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Dans cet ouvrage solidement documenté, Stéphane Frioux s’emploie à reconstituer les longues batailles menées par les instances locales afin d’assainir les villes françaises, depuis la révolution pasteurienne qui « transforme le regard sur l’environnement quotidien des citadins » (p. 26) jusqu’à la fin des années 1950 marquées par une forte reprise de l’urbanisation et surtout, par l’avènement de la Ve République « technocratique, planificatrice » (p. 321) et centralisatrice. Les mérites de cette monographie sont nombreux. L’auteur y examine comment ont été mis en pratique les préceptes hygiénistes/sanitaires au-delà de la période initiale de la deuxième moitié du XIXe siècle, la plus étudiée à ce jour, et sur le terrain peu visité des petites et moyennes villes. L’auteur a aussi le mérite d’aborder la question de l’hygiène urbaine dans plusieurs de ses ramifications puisqu’il considère à la fois la question de la propreté, de la gestion des eaux (potable et usées) et des déchets. Frioux est bien au fait de l’historiographie et prend soin de situer son enquête en relation avec la littérature dans le domaine. Cependant, si son ouvrage à la suite d’autres études montre éloquemment combien « les enjeux sanitaires et techniques étaient dans le même temps sociaux et politiques » (p. 316), il aborde moins explicitement la dimension environnementale des batailles de l’hygiène urbaine malgré ce que suggère son titre.

Les batailles sous enquête se déroulent principalement à l’échelle des administrations municipales, plus précisément à Lyon et sa région (Rhône-Alpes) et dans quelques autres villes (dont Avignon, Clermont-Ferrand, Nancy, Toulon), mises en relations avec les échelles régionale, nationale et transnationale. L’auteur suit au plus près toute une panoplie d’acteurs qui interviennent à un niveau ou un autre dans le débat : maires et élites municipales, experts et spécialistes tels médecins, architectes, ingénieurs et fonctionnaires, et dans une moindre mesure propriétaires fonciers, contribuables et associations de riverains. Comme c’est le processus décisionnel qui intéresse avant tout l’auteur, l’ouvrage traite surtout des dynamiques qui l’entourent. La structure de l’ouvrage en témoigne; elle évolue depuis la présentation des « dispositifs mis au point par la technologie sanitaire » (p. 15) jusqu’aux méandres de la diffusion et de l’adoption des innovations en la matière, en passant par les acteurs en présence, y compris les associations dont l’Association générale des ingénieurs, architectes et hygiénistes municipaux et les canaux de cette diffusion : congrès nationaux et internationaux, correspondances, revues spécialisées, traités, mémoires, etc.

Si le choix de décomposer les batailles de l’hygiène en n’adoptant pas une logique chronologique mais en suivant plutôt les débats et les tensions permet de saisir toute la complexité des processus à l’oeuvre, il en résulte cependant des chapitres plutôt touffus dont la cohérence est parfois difficile à suivre. Et pour cause puisque non seulement les cas étudiés sont nombreux, mais aussi parce que l’élaboration des savoirs et les processus de diffusion des technologies n’épousent pas tous la même temporalité. Il suffit pour s’en convaincre de consulter la très utile liste des « affaires étudiées » que l’auteur a pris soin d’inclure aux pages 369 à 371. À de rares exceptions près, on constate qu’historiquement, c’est d’abord la bataille de l’eau potable qui préoccupe, suivie par le problème de l’assainissement (évacuation des eaux usées). Ces deux questions dominent dans les débats et les échanges de la fin du XIXe siècle aux années 1930. À partir des années 1910–1920 se greffe la question du traitement des ordures ménagères, qui prédomine nettement en fin de période. Des études de cas présentant plus en détail notamment des enjeux (la pollution de l’air), des acteurs (les travailleurs de l’ombre), des villes (Privas) ou des innovations (la verdunisation ou procédé de purification de l’eau) ponctuent de manière utile chacun des chapitres.

Stéphane Frioux confirme combien la période de la fin du XIXe siècle et du début du XXe a été cruciale dans la recherche de solutions pour régler les questions d’approvisionnement en eau potable et d’assainissement urbain. Aussi importante dans le cas français fut l’adoption de la Loi nationale sur les mesures sanitaires de 1902, amendée en 1935, qui rend obligatoire la gestion de la santé publique à l’échelle locale. Or, loin d’avoir attendu cette loi pour mettre en place des mesures d’assainissement de leurs villes, les autorités locales de nombreuses petites et moyennes municipalités ont joué un rôle précurseur sur ce plan. L’auteur en rend bien compte, soucieux d’éclairer le dynamisme des instances à cette échelle et de montrer que, contrairement aux idées reçues, l’innovation circulait autant et parfois plus de la périphérie vers le centre, et des petites localités vers les grandes dont Paris, que l’inverse.

Mentionnons enfin que les lecteurs apprécieront la bibliographie qui présente de manière exhaustive les fonds d’archives consultés et les riches annexes (cartes, illustrations, chronologie) et index (des noms de lieux et de personnes) qui permettent de dégager une vue synthétique de cet ouvrage fouillé.