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Le fait est singulier : riche d’une trentaine de titres, le versant poétique de l’oeuvre de Nicole Brossard, auquel ce dossier de Voix et Images est exclusivement consacré, a somme toute été peu étudié. Il n’est — pour le voir — que de le mettre en rapport avec la remarquable fortune critique de l’oeuvre romanesque, dans le monde anglo-saxon comme au Québec. La bibliographie consacrée à l’écrivaine, que l’on trouvera en clôture de ce dossier, ne compte ni monographie, ni dossier de revue accordant à la poésie la première place ; ouvrages collectifs, mémoires et thèses universitaires se concentrent aussi presque essentiellement sur l’oeuvre romanesque. De ce front uni en faveur du roman se détache, depuis le début des années 1980, un certain nombre d’analyses de la poésie de Brossard qui font toujours autorité, à commencer par les travaux de Louise Dupré et de Pierre Nepveu. Mais si l’oeuvre poétique n’a pas encore, dans son ensemble, suffisamment retenu l’attention de la critique, Nicole Brossard n’est pas une inconnue à Voix et Images. Un numéro atypique et composite, publié en 1977 par la revue, porte le titre « Nicole Brossard », même si une entrevue avec l’auteure constitue, dans ce numéro sans dossier, la seule pièce touchant de facto le travail d’écriture de Nicole Brossard [1]. Du constat de cette absence est né ce projet de dossier.

Poète, Nicole Brossard l’est depuis près de cinq décennies. La poésie est chez elle le genre premier, véritable creuset de l’identité littéraire. En témoignent notamment les circonstances de sa venue à l’écriture : d’entrée de jeu, les textes basculent du côté du poétique. « J’ai la poésie plantée au ventre et au coeur [2] », annonce-t-elle dans Aube à la saison (1965), recueil inaugural qui n’est pas sans évoquer l’imaginaire langagier du Mystère de la parole d’Anne Hébert. Il n’est d’ailleurs pas tout à fait innocent que l’oeuvre de Nicole Brossard, comme celle d’Hébert, procède d’une tension entre vers et prose ainsi que d’une mobilité et d’un éclatement génériques, dont la pierre angulaire paraît être l’insertion du poétique dans le romanesque. Car très certainement, s’il faut souligner la remarquable continuité de la pratique du poème de Brossard, qui s’inscrit dans la durée comme peu d’oeuvres poétiques l’ont fait au Québec, on ne saurait trop insister sur le fait que la poésie — comme forme, fragment ou motif — essaime en outre dans la plupart des romans, théories-fictions et « textes » moins aisément classables qu’elle publie ponctuellement. Ainsi que Nicole Brossard le confie en 1984 dans Journal intime : « La poésie, j’y reviens, elle ne me quitte jamais. C’est tout à fait mon genre. En elle et par elle, je me médite dans l’exubérance [3]. » Au regard de cette identification formelle, mais aussi de l’architecture d’ensemble du travail de l’écrivaine, on serait presque tenté d’envisager l’oeuvre de Brossard comme une vaste mise en abyme du poétique. Hautement référentiel, son travail n’aura de cesse d’interroger et d’emprunter les formes multiples de la poésie, par le recours au poème en prose, à la suite ou à la prose poétiques de même que par l’exploitation tout à fait singulière des ressources visuelles associées au travail sur la typographie et à la mise en page. Cette culture intime du poème ne l’empêche pas, au fil des ans, d’être critique à l’égard de « son genre ». Même si le sujet brossardien opte pour l’éthos lyrique dans Aube à la saison, dans Mordre en sa chair (1966) et, de façon plus discrète, dans L’écho bouge beau (1968), puis dans Amantes (1980) et jusqu’à Piano blanc (2011), l’écrivaine n’hésite pas, par exemple, à déclarer non avenue « la belle écriture », en l’occurrence une pratique poétique qui céderait à la séduction de l’ornementation, du primat de l’expression, de la transparence énonciative, de la mimésis ancienne et qui reconduirait, avec une certaine naïveté, les codes d’une littérature instituée. « [L]e lyrisme est la poubelle du vingtième siècle [4] », écrit-elle, avec et sans ironie, dans Double impression (1984), rendant compte de ses prises de position dans les années 1970 et du chemin parcouru depuis lors.

Cette posture à certains égards paradoxale s’appuie notamment sur une réflexion concernant les limites de la poésie, ses pouvoirs et ses modes de fabrication. Dans de nombreux essais (citons « Poésie engagée [5] » en 1978), Nicole Brossard développe ainsi une poétique originale. Ses convictions premières, développées au début des années 1970 autour des notions d’« écriture » et de « textualité », montrent qu’aucune compréhension de l’oeuvre de Brossard ne peut faire l’économie d’une analyse de sa pensée comme de sa pratique poétique, dont l’évolution est, en elle-même, source de questionnement. De ce point de vue, par exemple, une attention plus grande à la périodisation de l’oeuvre permettrait, à n’en pas douter, de mettre à l’épreuve et d’affiner le découpage classique de l’histoire littéraire québécoise. Aux débuts lyriques (1965-1968) succèdent chez Brossard les périodes formaliste (1970-1975) et féministe (1975-1988). À partir de 1989, sa poésie entre de plus en plus en résonance avec le monde des arts et, plus précisément, avec les arts visuels, ce qui mène au surgissement, dans son oeuvre, d’une vaste méditation sur la question de la mémoire culturelle, qui fait retour au tournant du siècle. Ainsi la dernière décennie, tout particulièrement, est-elle non seulement marquée par l’apparition de nouvelles préoccupations sociales (mondialisation, désastres écologiques, technocratie et virtualisation du monde), mais aussi, et surtout, par l’exploration de lieux poétiques d’élection (le musée, la ville étrangère, sur le mode de la circulation nomade et pensive), revisités en vue de la préservation d’un réel devenu soudainement plus fragile.

On échappera ici à la tentation de résumer la trajectoire de Nicole Brossard, qui embrasse près d’un demi-siècle de la vie culturelle et intellectuelle du Québec. L’espace manque pour rendre justice à la diversité de ses luttes et engagements proprement intellectuels, entre autres pour la cause du féminisme, dont elle a énergiquement cherché à élargir les réseaux, notamment en tant que cofondatrice du journal militant Les Têtes de pioche (1976-1979). Rappelons simplement, à titre indicatif, que l’oeuvre de Nicole Brossard a été maintes fois récompensée : le prix du Gouverneur général pour la poésie (1974, 1984, respectivement pour Mécanique jongleuse et Double impression), le Grand prix du Festival international de poésie de Trois-Rivières (1989), le prix Athanase-David (1991) ainsi que le prix Molson (2006) pour l’ensemble de son oeuvre. L’auteure est nommée en 1993 à l’Académie des lettres du Québec et est reçue en 2001 à l’Académie mondiale de poésie, créée à Vérone cette même année sous l’égide de l’UNESCO. En plus de faire paraître ses propres poèmes en revue, en recueil, en traduction et en pièces détachées, que ce soit dans des anthologies ou des rétrospectives, elle cofonde et codirige des revues de création et de critique littéraire, qui diffusent jeune poésie et idées neuves sur la littérature (La Barre du jour, La Nouvelle Barre du jour). En collaboration ou non, elle publie aussi trois anthologies poétiques (Anthologie de la poésie des femmes au Québec en 1991, Poèmes à dire la francophonie en 2002 et Baisers vertige en 2006), organise des colloques et des rencontres sur la poésie ainsi que de nombreuses lectures publiques. Cette présence féconde sur la scène culturelle et au sein de l’institution littéraire québécoise témoigne d’un dialogue jamais démenti avec un genre que Brossard a contribué à redéfinir.

À l’instar de bon nombre d’écrivains de sa génération, ce déplacement du rapport au poétique a, chez elle, été nourri, infléchi et renouvelé par la fréquentation des théories littéraires et culturelles en circulation, de même que par la prise en compte des remises en question qui agitent la scène poétique québécoise. C’est notamment le cas de l’intimisme des années 1980, sur lequel son oeuvre, d’ailleurs, ne saurait être rabattue, ne serait-ce que parce que la pensée poétique de l’écrivaine a non seulement toujours maintenu la distinction entre sujet lyrique et sujet empirique, mais a aussi constamment exclu l’effusion biographique de l’horizon du texte. Aussi le poème brossardien n’a-t-il qu’une constante : il demeure une forme critique, dialectique, le vase communiquant du connu et de l’inconnu, une séquence de la pensée qui serait acte de résistance. Résistance à ce qui se « raconte » ainsi qu’aux grands récits dominants (la poésie, pour Brossard, demeure « le lieu de l’inénarrable [6] »), à un lyrisme qui aurait omis de se cheviller au « chien de l’âme [7] », à la société patriarcale, mais aussi bien, quinze ans plus tôt, au militantisme littéraire des années 1960. Se faisant tour à tour élégie aux légers accents surréalistes, laboratoire formel, bastion du discours féministe, intertextualité généralisée, écriture du fragment, carnet d’errance, dialogue interdisciplinaire et espace d’échanges avec le Canada anglais, le poème brossardien nous paraît un lieu privilégié d’où aborder non seulement les principales questions d’histoire littéraire qui traversent le Québec des dernières décennies, mais aussi pour réfléchir aux inflexions formelles d’autres textes poétiques marquants publiés au cours de la même période — ceux de Marie Uguay et d’Élise Turcotte, par exemple.

La réserve ou la réticence critique qui a parfois accompagné l’oeuvre poétique de Nicole Brossard a plusieurs causes, qui d’ailleurs ne tiennent pas toutes, loin de là, à la nature des textes. Mentionnons, un peu brutalement, un certain désintérêt de l’histoire littéraire québécoise pour la décennie — mal-aimée — des années 1970, mais aussi la volonté marquée chez Brossard de faire de la littérature une expérience limite, qui a débouché sur le formalisme et sur une valorisation de la dépense et de la polyvalence du sens. Sur ce dernier point, une part de la critique s’est d’ailleurs parfois contentée de placer la pratique poétique de l’auteure dans l’ombre du discours sur la littérature de la revue Tel Quel, sans se donner les moyens de voir ce qui séparait concrètement une Brossard d’un Denis Roche et sans apercevoir la part paradoxale, congrue, que tenait concrètement la « théorie » dans la pratique et même dans les prises de position esthétiques de Brossard au tournant et dans la première moitié des années 1970 [8]. Enfin, il faut bien signaler que l’oeuvre de Brossard — comme celles de rares autres poètes québécois, Paul-Marie Lapointe par exemple — est de celles qui se transforment considérablement, notamment vers un féminisme très affirmé à partir du milieu des années 1970, dont il faut bien reconnaître qu’il en a gêné certains. Par l’imaginaire complexe qui est le sien — de la « spirale » à l’« hologramme » en passant par l’« intégrale » —, il a sans doute lui aussi contribué à alimenter certains préjugés bien ancrés sur cette oeuvre exigeante et forte.

Nous espérons que le présent dossier contribuera, à sa modeste mesure, à les dissiper. Il s’ouvre sur un entretien avec Nicole Brossard dans lequel, s’arrêtant sur certains événements connus et moins connus de son itinéraire littéraire, l’écrivaine revient sur la genèse de son oeuvre, ses expériences éditoriales, son rapport au lectorat, sa conception des identités génériques et les conditions générales de la pratique poétique. Nous suggérons évidemment au lecteur de consulter, en guise de complément, les grandes entrevues de référence recensées dans la bibliographie, que nous avons tenté de ne pas répéter, cherchant à modifier la perspective des questions, à réactualiser des problématiques plus anciennes ou à interroger directement les textes poétiques. Une bibliographie générale, aussi complète que possible et couvrant tous les genres, clôt ce dossier ; elle a été compilée par Valérie Mailhot et Catherine Parent Beauregard, dont nous saluons ici la patience et la rigueur. Nous avons essayé, autant que faire se pouvait, d’enrichir les ressources existantes, notamment la bibliographie publiée en 2006 par Louise Forsyth dans Nicole Brossard. Essays on Her Works. Tout en laissant de côté certaines références moins importantes, entre autres la réception critique des oeuvres [9], nous avons accordé une attention toute particulière à la collection des interventions radiophoniques et télévisuelles de Nicole Brossard sur les ondes de la Société Radio-Canada ; les plus anciennes remontent aussi loin qu’à la fondation de La Barre du jour, en 1965, et peuvent être consultées au Centre d’archives Gaston-Miron, mis sur pied en 2008 à l’Université de Montréal.

Les études publiées dans ce dossier éclairent quant à elles certains aspects moins connus de l’univers de Nicole Brossard. Elles couvrent — cela nous apparaissait important — l’ensemble de sa production poétique, d’Aube à la saison (1965) jusqu’à Piano blanc (2011), ne faisant donc pas l’économie d’une analyse des plus récents titres de l’oeuvre de Brossard. Dans « Noyer les lieux du livre. Lectures d’une filiation », Denise Brassard met au jour le palimpseste lyrique qu’on discerne, dans un discret sous-texte, au sein des recueils dits formalistes réédités en 1978 dans la rétrospective Le centre blanc. Entendu comme expérience disruptive d’une incompréhension initiale du monde, le lyrisme brossardien s’articule d’emblée autour d’un puissant désir de connaissance. À la lumière du double héritage mallarméen et rilkéen, dont la médiation serait assurée par le travail de Blanchot, Denise Brassard montre la tension inhérente à l’oeuvre de l’écrivaine, polarisée entre sensation et émotion, entre dilatation et contraction, entre fragmentation et souci d’un regard synthétique. Frédéric Rondeau, de son côté, s’interroge sur la présence de la « trace » comme motif et procédé chez Brossard, à partir d’une lecture ciblée et minutieuse de Je m’en vais à Trieste (2003), recueil qui laisse apparaître de façon exemplaire les complexes jeux d’échos, la logique mémorielle ainsi que le souci de transmission qui traverse, depuis le milieu des années 1970, tout un pan de son oeuvre. En s’intéressant plus particulièrement à la représentation parfois désenchantée du xxie siècle chez Brossard, Evelyne Gagnon propose quant à elle une réflexion d’ensemble sur la délicate question du lyrisme dans l’oeuvre. Réintroduit sur le mode critique à partir d’Amantes (1980) et dès lors marqué par l’interlocution et l’intersubjectivité, il accompagnera, dans les recueils ultérieurs, une méditation plus spéculative. À partir de cette histoire des mutations formelles de l’oeuvre de Brossard, le travail de Gagnon pose aussi la question du statut épistémologique de cette poésie, qui, dans les recueils les plus récents, cherche à représenter l’« apocalypse tranquille » des civilisations et des savoirs dans nos sociétés marquées par l’hypermodernité. Dans le cadre d’une réflexion sur l’usage du vers en contexte moderne, Luc Bonenfant, enfin, analyse la « mécanique métrique » — toute classique, en dépit des apparences de « crise de vers » — à l’oeuvre dans le travail de constitution du sujet brossardien. Cette dernière étude montre de quelle façon le travail formel — du vers libre à la tentation de la prose — est chez Brossard intimement lié à la conscience d’un « langage partagé » et à une pensée politique du poème, partout sensible.

On trouvera enfin, à la suite de notre entretien, un ensemble numéroté de poèmes inédits et sans titre, qui donne un aperçu de la manière et des préoccupations les plus récentes de l’écrivaine. Cette suite réaffirme la volonté — partout présente dans son oeuvre — de poser « la distance pour comprendre ».

Se tenir dans l’écart, le plus souvent formel : voilà bien l’un des enjeux cruciaux de cette poésie profondément politique, féministe, qui consent dans une quasi-joie à l’aporie et assume la contradiction, ainsi que l’ont souvent souligné les commentateurs de l’oeuvre. Dans la mesure où elle est viscéralement happée par les injustices du monde, on la croirait nécessairement tirée du côté discours, aux prises avec une forme ou une autre de réduction idéologique ou d’aplanissement du langage ; or il n’en est rien, parce que, bien qu’elle porte sans ambiguïté le poids de son historicité, la voix de Brossard habite le papier, parce que sa syntaxe la délie du référent, l’arrimant, par le vers plutôt que par les mots, aux engageantes et exigeantes fictions de la littérature.