des résidants en matière d’approvisionnement alimentaire, d’achat de biens et d’usage de services[5]. On y souligne, entre autres choses, l’importance des pratiques réalisées dans les environs du domicile et dans la paroisse de résidence par le biais de la marche à pied jusqu’aux années 1950. Alors que la consommation met en scène les rapports objectif[6] et subjectif[7] aux espaces et aux lieux, elle fut peu souvent examinée dans une perspective historique les prenant tous deux en compte. Cette approche permet pourtant de mieux comprendre l’expérience du quartier et de la ville, par le biais notamment des notions de proximité et d’accessibilité.

Dans un contexte scientifique marqué par un virage que certains qualifient de changement de paradigme[8], l’histoire des transports tend à prendre la forme d’une histoire de la mobilité. Levier de développement de la ville et facteur déterminant de la vie qu’on y mène, la mobilité est un fait social central réunissant des dimensions spatiales, politiques et économiques[9]. Les usages ainsi que les valeurs et contraintes qui les façonnent forment une culture du déplacement, inhérente à une culture urbaine[10], qui gagne à être scrutée tant du point de vue du vécu que de celui de la planification de la mobilité en lien avec le développement et l’aménagement de l’espace urbain. Flonneau et Guigueno soulignent en effet le potentiel heuristique de l’intégration de ces deux perspectives intimement liées[11]. Davis et Lorenzkowski ont démontré la richesse des analyses basées sur les habitudes et les opinions des usagers[12]. Bien des études européennes et nord-américaines n’accordent toutefois encore qu’une attention secondaire aux usages réels ou réclamés des moyens de transport et aux représentations qui y sont associées[13], alors que les déplacements et leurs fonctions forgent la ville tant spatialement que socialement[14]. L’historiographie canadienne compte également quelques études sur les répercussions de l’automobile sur l’espace urbain et sur la vie urbaine, ainsi que sur les interventions subséquentes des municipalités. Toutefois, peu d’entre elles portent sur la période de l’après-guerre[15].

La mobilité des ménages urbains nord-américains évolue à partir de la seconde moitié des années 1940 dans un contexte de relative prospérité économique. L’automobile est alors adoptée par de larges segments de toutes les couches des sociétés, ce qui met à mal un transport collectif ayant connu ses heures de gloire durant le second conflit mondial. La consommation est une facette des cultures urbaines fortement touchée par cette évolution ; ce qui invite à une étude croisée des transformations des pratiques de consommation et de la mobilité en milieu populaire québécois dans une perspective intégrant usages, demande et planification afin de mieux comprendre les mutations des modes de vie et de l’espace urbain. Nous examinons à cet égard l’évolution de l’expérience du quartier et de la ville des résidants, les réactions des instances planificatrices municipales, de même que les demandes citoyennes relatives à cette évolution et aux projets de ces instances.

La ville de Québec à l’ère de l’automobile et des centres commerciaux

Notre étude porte sur la capitale provinciale, Québec, en second plan dans l’historiographie urbaine canadienne. Dans le but de saisir finement les éléments de continuité et de rupture, nous avons débuté l’analyse quelques décennies avant les transformations, soit en 1930, et nous l’avons menée jusqu’en 1980, au moment où la plupart des changements de l’espace urbain, des pratiques de consommation et de la mobilité prenant place à partir de l’après-guerre sont achevés. Nous nous sommes de même concentrés sur un quartier populaire, Saint-Sauveur. Situé entre le coteau Sainte-Geneviève et la rivière Saint-Charles, il est voisin de Saint-Roch, un autre quartier populaire de la Basse-Ville, qui constitua pendant longtemps une grande partie du coeur commercial et ludique de la cité[16]. Le quartier Saint-Sauveur s’est développé à partir des années 1830. Six paroisses furent érigées sur son territoire entre 1867 et 1945. Comme plusieurs secteurs de Québec, il abrite au XXe siècle une population fortement francophone, d’origine canadienne-française et catholique. Saint-Sauveur connaît, à l’instar d’autres quartiers populaires québécois et nord-américains, divers problèmes au cours des années 1950, 1960 et 1970, dont un exode résidentiel et la fermeture de nombreux commerces et services. Face à cette situation, le Service de l’urbanisme de la Ville de Québec dépose en 1974 des propositions d’aménagement, en phase avec un mouvement important de rénovation et de revitalisation urbaines alors en cours au Canada et aux États-Unis. Ces propositions, portant notamment sur la mobilité et la fonction commerciale, sont soumises à la consultation publique et mènent à diverses interventions.

La réalisation d’entretiens semi-dirigés avec douze hommes et dix-huit femmes ayant demeuré dans le quartier Saint-Sauveur pendant la période 1930-1980 a permis de mettre en lumière les usages, les valeurs et les représentations en matière de modes de déplacement et de pratiques de consommation. Les 30 personnes rencontrées, nées entre 1917 et 1950, devaient avoir habité une ou plusieurs paroisses du quartier pendant au moins 25 ans sur les 50 écoulés entre 1930 et 1980, gage d’une expérience de la vie locale sur la longue durée. Le corpus, en regroupant de plus des individus de différents statuts résidentiels et socioéconomiques, rassemble une diversité représentative de trajectoires[17]. Des aspects inédits des déterminants des choix posés en matière de consommation et de déplacements en milieu populaire urbain québécois ont été documentés grâce à cette enquête orale. La période étudiée comportant des changements relativement significatifs, certaines déclarations des participants furent magnifiées ou noircies par la nostalgie ou l’appréciation de l’évolution survenue, selon les situations. Une attention particulière à la teinte des propos, aux non-dits ainsi qu’à l’ensemble des sensibilités[18] à l’égard des processus survenus a enrichi l’analyse. L’articulation rigoureuse des sources orales avec de nombreuses sources écrites[19] a permis de vérifier et d’approfondir les données des entretiens. Ces sources manuscrites et imprimées furent, de même, particulièrement mises à profit dans l’examen des volets « demande » et « planification » de notre étude.

Nous démontrons dans cet article que l’automobile a transformé en profondeur l’expérience de la consommation aux niveaux local et urbain au tournant des années 1960 en redessinant les rapports à la proximité et à l’accessibilité physique des résidants du quartier Saint-Sauveur, habitués jusqu’alors à se déplacer à pied. Les projets des instances planificatrices de la Ville de Québec découlant du nouveau contexte né de cette transformation, fortement teintés par la variable automobile, ont rencontré sur divers points une opposition de la part de citoyens. Les interventions de ces instances conduisirent néanmoins à une redéfinition durable de la structure de ce quartier populaire ancien et conséquemment de la vie qu’on y menait. Nous analysons tout d’abord les pratiques de consommation et les moyens de déplacement utilisés dans le cadre de celles-ci jusqu’à la fin des années 1950, pour ensuite examiner les transformations survenues et leur impact sur le réseau de commerces et de services du quartier Saint-Sauveur. L’article porte enfin sur les propositions d’aménagement de 1974, le processus de consultation publique qui s’ensuivit et les interventions qui en découlèrent.

Figure 1

La ville de Québec et ses quartiers, 1960

Source : Centre interuniversitaire d’études québécoises (Philippe Desaulniers et Émilie Lapierre-Pintal)

-> Voir la liste des figures

Un quartier et une ville qui « se marchent bien »

Le quartier Saint-Sauveur abrite au cours des années 1930, 1940 et 1950 un nombre considérable de commerces et de services qui desservent une population nombreuse (plus de 40 000 habitants en 1941[20]) répartie sur un territoire d’environ 2,66 km2. L’épicerie est sans contredit le type de commerce le plus présent dans le quartier, comme l’illustre un participant à notre enquête orale : « [T]’avais juste à te revirer de bord [te retourner], t’avais une épicerie. » Ces dernières sont accompagnées d’une grande diversité d’établissements : boucheries, tabagies, casse-croûte, boutiques de vêtements, salons de barbier, quincailleries, échoppes de cordonniers, cabinets de médecins, caisses populaires, organisations d’assistance, etc. Au sein de ce réseau spécialisé, certains commerçants ajoutent quelques cordes à leur arc et combinent, par exemple, tabagie et restaurant (voir figure 2).

Commerces et services se caractérisent également par leur petitesse. Plusieurs sont situés dans un logement ou une partie de logement converti. En dehors des artères commerciales, la clientèle de la plupart des unités du réseau est limitée et locale en raison du nombre important d’établissements. Ces derniers ne sont pas seulement localisés sur les axes commerciaux et passants, mais on les retrouve aussi insérés dans le tissu résidentiel, très souvent à un carrefour. Aucun règlement municipal ne guide alors l’implantation d’établissements commerciaux. Épiciers et autres commerçants tiennent boutique à proximité immédiate de leurs clients. Plusieurs d’entre eux offrent un service de livraison qui peut être rapide en raison des courtes distances à parcourir et de la taille de leur clientèle.

En dépit de sa densité et de son étendue, le réseau commercial du quartier présente tout de même certaines concentrations, soit au coeur des paroisses et aux abords des quelques artères marchandes comme la rue Saint-Vallier, où se trouvent la plupart des plus grands détaillants. Les résidants du quartier entier y acquièrent, entre autres choses, des produits alimentaires, des tissus destinés à la confection de vêtements et divers objets reliés à la vie courante. D’autres artères comme la rue Marie-de-l’Incarnation comptent aussi une diversité d’enseignes, sans jouir cependant de la même fréquentation et de la même renommée locale que la rue Saint-Vallier. En outre, la rue Saint-Vallier se différencie elle-même fortement de l’artère commerciale principale du quartier Saint-Roch, la rue Saint-Joseph. Rue marchande reine de Québec depuis les années 1860 et 1870, elle offre une combinaison d’établissements de petite et de moyenne taille et de grands « temples » de la consommation (voir figure 3). Les « 5-10-15 » (magasins à prix modiques), restaurants et boutiques offrant les mêmes produits que les établissements de la rue Saint-Vallier y voisinent avec les étincelants grands magasins Paquet, Pollack, Syndicat de Québec et Laliberté, dont l’attrait déborde des limites de la ville.

Faire l’épicerie, acheter les vêtements des enfants, acquérir des meubles, de même que l’ensemble des pratiques associées à l’approvisionnement alimentaire, à l’acquisition de biens et à l’usage de services répondent à des choix tant pragmatiques, de localisation et de possibilités financières notamment, qu’orientés par les préférences personnelles et les habitudes familiales. « Au plus près », telle est la ligne directrice d’une grande majorité des habitants du quartier lorsque vient le temps de faire les courses jusqu’au début des années 1960. Faire l’épicerie correspond la plupart du temps à se rendre au coin de la rue. Le choix des autres types d’établissements d’approvisionnement alimentaire, de même que des lieux de restauration rapide, répond à une logique similaire de proximité. À l’époque, peu de ménages disposent de réfrigérateurs[21]. Ils sont plutôt équipés d’une glacière. Ils doivent donc s’approvisionner chaque jour ou presque, surtout en période estivale. Cela favorise l’achat au commerce le plus proche, d’autant plus que les courses se font essentiellement à pied. En hiver, le froid, la neige et la glace n’incitent pas particulièrement à marcher longtemps avec des paquets. Le service de livraison gratuit est aussi fort apprécié et constitue dans certains cas une condition de fréquentation d’un établissement[22].

Grâce aux nombreuses visites, les résidants établissent un lien personnalisé avec les commerçants. Ce lien est souvent source de loyauté. Celle-ci ne se limite pas au domaine de l’approvisionnement alimentaire. C’est toutefois dans ce secteur de la consommation qu’elle est le plus perceptible compte tenu de l’offre imposante et de la régularité des achats. La fidélité de certaines personnes rencontrées se maintient même en dépit de soldes à d’autres endroits. C’est dire que les clients font de cette loyauté une question de principe. Quelques participants à notre enquête ont tout de même profité des soldes dans certains commerces, les moyens financiers étant périodiquement ou invariablement limités. Certains ont préservé, lorsque cela était possible après un déménagement, leur fidélité aux commerçants fréquentés autour de leur ancien lieu de résidence. Cette pratique n’est pas le seul facteur faisant en sorte que la proximité perde parfois de l’importance dans le processus décisionnel des ménages. Quelques-uns encouragent pendant un certain temps un membre de leur famille qui est commerçant. D’autres fréquentent des établissements de taille moyenne, des établissements plus spécialisés ou encore des lieux dotés d’une réputation enviable.

Figure 2

Tabagie-restaurant J.-A. Paquet, années 1940

Source : Fonds Famille Joseph-Albert Paquet. Auteur non identifié

-> Voir la liste des figures

Les pratiques en matière d’habillement, d’achat de mobilier, d’appareils ménagers et de biens divers et d’utilisation de services se font, pour leur part, dans une aire moins centrée sur les environs du domicile. Deux raisons expliquent cette situation. D’une part, la localisation des lieux associés à ces pratiques est différente de celle des établissements d’approvisionnement alimentaire. D’autre part, le désir d’une réduction maximale des distances à parcourir est moins présent que celui de disposer d’une diversité propre à satisfaire la multiplicité des goûts et des besoins et la recherche de prix avantageux. La marche demeure le principal moyen de transport pour accomplir ces tâches.

À l’exception des services financiers, utilisés essentiellement dans la paroisse de résidence, les salons de barbier, services de santé, quincailleries, magasins à prix modiques, organismes d’assistance et autres lieux visités se situent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du quartier Saint-Sauveur. Certains prêtent une importance au fait de fréquenter les établissements locaux en raison de leurs valeurs personnelles ou de leurs capacités physiques. Pour plusieurs autres toutefois, il en est autrement. En matière de vêtements, de mobilier, d’appareils ménagers et de biens divers, les rues marchandes du quartier Saint-Sauveur et son réseau de commerces n’ont souvent qu’une place secondaire par rapport à la rue Saint-Joseph et au quartier Saint-Roch, dont l’attrait en tant qu’espace de lèche-vitrine et de magasinage est nettement supérieur.

Figure 3

Intersection de la rue Saint-Joseph et de la rue de l’Église, ca. 1945. La photo a été prise du parvis de l'église Saint-Roch.

Source : Archives de la Ville de Québec ; Collection de documents iconographiques des Archives de la Ville de Québec ; négatif N0083697. Auteur non identifé

-> Voir la liste des figures

Les deux générations de personnes rencontrées ont franchi à de nombreuses reprises les portes du quatuor de grands magasins qui offrent vêtements, chaussures, jouets, linge de maison, mobilier d’extérieur, etc.[23] Leurs vitrines extérieures, où sont exposées les dernières tendances notamment en termes de mode, invitent à entrer à l’intérieur ; leur renouvellement régulier appelle à des visites répétées[24]. Ces grands magasins côtoient sur la rue Saint-Joseph, d’une part, des enseignes de moindre envergure spécialisées dans un type de produits ou proposant une diversité de biens et, d’autre part, plusieurs magasins à prix modiques à l’offre variée. Des biens y sont parfois acquis non pas par préférence par rapport aux commerces de ce genre situés dans le quartier Saint-Sauveur, mais plutôt dans le but de rentabiliser le déplacement en regroupant ses achats.

La fréquentation du quartier centre-ville Saint-Roch est courante et n’est pas un événement pour les résidants du quartier Saint-Sauveur. Ils s’y rendent également pour se divertir et pour travailler, car nombre de cinémas, de cabarets, de salles de spectacles et de lieux de travail s’y trouvent. Variété, prix abordables en regard des budgets et renommée des enseignes déterminent les pratiques de consommation, de loisirs et de divertissements qui y sont réalisées. La proximité est aussi en jeu. Saint-Roch est aux yeux des résidants de Saint-Sauveur un espace voisin, dont ils ne sont séparés que par une simple artère. Des distances jugées raisonnables et l’habitude pour plusieurs de marcher, qui forge une certaine endurance, font en sorte que Saint-Roch est considéré proche et commodément accessible à pied ; ce qui facilite grandement sa fréquentation, tant pour des achats que pour une simple promenade assortie de lèche-vitrine. Il en va de même pour d’autres quartiers de Québec comme Champlain. La perception des résidants de Saint-Sauveur de l’accessibilité de ces espaces est ainsi similaire à celle des commerces et des services présents dans leur propre quartier, la seule différence se trouvant au niveau du temps de déplacement, plus long.

La marche à pied, moyen de déplacement apprécié pour sa gratuité, est néanmoins remplacée ou complétée à certaines occasions par la bicyclette ou le transport collectif, qui dessert bien les quartiers Saint-Roch et Champlain depuis le quartier Saint-Sauveur. Des personnes aux possibilités physiques limitées ou aux préférences différentes utilisent quant à elles le tramway – en fonction à Québec jusqu’en 1948 – ou l’autobus sur une base régulière. Les courses en taxi, plus souples que le transport collectif, mais plus onéreuses, sont quant à elles rares.

La taille de Québec constitue ici un facteur de différenciation par rapport à Montréal, ville d’une superficie beaucoup plus considérable. Bien qu’il puisse être étonnamment grand, l’espace du proche et de l’accessible à pied a en effet ses limites. Au cours des premières décennies du XXe siècle, les quartiers populaires de la métropole québécoise ne sont pas tous accolés au coeur commercial et ludique de la ville ; ce qui suppose pour un grand nombre de résidants un rapport au centre-ville différent de celui des habitants de Saint-Sauveur. Les artères commerciales locales montréalaises d’importance comme la rue Saint-Hubert ou la rue Wellington, où se trouvaient aussi cinémas, cabarets et salles de spectacle, attirèrent sans doute massivement les résidants de ces secteurs et des quartiers environnants durant cette période, les déplacements vers celles-ci n’impliquant pas nécessairement de coûts de déplacement en transport collectif ou en taxi.

Les pratiques de consommation des résidants du quartier Saint-Sauveur sont placées jusqu’aux années 1950 sous le sceau de la proximité et d’une valorisation de celle-ci. Ce qui est considéré proche ne recouvre toutefois pas seulement le territoire du quartier. Plusieurs pratiques sont réalisées à l’extérieur de ce dernier, par nécessité ou par goûts personnels. Elles s’effectuent dans un cadre de proximité et d’accessibilité aisée en raison de distances à franchir jugées convenables et de l’habitude de l’utilisation d’un moyen de déplacement peu ou pas contraignant dans des quartiers densément bâtis aux rues souvent étroites. La ville et le quartier vécus par les résidants « se marchent bien » et cela, jusqu’au tournant des années 1960, au moment où l’apparition de lieux de consommation de grande envergure et l’expansion de nouveaux modes de vie conduisent à une transformation de l’expérience du quartier et de la ville, teintée par la redéfinition des rapports à la proximité et à l’accessibilité physique. Un pan entier de la culture urbaine en milieu populaire à l’étude est alors progressivement redessiné.

Du trottoir au stationnement

Les sociétés québécoise et canadienne voient se déployer la consommation de masse à grande échelle après le second conflit mondial. Les personnes interviewées entrent dans cette ère à différents degrés en fonction de leurs revenus et de leurs préférences. Des électroménagers (réfrigérateur, cuisinière, lave-linge, etc.) sont acquis, améliorant sensiblement le confort domestique. Vingt-sept des 30 participants font également l’achat d’un véhicule, neuf ou usagé, au cours des décennies 1940 à 1970. Les données des recensements révèlent que la proportion de ménages du quartier Saint-Sauveur ayant une « automobile de tourisme » passe de 14,5% en 1951 à 40,98% en 1961. Cette hausse rapide – presque du triple – pendant cette décennie illustre le mouvement de démocratisation de la possession de l’automobile qui survient au Québec, au Canada et dans d’autres pays occidentaux.

L’accroissement du pouvoir d’achat[25], plus ou moins notable selon les ménages, favorise également l’exode résidentiel vers les banlieues et des secteurs des villes en développement, ce qui implique des aménagements infrastructurels considérables. À Québec, des prévisions démographiques trop optimistes[26] et un parti pris pour l’automobile de la part des autorités municipales, des services de l’urbanisme et de la circulation et des consultants embauchés pour diverses études mènent à un développement routier et autoroutier surdimensionné. La densité du réseau d’autoroutes vaut à la ville le record canadien en la matière au milieu des années 1980 (21,6 km d’autoroutes pour 100 000 habitants, comparativement à 8,8 km pour Montréal et à 7,0 km pour Toronto)[27]. Ce parti pris pour l’automobile est particulièrement perceptible dans le plan d’aménagement de la région de Québec de 1956 (rapport Gréber) et le rapport Vandry-Jobin de 1967-1968 sur la circulation et le transport dans la zone métropolitaine de Québec, de même que dans les interventions qui en découlèrent[28]. Ainsi, de grandes artères viennent percer les quartiers afin d’aménager des accès rapides au coeur de la ville. Dans le quartier Saint-Sauveur par exemple, la transformation de la rue Morin en boulevard Charest, par la démolition de dizaines d’immeubles, ouvre le centre de la ville à l’ouest de l’agglomération à la fin des années 1950. Plusieurs milliers de ménages sont chassés de leurs logements, rasés pour laisser place à ces nouvelles artères. Le transport collectif et les autres moyens de transport, comme la marche, font alors figure de parents pauvres de la planification des déplacements. C’est néanmoins en 1969, sur la recommandation du rapport Vandry-Jobin, qu’est créée la Commission de Transport de la Communauté Urbaine de Québec (CTCUQ). Cet organisme public acquiert à partir de ce moment les différentes entreprises privées de transport collectif de la région et veille à la coordination et au développement des services que celles-ci offraient.

Figure 4

Vue aérienne du centre commercial Place Fleur-de-Lys, 1982. Ce centre commercial, ouvert en 1963, se situe près du boulevard Wilfrid-Hamel dans l’ouest du quartier Limoilou, à la frontière avec la municipalité voisine de Québec-Ouest (future Ville-Vanier). Le magasin à rayon Syndicat de Québec y établit une succursale.

Source : Archives de la Ville de Québec; Fonds W. B. Edwards inc. ; négatif N025136. Auteur : W. B. Edwards inc

-> Voir la liste des figures

Dans le but de desservir un territoire habité plus étendu et une population se déplaçant de plus en plus en automobile, des promoteurs aménagent, le long d’artères importantes, des centres commerciaux munis de nombreux espaces de stationnement[29]. Le premier centre commercial à voir le jour dans la région de Québec est Place Sainte-Foy en 1958, suivi de plusieurs autres au fil des années 1960 et 1970 (voir figure 4), une temporalité similaire à celle de villes canadiennes plus populeuses comme Montréal ou Toronto. Conscients de la popularité de ces centres et à l’instar de plusieurs confrères nord-américains[30], les dirigeants de certains grands magasins du quartier Saint-Roch y ouvrent une ou plusieurs succursales. Au cours des années 1950, les résidants des villes québécoises assistent, par ailleurs, à une multiplication des supermarchés, qui sont des commerces d’approvisionnement alimentaire de grande taille. Ils apparaissent dans le quartier Saint-Sauveur à partir du début des années 1960.

La multiplication des voitures dans les rues, leur accessibilité au niveau financier, de même que l’apparition des centres commerciaux et la multiplication des grandes surfaces d’approvisionnement alimentaire font naître, par volonté de suivre la mode et de profiter pleinement des avantages de ces lieux, un vif désir de disposer d’une automobile. Cette acquisition a paru nécessaire aux personnes que nous avons rencontrées, même celles dont le statut socioéconomique était plus modeste que la moyenne[31]. Elle a des répercussions considérables sur leurs pratiques.

À partir des années 1960, les habitudes d’approvisionnement alimentaire se dissocient progressivement des commerces de proximité immédiate au profit des supermarchés[32]. Hormis pour ceux qui demeurent près de ceux-ci, les distances à parcourir sont plus grandes, modifiant ainsi une des principales caractéristiques des achats dans ce domaine. Le rapport aux commerces de proximité naguère investis massivement par la population change; ils acquièrent un rôle de dépannage occasionnel. La fidélité qui définissait en partie les pratiques ne disparaît pas. Au contraire, elle se perpétue dans plusieurs cas sur la base d’une répétition des visites au supermarché, la routine étant un ferment efficace d’enracinement. Ce mouvement de changement, bien qu’imposant, ne suscite pas l’adhésion de l’entièreté de la population, comme en témoignent les pratiques d’une minorité de participants qui continuent de fréquenter les mêmes établissements jusqu’à ce que ces derniers ferment leurs portes en raison notamment de difficultés financières. Cela les oblige à se tourner vers d’autres commerces de proximité ou vers les grandes surfaces.

L’apparition des centres commerciaux à la fin des années 1950 amène également une transformation importante des pratiques associées à l’achat de biens divers, à Québec comme ailleurs au Canada et aux États-Unis[33]. Ce changement se traduit par un éloignement grandissant du domicile, à l’instar de ce qui se produit dans l’approvisionnement alimentaire. Une bonne partie des participants à notre enquête orale se dirige régulièrement vers les centres commerciaux dès leur inauguration. Les achats de biens, comme ceux de denrées alimentaires, se font dans un premier temps à la fois dans les lieux traditionnels et nouveaux. Les premiers sont par la suite graduellement abandonnés. Quelques personnes interviewées affirment n’avoir commencé à fréquenter les centres commerciaux que tardivement ou qu’au moment où elles y ont en quelque sorte été poussées par la disparition de lieux auxquels elles étaient habituées, disparition due à un abandon massif au profit de ces centres. Ce changement ne se fait pas de gaieté de coeur, comme le relate une participante : « J’ai eu de la peine quand le Syndicat de Québec a fermé. Oui. C’était mon magasin. Pis là après ça ben y a fallu tomber [aller] dans les centres d’achats. » La vision plutôt négative des centres commerciaux exprimée par cette participante demeure néanmoins marginale au sein du corpus étudié et dans la population en général, comme en fait foi la popularité de ces nouveaux hauts lieux du magasinage.

Certaines pratiques d’acquisition de biens et d’usage de services demeurent réalisées dans un cadre traditionnel. Pour l’achat ponctuel de menus articles, on fréquente encore les artères commerciales du quartier Saint-Sauveur. Se faire coiffer ou couper les cheveux demeure également une activité essentiellement réalisée dans le quartier même si certains salons de barbier et de coiffure ouvrent leurs portes dans les centres commerciaux ou près de ceux-ci. Dans l’ensemble néanmoins, l’expérience du quartier et de la ville dans le domaine de la consommation est sensiblement transformée à partir de la fin des années 1950. Petit à petit, les critères inhérents au choix des lieux de pratiques évoluent. La valorisation de la proximité immédiate et d’un service personnalisé perd du terrain au profit de nouveaux motifs et valeurs que nous regroupons en trois ensembles étroitement liés : confort, variété et prix, automobilisme[34] et enfin nouveauté et modernité.

Magasiner au chaud au coeur des mois d’hiver et au frais lors des chaudes journées d’été séduit les consommateurs, qui dédaignent de plus en plus les trottoirs des artères commerciales. Les dirigeants des grandes surfaces d’approvisionnement alimentaire ne lésinent pas non plus en matière de confort en proposant, entre autres choses, un aménagement intérieur qu’on estime plaisant pour le plus grand nombre. Les supermarchés offrent, par ailleurs, la possibilité d’acquérir un grand nombre de denrées en un seul endroit, alors qu’auparavant les pratiques d’approvisionnement alimentaire étaient réparties entre plusieurs établissements de petites dimensions. Les avantages de la diversité de produits et de la variété de chaque produit font en sorte que fréquenter ces lieux afin d’acquérir des denrées spécifiques entraîne parfois d’autres achats, ce qui évite ainsi des déplacements supplémentaires. Lentement, cette centralisation est préférée au caractère spécialisé des pratiques traditionnelles et s’inscrit dans le processus d’achat.

L’argument des meilleurs prix constitue un élément clé du changement des pratiques d’approvisionnement alimentaire. Un participant explique le raisonnement ayant poussé son père à changer ses habitudes dans les années 1960 : « Tranquillement, tu fais la comparaison hein. Quand t’as un budget qui était pas élevé, […] quand tu regardes là ce que tu peux obtenir avec une piasse [un dollar], pis que l’autre bord tu en obtiens un peu plus ben à un moment donné tu fais tes choix là. » Ce raisonnement est à l’image de celui de la plupart des personnes rencontrées. Le volume d’achat et la capacité d’entreposage supérieurs des grandes surfaces permettent d’offrir des prix plus compétitifs que ceux des petits et moyens commerçants. De plus, les chaînes, dont les reins sont plus solides, tentent avec succès de briser les habitudes établies en lançant des guerres de prix, comme celle de 1969 entamée par la bannière Steinberg[35]. Les petits et moyens commerçants, plus ou moins gênés par le crédit accordé et non récupéré, ne peuvent offrir des prix similaires[36]. Les conséquences sont fatales pour plusieurs d’entre eux. En dépit d’une hausse relative du pouvoir d’achat, le fait de pouvoir économiser est bienvenu chez les résidants du quartier Saint-Sauveur. Déjà auparavant, un certain nombre de consommateurs changeaient de lieux d’achats au gré des soldes. Ils continuent ainsi dans la même voie. D’autres, dont plusieurs participants et parents de participants, demeuraient fidèles à leurs commerçants. Néanmoins, ce scrupule disparaît peu à peu.

Un participant et son épouse fréquentaient la petite épicerie tenue par le frère de ce dernier depuis leur mariage en 1951. En 1958 cependant, l’achat d’un véhicule bouleverse leurs habitudes : « Mon frère on y allait pas, on pouvait pas s’parker [se stationner]! » En dépit même des liens familiaux, ils décident de changer d’épicerie et se dirigent vers des supermarchés dotés d’un stationnement, comme le sont alors la plupart des grandes surfaces[37]. Par effet de mode et en raison du confort et de l’autonomie qu’elle procure, on souhaite en effet rapidement utiliser sa voiture pour un grand nombre d’activités. L’accessibilité aisée à pied, autrefois vantée, n’importe plus, tout comme la proximité des lieux traditionnels. On disposait déjà d’une bonne mobilité dans plusieurs secteurs de Québec. L’acquisition d’une automobile ne l’améliore pas ; elle lui est au contraire nuisible quant à l’accessibilité. Après quelques expériences difficiles, on délaisse les commerces de proximité du quartier Saint-Sauveur et la rue Saint-Joseph, car les espaces de stationnement manquent et les rues sont de plus en plus congestionnées malgré certains travaux d’élargissement. La volonté d’utiliser sa voiture est également encouragée en matière d’approvisionnement alimentaire par l’acquisition de réfrigérateurs et de congélateurs ainsi que par de meilleures méthodes de conservation des produits, qui entraînent un volume d’achats plus grand. Le service de livraison offert par les petits et moyens établissements n’est plus perçu comme utile. Il ne permet pas de contourner la nouvelle perception de manque d’accessibilité de ces derniers, car il est considéré vain en raison de la variété moins grande des produits pouvant être livrés et des prix plus élevés de ces derniers.

La fréquentation des centres commerciaux est associée par la plupart des participants à la possession d’un véhicule. Pourtant, le centre commercial le plus fréquenté par ces derniers, Place Fleur-de-Lys, n’est pas plus loin du centre du quartier Saint-Sauveur que la terrasse Dufferin dans le Vieux-Québec, haut lieu de détente où ils se sont rendus nombre de fois à pied en faisant de plus au passage l’ascension du coteau Sainte-Geneviève. Le chemin pour y accéder est certes relativement rebutant pour les piétons en raison de la présence d’artères passantes et de zones non aménagées. Mais au-delà de cette réalité, peu d’entre eux semblent avoir envisagé de se rendre à pied à ce symbole de modernité. Tout comme la bicyclette ou le transport collectif, la marche est perçue comme un moyen de déplacement dépassé. Ainsi, plusieurs ne sont allés dans les centres commerciaux que lorsqu’ils ont disposé d’une voiture ou, comme pour l’épicerie, lorsqu’un parent ou ami automobiliste les y a amenés, ce qui contribua à modifier graduellement leurs habitudes.

La transformation des pratiques et des représentations de la proximité et de l’accessibilité physique des participants à notre enquête orale s’inscrit dans une volonté d’être moderne, c’est-à-dire d’être de leur temps[38]. La fréquentation des supermarchés et des centres commerciaux et l’acquisition d’une automobile et d’une télévision expriment un désir de marquer une pleine participation à la marche du progrès, un mouvement de masse perçu comme inexorable et contre lequel on ne peut pas s’opposer. L’envergure inédite des nouveaux lieux de consommation intrigue et attire. La perception d’une amélioration marquée des modes de vie associée à ces nouvelles pratiques est toutefois encore plus puissante. L’adoption affirmée de ces dernières apparaît constituer une « prise de position idéologique »[39] des personnes rencontrées face au reste du corps social dans un contexte où elles n’ont pas répondu à l’appel de la banlieue, un autre symbole fort de ces nouvelles manières de vivre de la seconde moitié du siècle. Dans cette optique, on peut mieux comprendre la faible utilisation du transport collectif par les participants au cours des années 1950, 1960 et 1970, de même que la relative stagnation de la clientèle de la société de transport durant sa première décennie d’existence[40]. Ce type de transport ne bénéficie pas de l’aura de modernité que possède l’automobile. Les autorités municipales de Québec et les instances planificatrices voient davantage en lui un joueur secondaire, voire un « […] problème social à supporter, un moyen qu’il faut bien mettre à la disposition des jeunes, des personnes âgées et de ceux qui n’ont pas de voiture », qu’un  […] moyen de transport à développer »[41], tandis que les efforts de promotion des dirigeants des nouveaux centres commerciaux, comme ceux de Place Fleur-de-Lys, mettent peu de l’avant le fait que les centres sont desservis par l’autobus, alors que les facilités d’accès en automobile et de stationnement sont largement soulignées[42].

Le rapport entre modernité et transport collectif à cette époque fut bien différent pour un grand nombre de Montréalais. L’inauguration du métro en 1966 a sans doute encouragé plusieurs citadins à faire un retour vers le transport collectif ou à adopter des pratiques combinant celui-ci et l’automobile. À la fine pointe de la technologie et doté de stations à l’architecture et au design distincts les unes des autres, le réseau de métro représentait une innovation importante. Tout comme la voiture, le métro – qui s’avère un moyen de transport plus rapide et direct que les tramways et les autobus – a contribué à la redéfinition des relations que les Montréalais entretenaient avec la proximité et l’accessibilité.

Comme nous l’avons mentionné, une partie des résidants du quartier Saint-Sauveur a retardé le moment où elle a changé ses habitudes et une autre ne les a modifiées que fort peu. Néanmoins, les mutations des usages du reste de la population à partir de la fin des années 1950 ont un impact considérable sur le réseau en place. Les propriétaires des établissements voient non seulement leur clientèle les délaisser, mais aussi leur bassin même de clientèle fondre. Après avoir atteint le seuil des 40 000 individus au recensement de 1941, le quartier Saint-Sauveur se retrouve peuplé en 1981 de près de 21 000 habitants, perdant pratiquement 15 000 personnes durant les seules décennies 1960 et 1970. L’exode résidentiel vers les banlieues et d’autres secteurs de la ville en développement, le remplacement de familles par des personnes seules ou des ménages monoparentaux, les chantiers de rénovation urbaine, ainsi que la chute des taux de fécondité et de natalité sapent la base de consommateurs.

Malgré diverses stratégies mises de l’avant, la faillite ou la fermeture faute de relève ou par conscience de l’inévitable emportent un nombre important de petits et de moyens commerces des quartiers des villes québécoises à partir des années 1960 et durant les décennies suivantes. Le phénomène est particulièrement visible du côté de l’alimentation, dont le nombre d’établissements était le plus élevé. Le nombre de commerces indépendants non affiliés à un même grossiste ou à une même bannière passe au Québec de 9627 en 1961 à 3256 en 1976, les fermetures étant très nombreuses lors de la guerre de prix de 1969-1971[43]. Plusieurs commerçants ne peuvent survivre à leur nouveau rôle de dépanneur. Divers lieux de services, comme les salons de coiffure, souffrent également de la baisse de la clientèle et plusieurs disparaissent. Certains commerçants migrent vers les centres commerciaux, attirés par le potentiel d’une clientèle élargie. Faute de données agrégées, nous ne disposons pas d’un portrait statistique de l’évolution du réseau du quartier Saint-Sauveur. Les personnes rencontrées mentionnent néanmoins de mémoire et sans difficulté une liste de plusieurs commerces et services ayant baissé pavillon autour de leur domicile, dans leur paroisse, ailleurs dans le quartier et sur les artères commerciales importantes comme la rue Saint-Joseph.

« Goliath » ne vainc pas seulement un « David » à court de ressources, mais entraîne également la disparition de plusieurs temples de la consommation présents à Québec depuis la fin du XIXe siècle. Saint-Roch est le théâtre d’une baisse « draconienne »[44] du commerce après 1965. Les dirigeants des grands établissements de la rue Saint-Joseph peinent de plus en plus à soutenir la concurrence des centres commerciaux. Ils sont impuissants à combattre efficacement le nouveau rapport à l’accessibilité physique des citadins, défini par l’automobile. Le déclin progressif de l’affluence mène commerçants et autorités municipales à intervenir pour tenter de retenir les consommateurs. En 1970, une portion de la rue Saint-Joseph est transformée en artère piétonnière. Puis, en 1974, dans une tentative d’imiter ce qui fait le succès des centres commerciaux, on en recouvre une partie, créant un mail fermé d’un demi-kilomètre de long : le Mail Saint-Roch, plus tard rebaptisé Mail Centre-Ville (voir figure 5). Cela ne règle toutefois rien. Au contraire, l’appauvrissement progressif de la population du quartier Saint-Roch, la détérioration du climat social en découlant, l’affluence d’itinérants dans le Mail, qui est à l’abri des intempéries, et le manque de stationnement accentuent la désertion[45]. Les dirigeants des grands établissements de la rue Saint-Joseph avaient réagi à l’arrivée des centres commerciaux en ouvrant des succursales à l’intérieur de ces derniers ou à proximité. Néanmoins, les revenus qui y sont associés ne sont pas suffisants et un à un, les hauts lieux du magasinage qu’étaient les Pollack, Paquet et Syndicat de Québec disparaissent, respectivement en 1978, 1981 et 1991, annonçant la fin d’une époque[46].

Se déplacer et consommer dans le quartier Saint-Sauveur ne signifient ainsi plus la même chose à partir des années 1950. Pour une partie substantielle de la population, la marche à pied cède le pas à l’automobile. La redéfinition des rapports à la proximité et à l’accessibilité physique qui en découle contribue à une évolution des pratiques d’achat. Les répercussions de ces processus sur le quartier et la vie qu’on y mène, devenus patents dans les années 1970, ainsi que d’autres enjeux sociaux comme celui du logement, amènent les instances planificatrices municipales à intervenir.

L’automobile au coeur des projets municipaux

En octobre 1974, le Service de l’urbanisme de la Ville de Québec soumet à la population du « nord » du quartier, en fait de tout le quartier excepté les paroisses Notre-Dame-de-Grâce et Saint-Joseph (situées au sud du boulevard Charest[47]), des propositions d’aménagement sur diverses facettes (fonctions résidentielle, commerciale, industrielle et de loisirs, circulation, zonage, etc.) avec l’objectif de « préserver » la vie de quartier « en oeuvrant pour le bénéfice de la population actuelle du secteur »[48]. La fonction commerciale, la question du zonage et les déplacements (circulation, stationnement, transport public) occupent, à l’instar du logement, une partie significative du document. Un Comité consultatif d’une dizaine de membres nommés par la Ville est créé en novembre avec le mandat d’étudier les propositions, de recueillir les avis de la population et de faire rapport dans les trois mois, la mise en oeuvre du plan d’aménagement étant prévue pour le début de l’année 1975. Ce Comité est composé de représentants de divers milieux du quartier (loisirs, caisses populaires, marchands, Comité de citoyens et citoyennes du quartier Saint-Sauveur (CCCQS), etc.) et de fonctionnaires de services municipaux (circulation, loisirs et parcs, etc.). Il ne dépose son rapport que le 21 mai 1975. Le court délai octroyé par la Ville est dénoncé par des membres du Comité et donne lieu à des tensions internes, tensions également alimentées par une perception des membres issus du quartier et de la population en général que le Comité est un « […] organisme fantôme qui ne sert qu’à cautionner des décisions déjà prises par la Ville »[49]. Les représentants des caisses populaires et du comité de citoyens du quartier se retirent même de la démarche. Les demandes soumises par la population lors du processus de consultation diffèrent à quelques reprises des projets de la Ville en matière de fonction commerciale, d’occupation du sol et de mobilité. Le Comité consultatif endossera néanmoins la majorité de ceux-ci. Les interventions qui en découlent, teintées comme ces projets par la variable automobile, conduisent à la poursuite de la transformation de la structure commerciale de ce quartier populaire ancien et à l’adaptation de sa trame à des déplacements motorisés nombreux.

Parmi les raisons des difficultés des commerçants du quartier Saint-Sauveur évoquées dans le document du Service de l’urbanisme se trouvent la décroissance démographique, la transformation des pratiques de consommation et les difficultés d’accès et de stationnement. Ce sont toutefois la trame de rues en quadrilatère peu hiérarchisée du quartier et le manque d’espaces disponibles qui sont principalement mis en cause, car ils ne favorisent pas de site privilégié d’implantation commerciale et freinent l’émergence de pôles d’activités. Cette trame résulte en un « éparpillement »[50] des établissements, de surcroît incontrôlé en raison de l’absence d’un règlement de zonage. Selon les auteurs du document, la mixité des fonctions urbaines entraîne la détérioration de l’habitation et des autres activités ; d’où l’importance d’adopter un règlement régissant les occupations du sol.

Figure 5 :

Le Mail Saint-Roch, 26 février 1975.

Source : Archives de la Ville de Québec ; série Sécurité publique du fonds de la Ville de Québec ; négatif n014743. Auteur : Service de police de la Ville de Québec

-> Voir la liste des figures

La hiérarchisation déficiente des artères entraîne un problème d’intense circulation de transit sur plusieurs rues, lui-même source de pollution (bruit, poussière, air) et de danger pour les enfants. Les difficultés du stationnement hors rue et sur rue dans ce quartier aux artères étroites, particulièrement sensibles près de la rue Saint-Vallier et notamment autour du Centre Durocher, un des plus importants centres communautaires du secteur, sont amplement soulignées. Les aléas des déplacements pédestres à travers la circulation automobile dense sont par contre absents du document. Pourtant, le directeur du Service de la circulation de la Ville de Québec écrit en 1973 dans le contexte des consultations publiques relatives aux propositions concernant la partie sud du quartier qu’« [i]l y a beaucoup de travail à faire […] » en matière de rénovation des trottoirs, dont certains n’ont que 90 centimètres de largeur[51], « […] pour donner des conditions satisfaisantes aux habitants du secteur »[52]. Le transport collectif est abordé, quant à lui, dans une perspective globale. Son problème est moins associé à la qualité du service qu’à la « valorisation excessive » de l’automobile dans la région métropolitaine de Québec, source d’« indifférence »[53] envers le transport collectif.

Parmi les mesures et principes de développement proposés dans le document du Service de l’urbanisme se trouve la formation de deux pôles d’activités commerciales (secteur nord de la rue Marie-de-l’Incarnation et secteur est de la rue Saint-Vallier) dotés de places de stationnement en nombre suffisant. On espère ainsi augmenter le nombre de commerces – et d’emplois – dans le quartier et y ramener des consommateurs, qui présentement « doivent »[54] en sortir pour acheter ne serait-ce que des biens de consommation courante. Le terme « doivent », alors qu’il existe des commerces à quelques minutes de marche, illustre l’impact de la volonté des gens d’utiliser leur voiture ; la proposition démontre qu’on avalise cette attitude de plus en plus présente, qui est en phase avec le parti pris pour l’automobile. À l’extérieur des pôles d’activités commerciales, on suggère d’interdire l’implantation de nouveaux commerces jugés de mauvais voisinage en milieu résidentiel ou qui ne répondraient pas aux besoins quotidiens des résidants. Les commerçants en place conserveraient leurs droits acquis pour une période indéterminée, les établissements « incompatibles »[55] étant appelés à être éventuellement déplacés au profit de logements ou d’espaces verts. Ainsi, la Ville ne vise pas la revitalisation du réseau traditionnel constitué d’unités dispersées, mais bien une réorientation structurelle permettant notamment d’évincer les établissements qu’elle considère indésirables, tout en reconnaissant la nécessité de la présence de commerces de proximité.

Trois parcs de stationnement hors rue, dont un près de la rue Saint-Vallier, sont proposés (66 places au total). Sont aussi suggérés l’ajout de places autour du Centre Durocher, qui jouxte Saint-Vallier, ainsi que l’utilisation des stationnements publics et commerciaux à toute heure du jour. On met parallèlement de l’avant de nouveaux principes, comme l’interdiction de stationner sur rue si cela nuit à la fluidité de la circulation. On précise que ces modifications ne règleront pas entièrement le problème du stationnement. Comme dans les propositions visant le sud du quartier, les résidants sont appelés à faire preuve d’initiative personnelle, car le stationnement est un « […] problème individuel devant être réglé individuellement »[56]. Une partie de la gestion des répercussions de la prolifération des voitures est ainsi laissée aux résidants.

Dans le but de canaliser la circulation de transit et de hiérarchiser le réseau de rues du quartier, il est suggéré de procéder à des regroupements d’îlots résidentiels afin de fermer des sections d’artères à la circulation ou d’en limiter l’accès, de réorganiser le réseau des sens uniques et de fermer certaines artères causant des nuisances, comme la rue de l’Aqueduc, qui traverse le quartier diagonalement, tout en redirigeant la circulation sur certaines artères existantes moyennant un réaménagement (Marie-de-l’Incarnation et Charest par exemple) ou sur de nouvelles artères à construire comme les autoroutes Saint-Charles et de la Falaise[57]. Du côté de la circulation pédestre, on suggère uniquement d’élargir les trottoirs de la rue Saint-Vallier pour améliorer l’expérience de magasinage et de déambulation[58]. Quant au transport collectif, on souligne l’importance de changer la perception du public face à son utilisation et pour cela, des améliorations « marquées »[59] sont nécessaires. La CTCUQ se voit ainsi investie d’une mission d’envergure.

Huit cents appels et visites, deux audiences publiques, le dépôt de 12 mémoires et de nombreuses rencontres à huis clos ponctuent le travail du Comité consultatif au tournant de l’année 1975. Ses membres font état dans leurs délibérations, en ce qui concerne la fonction commerciale, d’un trop grand nombre d’établissements d’alimentation et de la petite taille des commerces et services, cette dernière menant à des prix trop élevés faute d’un fort pouvoir d’achat[60]. Ils partagent l’analyse du Service de l’urbanisme en regard de la cause et des conséquences de la dispersion des unités du réseau. Ils approuvent dans leur rapport final la création de pôles d’activités commerciales en demandant néanmoins qu’il soit possible d’implanter de petits centres commerciaux dans les zones résidentielles ; ce qui laisse voir une volonté de préserver une relation de proximité immédiate.

Le Comité souscrit également aux propositions quant au zonage et aux droits acquis des commerçants et ce, malgré l’opposition de groupes de résidants d’îlots visés par des projets de zonage mixte (résidentiel-commercial) autour des pôles d’activités ciblés et des artères commerciales. Ce changement leur fait redouter une multiplication des commerces au détriment de la fonction résidentielle. La crainte de démolitions massives de logements, évoquées dans divers rapports[61] et plans d’aménagement de la ville et de l’agglomération depuis les années 1950, teinte les positions de plusieurs citoyens et groupes, dont le CCCQS, sur la fonction commerciale et le stationnement, dont l’expansion doit être selon eux limitée[62]. La préservation du parc résidentiel du quartier passe pour eux avant la possibilité d’acheter et de se garer près de chez soi. Des citoyens réclament néanmoins la gratuité du stationnement dans le cas des parcs de moins de 100 places, ce qui témoigne tout de même d’une préoccupation quant à cette question[63].

Le rapport du Comité consultatif mentionne que les problèmes « majeurs » associés au manque de stationnements « […] témoignent de l’urgence d’une intervention massive et rapide »[64]. Il endosse les propositions de la Ville, moyennant une consultation pour chaque projet de nouveau parc de stationnement hors rue. On ne souffle pas mot sur la fluidité et la sécurité des déplacements pédestres, malgré des demandes visant à les favoriser au coeur des paroisses, où la circulation automobile est particulièrement dense. Le rapport donne son aval, par contre, aux initiatives visant à réguler la circulation de transit comme le regroupement d’îlots et le réaménagement d’artères, pourtant dénoncés par des groupes de résidants. Répondant à la position défendue par le CCCQS, le Comité s’oppose toutefois à l’élargissement du boulevard Charest. Par ailleurs, il est, tout comme l’ensemble des auteurs des mémoires déposés, parfaitement en accord avec le problème d’attitude vis-à-vis le transport collectif exposé dans le document de 1974 et avec la nécessité de le résoudre par une série d’initiatives à l’échelle de l’agglomération, ce qui permettra de réduire la circulation automobile de transit dans le quartier.

Les actions entreprises par la Ville à la suite du dépôt du rapport du Comité consultatif correspondent globalement aux propositions d’aménagement du Service de l’urbanisme en matière de fonction commerciale, de règlement de zonage et de déplacements. Le plan d’occupation du sol adopté en 1975 règlemente la présence de commerces et de services, tout comme celui adopté l’année précédente pour la partie sud du quartier Saint-Sauveur[65]. Un seul des trois parcs de stationnement proposés voit le jour, mais six autres sont aménagés entre 1975 et 1982, certains sur des lots où des immeubles résidentiels avaient été rasés, pour un total de 167 places, soit une centaine de plus que prévu (voir figure 6)[66]. Pourtant, le directeur du Service de la circulation de la Ville de Québec soulignait en 1973 que créer des stationnements «  […] encouragerait la prolifération excessive du parc automobile »[67] et nuirait aux efforts visant à développer le bassin d’utilisateurs du transport collectif. Le stationnement sur rue est complètement revu au début des années 1980, de pair avec un réaménagement des sens uniques afin d’améliorer la fluidité de la circulation. Malgré la perte nette d’espaces de stationnement en bordure des artères du quartier, le plan directeur d’aménagement et de développement de la Ville de Québec de 1987 énonce pour le secteur un « […] certain équilibre entre la demande et l’offre en stationnement »[68]. La proposition de regrouper des îlots résidentiels reste lettre morte. La forte résistance des citoyens signe la mise au rancart de certains projets de réaménagement, de fermeture ou d’ouverture d’artères. Ainsi, le boulevard Charest ne fut pas élargi, la rue Aqueduc demeura ouverte et les projets d’autoroutes Saint-Charles et de la Falaise ne furent pas réalisés.

Quant aux piétons, une étude sur la circulation et le stationnement réalisée en 1979 par une firme d’ingénieurs sur commande de la Ville révèle qu’un programme d’élargissement des trottoirs est alors en cours dans le quartier Saint-Sauveur, mais ce programme se buta au réaménagement du stationnement sur rue et des sens uniques résultant du dépôt de cette étude, réaménagement axé sur une circulation automobile fluide[69]. De même, malgré les efforts faits sur la rue Saint-Vallier, y favoriser la circulation pédestre est encore inscrit au plan directeur de 1987 afin de mettre en valeur cette artère comme centre de quartier[70].

Le réseau de transport collectif dans le quartier Saint-Sauveur ne subit pas de grandes modifications suite à l’exercice de 1974-1975. La CTCUQ déposa par contre en 1975 un plan de développement triennal d’envergure en huit points visant notamment l’amélioration du service par le biais de l’ajout de lignes express et de couloirs réservés à divers endroits dans la région[71]. En 1980, la réalisation partielle ou complète de plusieurs promesses était toutefois encore attendue en raison de moyens financiers limités et d’un manque de volonté politique de travailler à une réorientation majeure du rapport aux moyens de déplacement. L’indifférence du grand public était toujours présente, l’automobile étant profondément ancrée dans les modes de vie des résidants de Québec[72].

Figure 6 :

« Billetmètre » dans le parc de stationnement Bagot / Saint-Vallier, 20 août 1976

Source : Archives de la Ville de Québec ; série Sécurité publique du fonds de la Ville de Québec ; négatif N015094. Auteur : Service de police de la Ville de Québec

-> Voir la liste des figures

Un parti pris pour l’automobile, souligné par la production scientifique et relevé dans les sources consultées, conduisit ainsi les instances planificatrices à réagir aux mutations des modes de vie et du réseau de commerces et de services en projetant un quartier Saint-Sauveur aménagé pour les déplacements automobiles et des pratiques de consommation employant ce moyen de transport. Le Comité consultatif endossa plusieurs des propositions tout en relayant à quelques reprises les demandes de citoyens désireux d’améliorer leur qualité de vie par le biais de diverses mesures souriant notamment à la partie de la population non motorisée et/ou attachée aux pratiques traditionnelles en matière de consommation. Les efforts de ces citoyens parvinrent à faire modifier ou annuler certains projets, mais les mutations de la consommation et de la mobilité furent néanmoins consacrées par l’action municipale.

Conclusion

À partir de la fin des années 1950, en fonction des moyens financiers disponibles et des goûts de chacun, les résidants du quartier Saint-Sauveur sont entrés progressivement dans une nouvelle ère. Par le biais de critères de choix de lieux différents, ils ont redéfini leur rapport aux lieux et aux espaces et leur expérience du quartier et de la ville de Québec en matière de consommation. Les paramètres guidant les pratiques, notamment ceux de la proximité et de l’accessibilité physique, ont changé à partir de l’acquisition d’une automobile, clé d’une nouvelle mobilité. Vie et structure urbaines étant intimement liées, le réseau local d’établissements consacrés à l’approvisionnement alimentaire, à l’achat de biens et à l’usage de services a été ébranlé et a perdu de sa densité et de sa vitalité au profit d’un nouveau système commercial basé sur l’accessibilité automobile.

Les propositions des instances planificatrices en réaction à cette perte de densité et de vitalité et à l’accroissement de la présence automobile dans le quartier s’inscrivent dans une mentalité favorable à la voiture et en continuité avec les mutations des pratiques de consommation et de la mobilité ainsi qu’avec les valeurs et les représentations les guidant. On ne vise pas une revitalisation du réseau de commerces et de services sur ses bases traditionnelles. Les positions prises sont résolument axées sur une vie de quartier s’accordant dorénavant à la « drive-in society » nord-américaine, pour reprendre les termes de Jackson[73]. Les nouveaux parcs de stationnement ne sont par exemple pas établis dans le but avoué d’aider les petits commerces de proximité, mais bien pour gérer le nombre accru d’automobiles et assurer une meilleure fluidité de la circulation dans les rues étroites du quartier. Les piétons, acteurs importants de la vie dans le quartier Saint-Sauveur d’avant 1960, reçoivent peu d’attention, alors qu’aucun changement significatif ne touche le transport collectif dans ce secteur de la ville de Québec.

Les nouvelles pratiques, valeurs et représentations d’une partie toujours grandissante de la population du quartier légitimaient en quelque sorte les actions ayant été prises. Les consultations publiques entourant les propositions d’aménagement de 1974 ont cependant mis au jour un discours différent. Des citoyens, essentiellement mobilisés autour de la question résidentielle, ont exprimé certaines demandes concernant la présence de commerces de proximité ou encore les déplacements pédestres, relayant par le fait même les désirs de la partie de la population du quartier n’ayant pas nécessairement changé ses pratiques et/ou ne disposant pas d’une automobile. L’insistance avec laquelle ils ont exprimé leurs demandes a fait fléchir les autorités sur certains points, notamment la percée de nouvelles artères. Les interventions menées par les instances planificatrices ont néanmoins conduit à une transformation durable de l’espace consacrant la mutation de la culture urbaine en milieu populaire, une transformation acceptée initialement par une bonne partie des résidants.