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Ce petit livre, fort bien écrit, joliment illustré et à la mise en page soignée, est tiré d’une partie de la thèse de doctorat en histoire de Dale Gilbert présentée à l’Université Laval en 2011. Si la thèse portait sur tout le quartier Saint-Sauveur, le livre, quant à lui, est centré sur la paroisse Notre-Dame-de-Grâce de ce même quartier. L’auteur propose un récit chronologique de l’histoire de cette paroisse ouvrière, de sa fondation en 1924 à la démolition de l’église paroissiale en 2009. Cet ouvrage s’inscrit dans une perspective d’histoire urbaine et sociale et dans une réflexion plus large sur le patrimoine matériel et immatériel, alimentée depuis plusieurs années par les travaux d’urbanistes, d’architectes, d’ethnologues, d’historiens de l’art et d’historiens.

Il faut dès le départ mentionner que Dale Gilbert a fait le choix de publier un livre destiné à un très large public. Même si les travaux qui ont mené à cette publication relèvent sans aucun doute d’une recherche scientifique exhaustive, l’ouvrage présenté ici n’en propose pas les paramètres : aucun cadre théorique et historiographique n’est soumis aux lecteurs, l’appareil critique se limite à une bibliographie d’une vingtaine de titres, une liste des centres d’archives visités et quelques références iconographiques. Une personne souhaitant connaître les fondements de la discussion scientifique proposée par l’auteur doit se tourner vers la thèse.

Ceci dit, il faut tout de même souligner les grandes qualités de ce livre. L’auteur ne se contente pas de décrire quelques éléments de la vie paroissiale (il ne s’agit pas d’éphémérides), il propose une interprétation sur l’évolution de la paroisse en milieu urbain ouvrier au 20e siècle. À ce titre, il s’inscrit dans la foulée des travaux de Lucia Ferretti sur la paroisse St-Pierre-Apôtre de Montréal (1992) ou de Serge Courville et Normand Séguin sur la paroisse (2001) ou encore de ceux de Lucie K. Morisset et de Luc Noppen sur le patrimoine de la ville de Québec et plus particulièrement du quartier Saint-Sauveur (2000). Pour Gilbert, l’église n’est pas seulement un lieu de culte, elle est aussi « le centre d’un espace de vie dynamique, la paroisse, qui orienta de diverses façons la vie urbaine » (p. 3). La démolition de l’église Notre-Dame-de-Grâce est donc une invitation à « réfléchir à cet univers paroissial » (p. 4), d’autant plus que cette paroisse est un exemple typique des paroisses urbaines québécoises qui ont émergé au 20e siècle.

L’ouvrage est divisé en cinq chapitres. « Aux origines de la paroisse » relate tout d’abord les premiers balbutiements du quartier Saint-Sauveur, sorte de prolongement du quartier Saint-Roch. Au 20e siècle, la basse-ville de Québec connaît un développement important et le quartier bénéficie aussi d’une forte expansion qui se traduit, entre autres choses, par l’érection de la paroisse Notre-Dame-de-Grâce en octobre 1924 à la suite d’un décret de Mgr Louis-Nazaire Bégin.

Le chapitre suivant, « Un complexe de piété et de vie communautaire » aborde le patrimoine bâti et présente l’ensemble paroissial et communautaire de Notre-Dame-de-Grâce qui participera à tisser des liens étroits entre la paroisse et les paroissiens. On y découvre une église originale et singulière, conçue par Jean-Thomas Nadeau et Gérard Morisset, qui, il faut le mentionner, ne sont pas architectes. Le curé Édouard-Valmore Lavergne a donné aux deux hommes toute la latitude nécessaire pour créer un lieu que l’on peut sans aucun doute identifier à une « architecture religieuse nationale » (p. 29). La grotte Notre-Dame-de-Grâce et le centre communautaire complètent l’ensemble qui anime la vie paroissiale. Ce chapitre est particulièrement intéressant puisqu’il souligne avec force comment l’analyse du patrimoine doit porter autant sur les aspects matériels qu’immatériels pour bien cerner la portée d’un ensemble bâti dans une communauté.

C’est à la vie paroissiale qu’est consacré le chapitre suivant. De sa fondation en 1924 jusqu’aux années 1950, la paroisse est le centre d’une vitalité religieuse et d’une sociabilité urbaine intense. Le phénomène n’est pas unique; on le retrouve dans plusieurs paroisses urbaines ouvrières (voir Ferretti, 1992). Le sentiment d’appartenance au milieu, les commerces de proximité, les activités sociocommunautaires organisées par et pour les paroissiens favorisent cette identification. Les paroissiens ont créé des liens tissés serrés, liens qui se disloqueront peu à peu à partir des années 1950.

Les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale apportent avec eux des transformations profondes du tissu urbain qui affectent particulièrement les anciens quartiers ouvriers comme Saint-Roch et Saint-Sauveur (chapitre 4). Le développement des banlieues, la multiplication des automobiles facilitant les déplacements, la construction de grands centres commerciaux sont autant de facteurs qui contribuent à affaiblir les liens sociaux de la paroisse. De même, la baisse dramatique de la pratique religieuse à partir de la fin des années 1960 force l’archevêché à réfléchir à l’avenir des paroisses.

Le dernier chapitre joliment intitulé « Une dernière volée de cloches emplie d’émotion » présente tout d’abord la fin de la paroisse Notre-Dame-de-Grâce comme entité socioreligieuse alors que, faute de fidèles et de prêtre, elle est fusionnée à sa paroisse d’origine, Saint-Sauveur. A cet égard, je crois qu’il serait important de nuancer l’idée de déchristianisation évoquée ici par l’auteur : à mon avis le phénomène de sécularisation, de plus en plus présent surtout à partir de 1960 au Québec, ne doit pas être interprété, de manière un peu réductrice, comme une déchristianisation de la société. De même, les transformations majeures qui ont marqué la société québécoise sont certainement provoquées par les nouvelles politiques gouvernementales de la Révolution tranquille, mais les réformes imposées par Vatican II ne sont pas non plus étrangères aux nombreux bouleversements rencontrés dans le domaine socioreligieux. L’auteur aurait dû aborder ici l’importante question du Concile et de ses suites.

Les citoyens du quartier étant néanmoins attachés à leur église cherchent un nouvel usage pour le bâtiment qui fait encore leur fierté. Plusieurs idées sont lancées, un groupe d’experts propose même, sans succès, au gouvernement du Canada de classer l’église comme lieu historique national, mais finalement les coûts très élevés d’entretien et de rénovation ont raison de tous les projets et à l’été 2009, l’église Notre-Dame-de-Grâce est démolie. C’est la fin d’une tranche de vie locale, mais des traces persistent encore dans le tissu urbain et une nouvelle vie communautaire émerge tranquillement.

Le livre de Dale Gilbert s’avère donc un excellent ouvrage de vulgarisation sur le patrimoine de la vie paroissiale ouvrière qui intéressera surtout les paroissiens, actuels et anciens, de Notre-Dame-de-Grâce; mais il plaira aussi à ceux qui cherchent des traces d’un monde aujourd’hui révolu, celui de la vie paroissiale en milieu urbain, celui d’une certaine cohésion sociale construite autour d’un univers délimité, physiquement et culturellement, par le socioreligieux. Dale Gilbert a su conjuguer avec doigté des informations de nature plus factuelle et historique avec des données tout à fait pertinentes sur le patrimoine bâti. Il en résulte un portrait très vivant grâce auquel le lecteur peut vraiment saisir le pouls de la paroisse. Malgré la disparition de la paroisse et la démolition de l’église, la mémoire de Notre-Dame-de-Grâce est préservée.