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Co-fondateur et premier Secrétaire général d’ICOMOS, co-rédacteur de nombreuses chartes et expert fréquemment consulté par l’UNESCO, Raymond M. Lemaire (1921-1997) est incontestablement, au niveau international, l’une des figures marquantes de la conservation du patrimoine de la seconde moitié du 20e siècle. La richesse de ses archives personnelles, déposées à la bibliothèque centrale de la Katholieke Universiteit Leuven, où il enseigne durant une bonne partie de sa carrière, témoigne de la diversité de ses domaines d’activité et de l’étendue de ses compétences : de l’archéologie et l’histoire, qu’il étudie, de 1938 à 1943, à l’architecture – il suit des cours de génie en élève libre – et à la conservation, à laquelle l’ont sensibilisé son père, architecte – restaurateur au Ministère des Travaux publics et son oncle, le Chanoine Lemaire, auteur de La restauration des monuments[1], il va jusqu’à se muer, dès 1967, en urbaniste pour la conception de la ville nouvelle de Louvain-la-Neuve, destinée à accueillir la section francophone de l’Université de Louvain après sa scission. Sur le plan international, sa carrière débute très tôt, dans le contexte de la gestion du patrimoine culturel dans l’immédiat après-guerre[2]. Mais c’est véritablement le projet de rénovation du Grand Béguinage de Louvain (fig.1), que lui confie l’Université en 1962, qui le projette sur le devant de la scène et lui confère le statut d’expert en matière de rénovation urbaine. Considéré dans toute l’Europe comme un exemple à suivre en matière de prise en compte de la valeur d’ensemble, le site restauré est visité par les spécialistes étrangers et fait l’objet de publications et de conférences au niveau international[3]. Depuis longtemps familier avec le milieu italien de la conservation – il effectue dès 1943 un stage chez Ambrogio Annoni à Milan[4] et rencontre Piero Gazzola, qui restera son ami, en 1947[5]–, Lemaire connaît la consécration en 1964 par son rôle de rapporteur général et co-rédacteur de la charte au congrès de Venise – et son élection, l’année suivante, à la co-présidence d’ICOMOS, aux côtés de Gazzola[6]. C’est ainsi que dans les années qui suivent, il est étroitement associé aux réflexions engagées sur le plan international, notamment par le Conseil de l’Europe, en matière de « réanimation » des ensembles[7] et parallèlement, se voit confier en Belgique la direction de nombreux projets de rénovation urbaine.

Figure 1

Le Grand Béguinage de Louvain, restauré par Raymond Lemaire à partir de 1962, est considéré comme un projet exemplaire à l’échelle européenne, et servira de référence à son auteur pour ses réalisations ultérieures, sd, plans 1275/19, ARML.

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Malgré ce rôle indéniable de pionnier dans la mise en place, à l’échelle européenne, d’une politique de rénovation respectueuse de l’histoire, à une époque où la charte d’Athènes guide encore nombre de projets de « rénovation-modernisation », cette part de l’oeuvre de Raymond Lemaire n’a à ce jour fait l’objet que de très rares commentaires. Ces derniers se concentrent en outre sur le projet de rénovation du Grand Béguinage examiné sans véritable analyse critique[8]. Notre recherche[9] basée sur l’étude de ses archives personnelles complétées par des fonds principalement municipaux a pour objectif de combler cette lacune, en tentant de préciser, sur la base d’un corpus de projets belges, réalisés ou non, et confrontés aux textes produits par Lemaire dans le cadre de ses missions d’élaboration doctrinale pour les organismes internationaux, le rôle de l’archéologue-conservateur dans l’abandon progressif, au tournant des années 1970 en Belgique, d’une politique de rénovation moderniste au profit d’une prise en compte de la valeur historique et sociale des quartiers anciens.

Nous nous limiterons, dans le cadre de cet article, à l’examen d’un cas bruxellois particulièrement révélateur, celui de l’îlot Sainte-Anne. Premier projet de rénovation urbaine mené par Raymond Lemaire à Bruxelles, conçu dans la suite directe de la rénovation du Grand Béguinage et de l’élaboration de principes théoriques pour le Conseil de l’Europe, le projet illustre parfaitement la difficulté d’appliquer des principes idéaux à une réalité de terrain réticente au changement. Seul maître à bord au Grand béguinage, où il dirige à la fois la conception et la réalisation d’un projet appliqué à un ensemble cohérent aux mains d’un seul maître d’ouvrage qui lui laisse carte blanche sur le plan des options, Lemaire se trouve, à Bruxelles, en prise aux intérêts divergents de nombreux acteurs publics et privés, en butte à des outils administratifs inadaptés et soumis au jugement sans concession de ses détracteurs. Si l’ambitieux projet n’aboutira, après plus de quinze ans de tractations, qu’à une réalisation très partielle et fort éloignée des objectifs initiaux, son étude détaillée – que nous présenterons après avoir brièvement rappelé les grands principes de la politique urbaine bruxelloise à l’époque de l’intervention – a l’avantage de mettre en lumière les mécanismes complexes et mal ajustés des processus décisionnels et de révéler la manière dont Lemaire envisage la mise en pratique de ses principes doctrinaux, que ne reflète pas le fragment de projet finalement réalisé.

Le Bruxelles des années 1960 : de la « bruxellisation » aux « îlots sacrés »

S’il n’a pas encore intégré les dictionnaires académiques, le terme de « bruxellisation » est néanmoins passé dans le langage courant des professionnels de l’architecture : l’encyclopédie collaborative Wikipedia le définit comme « un terme utilisé par les urbanistes pour désigner les bouleversements urbanistiques d’une ville livrée aux promoteurs au détriment du cadre de vie de ses habitants, sous couvert d’une “modernisation” nécessaire »[10]. Et pour cause : jusqu’à la fin des années 1950, le centre de la capitale, déjà marqué par les grands travaux d’assainissement du 19e siècle, est l’objet d’une frénésie modernisatrice qui transforme les quartiers anciens en chantiers permanents, sans que la moindre voix significative ne s’élève contre les promoteurs et pouvoirs publics responsables du désastre patrimonial. Nous ne reviendrons pas ici sur les détails de ces projets, qui ont été abondamment étudiés par ailleurs[11], mais précisons qu’en outre, les portions du tissu urbain traditionnel qui subsistent, sur lesquelles Raymond Lemaire interviendra ponctuellement dans la décennie qui suit, sont désertés par les populations aisées qui leur préfèrent les nouveaux quartiers aménagés aux franges de la ville au tournant du 20e siècle, et constituent dans la plupart des cas des îlots insalubres, abandonnés ou surpeuplés, étouffés par la construction progressive d’annexes et souffrant d’une inadaptation aux normes du confort moderne (fig.2).

Figure 2

À l’avant-plan, l’intérieur de l’îlot Sainte-Anne avant assainissement, dossier « Quartier des Arts » (29), ARML.

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Objet de toutes les attentions depuis la fin du 19e siècle et les projets de « restauration » menés conjointement par le maire (bourgmestre) Charles Buls[12] et son architecte Edmond Jamaer, la Grand’Place, avec son hôtel de ville gothique et ses maisons corporatives remontant à la fin du 17e siècle, est l’unique ensemble urbain faisant l’objet de mesures de protection dépassant l’échelle des immeubles. En 1956, encouragée par la très conservatrice « Ligue esthétique » fondée quelques années auparavant dans la mouvance du parti social-chrétien[13], est créée une « Commission des îlots sacrés », dont les réflexions aboutissent en 1959 à l’établissement par les services techniques de la Ville, d’un plan d’aménagement pour une zone réduite centrée autour de la place. Le plan de ce premier « îlot sacré », élaboré dans le cadre d’un arrêté-loi pris en 1946 dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre, a pour objectif « de sauvegarder et de conserver le caractère ancien de ce secteur en réglementant, d’une part, le mode de construction, de reconstruction ou de transformation des immeubles et, d’autre part, l’esthétique des enseignes, inscriptions, peintures et décorations à caractère commercial ou publicitaire à apposer sur les immeubles »[14]: il impose dès lors des prescriptions applicables aux façades, aux « vues panoramiques », aux alignements et à la destination des biens. En vue de « conserver ou de restituer aux voies publiques comprises dans ce périmètre leur caractère ancien et folklorique », le plan distingue les façades qui « devront être conservées et restaurées en se basant sur les éléments d’origine retrouvés sur place ou sur des documents d’archives », celles qui « devront être édifiées dans les styles des 17e et 18e siècles », celles qui « devront être édifiées dans une architecture dont le rythme de la composition s’harmonisera avec celui de l’architecture traditionnelle de l’époque » et celles auxquelles seule une limitation de hauteur est applicable[15]. En d’autres termes, il s’agit de recréer à des fins essentiellement touristiques[16], au gré des demandes d’autorisation successives de transformation ou de construction de bâtiments isolés, un ensemble historiquement douteux mais visuellement cohérent. Bien qu’il n’échappe pas à la critique[17], le plan est unanimement adopté par les autorités communales en mars 1960[18] et systématiquement appliqué, moyennant quelques amendements, durant les décennies qui suivent (fig.3).

Figure 3

La rue de la Montagne est une excellente illustration de l’application des prescriptions esthétiques du plan particulier de l’ « Îlot sacré » : les façades sont durement restaurées et souvent, reconstruites, aux fins d’obtenir une image cohérente de la rue, juin 2012, cliché CH.

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En dehors de cette zone privilégiée, les autorités, bien que mettant à l’étude d’autres plans d’aménagement du même ordre[19], poursuivent l’effort de « modernisation » de la ville, en confiant au groupe Tekhné[20] l’élaboration d’un plan directeur pour le Pentagone ou centre-ville : celui-ci prévoit, entre autres, la division de la zone en « unités de voisinage » circonscrites par des voies de circulation périphériques et de pénétration, reliées entre elles par une série d’échangeurs et de « présélecteurs » de trafic sacrifiant sans scrupule certains des quartiers les plus anciens de la ville[21]. En-dehors du périmètre de l’ « îlot sacré », l’unique contrainte « patrimoniale » en cas de rénovation est la non-visibilité des immeubles-tours depuis la Grand’Place, ce qui entraîne ponctuellement, tout au plus, la réduction de quelques étages[22].

En 1962, une nouvelle loi organique en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme systématise les plans particuliers d’aménagement : elle prévoit en effet que « chacune des communes du Royaume adopte, soit d’initiative, soit dans le délai qui lui est imposé par le Roi, un plan général et des plans particuliers d’aménagement », à force obligatoire[23]. Fixant entre autres, pour la partie du territoire concernée, « les prescriptions relatives à l’implantation, au volume et à l’esthétique des constructions et clôtures, ainsi que celles relatives aux cours et jardins »[24], ces plans visent à un aménagement cohérent et concerté, mais ne sont sous-tendus a priori par aucune philosophie nouvelle en matière d’intervention sur le bâti existant. Ainsi, les premières années de leur application voient-elles se poursuivre d’une part ce que l’Échevin de l’urbanisme qualifie lui-même de « politique qui rencontre les principes de la Charte d’Athènes, en réalisant un urbanisme essentiellement au service de l’homme (…), en créant pour lui une ville plus attrayante où il fera bon habiter, travailler, circuler et se divertir »[25], en l’occurrence des projets de démolition-reconstruction (fig.4), et d’autre part des projets d’ « îlots sacrés » dans la continuité de celui de la Grand’Place, encouragés par la « Ligue esthétique », qui reste seule active à l’époque sur le terrain de la défense des quartiers historiques. Ce n’est que dans les dernières années de la décennie que ces approches extrêmes, auxquelles s’ajoute le traumatisme causé par des destructions emblématiques telles celle de la Maison du peuple de Victor Horta en 1965, entraînent une véritable réaction à travers la création de deux associations de défense qui, bien que très différentes par leurs arguments et méthodes, poursuivent l’objectif commun de sauvegarder d’une autre manière la ville traditionnelle : « Quartier des Arts », en 1967, puis l’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU), en 1969. Dans le cas de l’îlot Sainte-Anne, « Quartier des Arts » sera le véritable moteur du projet, par le biais de son principal expert, Raymond Lemaire.

Figure 4

Le projet de « rénovation » du quartier « Hôpital-Dinant », proche de la Grand’Place, prévoit, en 1963, le remplacement de plusieurs îlots par des immeubles-tours, P. de Saulnier, « Bruxelles : rénovation urbaine », Habiter, 24-25 (décembre 1963) : n.p.

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« Quartier des Arts » et le rôle de Raymond Lemaire

Fondé en 1967 par un groupe de six passionnés n’émanant pas, pour la plupart, du milieu de l’architecture et de l’urbanisme[26], « Quartier des Arts » est au départ une association de défense du quartier du même nom qui, d’une superficie de 80 hectares, s’étend sur l’ancien Coudenberg, siège du pouvoir depuis le bas Moyen Âge, de la Grand’Place au boulevard de ceinture, et accueille de nombreuses institutions culturelles (fig.5). Résultant d’une stratification historique complexe où les aménagements successifs des 18e, 19e et 20e siècles se sont en grande partie substitués au tissu médiéval, dont seuls quelques fragments subsistent, la zone, qui comporte nombre de monuments et ensembles de valeur est alors menacée par les projets de modernisation des voiries et les besoins grandissants en bureaux des sociétés privées et administrations publiques qui y sont implantées. Comptant parmi ses membres et son conseil d’administration bon nombre de responsables politiques dans le domaine de l’urbanisme ainsi que des fonctionnaires des départements concernés et des représentants des institutions présentes dans le quartier[27], « Quartier des Arts » a la particularité, contrairement à l’ARAU qui, jouissant d’une plus grande indépendance, adopte d’emblée une politique de la confrontation et de l’action médiatique[28], d’agir par le biais de la concertation et de la négociation, tant avec les autorités qu’avec les maîtres d’ouvrage.

Figure 5

Plan du Quartier des Arts, avec indication des points d’intérêt et des zones d’aménagement prévues : en I, l’îlot Sainte-Anne, Images et plans du Quartier des arts, sd, np, P225-298 (37), ARML.

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Dès sa fondation en 1967, le principal combat mené par « Quartier des Arts » est la réalisation par les services de la Ville d’un plan particulier d’aménagement de la zone qu’elle défend, afin de fournir un cadre global aux interventions ponctuelles prévues. Bien que l’architecte communal Jean Rombaux y travaille depuis 1964, le projet de ce qui constitue un « îlot sacré n°2 » (fig.6) n’a en effet pas abouti, faute d’un consensus au sein des autorités sur le bien fondé d’étendre la rigidité des prescriptions appliquées aux abords de la Grand’Place à d’autres quartiers[29]. Les fondateurs de l’association, étroitement liés à l’aristocratie bancaire et industrielle porteuse de projets de grande envergure dans le quartier, ne peuvent qu’adhérer à cette volonté d’offrir davantage de souplesse aux nouvelles constructions, qui rencontre leurs propres intérêts, mais cette position plus nuancée entre conservation et développement requiert la mise au point d’une approche nouvelle de la rénovation pour laquelle une expertise particulière, doublée d’une importante force de persuasion, est requise. Entré en contact avec l’association par l’intermédiaire de son ancien élève Pierre Laconte[30], qui en est co-fondateur, Raymond Lemaire devient membre du conseil d’administration de « Quartier des Arts » dès sa fondation et, seul professionnel de la conservation en son sein[31], en inspire très clairement les principes en matière de sauvegarde : pour l’association comme pour Lemaire, la valeur des quartiers anciens leur vient avant tout de ce qu’ils sont « à la mesure de l’homme » et porteurs d’une beauté qui est nécessaire à son épanouissement.  Tout en rejetant les « conceptions romantiques en faveur de “quartiers musées” »[32], « Quartier des Arts » est donc particulièrement attentif à la scénographie urbaine et aux questions esthétiques, sans pour autant se désintéresser des questions sociales comme l’ARAU, mené par le sociologue René Schoonbrodt, semble lui avoir reproché à l’époque[33].

Figure 6

Jean Rombaux, Projet de plan particulier d’aménagement pour le quartier des Sablons : les couleurs appliquées aux façades indiquent le traitement à leur réserver en cas d’introduction d’une demande de permis de bâtir, sd, Fonds administratifs, Architecture 340, AVB.

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En contrepartie de sa caution scientifique et d’une assistance continue bénévole, Raymond Lemaire obtient, pour ses bureaux d’études[34], de nombreuses missions rémunérées, allant de la rédaction d’avis pour le compte de l’association à la réalisation d’études complètes d’urbanisme et de restauration en passant par la rencontre d’auteurs de projets et la formulation de propositions alternatives. Par le biais d’une convention de collaboration entre l’association et les services techniques de la ville, il se voit également confier des missions par les autorités communales elles-mêmes[35]. C’est ainsi qu’en mai 1968, il soumet à la ville une proposition d’étude visant à envisager la rénovation du « Quartier des Arts » sous un angle différent de celui de l’ « îlot sacré »[36]. Dépassant les questions de vues et gabarits, l’étude se propose d’encourager, par des actions architecturales et urbanistiques, la résidence et les actions culturelles et commerciales. Comprenant la « réhabilitation » d’immeubles anciens, la construction d’une « architecture résidentielle et commerciale de qualité » et l’aménagement de « circuits “piétonniers” et commerciaux à l’intérieur de certains îlots », la mission proposée prévoit « une étude globale de scénographie urbaine », une étude d’assainissement, de réanimation et socio-économique limitée à deux îlots, et enfin, chose plus surprenante au vu du rôle joué par Lemaire quelques années plus tôt dans la rédaction de la Charte de Venise, « un inventaire des façades situées en dehors de l’aire choisie, sur le territoire de la ville et susceptibles de transfert dans le périmètre étudié »[37]. Novatrice par la prise en compte des intérieurs d’îlots et l’importance accordée aux facteurs socio-économiques[38], la proposition n’est donc pas dépourvue d’échos des objectifs « pittoresques » du plan de l’ « îlot sacré ». Ainsi, Lemaire distingue-t-il, dans l’étude scénographique, les façades à conserver et à restaurer des façades sans « intérêt monumental », qui doivent être « soit remplacées par des façades anciennes provenant d’autres parties de la ville, soit reconstruites ». Pour les pures reconstructions cependant, l’archéologue-conservateur rejette le pastiche et prône une conception contemporaine s’intégrant dans le parcellaire, les alignements et les rythmes traditionnels, s’inspirant ouvertement en cela des principes appliqués par Miklós Horler à la fin des années 1950 pour l’étude de reconstruction du centre historique de Buda, très endommagé par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale[39]. Lemaire accorde en effet, tant pour la mise sur pied d’une méthode d’étude que dans la définition de principes d’intervention, une attention particulière aux expériences menées par ses collègues d’Europe centrale, membres d’ICOMOS, et publiées en 1967 dans le premier numéro de la revue de l’organisation, Monumentum. C’est ainsi que pour l’étude d’assainissement, limitée à deux îlots, il propose, sur la base de son travail au Grand Béguinage, lui-même inspiré de la méthodologie établie par Dobroslav Libal à Prague[40], une prospection approfondie dépassant le cadre de la façade pour s’intéresser à l’histoire des immeubles, leur « développement architectural » et leur état physique, fondée sur un relevé détaillé combiné à l’étude des sources d’archives, afin de guider le choix des options en matière d’intervention. Malgré les quelques réticences de l’architecte communal, justifiées avant tout par des motifs d’ordre pratique – comme la nécessité de pénétrer dans chacun des immeubles –, la proposition de Raymond Lemaire débouche sur la commande, l’année suivante, d’une étude d’assainissement réduite à l’un des deux îlots initialement prévus, l’îlot dit « Sainte-Anne », considérée comme opération pilote[41].

La rénovation de l’ « Îlot Sainte-Anne »

1970 : une tentative de rénovation globale

L’îlot concerné, qui jouxte la place du Grand Sablon, est délimité par les rues Bodenbroek, de Ruysbroeck et Sainte-Anne. Il a sommairement la forme d’un quart de cercle, et sa surface approche l’hectare (fig.7)[42]. Situé dans un quartier remontant vraisemblablement au début du 14e siècle, il se compose, au moment de l’étude, de maisons construites du 16e au 20e siècle et de gabarits divers : les plus modestes bordent la rue Sainte-Anne et l’impasse Saint-Jacques (fig.8), tandis que des hôtels de maîtres font face à l’église du Sablon. La plupart des maisons accueillent une fonction commerciale au rez-de-chaussée et des appartements aux étages, dont l’habitabilité est compromise par la densité construite en intérieur d’îlot, envahi par des annexes et constructions semi-industrielles, dont les vastes entrepôts des faïenceries Boch, le long de l’impasse Saint-Jacques. Sur le plan de l’état sanitaire, les maisons de la rue Sainte-Anne et de l’impasse Saint-Jacques sont, selon Lemaire, « toutes à classer dans la catégories des taudis malsains »[43], tandis qu’en ce qui concerne celles des rues de Ruysbroeck et Bodenbroek, « l’entretien est bon mais [l’] organisation et [le] confort sont peu adaptés à l’évolution actuelle des besoins »[44].

Figure 7

Plan de l’îlot Sainte-Anne avant assainissement. Il est bordé par les rues Sainte-Anne (à gauche), de Ruysbroeck (en haut), Bodenbroek et la Place du Grand Sablon (en bas). L’impasse Saint-Jacques délimite avec la rue Sainte-Anne la partie la plus dense de l’îlot, R. Lemaire et collaborateurs, février 1970, plans 356.9, ARML.

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Figure 8

La rue Sainte-Anne avant assainissement, Boîtes photos, A10-7- 758, ARML.

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Suivant l’exemple de Dobroslav Libal, l’équipe constituée par Lemaire, composée de deux de ses anciens étudiants ingénieurs-architectes déjà présents au béguinage et de son jeune frère architecte Herman, applique à l’îlot une prospection détaillée dont la base est un relevé complet au 1/100e tant en plan qu’en élévation, complété par des fiches individuelles par bâtiment. Celles-ci comportent, outre les indications cadastrales, d’affectation et une description générale, une analyse archéologique « avec indication (…) des époques de construction, de la nature et la date de transformations éventuelles [et] de la valeur architecturale des constructions », une analyse technique « avec indications de l’état général, de l’analyse détaillée des matériaux de construction, de leur état, de la cause et du degré de leur altération éventuelle »,  et une analyse de l’équipement et de l’habitabilité, le tout complété par des « propositions d’utilisation et de restauration dans le cadre de l’assainissement de l’îlot » et un inventaire des documents disponibles[45]. Le relevé au 1/100e sert de support à la synthèse de ces informations, figurant l’analyse archéologique, l’état de conservation, et les propositions de restauration ou de démolition, ainsi qu’à la réalisation d’une maquette (fig.9) et la formulation graphique d’un projet de rénovation (fig.10).

Figure 9

Photographie de la maquette du quartier Sainte-Anne réalisée par l’équipe de Raymond Lemaire en 1970, plans 356.9, ARML.

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Figure 10

Proposition de plan d’assainissement de l’îlot Sainte-Anne, R. Lemaire et collaborateurs, février 1970, plans 356.9, ARML.

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Considérant la philosophie de l’ « îlot sacré » « marginale par rapport à l’évolution des besoins d’une société en développement accéléré »[46], Lemaire centre le projet sur l’adaptation du quartier aux besoins du logement : « Par la diversité infinie de [leurs] groupements, de [leurs] conceptions et de [leurs] expressions esthétiques ou stylistiques, les maisons anciennes assainies et adaptées offrent une diversité exceptionnelle de réponses aux besoins du logement, qui sont aussi autant de rencontres de l’individu que la construction en série actuelle est incapable d’offrir »[47]. Au niveau de l’intérieur d’îlot, partant des constats que « jusqu’au milieu du XIXe siècle, malgré une densité assez forte, l’îlot était hygiéniquement sain et comportait de grands jardins en son centre »[48] et que « la dégradation de l’habitabilité de l’îlot et de son état sanitaire est relativement récent et remonte paradoxalement à une époque où les décisions des administrations urbaines se targuaient d’être prises en fonction d’options urbanistiques »[49], Lemaire prend le parti de démolir la majorité des annexes construites à la fin du 19e et au 20e siècle, afin d’une part, de restituer un ensoleillement suffisant aux habitations et d’autre part, d’aménager des cheminements et espaces publics accessibles via de nouveaux passages ménagés au travers des fronts bâtis. L’influence du Grand Béguinage de Louvain se fait très clairement sentir dans le rythme et le traitement des aménagements : combinant rues et places pavées à l’ancienne et espaces verts plantés d’arbres ou d’arbustes, la situation projetée ne s’inspire ni d’un état antérieur de l’îlot, ni de principes nouveaux en matière d’urbanisme, mais de l’image idéale de la ville ancienne incarnée par le projet de Louvain. Rappelant les termes de la proposition d’étude de 1968, l’ensemble comporte un caractère scénographique important où les éléments les plus pittoresques du site, comme les pignons à gradins de l’arrière de la « maison des vicaires », jusque-là invisibles par le public, sont mis en valeur par la création d’une place nouvelle en intérieur d’îlot, que borde du côté opposé la façade Renaissance de la « Guilde des Arbalétriers », démontée quelques années plus tôt dans un quartier voisin pour permettre l’extension d’une école et que Lemaire prévoit de reconstruire.

Sur le plan des options de conservation, chacune des maisons fait l’objet de recommandations particulières, mais des principes généraux peuvent être dégagés. Tout comme dans la majorité des immeubles du Grand Béguinage, Lemaire distingue l’approche de l’enveloppe et du contenu, une certaine latitude étant possible pour ce dernier étant donné que « relativement peu d’éléments de valeur des structures ou décors internes ont été conservés »[50]. Ainsi, les intérieurs peuvent-ils être adaptés aux normes du confort moderne et de la sécurité, moyennant la précaution qu’« en matière d’aménagement de quartiers ou de maisons anciens, le meilleur est souvent l’ennemi du bien et (…) une recherche déraisonnable de protection ou d’isolation peut aboutir en fin de compte à la destruction de l’ensemble que l’on veut préserver »[51]. Les nouveaux aménagements intérieurs, dépassant l’échelle des immeubles isolés, améliorent le fonctionnement de l’ensemble, permettant entre autres le regroupement des circulations et des accès aux étages de plusieurs maisons. Pour la restauration des façades, plusieurs options sont envisagées selon le style et l’état des bâtiments. On distingue en effet dans le quartier des maisons « de style traditionnel, c’est-à-dire (…) une architecture de briques et pierres blanches pratiquée dans les Pays-Bas depuis le XVe siècle jusqu’au début du XVIIIe siècle », des maisons d’inspiration classique et des maisons des 19e et 20e siècles, dans l’ordre de préférence de Lemaire, comme le démontrent les options préconisées. Pour les deux premières catégories en effet, il prévoit une restauration scrupuleuse dans le respect des formes et substances anciennes tandis que pour les immeubles les plus récents qu’il juge banals ou « laids », il prévoit de les remplacer par une composition nouvelle « s’inscrivant parfaitement dans la silhouette de la rue, ainsi que les rythmes de composition et les valeurs des matériaux des habitations voisines »[52], ou de rétablir les dispositions originales qui sont souvent connues dans leurs grandes lignes par les archives, tout en précisant que « si cette conception ne peut être rejetée de manière absolue, elle est cependant nettement déconseillée car elle ouvre la voie à des reconstitutions pseudo-historiques qui altèrent pour finir la valeur des documents authentiques en créant la confusion entre l’ancien et le neuf »[53]. Dans la ligne de la Charte de Venise, il s’agit donc de « respecter les formes et les substances anciennes, ne restaurer ou refaire qu’à coup sûr et chercher dans le langage de l’architecture actuelle les volumes, les structures, les techniques et les formes qui peuvent s’intégrer dans le tissu urbain ancien en étant persuadé cependant que la modestie des apports est généralement un gage certain de réussite »[54]. Au-delà des considérations purement architecturales, l’étude recommande également la diversification des commerces, parmi lesquels de petits restaurants qui assurent une animation vespérale de l’îlot, et des logements : « La structure complexe de l’îlot, la variété des immeubles, le mélange d’anciens hôtels de maître avec d’humbles maisons artisanales forment un excellent support à la présence d’une société diversifiée et à une cohabitation harmonieuse de ses composants »[55].

Dès la remise du rapport et des plans par Raymond Lemaire, les services techniques de la ville s’attachent à en étudier et améliorer la faisabilité : Jean Rombaux, devenu architecte communal honoraire et « conseiller artistique », travaille sur la mise en oeuvre des cheminements intérieurs en modifiant légèrement le projet dont il estime qu’il crée « une impression quelque peu désordonnée »[56], alors que le service des alignements et niveaux examine l’incidence financière du projet en fonction des expropriations nécessaires selon plusieurs scénarios[57]. Si l’étude est officiellement bien reçue tant par l’administration que par le pouvoir politique, les archives témoignent d’un certain agacement provoqué par les arguments de Lemaire en faveur de la ville ancienne[58]. En outre, seule une opération d’ensemble permettant la mise en oeuvre du projet et la rentabilité n’étant pas assurée, l’ingénieur-directeur du service des travaux publics conseille prudemment aux autorités communales d’étudier les possibilités de réalisation avant d’envisager l’adoption d’un plan particulier d’aménagement sur la base de l’étude. La Commission royale des monuments et des sites[59], consultée tardivement, déplore quant à elle les options de reconstitution archéologique, qui « pourraient faire penser “vieille Belgique” »[60] et les contraintes trop rigides pour l’édification des nouvelles constructions, qui devraient selon elle « être libres dans leur composition, sans vouloir créer une unité trop stricte, confiées à des architectes de talent, sensibles à l’environnement »[61].

La recherche d’un promoteur privé réalisant l’ensemble du projet en partenariat avec la ville, en une ou plusieurs phases, se solde par un échec. Un projet soumis en 1972 pour une partie de l’îlot pour le compte d’une société immobilière par Herman Lemaire (fig.11), basé selon ses dires sur l’étude de 1970, est jugé trop dense tant par les services techniques de la Ville que par « Quartier des Arts »[62], même si Raymond Lemaire en apprécie les « qualités architecturales »[63]. Par conséquent, les autorités, encouragées par l’association, ayant financé 1/5 du travail[64], se résolvent à commander, en 1974, une étude complémentaire à Raymond Lemaire avec pour objectif la mise au point d’un document normatif.

Figure 11

Perspective aérienne du projet de rénovation de l’îlot Sainte-Anne proposé par le bureau A.U.G., sd [1972], dossier n°579, ADUB.

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1974 : vers un plan particulier d’aménagement

Plus pragmatique, afin d’éviter un coût trop important pour la ville, la nouvelle version de l’étude augmente légèrement la densité bâtie mais surtout, afin de permettre une réalisation par unité, elle sacrifie la plupart des jardins publics en intérieur d’îlot au profit d’espaces privatifs et respecte davantage le parcellaire existant, limitant ainsi les expropriations nécessaires[65] (fig.12). Comme tout plan d’aménagement, elle s’accompagne de prescriptions d’urbanisme, fixant l’affectation des immeubles, les alignements et niveaux, ainsi que les normes à respecter pour les constructions et les restaurations en termes de matériaux et composition. Des élévations des rues y sont annexées mais présentées comme « “indicati[ves]” et non “impérati[ves]”, (…) éventuellement à revoir en fonction des données nouvelles résultant de l’analyse archéologique des parties du bâtiment », en sachant qu’ « il faudra intégrer le maximum des éléments anciens de valeur dans la composition architecturale nouvelle sans les déplacer ». Les prescriptions précisent en outre qu’« on évitera en particulier la reconstitution gratuite des façades ou éléments architecturaux qui reposent sur des données hypothétiques » et que « seule sera admise la reconstitution d’éléments importants quant à l’équilibre visuel et structurel du bâtiment, et reposant sur des données scientifiques valables »[66]. En ce qui concerne les constructions nouvelles, dont un bon nombre est destiné à remplacer des immeubles des 19e et 20e siècles jugés sans valeur, « l’analyse des volumes et structures qui existent dans l’îlot demande aux façades (…) de répondre à l’architecture existante par un jeu de pleins (murs) et de vides (baies) en rapport avec le module des ouvertures et fermetures des façades anciennes et des largeurs de parcelle, et axés principalement sur une conception verticale des éléments »[67]. Les élévations produites montrent que Lemaire entend par là une composition franchement contemporaine plutôt qu’un pastiche de l’ancien (fig.13).

Figure 12

Proposition de plan particulier d’aménagement de l’îlot Sainte-Anne, Bureau d’études pour la sauvegarde des monuments et ensembles historiques, décembre 1974, plans 356.9, ARML.

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Figure 13

Proposition de plan particulier d’aménagement pour l’îlot Sainte-Anne : façades rue Sainte-Anne, Bureau d’études pour la sauvegarde des monuments et ensembles historiques, décembre 1974, dossier n°581, ADUB.

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1975-1981 : la restauration des propriétés communales

Afin de donner une impulsion à la réalisation progressive du plan par les propriétaires privés, la ville décide en 1975 de montrer l’exemple en confiant à Raymond Lemaire la restauration de ses propriétés de la rue Sainte-Anne et de l’impasse Saint-Jacques, en l’occurrence les numéros 10 à 16 et 28 de la rue, et 15 et 16 de l’impasse[68]. Ces maisons sont des éléments-clé de la réalisation du plan : un passage public couvert relie en effet la rue Sainte-Anne à l’intérieur d’îlot à travers le n°28, et les quatre autres maisons forment un ensemble dont une partie est destinée à la démolition afin de créer l’une des placettes prévues à l’intérieur de l’îlot (fig.14). De 1975 à 1981, l’équipe de Lemaire produit trois versions successives du projet, s’éloignant progressivement, sous la contrainte des services techniques de la ville, des principes du plan particulier d’aménagement pourtant commandé à leur initiative et approuvé par eux. Sans entrer dans tous les détails des projets successifs, le cas des maisons n°10, 12-14 et 16 de la rue Sainte-Anne suffit à illustrer le processus d’étiolement des options initiales et à expliquer le caractère peu convaincant du résultat, aujourd’hui très largement décrié dans le monde du patrimoine à Bruxelles.

Figure 14

Plan d’assainissement et de restauration des immeubles rue Sainte-Anne 10 à 16 et Impasse Saint-Jacques 15-16 : état projeté des toitures et de la placette, Bureau d’études pour la sauvegarde des monuments et ensembles historiques, [1978], Travaux publics 95173, AVB.

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Avant l’intervention de Raymond Lemaire, les maisons n°10, 12-14 et 16 de la rue Sainte-Anne ne constituent pas un ensemble homogène sur le plan architectural (fig.14-16). Alors que la façade avant du n° 10, couronnée d’un pignon à redents, s’avère, après décapage, conserver de nombreux éléments du 17e siècle, et présente une composition traditionnelle en briques et pierre blanche, sa voisine, qui est en retrait d’alignement - suite à une volonté d’élargir la rue au moment de son édification - est nettement plus haute et affiche une composition du 19e siècle, comportant une grande vitrine au rez-de-chaussée, surmontée de deux étages de fenêtres à linteau cintré sous corniche. La façade est enduite et la toiture, au faîtage parallèle à la rue, pourvue de deux larges lucarnes. À l’arrière, des traces de dispositions originales subsistent sous l’enduit, mais la façade est fortement remaniée. La maison n°16 n’existe plus et les maisons 15 et 16 de l’impasse, dont l’apparence ne nous est connue que partiellement, sont jugées sans intérêt et d’emblée destinées à la démolition au profit de l’aménagement de la placette en intérieur d’îlot.

Figure 15

Photographie des maisons n°10 et 12-14, rue Sainte-Anne, avant restauration, sd, Travaux Publics 95173, AVB.

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Figure 16

Relevé des façades avant (à gauche) et arrière (à droite) des maisons n°10 et 12-14, rue Sainte-Anne, avant restauration, Bureau d’études pour la sauvegarde des monuments et ensembles historiques, sd [1978], Travaux Publics 95173, AVB.

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La première esquisse, datée de 1975, est très logiquement conforme à l’esprit du plan de 1974[69] : alors que la maison n°10 de la rue Sainte-Anne est restaurée dans son « style traditionnel » à partir des traces encore observables, sa voisine voit sa façade avant, jugée inadéquate en raison de sa position en retrait et de sa composition 19e, remplacée par une composition neuve répondant aux principes de contemporanéité et de verticalité, alors que les éléments traditionnels conservés en façade arrière sont mis en valeur. La maison n°16, entièrement neuve, répond aux mêmes principes que la nouvelle façade du n°12-14 et affiche un style contemporain d’harmonisation (fig.17). L’intérieur des maisons est très remanié sur le plan du fonctionnement : alors que les rez-de-chaussée restent séparés et accueillent chacun un magasin, les étages communiquent entre eux au gré de l’aménagement des appartements. L’escalier à limon hélicoïdal à l’arrière de la maison no°12-14, que Lemaire qualifie dans son rapport de 1970 de « véritable chef-d’oeuvre de menuiserie »[70], semble être l’unique élément conservé.

Figure 17

Esquisse de restauration de restauration et de reconstruction des façades des maisons n° 10 à 16, rue Sainte-Anne, 12/14 et 16 rue Sainte- Anne, Bureau d’études pour la sauvegarde des monuments et ensembles historiques, septembre 1975, dossier n°176b, ADUB.

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Sur cette base, une étude pour « l’assainissement, la restauration, l’adaptation et la mise en valeur » des immeubles est commandée au bureau d’études en janvier 1977[71], conduisant à l’élaboration d’un relevé détaillé et à l’introduction d’une demande d’autorisation de bâtir en février 1978[72], fidèle aux principes de l’esquisse en ce qui concerne les façades (fig.18), mais plus radicale quant à la reconstruction de l’intérieur de la maison n°12-14, qui est entièrement neuf. En juin 1979, le permis est accordé pour le n°10 faisant l’objet d’une restauration, mais est refusé pour les n°12 à 16, le service des Travaux publics considérant que « tant par l’absence d’eurythmie des façades que par les gabarits excessifs, le projet présenté, ne s’intégrant pas harmonieusement au contexte urbain ancien dans lequel il se situe, met en péril le bon aménagement de l’endroit »[73]. Cette décision, pour le moins étonnante étant donné la parfaite conformité des plans au projet de plan particulier, dans l’intervalle adopté par le Conseil communal[74], conduit à l’élaboration d’un nouveau projet l’année suivante. Conçu en deux temps en réponse aux demandes de la ville, il est finalement réalisé en totale opposition avec les principes prônés par le plan particulier. Non seulement l’architecture des façades avant des n°12-14 et 16 prend la forme d’un pastiche de l’architecture traditionnelle en briques et pierre blanche plutôt que d’une réinterprétation, la composition des façades arrières restant contemporaine mais plus classique (fig.19), mais encore, le projet de « restauration » du n°10 reste inchangé malgré le fait non négligeable que l’immeuble ait dû être démoli début 1980 pour des raisons de sécurité publique, en dépit des protestations de Lemaire réclamant sa consolidation, jugée trop coûteuse par la ville. Reconstruction à l’identique et pastiche ont donc en grande partie remplacé, au plus grand mépris des principes de la charte de Venise et des prescriptions du plan d’aménagement, les intentions de départ alliant valorisation de l’existant et réinterprétation contemporaine.

Figure 18

Projet de restauration et de reconstruction des façades avant (à gauche) et arrière (à droite) des maisons 12 à 16, rue Sainte-Anne, Bureau d’études pour la sauvegarde des monuments et ensembles historiques,[1978], Travaux Publics 95173, AVB.

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Figure 19

Projet de restauration et de reconstruction des façades avant (à gauche) et arrière (à droite) des maisons 10 à 16, rue Sainte-Anne, Bureau d’études pour la sauvegarde des monuments et ensembles historiques, avril 1980, Travaux Publics 89133, AVB.

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L’échec du projet

Complétée par la démolition des bâtiments annexes et des immeubles n°15 et 16 de l’impasse, ce dernier étant remplacé par une construction neuve, cette opération de « rénovation » des propriétés communales constitue la seule partie du projet réalisée par Raymond Lemaire. En 1983-1986, la restauration des n°7 et 9 de l’impasse pour le compte d’un privé, par le bureau d’études BUAS, auquel est associé Lemaire, mais sans son intervention, permet l’achèvement de la placette intérieure, qui restera néanmoins très peu fréquentée, faute de réalisation des accès prévus depuis la rue Sainte-Anne (fig.20). En 1990, la construction d’un hôtel de grand gabarit côté Grand Sablon, empiétant largement sur l’intérieur de l’îlot à l’emplacement des entrepôts Boch, le long de l’impasse Saint-Jacques, compromet définitivement la réalisation des espaces publics supplémentaires prévus au coeur de l’îlot et, surmontant de sa masse l’impasse et la placette, réduit à néant l’impact positif des quelques bribes du plan réalisées (fig.21). Arguant l’absence d’arrêté royal sanctionnant le plan particulier d’aménagement, l’Échevin de l’urbanisme donne son assentiment au projet dont la conception est exclusivement dictée, au mépris des principes du plan d’aménagement, par des impératifs de rentabilité[75].

Figure 20

Photographie actuelle des façades arrière des maisons 10 à 16, rue Sainte-Anne, depuis la placette à l’extrémité de l’Impasse Saint-Jacques, avril 2010, cliché CH.

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Figure 21

Photographie actuelle de l’Impasse Saint-Jacques depuis la placette : à gauche, l’hôtel construit en 1990 sur le site des entrepôts Boch fait face aux maisons restaurées, avril 2010, cliché ch.

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Raymond Lemaire et la rénovation urbaine bruxelloise : le rôle ingrat de pionnier

L’échec du projet de rénovation urbaine de l’îlot Sainte-Anne n’est malheureusement pas un cas isolé. Parmi la dizaine de plans particuliers d’aménagement ou de projets de rénovation urbaine commandés à Raymond Lemaire par la ville de Bruxelles, le seul qui ait été réalisé dans sa quasi-totalité est celui de l’îlot « Saint-Géry » : conçu de 1977 à 1981 et comprenant, comme pour l’îlot Sainte-Anne, un plan particulier d’aménagement (fig.22) et la restauration de nombreuses propriété communales, le projet est critiqué dès avant sa réalisation pour son parti de reconstitution archéologique et la perte d’authenticité des immeubles qui, en raison de leur état de dégradation avancé, voient leur substance en grande partie renouvelée (fig.23). C’est également le cas du projet de rénovation de l’îlot dit « du musée d’art moderne », où seule une petite moitié des immeubles a survécu, en état de ruine, aux vingt années de tractations entourant le projet, qui s’assimile finalement davantage à une froide reconstruction qu’à une restauration (fig.24). Dans bien d’autres cas, les projets commandés à Lemaire ont été simplement oubliés dans les cartons au gré des changements de mandats politiques.

Figure 22

Projet de plan particulier d’aménagement de l’îlot Saint- Géry : comme dans le cas de l’îlot Sainte-Anne, le projet prévoit le dégagement de l’intérieur d’îlot au profi t de circulations traversantes et de la création d’espaces publics mettant en valeur les bâtiments les plus remarquables de l’ensemble , Bureau d’études pour la sauvegarde des monuments et ensembles historiques, [1977], Bruxelles n°2.453, Bruxelles, Archives de la Commission royale des Monuments et des Sites.

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Figure 23

Photographie actuelle de l’une des places intérieures de l’îlot Saint-Géry, bordée des immeubles du 17e siècle restaurés, mars 2012, cliché CH.

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Figure 24

Photographie actuelle des maisons très durement restaurées de la rue du Musée, 2009, Cliché CH.

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Que retenir donc de ces projets ? Dès le début des années 1980, l’approche historique minutieuse des îlots anciens prônée par Raymond Lemaire, en cela pionnier de l’archéologie du bâti, cède la place à une approche purement architecturale de la ville s’inscrivant dans le large mouvement post-moderne : en témoigne la « Déclaration des Bruxelles » adoptée à l’issue d’un colloque réunissant, autour des figures emblématiques des combats urbains de l’ARAU, architectes, urbanistes et historiens sur le thème de la reconstruction de la ville européenne[76]. Largement critiqué pour ses interventions jugées dures et souvent sans fondement, Lemaire disparaît peu à peu du paysage bruxellois, se contentant de mener à bien les projets entamés dans la décennie précédente, et se consacre davantage à la transmission de son expérience[77] et à son rôle d’expert sur le plan international. Aujourd’hui encore, ses réalisations sont jugées avec beaucoup de sévérité dans le milieu patrimonial. Il nous semble toutefois que l’étude détaillée des projets, de leur chronologie et du rôle joué par les divers intervenants, comme nous l’avons résumé ici pour l’îlot Sainte-Anne, permette de nuancer cette vision au premier degré : s’il n’est pas entièrement exempt de contradictions et d’entorses aux grands principes doctrinaux à l’élaboration desquels il collabore par ailleurs, le travail de Raymond Lemaire à Bruxelles ne nous semble pécher que par son inévitable décalage avec la réalité en place, comme l’oeuvre de tout pionnier. Survenant trop tard, sur un bâti dont la dégradation très avancée ne laisse bien souvent le choix qu’entre démolition et restauration lourde, il arrive aussi trop tôt pour que des outils administratifs adéquats puissent efficacement servir sa cause. Si à l’approche de l’année européenne du patrimoine de 1975, cinq opérations pilotes seront lancées en Belgique pour adapter la législation existante à la nouvelle approche de la rénovation urbaine – Lemaire participant, à cette occasion, à l’opération menée dans la ville wallonne de Namur – aucun outil efficace n’a à ce jour été adopté en la matière : à Bruxelles comme en Wallonie, le patrimoine et l’adaptation des quartiers anciens aux normes de l’habitat moderne restent, un demi-siècle après l’adoption de la loi organique de 1962, des problèmes distincts, gérés sans synergie. Victime de l’image négative véhiculée par ses réalisations bruxelloises, dont il nous paraît pourtant injuste de lui attribuer l’échec, Lemaire est très loin de constituer aujourd’hui une référence pour les spécialistes du patrimoine et moins encore, pour les urbanistes. Son travail mérite cependant d’être reconsidéré en tenant compte du contexte de son développement : par la transversalité des compétences de son auteur, par son ouverture conjointe à l’histoire et à la création, par la précision et l’exhaustivité de sa méthodologie, l’oeuvre de Raymond Lemaire reste à notre sens riche d’enseignement pour les professionnels de la rénovation urbaine, à l’heure où l’Unesco repose la question, à travers l’adoption d’une nouvelle recommandation, de la préservation des paysages urbains historiques[78].