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Les oeuvres littéraires nous invitent à la liberté de l’interprétation, parce qu’elles nous proposent un discours à niveaux de lecture multiples et nous placent face à l’ambiguïté et du langage et de la vie. Mais pour avancer dans ce jeu […], il faut être mû par un profond respect envers ce que j’ai appelé ailleurs l’intention du texte [1].

Plus on avance dans la vie […], plus on se moque de soi. Un écrivain qui ne se voit pas écrire n’est pas un bon écrivain. Surtout s’il ne se tient pas parfois pour un imposteur [2].

L’oeuvre de Gilles Archambault a été pratiquement laissée pour compte par la critique universitaire. En effet, très peu d’études de fond lui ont été consacrées, comme en témoigne la bibliographie qui accompagne ce dossier [3]. Pourtant, on ne pourrait affirmer qu’elle se situe tout à fait en marge des courants dominants, qu’elle s’inscrit complètement à contre-courant des idées reçues, même si Archambault « n’a jamais fait de clin d’oeil à l’institution littéraire québécoise », comme le notait de façon très juste Jean Royer [4] lorsque l’auteur s’est vu attribuer, en 1981, le prix David. Son oeuvre est, tout simplement, sans prétention aucune, sans coup d’éclat.

Cette simplicité lui procure quelque chose de rassurant. C’est d’ailleurs ce que fait remarquer la romancière et poète Geneviève Letarte dans un entretien accordé à La Presse le 21 août 2005, dans lequel elle rend hommage à l’auteur : « On sait ce qu’on va trouver dans ses histoires, et on les lit parce qu’on en a besoin. Il y a quelque chose de rassurant dans cette présence, dans cette constance, en dehors des modes et des écoles [5]. » Letarte ajoute dans la même ligne d’idées qu’« il n’y a pas de grands effets dans son écriture, mais une justesse de ton, une sobriété [qu’elle] trouve admirables, qui n’a l’air de rien comme ça, mais qui est très difficile à créer [6] ». De son côté, Réginald Martel estime que « la forme très classique de l’oeuvre » explique peut-être « ce besoin et ce plaisir [que ses lecteurs] […] ont de se retrouver en terrain connu, loin des modes et des procédés qui relèvent du divertissement à l’exclusion de l’art [7] ».

J’ai pour ma part découvert l’oeuvre de Gilles Archambault il y a quelques années, en parcourant Un après-midi de septembre, un récit à tendance autobiographique qui raconte la relation trouble que le narrateur (Gilles) a entretenue avec sa mère décédée depuis peu — avec qui est du même coup disparue sa « mémoire [8] ». Un récit touchant, qui révèle à la fois la sensibilité littéraire du romancier, nouvellier et chroniqueur, et l’attachement qu’il éprouve à l’égard de celle à qui il doit la vie. Un récit qui ne lui permet pas pour autant de réparer les erreurs du passé, puisque « la mort est venue qui scelle tout [9] ». Un récit qui incite enfin à (re)lire les autres oeuvres, en prenant toutefois garde d’enfermer sa lecture, puisque ce serait alors la voie facile, dans le piège autobiographique, comme le souligne d’ailleurs ici-même Jacques Brault lorsqu’il rappelle que « la question de l’autobiographie se pose, […] mais [qu’]elle restera toujours, à [ses] yeux, une question piégée [10] ».

Car l’oeuvre d’Archambault, dont le ton est le plus souvent marqué par l’ironie, bat au rythme des sous-entendus, qui ne se laissent pas toujours aisément saisir. Si bien que de ses romans, récits, nouvelles, chroniques, essais et texte dramatique, dont la publication s’échelonne sur une quarantaine d’années, on ne retiendra spontanément, dans un premier temps, que ce que propose la lecture au premier degré. Voilà sans doute l’une des raisons pour lesquelles les textes d’Archambault ont été négligés par la critique universitaire : au sortir de cette oeuvre traversée de variations sur les mêmes thèmes qu’on retrouve à peine modulés d’un texte à l’autre — la mélancolie, l’amour, l’enfance et la vieillesse, parmi d’autres —, on a effectivement tendance à ressentir une certaine impression de neutralité et de déjà vu. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait remarquer à plusieurs reprises les articles qui témoignent de la réception immédiate de l’oeuvre. Si on y vante la finesse de la prose de l’auteur [11], on ne manque pas de rappeler, en même temps, qu’il rejoue constamment la même mélodie sur le plan thématique, et qu’il écrit « de façon très classique [12] ». Le dernier roman d’Archambault, L’autre côté du pont, paru à la fin de 2004, a suscité un commentaire qui va dans ce sens : « Nostalgie, désillusions, détachement, vieillessement, autodérision, autant de variations sur des thèmes que l’auteur rejoue ici, encore une fois, avec justesse et sobriété [13]. »

Or, il me semble que c’est faire fausse route que de réduire ainsi la signification et la portée de l’oeuvre d’Archambault. La constitution de ce dossier permet de rendre hommage à ce que Gilles Archambault a donné à la littérature québécoise au cours des quarante dernières années en proposant des études qui explorent les profondeurs de ses textes à la fois sous-entendus et tissés de sous-entendus. Elles mettent en relief ce qui se cache derrière cette écriture traversée par une grande humilité et par ce qu’on pourrait appeler une simplicité volontaire : « Écrire, c’est tout ou rien », affirme Archambault dans Le regard oblique ; « [j]usqu’à mon heure dernière je me réserve le droit de me moquer de l’écrivain », poursuit-il, « surtout s’il a mes tics, mes petites idées, ma vanité [14] ».

Si les romans et les nouvelles d’Archambault baignent dans l’ironie, ses chroniques et essais en sont littéralement imbibés. Les personnages fictifs — la chose frappe d’autant plus lorsqu’on relit tous les romans et recueils de nouvelles en rafale — sont à peu près tous coulés dans le même moule : père de famille désengagé et désabusé, mère qui, le plus souvent, assure le soutien financier de la famille pendant que le mari, qui rêve dans certains cas de devenir écrivain, se cherche, enfant devenu adulte qui entretient une relation problématique avec un père qui cherche à « réparer » les fautes du passé, naissance de petits-enfants qui entraîne chez le grand-père une soudaine remise en question. On pense notamment à La vie à trois et à La fleur aux dents, romans où ces situations se jouent et se rejouent [15]. Ce qui intéresse d’abord et avant tout le lecteur n’est donc pas la structure des récits ou le système de personnages créés par Archambault, mais bien le portrait plutôt noir qu’il dresse, à travers ces personnages désabusés, tantôt de la société, tantôt des relations interpersonnelles, avec le plus souvent pour toile de fond « les responsabilités inhérentes au fait de la vie en commun », pour reprendre les termes que l’auteur emploie dans l’entretien qui ouvre ce dossier. On pourrait ainsi supposer que, pour Archambault : « writing has to do with darkness, and a desire or perhaps a compulsion to enter it, and, with luck, to illuminate it [16]. »

Ce n’est toutefois pas aussi tranché dans tous les textes de fiction. Pour Laurent Mailhot, en effet, ce n’est pas tant le couple ou le triangle familial qui occupent le premier plan dans Les choses d’un jour [17] et Un après-midi de septembre, que la présence de la mère, étroitement liée à la création, alors que la figure du père semble quant à elle demeurer « en creux ». Ces deux récits sont des « romans de la mère et du fils », précise Mailhot, des romans « de la procréation et de la création, en remontant jusqu’aux origines ». Il reste que le père ne se trouve pas écarté des récits d’Archambault. Au contraire, comme le montre Lori Saint-Martin, la figure paternelle, dont les différentes incarnations gravitent, de façon presque inlassable, autour de traits et contours récurrents, apparaît et réapparaît dans les romans et nouvelles, marquée du sceau de l’impuissance, de la fuite et de la blessure. Les trois générations de pères, dans l’oeuvre d’Archambault, ne correspondent en rien, écrit Saint-Martin, « au modèle traditionnel de la masculinité qui a longtemps eu cours dans nos sociétés ». On associe plutôt au père la vulnérabilité et la fragilité, voire l’instabilité sur le plan émotionnel, qui sont des traits traditionnellement liés au modèle féminin.

Cette vulnérabilité demeure sans aucun doute l’un des traits les plus manifestes des protagonistes principaux des fictions d’Archambault. « C’est la faille qui m’intéresse », nous apprend d’ailleurs Archambault dans un entretien accordé, en 2003, à Danielle Laurin [18], peu après la publication de De si douces dérives. Déjà, à la suite de la parution d’une dizaine d’oeuvres de fiction, cette tendance semblait se dessiner : « [L]e narrateur retrouve ses faiblesses, rejoint son vide […] et sa culpabilité. Il ne lui reste pas moins l’envie de durer […]. C’est le présent-conscience, la misère d’aimer », explique Raymond Plante dans l’une des rares études de fond consacrées à l’oeuvre d’Archambault [19]. Or, ce personnage faible, vulnérable, sans colonne vertébrale, qui s’alimente du vide de l’existence et qui baigne dans une angoisse profonde dont il ne paraît pas souhaiter s’affranchir, ce personnage dont on ne nous décrit justement que les failles, peut être considéré comme un marginal parce qu’il est incapable — et ce, depuis l’enfance — de s’adapter et de se conformer aux normes imposées par la société. De toutes façons, il ne se sent pas accepté par la société, pas plus d’ailleurs qu’il ne se sent accepté par son propre entourage.

Alors que les romans et les nouvelles sont pratiquement tous coulés dans le même moule thématique, ses chroniques et essais permettent à Gilles Archambault, comme il l’explique lui-même dans l’entrevue, « d’adopter le ton qui [lui] plaît, d’être triste ou serein, respectueux ou irrévérencieux, selon [son] humeur ». L’auteur ne se sent plus contraint, on le comprend rapidement à la lecture de ces textes, de développer tel ou tel thème, de « mouler » son propos dans le même « carcan » que celui qui s’impose d’emblée à lui lors de l’écriture des romans et des nouvelles. Ainsi, les chroniques et essais posent un regard plus décapant sur la société contemporaine que ne le font les textes de fiction. À travers un « je » qu’on pourrait presque situer à mi-chemin entre la construction textuelle et la personne réelle de l’auteur — si ce n’était la dissociation complète des deux entités que commandent les présupposés théoriques modernes —, Archambault se permet ce qu’il évite de faire de façon aussi explicite dans ses écrits d’imagination : il se moque allègrement de lui-même, de l’écrivain, de ceux qui prétendent l’être, à tout le moins, et des moindres travers de la société. « Pour écrire des livres qui reposent sur des tables de solde », affirme-t-il, « je suis passé à côté de la vie [20] », se jouant du coup de la réception peu enthousiaste dont ont bénéficié ses livres au fil des ans. Il se rit aussi de l’institution littéraire au Québec, où, prétend-il, « tout manuscrit peut devenir livre [21] », et avoue ironiquement regretter, pour ne citer que cet exemple, que l’anonymat dans lequel il a toujours vécu — et dans lequel la critique a toujours relégué son oeuvre — l’ait empêché de voir son nom apparaître dans le Larousse : « Marie-Claire Blais a son nom dans Le Petit Larousse. Le mien figure dans l’annuaire téléphonique parce que je n’ai pas les moyens de m’offrir un numéro confidentiel [22]. » Même les cols bleus de la ville de Montréal n’échappent pas à l’ironie du chroniqueur, qui s’amuse à leurs dépens : « Pas plus tard qu’hier, j’ai vu surgir un camion-citerne. Trois gaillards en sont descendus pour arroser un bac à fleurs de deux mètres carrés. L’effet était magnifique. On sentait qu’on prenait au sérieux la campagne d’embellissement de Montréal [23]. »

Dans ses « Remarques sur l’écriture de Gilles Archambault », Jacques Brault réfléchit au ton et à l’écriture dans l’ensemble des textes de l’écrivain, et surtout dans ses chroniques et ses proses. Même si, rappelle-t-il, l’oeuvre « se présente d’abord comme celle d’un romancier », la décennie 1979-1989 est essentiellement marquée par la parution de chroniques et de proses brèves, où les thèmes et les motifs n’importent plus autant que l’écriture elle-même, ou plutôt que la façon dont l’écriture les fait « exister » sur le plan littéraire. Alors que le traitement des thèmes qui jalonnent les romans et nouvelles répond à un certain « conformisme », l’écriture des chroniques et des proses ne vise pas à obtenir la « faveur idéologique ». C’est une écriture « subversive », qui verse tantôt dans l’humeur, tantôt dans l’humour, propose Brault, « deux directions principales qui se rejoignent de temps à autre par des chemins de traverse » comme l’ironie et le sarcasme [24].

Le conformisme évoqué par Jacques Brault, qui marque la forme et les thèmes des textes de fiction, cache pourtant un certain anticonformisme. En fait, on pourrait dire qu’il y a, chez Archambault, deux formes d’anticonformisme. La première est bien sûr ancrée dans les personnages, ou plutôt dans le protagoniste principal d’à peu près tous les textes de fiction, dans la figure du marginal que j’évoquais plus tôt, qui refuse tout autant la société que celle-ci le rejette. Elle est aussi ancrée dans la narration des chroniques, où Archambault se permet de verser de façon plus explicite dans l’ironie et le sarcasme que dans ses romans, nouvelles et récits. La seconde se situerait dans le cheminement de l’auteur et dans la nature même de ses écrits d’imagination, qui, par le conformisme qui semble les caractériser d’emblée, par cette volonté d’obtenir la « faveur idéologique » pour reprendre les termes de Brault, devient inversement anticonformiste. La forme classique des oeuvres, le style qui témoigne d’un attachement à la beauté et aux subtilités de la langue française, l’exploitation inlassable des mêmes thèmes, des mêmes situations, pendant une quarantaine d’années, est-ce vraiment ce qu’on appelle être conformiste ? Au contraire, n’y a-t-il pas plutôt là, même si cela ne se joue qu’en sourdine, une forme de contestation, c’est-à-dire un refus de se conformer aux modes et aux courants — sans toutefois trop s’en éloigner, comme je le suggérais d’entrée de jeu —, un refus de céder à la tentation de faire du neuf à tout prix, une volonté de rester un peu à l’écart et de construire coûte que coûte une oeuvre qui lui ressemble, malgré ce qu’en attend l’institution ?

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Tout compte fait, l’oeuvre littéraire de Gilles Archambault ne peut laisser indifférent. Elle se déploie « semblable à une toile d’araignée, attachée […] à la vie par ses quatre coins », peignant le portrait « d’une humanité souffrante et [parfois] liée à des choses grossièrement matérielles [25] ». Il suffit de la laisser parler, de la laisser nous raconter, de la laisser nous livrer ce que cache une lecture au premier degré, comme ont accepté de le faire ici Jacques Brault, Laurent Mailhot et Lori Saint-Martin. D’emblée, on croit l’oeuvre facile, trop facile. On la dit parfois mélancolique à l’excès, on la voudrait plus énergique. On apprécie la verve de l’auteur des chroniques, mais on s’empresse de dénoncer l’immobilité de l’oeuvre d’imagination. L’oeuvre d’Archambault — les textes qui composent le dossier le mettent en relief — se révèle pourtant beaucoup plus dense que d’aucuns le laissent croire. Mais si les textes de l’auteur paraissent intéressants pour qui souhaite jouer le jeu de la critique, ils appartiennent d’abord et avant tout à la catégorie des livres procurant un pur bonheur de lecture. Le dossier qui suit constitue ainsi une façon de dire le plus simplement du monde — en empruntant les mots de la mère du narrateur d’Un après-midi de septembre : Gilles Archambault, « merci pour le bonheur que vous [nous] […] avez donné [26] ».