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Est-ce parce que je les ai lus alors que je me trouvais au Lac-Saint-Jean, parmi ces nuages fous dont la ronde jamais ne cesse et en contemplant un paysage avec lequel leurs mots résonnent si fort, que les derniers livres de Serge Patrice Thibodeau [1] et de Jean Désy [2] m’ont touchée à ce point ? Cette terre de sable, d’eau et de conifères leur seyait si bien qu’il m’a semblé que mes compagnons d’errance parlaient d’une seule et même voix. Le souffle de ces prières aux esprits du Nord, de ces invocations amoureuses, de ces hommages nous aura certainement mis tous les trois, cet après-midi de fin d’été, au diapason du paysage jeannois.

Serge Patrice Thibodeau s’est rendu jusqu’à la Terre de Feu avant de prendre la décision de franchir la même distance vers le nord — ce qui devait l’amener à écrire Sous la banquise. Dans Chez les ours, Jean Désy affirme que c’est dans le Nord que sa poésie a pris son essor. Thibodeau profite de cette exploration nordique pour revenir à son origine acadienne et refaire le trajet de son avancée spirituelle. Pour Désy, ce dernier livre est l’occasion de libérer la mémoire la plus ancienne qui l’habite et de faire l’éloge du métissage. Leurs poésies ne se cantonnent pas dans une quête esthétique ; elles s’ancrent en toute sensibilité dans les territoires qu’elles traversent et qui les traversent, dont ce Nord qui, plus que tout autre peut-être, nous dit ce qui nous rassemble. Les poètes nomades méditent ici plus qu’ils ne se hâtent, s’intéressant autant à ce qui les a précédés qu’à ce qui vient, ce qui intensifie leur présence et donne au poème un caractère inclusif, voire atemporel.

Sous la banquise s’ouvre sur une scène maritime. On s’y trouve à bord d’un navire qui pourrait bien être le Nordik Express. Le premier poème nous plonge dans un univers sonore. On entend « [l]a voix du commissaire amplifiée par les haut-parleurs au matin, dans les coursives » (11), avant que l’oeil ne se porte vers des objets intimes (« rasoirs », « condoms », « antivomitifs » [11]), pour embrasser finalement l’extérieur. À la fois sobre et rythmée, la prose fait d’emblée sentir, de manière contrastée, l’intimité forcée par la promiscuité et l’immensité des glaces et du bleu qui s’étendent à perte de vue. Cette tension dynamique mise en place dès le premier poème opère à l’échelle du livre. Ainsi le paysage nordique et celui de l’Acadie donnent l’un sur l’autre et se répondent, de même que le font les différentes temporalités auxquelles renvoie l’expérience.

C’est à travers la contemplation du paysage et de son histoire millénaire que le sujet, plus posé, moins exalté qu’au cours des premiers voyages dont la poésie de Thibodeau s’est inspirée, prend la mesure de son parcours, y accuse son âge, et l’accueille comme un guide : cinq doigts d’une main marquant le temps, une ride, des cheveux blancs, voilà autant de balises, de mesures de l’avancée. Sans doute faut-il en effet manifester plus d’écoute, être plus silencieux lorsqu’on se trouve au « seuil infranchissable d’une histoire tenue secrète, mais écrite entre les lignes taciturnes des inukshuks » (12). De même que l’histoire à laquelle il convient de prêter l’oreille se cache sous la banquise, de même le paysage s’éprouve depuis l’intérieur du corps, où il finit par se loger. « Un parfum de ciel gris avant la tempête. Le très noir brille, prédit le goût fibreux des truffes à la fleur de sel, vue insolite de la nuit dans tous les recoins du corps. » (14) Le paysage résonne dans le corps du passager, semble couler dans ses veines, battre dans son coeur comme ses pas résonnent dans les coursives du bateau. Dans le désert blanc, ciel et terre agissent comme des vases communicants ; inversant parfois leurs proportions, ils se partagent également les sens et la présence des hommes. L’auteur met en oeuvre un subtil jeu de palindromes, de paronymies et d’homophonies qui figure cette coïncidence du corps et du paysage, dispositif qui rend d’autant plus éloquentes les notations auditives dont le livre est cousu.

Le roc, rien que le cor. Un peu d’humus, du lichen, la voix sortie d’un creux, d’un maelstrom. La sirène remonte le boulevard sans intérêt, son corps à cors avec le temps ôté, compté, escamoté, sa lutte à deux contre l’ennui, à l’emporte-pièce. Face à face inutile avec la première falaise vue, tête-à-tête insoutenable puisqu’à l’écluse, les mots sol et son ne passent pas.

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Ces pulsations indiquent le temps qui passe : « Le temps recule, s’écarte ou tarde, il ne renonce pas. Il bat la mesure lento du haut de son podium […]. » (18)

Le voyageur est témoin de la menace que le Blanc, explorateur ou simple touriste, fait peser sur l’écosystème. Sur ce bateau se côtoient « le peuple d’Orion recueilli devant la bonne Sainte Anne » (20) et la faune clinquante des autres passagers, qui jure avec le paysage au point de faire disjoncter « la banquise, son brouillard bleu à la brunante » (26). Ils n’ont pas d’âme, ceux qui souillent les glaces « d’une colère hideuse » (28). Ils viennent, se gavent, repartent, ignorants et repus. Seul devant « la banquise en péril et sa peau de chagrin » (53), le voyageur solitaire ne se défile pas, ralentit la marche, persiste et prie.

Écrite en vers, la seconde suite s’ouvre sur une évocation de la difficile condition du peuple acadien : « Sans avoir jamais mérité/Le joli nom de peuple/Qui se demande quoi manger/Nous faisons chambre à part/Avec la vie//Cette crevasse/ Dans la banquise/L’oeil unique/D’une couleuvre » (37). Les poèmes multiplient les retournements, les revirements, les anfractuosités où tout s’engouffre ou semble s’embourber, et c’est ainsi que le paysage nordique se retourne comme un gant et fait place à l’Acadie qui lui rend un écho. À la faune maritime de la première suite succède ici la Bête, force obscure qui de ce fait renvoie davantage à la violence de l’action qu’à son agent :

C’est la Bête parée

À nous sauter à la gorge

Pour nous convoquer, nous

Ses bêtes

Le cuir de notre visage

Étiré tanné racorni

Une semelle de mocassin

Notre cou tendu notre logis

Ouverts à tous les vents

Couverts du sang

Des bêtes

Sont à nous seuls depuis

Qu’on nous a volé

Nos hivers

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Nous, nature morte démodée

Colons débiles plus qu’à moitié sauvages

Porteurs d’une poésie qui fait des fautes

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Cette suite n’est pas sans rappeler Nous, l’étranger [3], livre publié il y a presque vingt ans et qui parle des stigmates de la mémoire acadienne. Qui est l’homme blanc, ici ? Qui, la bête ? Difficile à dire. On ressent plutôt cette confusion comme une sensibilité à l’identité complexe d’un peuple spolié, chassé et pourtant survivant, dont l’histoire s’apparente à celles des Indiens d’Amérique et des Inuits. Il n’est d’ailleurs pas anodin que cette suite soit écrite « en hommage aux compatriotes Carle Aucoin, disparu en mer, Bruno Bourque, capitaine, Marc-André Déraspe et Gilles LeBlanc, chasseurs de phoques » (33). Mer sur mer, océan sur océan, la banquise dérive, charroyant la misère et la colère, mais ce faisant elle réveille aussi une dignité certaine, et ranime une mémoire que les poèmes de Thibodeau s’emploient à relayer.

Si l’hiver, qu’on aurait volé aux Acadiens, permet à l’auteur d’identifier leur territoire au Grand Nord, la prière favorise elle aussi la rencontre entre les paysages. C’est du moins ce que donne à entendre la « Prière radiophonique » présentée en troisième partie du livre. Cette énumération de toutes les raisons de prier fait tenir en quelques lignes les pays visités, les cultures côtoyées, les lieux fréquentés, de même que divers états de conscience que le sujet a traversés. J’ai prié, nous dit le poète, aussi souvent que j’en ai eu l’occasion, dans la joie, dans la douleur, ici, là-bas, prié comme on respire, par nécessité, fatalité, avec espoir ou contre toute espérance. Et s’il reconnaît, un jour, avoir « appris à ne plus prier, car il arrive d’être en colère quand on a un deuil de trop sur le coeur » (57), « et malgré la menace de la laideur et de la médiocrité, [il] continue [son] interminable prière,/parce que, [sic] aucun moment n’est profane et tout lieu est sacré » (59).

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Chez les ours est précédé d’un « Prologue » dans lequel Jean Désy revient sur son parcours d’écriture et reconnaît au Nord et à la culture inuite ce que leur doit sa poésie : « Je sais maintenant que sans cet éblouissement qui me gagna le 3 janvier 1990, à l’instant où j’atterrissais dans la toundra pour la première fois, à Puvirnituq, je n’aurais probablement jamais réalisé à quel point le corps et l’esprit peuvent être en harmonie. » (9) Ici, comme chez Thibodeau, on a l’impression que le Nord arrive au terme du voyage, d’une longue errance :

Quand on a mené sa barque sur des milliers de kilomètres

pour enfin toucher à la limite

ni pont ni poussière

Quand on a fini par emprunter toutes les routes bûchées défrichées roulées

il reste un dernier chemin à parcourir

la toundra profonde

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Le livre entier et le parcours dont il rend compte sont marqués par un sens du sacré qui favorise cette intime communion du corps et de l’esprit, du nomade et du territoire qu’il sillonne. Chez Désy, l’intime rencontre du sujet et du paysage se fait par décentrement, par désubjectivation. La longue marche précédant l’entrée résolue dans le Nord implique en outre un déploiement temporel sur de nombreuses générations :

Voix des fils tremblants sous les mélèzes

de filles chancelantes après la grêle

[…]

De lac en lac je remonte le pays du sud au nord

et j’avance de rivière en rivière

jusqu’au plus grand Nord de mes rêves

moi petit-fils de métis

passionné de fourrure et de poèmes épiques

J’atteins un lieu où s’unissent toutes les mers

La franche banquise d’où glissent les canots vers le grand feu intérieur

Là où pagaient les fils et les filles du monde bienheureux

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Si le territoire traversé s’étend du Lac-Saint-Jean au Nunavik en passant par l’Abitibi et la Côte-Nord, c’est l’amour du Grand Nord qui ressort du livre, au point qu’on pourrait le qualifier (en particulier la première suite : « Quêtes ») d’« autoportrait à la toundra ». La voix qui parle ici est en effet celle du nordiste, dont l’image, le corps, les gestes, le souffle se mêlent étroitement au paysage. Allant du plus intime au plus lointain, du plus petit au plus grand, du plus humble au plus puissant (« Je suis un trou de lemming/le cri d’une corneille » [22], « Puissamment moi-même/je suis les courants d’air du monde/partout et nulle part à la fois » [23]), l’identité se dissout dans les éléments qui composent le paysage et qui à leur tour se font sujets. Le métissage dont ces poèmes sont le lieu est sans doute moins un phénomène interculturel qu’un croisement entre l’homme et la nature, à la faveur d’un mouvement d’abandon qui semble lié à l’expérience du sacré, laquelle comporte une part d’érotisme :

Nature dense et patiente

nature folle

c’est à genoux que je te chante

que je mets ma tête sous tes grands arbres

avec mes idées rondes comme des cailloux de rivière

[…]

Sur tes tapis de mousse

je me métisse à toi

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La suite intitulée « Invocations » se compose d’adresses autoréflexives où la présence du sujet semble se concentrer dans les actions qu’il appelle : « marche » (29), « prie » (30), « aime » (32), « apprends » (33), « admire » (34), « cherche » (35). On pourrait dire que le mouvement y fait l’homme, comme on dit de la marche qu’elle fait le nomade. Ces invitations à se mettre en phase avec la nature sont suivies d’« Accompagnements » où le poète interpelle les composantes du paysage et les habitants de la forêt. Il n’est pas étonnant, suivant ce déplacement de l’adresse, que la suite « Prendre le bois » donne lieu à la constitution d’une communauté. Sur fond de paysages nord-côtiers, une communauté métissée, réunissant les amoureux du Nord et tous ses habitants, prend forme, et le lecteur semble invité à s’y joindre. Pendant la lecture me sont revenus en mémoire des moments aussi précieux qu’insolites vécus en compagnie de Jean Désy : un thé partagé sur un bouscueil en plein fleuve gelé au large de Cap-Santé, ou encore un souper improvisé sur une île de l’archipel de Mingan à la faveur d’une sortie en bateau. Je dois en partie à Jean Désy et aux nombreuses discussions que nous avons eues ce sentiment d’être une fille du Nord qui s’est affirmé au cours des dernières années et que j’ai ressenti avec force en lisant ses poèmes.

Le Nord est partout dans la poésie de Désy. Il y revient sans cesse, comme une terre maternelle, le berceau de l’être, mais aussi le lieu ultime, vers lequel le voyageur se dirige. Aussi n’est-on pas surpris que le livre se termine par une spéculation sur la mort, sa propre mort, le jour où le processus de métissage sera complété, alors que le poète nomade sera finalement « devenu chevreuil » (77). Après ce livre et un beau recueil écrit en collaboration avec la poète innue Rita Mestokosho [4] publié chez le même éditeur, Jean Désy est sur le point de faire paraître une anthologie de poésie nordique, regroupant des textes de quatre de ses recueils antérieurs [5]. Je profite de cette chronique pour saluer l’effort de diffusion de la poésie autochtone que les éditions Mémoire d’encrier ont fait depuis quelques années. En poésie, on pense entre autres au beau et important recueil de Joséphine Bacon [6], mais aussi à ceux de Louis-Karl Picard-Sioui [7] et de Natasha Kanapé Fontaine [8], une jeune poète innue fort prometteuse. C’est là une présence qui a trop longtemps manqué sur la scène poétique québécoise. Et si la qualité des publications de ces auteurs est inégale, l’initiative éditoriale, ne serait-ce que parce qu’elle offre à de nouvelles voix la possibilité d’émerger et de se faire entendre [9], mérite amplement d’être soulignée.