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« Elle [Angéline] vit en lui comme les saints vivent en Dieu[1] » ; « Angéline rejoignit son père qui l’étreignit contre son coeur. Il avait l’air de dire : “Qu’on vienne donc me prendre mon trésor” » (AM, 143-144) ; « J’ai écrit à votre père, mon ami de coeur et mon rival[2]. » (AM, 67) Tels sont les propos du soupirant d’Angéline, Maurice Darville, sur celle-ci et son père. Ce dernier, pour sa part, s’exprime ainsi : « Je désire beaucoup qu’elle reste enfant aussi longtemps que possible » (AM, 157) ; « Angéline n’a pas refusé, mais elle déclare qu’elle ne consentira jamais à se séparer de moi. Faites donc vos réflexions mon cher, et voyez si vous avez quelque objection à m’épouser[3] » (AM, 161) ; « [D]’Angéline à moi il y a parfait retour ; et son attachement sans bornes, sa passionnée tendresse me rendrait le plus heureux si je pensais moins à ce qu’elle souffrira en me voyant mourir. » (AM, 162) Laissons Angéline, enfin, parler de cette mort, et de l’intimité des derniers moments à deux : « Jamais, non jamais, je ne m’étais sentie si profondément, si passionnément aimée » (AM, 236) ; « étroitement pressée contre son coeur, je ne pleurais plus que sur ces bornes douloureuses où s’arrête, avec la puissance de l’union, la puissance de l’amour[4] » (AM, 70). Dans ces extraits d’Angéline de Montbrun, dont quelques-uns furent modifiés en cours de route par Laure Conan, une même structure de relations se laisse entrevoir, sans pouvoir se dire explicitement : celle de l’inceste, de l’inceste « généralisé », qui familiarise le désir, le fait circuler au sein de la famille Montbrun-Darville, unie dans la fusionnelle adoration du père.

C’est à ce lieu commun de la critique conanienne que j’aimerais m’attaquer, en empruntant de façon cavalière les chemins de l’anthropologie. « Le thème retenu par la plupart des chercheurs [après 1970] sera celui de l’inceste » remarque Edward Dickinson Blodgett dans l’introduction de Relire Angéline de Montbrun au tournant du siècle[5], et l’Histoire de la littérature québécoise abonde dans le même sens en observant que « la critique a souvent noté le caractère incestueux[6] » de l’attachement d’Angéline à son père. On doit sans doute à Jean Le Moyne et à son combat acharné contre le dualisme la toute première interprétation en ce sens du roman. Dans « La femme et la civilisation canadienne-française », publié dans Cité libre en juin 1957, puis dans Convergences[7], il s’attaquait férocement au roman, affirmant qu’« il serait difficile de trouver dans notre littérature un livre plus malsain qu’Angéline de Montbrun. Les amoureux du roman ne sont pas Maurice Darville et Angéline, mais M. de Montbrun et sa fille. Mme de Montbrun étant aussi morte que possible[8] ». Après Le Moyne, qui y voyait une déformation hérétique de l’esprit catholique, imprégnant « le sexe de peur et de honte[9] », les lectures de l’inceste seront tantôt naïvement psychologisantes, comme dans la notice du DOLQ[10], tantôt plus psychanalysantes, plus intéressées au travail symbolique opéré par le texte : ainsi pour celles de Gagnon ou de Cotnam[11].

Ce n’est cependant pas Freud, ni Lacan, ni même Sophocle, mais Lévi-Strauss que je solliciterai, non sans étonnement qu’on n’ait pas pensé à convoquer la théorie de l’inceste qu’il déploie magistralement dans l’introduction de son premier ouvrage, Les structures élémentaires de la parenté[12]. Tout en tenant compte du saut herméneutique qu’implique le passage d’un modèle théorique synthétisant des études de phénomènes sociaux à une analyse textuelle, je m’autoriserai d’une remarque glissée dans la préface de la première édition, dans laquelle Lévi-Strauss ouvre la porte à un prolongement de son travail, à travers une éventuelle étude « consacrée aux attitudes familiales qui expriment ou surmontent, par des conduites stylisées, des conflits ou des contradictions inhérents à la structure logique[13] ». J’irai même un peu plus loin, pour accomplir le saut des attitudes et de la vie quotidienne, désignée par Lévi-Strauss, vers la stylisation telle qu’esquissée par Fernand Dumont comme dédoublement de la culture : « La culture seconde se dégage d’abord de la culture commune par des procédés que nous engloberons dans le concept de stylisation. Par rapport à la perception et à l’action spontanées, le livre, le poème, le tableau représentent évidemment des décrochages et des reconstructions[14]. » J’aborderai dans cette perspective le roman de Conan comme stylisation des contradictions dans l’imaginaire canadien-français de l’alliance et de la filiation.

Mais avant de me lancer dans cette interprétation, une rapide explication de la théorie de l’inceste proposée par Lévi-Strauss est nécessaire. Celle-ci trouve son ancrage dans la relecture critique qu’opère l’anthropologue des conceptualisations antérieures de la distinction entre nature et culture, état biologique et état de société. Pas une seule ne trouve grâce aux yeux de Lévi-Strauss, qui déclare sans ambages : « aucune analyse réelle ne permet donc de saisir le point de passage entre les faits de nature et les faits de culture, et le mécanisme de leur articulation[15] ». Toutefois, il dégage deux principes de sa systématique déconstruction théorique : ceux de la règle, signe incontestable de culture, et de l’universalité, critère tout aussi certain (selon lui) d’un fait « naturel ». Cela fait en retour émerger une sorte de « scandale », celui de la prohibition de l’inceste, laquelle appartient paradoxalement aux deux ordres : « [E]lle constitue une règle, mais une règle qui, entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d’universalité[16]. »

Règle qui étreint ce qui, dans la société, lui est le plus étranger [à savoir l’instinct sexuel, la nature animale de l’homme], mais en même temps règle sociale qui retient dans la nature ce qui est susceptible de la dépasser [par l’amorce de vie sociale, inhérente aux relations sexuelles], la prohibition de l’inceste est, à la fois au seuil de la culture, dans la culture et, en un sens, […] la culture elle-même[17].

Par l’articulation entre prolongement biologique de l’espèce et respect des règles sociales, entre pulsions animales et interaction avec autrui, la prohibition de l’inceste constitue, selon Lévi-Strauss, « la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle s’accomplit le passage de la nature à la culture », de la nature (qui impose la relation sexuelle) à la culture (qui impose des règles au sujet de l’alliance, et interdit toute relation entre proches parents). Ainsi émergerait l’opposition entre ce qui est passivement reçu et transmis (la généalogie, le bagage génétique) et ce qui relève plutôt de l’apprentissage, du hasard et de l’ouverture, qui est aussi le domaine de l’alliance, de l’échange, de l’économie.

Il y aurait certes bien davantage à dire sur la conceptualisation de Lévi-Strauss, aussi bien quant à la définition de la règle ou de l’universel qu’au sujet de l’évidence tranquille de la réduction des femmes au rôle d’objet d’échange dans sa reconstitution des structures de parenté[18]. Néanmoins, ses hypothèses permettent de jeter un nouvel éclairage sur la stylisation du désir incestueux chez Conan, ne serait-ce que parce que le cadre herméneutique de l’anthropologie confère à l’inceste une portée sociale majeure, débordant largement la cellule familiale étroite, pour ne pas dire le noyau familial bourgeois.

Revenons donc à Conan, et à la généralisation du désir pour le père, désir qui domine Angéline et Mina aussi bien que Maurice ou que Mlle Désileux, et qui va bien au-delà de l’obéissance ou du respect envers la Loi des Pères, par la part d’affect et de fantasme de fusion qu’il comporte. À la lumière des Structures élémentaires de la parenté, ce désir de se soustraire à la règle fondant la distinction entre nature et culture ne manifeste pas tant, à mes yeux, une pulsion transgressive de retour à une animalité première, le retour brutal de la sexualité réprimée, que le refus de la distinction elle-même et, avec lui, une fondamentale et primordiale hantise de la séparation. Le roman ne s’érige pas antinomiquement contre la culture en soi, mais contre la culture comme séparation, division, négation interne. La tentation de l’inceste, relue à la lumière de Lévi-Strauss, signale que dans l’imaginaire sous-tendant le roman il ne saurait y avoir de fissure, de coupure entre nature et culture. La langue, la religion, la littérature, la politique elle-même, doivent exprimer, incarner même, au sens fort du terme, la nature canadienne-française, l’essence de la collectivité. La nation rêvée par le roman (donc menacée, au sein même du roman, par le principe de réalité, par les écarts entre l’être et le devenir) constitue une « essence », une nature-culture indivisible, non une construction sociohistorique.

D’une certaine manière, cette lecture rejoint les remarques de Belleau sur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois. On retrouve en effet, par le biais du motif de l’inceste, le noeud constitutif du conflit des codes, à savoir l’« opposition entre les codes, d’une part de l’inné, de l’authenticité, de la source, de tout ce qui se donne comme anté-institutionnel, et d’autre part, ceux de l’acquis, de l’artificiel, de l’emprunté, bref de la lointaine et dangereuse culture[19] ». À cette différence près, et majeure, qu’il n’y a pas, chez Conan, du moins dans cette première approche, de structuration nette du conflit des codes, mais au contraire, négation de la possibilité même de ce conflit, refus d’envisager une opposition entre nature et culture. Dans les romans analysés par Belleau, la culture comme division, distinction, distance et hiérarchie, a déjà fait sa place au coeur de la structure romanesque, mais cette division est éprouvée douloureusement, sur le mode de la culpabilité, de la chute ou de l’ironie, alors que chez Conan domine plutôt cette fusionnelle culture-nature, y compris dans la négative obsession de la séparation, formulée avec force par Mina s’exclamant « je hais terriblement les fractions » (AM, 188).

À cet égard, on peut d’ailleurs souligner la divergence de points de vue entre Casgrain et Conan. Tout en louangeant celle-ci pour sa maîtrise de ce qui fait la « supériorité » du roman moderne, « l’étude plus achevée des caractères et des situations », Casgrain déplorait le « trop grand nombre de citations », lesquelles donnaient au roman « une physionomie européenne ». À ses yeux, la pensée de Conan « habit[ait] plus les bords de la Seine que ceux du Saint-Laurent[20] ». Cette surabondance de citations menaçait de rompre le cercle, d’introduire cette « culture comme distance » tant redoutée, parce que trop « française », trop peu « canadienne ». Pour Conan, le problème ne se posait pas. Dans le roman, les citations sont « échangées » sous le signe de la connivence, entre les épistoliers fictifs comme lors des échanges mis en scène dans les lettres elles-mêmes. C’est un autre impensé qui joue ici, d’ordre social : l’élitisme, le caractère socialement restreint de cette culture lettrée ne menace pas, dans le roman de Conan, d’introduire un coin entre culture et nature, entre les porteurs de signes de la culture et le groupe, la famille, la collectivité, comme si les références lettrées des personnages avaient toujours déjà été acquises, comme si elles étaient partagées par l’ensemble de la société.

Ce premier regard sur la stylisation de l’inceste comme structure anthropologique élémentaire chez Conan peut être prolongé dans deux directions, en fonction d’aspects abordés par Lévi-Strauss : les dynamiques et structures d’échange, d’une part, et l’interprétation de l’exogamie, d’autre part. Au sein du modèle développé dans Les structures élémentaires de la parenté, la prohibition de l’inceste fonde non seulement l’opposition et le passage entre nature et culture, mais règle aussi les formes et les axes d’interaction entre groupes sociaux :

[L]a nature impose l’alliance sans la déterminer ; et la culture ne la reçoit que pour en définir aussitôt les modalités. […] Car si la nature abandonne l’alliance au hasard et à l’arbitraire, il est impossible à la culture de ne pas introduire un ordre, de quelque nature qu’il soit, là où il n’existe pas. Le rôle primordial de la culture est d’assurer l’existence du groupe comme groupe ; et donc de substituer […] l’organisation au hasard[21].

L’inscription, dans le roman de Conan, du fantasme incestueux peut par conséquent être associée à un refus de l’échange, des négociations. Sur ce plan, il y aurait une contradiction interne entre structure formelle et structure relationnelle, entre les scénarios narratifs et le recours au roman épistolaire, d’un côté, qui introduisent dans Angéline de Montbrun les topoï du conflit familial, des tractations entre familles, de la séduction et du badinage, et la symbolique sous-jacente, celle de l’inceste, laquelle rend caduque, en quelque sorte, la trame épistolaire, puisque peu à peu, le montbrunage captive Maurice et Mina, transforme le soupirant non en adversaire, mais en fils amoureux du père autant que de sa « soeur ». Il y aurait ainsi contradiction, pour reprendre les termes de Belleau, entre les codes littéraires de l’échange et les codes sociaux du refus de l’échange.

Dans cette perspective, ce seraient l’économie et la politique, plutôt que la culture, au sens de productions symboliques, qui seraient visées, niées. Ou plutôt, ce qui est rejeté, dans la culture comme distance, coupure, division, ce n’est pas l’écriture, le chant, la peinture et autres formes de création, mais l’économie et la politique. Le discours de M. de Montbrun sur « la grande loi du travail » (AM, 165) et les « fortes joies de l’étude », opposées au « délassement » agréable de la musique, va dans ce sens, tout comme le topos du gentleman-farmer associé à ce personnage qui, bien que riche, n’hésite pas à se consacrer à un « énergique travail » (AM, 259). On peut ranger dans cette série l’éloge par Mina du « jeune cultivateur » venu demander à Angéline un bouquet pour sa fiancée (« celui-là n’est pas un blasé, ni un rêveur non plus, […] il est le plus rude travailleur de l’endroit » [AM, 189]), l’habitude d’Angéline de passer toutes ses soirées dans « le cabinet de travail » (AM, 216) de son défunt père, l’admiration pour « la forte race de travailleurs » (AM, 259) partagée par Angéline et son père. Dans toutes ces occurrences, le travail constitue une preuve de valeur, une performance identitaire, bien plus qu’une activité productrice, transformant des matériaux, ou socialement intégratrice. De même, le travail concret du père, comme « cultivateur », souligné avec force par l’anecdote de sa journée de noces (AM, 149-150), n’est pas présenté comme transformation de la nature, mais comme révélation de sa nature exceptionnelle. En ce sens, il y a bien une torsion incestueuse du discours sur le travail, ou plutôt une analyse de la topique du travail en fonction de la théorie de l’inceste de Lévi-Strauss montre comment cette topique est abordée par Conan dans une logique essentialiste, étrangère à toute forme de transaction, de transformation, de circulation des ressources. En ce sens, son roman est diamétralement opposé à la valorisation du « pionnier capitaliste[22] » accomplie par Gérin-Lajoie avec la figure de Jean Rivard. Dans les deux volumes de Jean Rivard (Le défricheur et Économiste[23]), on trouve sous le mince voile narratif un plaidoyer explicite pour l’exploitation industrieuse des ressources naturelles. Robert Major a d’ailleurs souligné le fait que, contrairement à l’interprétation qu’en firent les critiques du début du xxe siècle, ce roman n’est pas un roman « agriculturiste », « entièrement axé sur la conversation », mais bien plutôt « une oeuvre de rupture » : « Jean brise l’enclos de la paroisse natale et part à la conquête d’un espace immense[24] ».

Estimant que, dans son cadre théorique, « la prohibition de l’inceste ne diffère pas de l’exogamie[25] », mais constitue une facette supplémentaire du même ensemble de phénomènes, Lévi-Strauss passe, dans son quatrième chapitre, à l’examen de l’organisation des « limites de la communauté humaine », telles qu’informées par l’endogamie et l’exogamie, et observe, au sujet de cette dernière, qu’elle instaure « un cycle [d’échanges] plus complexe, et par conséquent plus fragile, et dont l’heureux aboutissement est plus incertain[26] ». L’alliance matrimoniale hors des cercles étroits de la famille, du clan, de la communauté proche, confronte d’une certaine manière à l’inconnu, à l’incertitude, à la possibilité de la perte : perte de la cohésion familiale, perte de l’individu « cédé » à l’autre famille, danger planant sur l’ensemble du groupe, menacé d’être grugé, absorbé par l’autre. En même temps, dans la perspective de Lévi-Strauss, « le mariage entre étrangers est un progrès social (parce qu’il intègre des groupes plus vastes) ; c’est aussi une aventure[27] ».

Le spectre de l’inceste, tel que « stylisé » (au sens dumontien) par le roman, manifeste ainsi une relative hantise de cette éventuelle intégration à une socialité élargie, et offre en quelque sorte la figure inversée du « diable beau danseur[28] », du survenant, de l’étranger (surtout si anglophone[29]). Ces figures brisent le cercle clos du village, introduisent narrativement l’aventure, la menace de valeurs distinctes, la possibilité de changement, souvent sous le signe d’Eros. Le désir y déstabilise (au moins temporairement) l’ordre social, la reproduction du même. Les impossibles mariages d’Un amour vrai[30] et d’Angéline textualisent une même crainte, en somme, de la rupture du cercle restreint et fusionnel de la patriarcale communauté. La piste anthropologique rejoint ainsi celle des études thématiques, c’est-à-dire l’analyse d’Angéline accomplie par Brochu, lequel avait bien vu que la relation trouble au père s’accompagnait, dans le texte, d’une symbolisation de la clôture, par le biais de la thématique du cercle : « Le père était pour elle non seulement le cercle mais la sphère, c’est-à-dire l’étendue et la profondeur[31]. » Dans ce même article, Brochu souligne que la seule « sortie » hors du cercle s’effectue par le haut, vers le ciel. Ainsi, c’est la foi, la religion, qui permet, chez Conan, le passage de la nature à la culture, ou plutôt à la « surnaturelle règle » venue d’en haut. C’est la foi catholique qui plonge ses racines dans l’essence collective canadienne tout en l’organisant selon la Loi, celle des Pères, laquelle n’est pas « culturelle », socialement produite, mais cosmique[32].

La piste de l’exogamie mène aussi, on l’aura noté, à la question de l’aventure, de la confrontation au grand contexte, pourrais-je ajouter, en me référant à l’essai d’Isabelle Daunais[33]. Inspiré, comme on le sait, par la lecture kunderienne du roman, cet essai reprend à L’art du roman la description d’une forme narrative radicalement « antiromanesque », dans son essence, celle de l’idylle : « un monde d’avant le premier conflit ; ou, en dehors des conflits ; ou, avec des conflits qui ne sont que des malentendus, donc faux conflits[34] ». Reproduisant sans médiations « l’expérience québécoise du monde », « les personnages du roman québécois vivent dans un monde apaisé[35] », dans le temps « momentanément enchanté de la suspension de la lutte, de l’oubli temporaire du monde[36] ». Roman évacuant l’intrigue par la flaubertienne accélération temporelle des étranges pages hétérodiégétiques de la mort du père, pour plonger dans la stase temporelle du journal intime d’Angéline ; roman où les personnages ne connaissent aucune véritable transformation profonde, intérieure ; roman symbolisant le fantasme de la circulaire union sans conflit, Angéline de Montbrun serait-il la réalisation exemplaire de l’idylle kunderienne ? Si on restreint l’analyse à cette structure actancielle élémentaire, avec la charge symbolique qu’elle convoie, on se doit de répondre par l’affirmative, bien qu’une idylle incestueuse paraisse un peu étrange, tout de même.

Il importe de pousser un peu plus loin cette lecture, pour intégrer d’autres niveaux d’analyse (dont celui des formes compositionnelles), ainsi que pour interpréter le modèle de l’idylle. Le recours à Kundera évacue malheureusement cette seconde question pour réduire le roman québécois à un pâle reflet d’une expérience collective censément sans conflit, ceci dans une lecture à portée « anthropologique », basée sur une très normative distinction entre le « grand roman », celui du « grand contexte » (le « petit » étant celui du cadre national), et la désolante idylle, forme narrative nécessairement inférieure. On peut pourtant s’interroger : en tournant le dos à un modèle narratif faisant primer l’intrigue, en ignorant du même coup le modèle du Bildungsroman, qu’accomplit donc le texte de Conan ? Quels modèles narratifs reprend-il ? S’il y a bel et bien idylle, d’où vient-elle, comment peut-on en faire une interprétation qui ne soit pas surdéterminée par une conceptualisation négative ? Une des traditions majeures vers lesquelles on peut se tourner est celle de la pastorale, dont l’idéalisation du locus amoenus, loin d’être une naïve conceptualisation d’un monde sans conflit, constitue une « image renversée du monde politique[37] », troublé par d’incessantes crises. Comme le montre Christian Allègre, l’idylle n’opère pas une fuite hors du monde, dans une lointaine Arcadie, comme Virgile, mais situe cette harmonie dans un monde rural familier et prosaïque. Le Valriant imaginé par Conan correspond assez bien à ce modèle, dans sa tension constitutive entre idéalisation et signes épars de vie quotidienne, de prosaïsme à pointes humoristiques. On peut juger que l’idylle constitue un modèle esthétique et politique tout à la fois, modèle idéalisant l’unité nationale et refusant en connaissance de cause (plutôt que par ignorance ou incapacité) le grand contexte, l’historicité, la transformation des personnages romanesques. Le refus du roman d’éducation, c’est aussi, si on suit les analyses de Lukács, le refus d’un « monde sans dieux[38] », ce qui signale une forte cohérence, du point de vue de la philosophie des formes.

On peut prolonger l’analyse dans la direction suivie par Allègre, qui octroie à Schiller un rôle d’intermédiaire entre l’idylle antique et sa relecture par le roman moderne (celui-là même dont Kundera fait le modèle universel du genre narratif). Pour Schiller, le poète naïf n’est pas comme le poète sentimental (poète romantique, ajouterais-je), hanté par la nostalgie de la nature, d’un état naturel perdu, mais incarne la fusion avec la nature ; mieux encore, « il est la nature[39] ». Dans cette perspective, l’idylle a pour but « de représenter l’homme dans un état d’innocence, c’est-à-dire dans un état d’harmonie et de paix avec lui-même et avec la nature extérieure[40] ». Cette piste conduit à creuser la structure du roman de Conan, pour voir dans la troisième partie, correspondant au journal intime, une mise à l’épreuve de l’idylle, où l’harmonie est déchirée par une trop grande sensibilité, où le caractère « pudique » et « modeste » de l’oeuvre est confronté au tragique. Bien que sans aventure au sens de confrontation à l’historicité et à la conflictualité provoquant la transformation intérieure (la maturation) des personnages, Angéline de Montbrun esquisse une contestation interne de l’idylle. Pour reprendre le modèle de Schiller, le poète naïf menace de s’y transformer en poète sentimental, sous l’effet de la sensibilité et du doute.

Le conflit latent entre les codes « classiques », dont ceux de l’idylle, et ceux issus du romantisme, entre certitudes esthétiques et religieuses, d’une part, et les aiguillons de la sensibilité et des modèles littéraires modernes, d’autre part, qui hante le roman de Conan et engendre des effets dans sa structure même, à un niveau plus profond que celui des énoncés, on peut se demander s’il n’agite pas une grande partie du corpus du dix-neuvième siècle québécois. Cette hypothèse pourrait éventuellement éclairer le refus du roman manifesté paradoxalement dans tant de préfaces de textes narratifs. « Ce n’est pas un roman que j’écris » : cette déclaration d’Antoine Gérin-Lajoie, dans le texte liminaire de Jean Rivard, le défricheur (1862), exprime on ne peut mieux l’ambivalence constitutive d’un large corpus de textes, comme le montre la réédition de Guildo Rousseau[41]. Cette ambivalence a souvent été interprétée négativement, comme une lacune, mais cette contradiction pourrait être analysée comme l’expression d’un choix esthétique délibéré (bien que pétri de contradictions), s’écartant volontairement des principaux modèles contemporains du roman.

C’est cependant une autre voie que celle de la relecture du corpus narratif du dix-neuvième siècle que je souhaite emprunter, en portant attention aux aspérités dans le texte de Conan. Son roman n’offre pas, en effet, un univers lisse et plein, sans aucune fissure ou conflictualité structurelle, et les personnages ne sont pas des stéréotypes sans intériorité. Casgrain lui-même, comme je l’ai rappelé plus haut, notait que Conan avait « deviné le genre du roman moderne qui en fait la supériorité : l’étude plus achevée des caractères […], l’analyse d’une âme[42] ». En recourant à la lettre et au journal intime, en mettant au premier plan la voix, la subjectivité des personnages, Conan fait de l’intériorité un enjeu et y introduit le doute, l’ironie, l’angoisse même. Qui plus est, l’éclatement du roman en multiples fragments épistolaires et diaristiques introduit la disjonction, la discontinuité, la fissure, dans la structure romanesque globale.

Ainsi, alors même que sur les plans du système des personnages et de la symbolique, Angéline de Montbrun développe un incestueux désir d’union, un imaginaire antiromanesque de l’idylle, dans l’architectonique globale comme dans l’énonciation, il manifeste au contraire le triomphe de la division, de la non-identité correspondant d’assez près à l’aspiration démonique de l’âme, qui constitue pour Lukács un des traits historico-philosophiques du roman[43]. En d’autres termes, la structure anthropologique constitutive de l’univers diégétique, celle de la tentation de l’inceste, manifeste un refus catégorique de la rupture, de l’aventure, de la sortie hors du cercle fusionnel de la famille-nation, alors que la structure textuelle, elle, concrétise sur le plan formel la fragmentation, la dispersion, la remise en question de l’unité. Cette contradiction irrésolue, aussi forte à sa manière que celle entre la Loi du Père et l’imaginaire féminin[44], loin d’être une lacune, est un des aspects signalant la complexité, la richesse de ce texte de Laure Conan.

Examiner Angéline de Montbrun comme espace textuel de stylisation des contradictions dans l’imaginaire canadien-français de l’alliance et de la filiation, à la lumière de Lévi-Strauss, a permis de montrer que l’inceste constitue la figure textuelle utopique d’une indissociable nature-culture nationale, à l’écart du devenir historique et des circuits d’échange (culturels, économiques, matrimoniaux). L’exploration de cette stylisation a mis en lumière plusieurs contradictions structurelles : entre les codes littéraires de l’échange et les codes sociaux du refus de l’échange, entre les formes de l’unité et les traits formels de la division, entre l’idylle et le roman. Ces multiples contradictions manifestent d’une certaine manière une négociation entamée mais irrésolue, impossible à résoudre sans doute dans l’univers culturel canadien-français de la fin du xixe siècle, négociation entre impératifs politiques et religieux, filiation et changement, imaginaire de l’idylle et forme romanesque, etc. Dans le premier exposé de son projet d’ouvrage sur les passages parisiens, Walter Benjamin avançait que « [l]’ambiguïté est la manifestation figurée de la dialectique, la loi de la dialectique à l’arrêt[45] », et il s’agit bien, dans le cas d’Angéline, d’une dialectique à l’arrêt, ne pouvant trouver de dépassement synthétique, de relève. « Cet arrêt est utopie », ajoute à ce propos Benjamin. Cette remarque, en plus de nous conduire par des chemins détournés vers la problématique développée plus en détail par Lucie Robert dans le présent numéro[46], permet de souligner que cette utopie, chez Conan, ne loge pas « simplement » ou uniquement dans l’idyllique cercle incestueux protégé de tout changement historique, mais dans la conjonction paradoxale de cet idéal et des formes textuelles de l’échange, de la subjectivité, de la fragmentation. L’utopie conanienne, c’est le rêve contradictoire d’une introduction « pacifique » et sans conséquence de ce qui menace l’idéal de la nature-culture nationale au sein de l’espace littéraire. Rêve de la suspension des conflits entre codes, entre formes, entre cultures.