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Certains phénomènes mondiaux, nébuleux et diffus, gagnent à être circonscrits dans un espace-temps défini afin d’être analysés en profondeur. Pierre Singaravélou, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, emprunte cette voie en étudiant l’expérience du gouvernement international dans la ville de Tianjin entre 1900 et 1902 dans son livre Tianjin Cosmopolis : Une autre histoire de la mondialisation paru en 2017 aux Éditions du Seuil. Ce microcosme passionnant, qui voit se côtoyer neuf puissances coloniales différentes[1] en l’espace de deux ans, permet à l’auteur d’appréhender la complexité des relations internationales, de la colonisation et de la mondialisation au tournant du 20ème siècle.

À la suite de la guerre des Boxers de l’été 1900, les puissances coloniales héritent à Tianjin d’une administration à définir et d’un territoire à reconstruire. Un gouvernement provisoire est formé, consolidant l’aspect global d’une ville ouverte aux étrangers depuis 1860 par le truchement des concessions accordées par l’état chinois. Ce nouveau gouvernement profite de la table rase — 60 000 obus y ont été largués durant la guerre des Boxers — pour bâtir une ville moderne au point de vue de urbanistique, administratif, policier et sanitaire. Pour l’auteur, cette expérience historique singulière démontre une convergence entre les processus de colonisation et d’internationalisation chez les puissances coloniales : la compétition territoriale côtoie la coopération sur le terrain[2]. Le chapitre 7 offre une illustration de cet argument : en étudiant les interactions quotidiennes entre les soldats des diverses puissances coloniales, Singaravélou démontre à quel point les amitiés et inimités développées dans les rues et dans les tavernes ne respectent pas toujours les alliances historiques et diplomatiques dictées d’en haut. La composition ethnique des armées complique ces rapports : ainsi, lorsqu’un conflit a lieu entre soldats britanniques et russes à propos de l’agrandissement de la gare ferroviaire, ce sont en fait des cosaques de Tchita, en Sibérie, qui font face à des Indiens enrôlés dans l’armée de la Couronne. Cet épisode a priori anecdotique qui n’aura duré qu’une poignée de jours en 1901 aurait, en fait, pu mener vers un conflit entre les deux puissances concurrentes : d’importants mouvements de troupes ont eu lieu avant qu’un accord ne soit finalement trouvé. Singaravélou, dont l’intérêt pour les interprétations historiques contrefactuelles a mené à la publication d’un livre sur le sujet avec Quentin Deluermoz en 2016[3], invite à plusieurs reprises le lecteur à considérer l’aspect contingent de l’histoire et les voies non empruntées par les acteurs historiques.

Un autre apport important de cet ouvrage est de souligner la manière dont la modernité à Tianjin a relevé d’une coproduction plus que d’une imposition occidentale. Par exemple, ce sont les élites économiques chinoises de la ville, encouragées par le général Li Hongzhang[4], qui y implantent le télégraphe, le chemin de fer, le téléphone ou encore l’université à partir des années 1870. La continuité entre les pratiques impériales chinoises, particulièrement administratives, et celles des puissances coloniales est aussi notée, qu’on pense à l’expropriation, à la procédure d’enregistrement du foncier ou à la vaccination, précédée par la pratique de la variolisation dans les pratiques impériales chinoises.

Malgré tout, les nombreuses résistances à la modernité et à la domination occidentale occupent une bonne partie de l’ouvrage. Certaines sont illégales : activisme des Lanternes rouges, lutte armée des Boxeurs, guérilla urbaine et sabotages en tous genres, du télégraphe au chemin de fer. D’autres empruntent des voies légales : pétitions, campagnes dans la presse ou encore requêtes aux consuls. L’aménagement urbain en particulier est source de conflits dans une ville où tout est à reconstruire suite au conflit sanglant de 1900. En effet, Tianjin, comparée aux autres villes coloniales, a bénéficié d’investissements considérables pour son aménagement urbain et ses infrastructures de transport et de communication : l’auteur explique cette particularité, d’une part, par l’esprit de compétition régnant entre les puissances coloniales réunies au sein du gouvernement de transition et, d’autre part, par la quête de légitimité poussant ces puissances à utiliser la concession comme une extension des expositions universelles. Ainsi, les fortifications sont démolies et remplacées par un boulevard circulaire macadamisé, à la manière du Ring de Vienne, ce qui suscite l’ire des Chinois. Des cimetières à l’occidentale sont aménagés et les cercueils y sont transférés, ce qui est perçu comme une profanation.

En choisissant de s’intéresser à Tianjin, véritable « laboratoire de la modernité urbaine[5] », Singaravélou démontre à quel point la ville globale et multiculturelle est loin d’être une création du 21ème siècle. Au contraire, sa description étonnante d’un espace où cohabitent dollars mexicains et sapèques chinoises comme soldats du Pendjab et ingénieurs norvégiens replace la mondialisation dans le temps long et le phénomène colonial dans sa complexité. Cet ouvrage intéressera les historiens des villes par son analyse fine des rapports urbains entre sujets trans-impériaux et par son traitement judicieux de cette expérience unique qu’a été le gouvernement colonial provisoire.