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À la fin du séjour, Louis avait l’impression de s’être rapproché d’un enfant qui lui avait toujours échappé. Il avait même envisagé pendant quelques heures de se mettre à l’écriture d’un roman dont les relations père-fils seraient le pivot. Quelques heures à peine, vraiment [2].

Cet extrait tiré du dernier roman en date de Gilles Archambault, De l’autre côté du pont (2004), nous donne d’emblée, dans une sorte de condensé, l’essentiel du rapport père-enfant, tel que le conçoit cet auteur. D’abord, l’oscillation entre distance et rapprochement — thèmes obsessionnels de cette oeuvre où les pères sont souvent en fuite et toujours impuissants —, puis la permanence du doute : le rapprochement n’existe peut-être que dans l’esprit de Louis, coupable de quelque faute vague, mais bien réelle (« un enfant qui lui avait toujours échappé »). Ensuite les liens serrés entre les relations familiales et l’oeuvre du créateur : une famille, c’est déjà une idée de roman… Mais alors surgit, comme pour désamorcer tout rêve de plénitude, la fameuse ironie d’Archambault [3], soulignée par un « vraiment » tout à fait suave : à peine né, le projet romanesque de Louis, comme la paternité elle-même, apparaît vain, voire impossible.

Pourtant, en dépit du fait que le roman de Louis ne verra jamais le jour, Archambault, lui, n’a au fond jamais écrit sur autre chose que la famille [4] (celle dont on vient, celle qu’on fonde) et sur son prolongement inévitable, le couple. L’enfance, au moment où elle se vit, l’intéresse peu : le tout-petit comme l’adolescent sont rarement représentés directement. Retiennent plutôt l’attention du romancier les traces de l’enfant blessé qui survivent dans l’homme mûr, ou encore l’amour qu’inspire à celui-ci sa progéniture désormais adulte.

Depuis plus de quarante ans, Archambault s’intéresse de près aux pères, mais surtout à la paternité. Qu’est-ce qu’un père ? A-t-on le droit d’être père ? Peut-on échapper à un modèle paternel violent et être proche de ses enfants sans les étouffer ? Si le sujet des pères et de la paternité se trouve partout, il est souvent abordé au passage et comme de biais ; pour l’appréhender, on doit parcourir de nombreux romans et recueils de nouvelles. Ainsi voit-on apparaître des situations, des figures, des émotions récurrentes [5].

Gilles Archambault a la particularité de mettre en scène trois générations de pères et d’enfants : une première génération d’hommes durs et autoritaires, convaincus que leurs fils n’arriveront jamais à rien ; une deuxième génération de fils marqués par ce discours paternel et qui restent, à bien des égards, de grands enfants ; enfin une troisième génération de filles et de fils souvent révoltés contre leur père et qui claquent très jeunes la porte de la maison familiale. C’est surtout la génération du milieu, fils écrasés et pères inquiets, qui retient le romancier ; ses protagonistes, qui vieillissent en gros au même rythme que lui, appartiennent presque exclusivement à ce groupe. Si les pères de la première génération ont rarement la parole, ceux de la génération du milieu narrent souvent leur propre histoire, du moins en partie : ce sont les seuls à être représentés aussi bien en tant que fils (nous ne savons rien de l’enfance de leur père) qu’en tant que pères (leurs enfants deviennent parfois parents, mais cette expérience n’est pas décrite). Cette parole romanesque donnée très tôt aux pères [6] démarque l’oeuvre de Gilles Archambault, tout comme la complexité des relations familiales étalées sur trois générations, lesquelles soulèvent notamment les questions de la transmission et de l’adoption d’un nouveau modèle paternel. Cette réflexion d’une grande profondeur et d’une lucidité amère, d’autant plus riche qu’elle épouse la double perspective de l’homme non seulement en tant que fils, mais aussi en tant que père, est presque sans égale dans la littérature québécoise. Pour l’étudier, nous nous attarderons d’abord aux relations qui unissent la première génération à la deuxième, racontées surtout selon la perspective du fils, pour passer ensuite aux rapports entre la deuxième génération et la troisième, présentés pour l’essentiel du point de vue de ces mêmes fils devenus pères. Mais auparavant, comme la paternité, au même titre que la maternité, est une construction sociale [7] et que devenir père équivaut en quelque sorte à devenir homme, il nous faut étudier la représentation de la masculinité chez Archambault.

Masculinité et paternité

Allons, du nerf, je ne suis pas une femmelette pourtant. Un homme démoli, je l’admets, mais ce n’est pas tout à fait la même chose !

PDM, 115

Pour paraphraser Simone de Beauvoir, on ne naît pas père, on le devient (non sans mal, dirait Archambault). L’exercice de la paternité est lié au modèle traditionnel de la masculinité qui a longtemps eu cours dans nos sociétés, fondé sur la force musculaire (surtout dans les milieux populaires) et sur les connaissances techniques, sur la réussite professionnelle, sur la richesse matérielle et, plus particulièrement, sur la maîtrise de ses émotions [8] (« un homme ne pleure pas »). Or, les protagonistes de Gilles Archambault ne correspondent en rien à ce modèle. Ils ne sont pas forts et ne peuvent être considérés comme des « battants » ; ils occupent des emplois subalternes qu’ils n’aiment pas ; enfin, ils ont la larme facile et l’âme fragile. Si beaucoup d’autres romanciers québécois, à compter des années 1960, mettent en scène des hommes moins que triomphants sur ces plans-là, Archambault a la particularité d’en faire non seulement d’éternels fils, mais aussi des pères. Cette réflexion reste pourtant pessimiste. Aucune euphorie, bien peu de sérénité, dans cette oeuvre dominée par l’inquiétude et les regrets.

Le travail

À part quelques écrivains qui ont connu le bonheur d’écrire (mais que tourmente l’obscurité dans laquelle croupit le plus souvent leur « oeuvre », mot souvent tourné en dérision), les protagonistes d’Archambault (les hommes de la génération du milieu) tirent peu de satisfaction de leur travail. Plusieurs ont caressé le vain rêve d’écrire ou ont dû se contenter du statut de « petit écrivailleur » (TM, 21). L’enseignement est le refuge de quelques autres : Henri, « petit professeur sans envergure » (VT, 12), ou encore le narrateur de Parlons de moi, congédié pour avoir bu du « fort » à l’école. Georges Lamontagne, opérateur radio qui aspire à faire plutôt des reportages, se fait renvoyer par un patron qui lui dit qu’il se conduit « comme un enfant » (FD, 167). Le narrateur de Parlons de moi perd son emploi de disquaire ; l’agence immobilière de Serge (PP), comme la maison d’édition de Louis (ACP), a fait faillite. Un seul protagoniste, Marc, a occupé de prestigieuses fonctions (« avocat, secrétaire de ministre, attaché d’ambassade » [AVB, 16]), mais il a tout abandonné après avoir fait un infarctus et vit désormais de l’aide sociale. Bref, tous ces hommes ont décroché, à supposer qu’ils aient déjà été solidement accrochés à quoi que ce soit. L’homme, chez Archambault, c’est un « être de petite dimension [9] » (PDM, 134). Petit employé, chômeur ou failli, il souffre également de la réussite comparative de sa femme. Dans des romans (MC, ACP) et dans les nouvelles « Un couple » (CPN), « Les enfants jouent » et « Il y a longtemps » (DD), l’homme vit aux crochets de sa femme et, le plus souvent, en a honte ; parfois (PDM, ACP), la maison familiale appartient carrément à l’épouse (quand ce n’est pas au père, comme dans Les pins parasols). Difficile de ne pas s’écraser devant la supériorité financière de sa femme : « Je vous le demande, y a-t-il une situation qui soit plus préjudiciable à l’autorité d’un mari ? » (PDM, 10) En fait, ces hommes n’ont aucune autorité, et nous verrons par la suite les conséquences de cette privation pour leur expérience de la paternité.

La puissance sexuelle

Un autre attribut de l’homme fort, la puissance sexuelle, fait souvent défaut aux protagonistes d’Archambault. Plus d’un s’inquiète de sa performance, confesse la difficulté qu’il a « à faire l’amour de façon décente » (PDM, 32) ou s’avoue « amant médiocre et distrait » (AVB, 38). Si l’âge exerce ses ravages — « À vrai dire, le grand écrivain était devenu impuissant » (CPN, 118) —, la faiblesse en la matière n’est pas l’apanage des vieux : « Même jeune, il lui arrivait de bander mou [10]. » (MC, 34) En somme, la virilité est plutôt une épreuve qu’un exploit : « Pourquoi, mais pourquoi fallait-il toujours prouver quelque chose ? Comment se faisait-il que les hommes n’avaient pas comme les femmes la possibilité de simuler, la faculté de gémir presque à volonté ? Les garçons étaient jugés inexorablement sur l’élasticité d’un simple muscle. » (EL, 19) Cette difficulté explique en partie que les protagonistes d’Archambault ne se trouvent jamais à la hauteur : « J’ai toujours tout raté » (CPN, 115) ; « je suis à peine un homme » (FD, 9) ; « c’est raté comme tout ce que j’entreprends » (TM, 115).

La maîtrise des émotions

Les hommes de la génération du milieu ont été des enfants fragiles et larmoyants, loin du modèle de l’homme fort et impassible qu’on tentait de leur inculquer. Un texte bref montre, de façon caricaturale, ce type de conditionnement et l’abrutissement qu’il entraîne :

Longtemps il avait cru être un être sensible. Cette conviction, sa mère l’avait ancrée en lui. Elle lui répétait qu’enfant il avait constamment la larme à l’oeil. Il faut croire qu’un jour il en avait eu assez de donner aux autres le spectacle de sa faiblesse. Et puis il fallait être un homme, démontrer sans équivoque sa force de caractère, ne pas s’effondrer à la moindre occasion. Les coups, il les rendait maintenant avec célérité. Quand il a pleuré, l’autre jour, c’est à cause de sa fille qui lui a crié qu’il était dénué de toute sensibilité. Il l’a égorgée sans coup férir, et ne le regrette pas.

OO, 87

Sur l’enfance des protagonistes, règne une sorte de brouillard où surnagent quelques images — le père qui crie, la mère qui pleure — et quelques paroles blessantes. Le garçon qui pleure est associé au monde féminin et affaibli aux yeux du père.

La paternité

L’oeuvre d’Archambault a encore ceci d’intéressant qu’elle nous rappelle que la paternité — et non seulement la maternité, comme l’ont montré les historiennes féministes — était, avant l’invention de moyens de contraception fiables, une contrainte plutôt qu’un choix. Elle était aussi une preuve de virilité : il fallait s’entourer de fils aussi forts que soi, devenir chef de famille. C’est ainsi que plusieurs protagonistes d’Archambault procréent « par inadvertance, pour affirmer [leur] existence dans la famille des hommes » (PP, 34). La paternité est réputée procurer des certitudes, faire accéder au statut d’homme : « Quand il a épousé Marie, sa mère a sûrement cru qu’il [Marc] rentrait dans le rang, qu’il serait un père de famille, qu’il se transformerait en un homme sûr de lui. » (AVB, 56) Cette transformation, chez Archambault, n’advient pourtant à peu près jamais, nous verrons pourquoi. Et comme le montre justement le cas de Marc (AVB), ancien dirigeant qu’on suit dans son état diminué, Archambault ne s’intéresse ni au moment où on revêt les oripeaux du dominant — manières arrogantes, beaux habits, fonctions prestigieuses — ni à plus forte raison à l’ascension professionnelle, qu’il raconte au passé et une fois l’échec (congédiement, démission, impuissance à créer) consommé. À prendre ses personnages une fois leur carapace tombée, il montre le caractère fabriqué de la masculinité traditionnelle, mais aussi la vulnérabilité de celui qui en est privé. Marc, seul de tous les protagonistes d’Archambault, sera assassiné : battu à mort par de jeunes voyous à deux pas de chez lui, il apprend que le dépouillement n’a pas de limites et que la faiblesse tue. En montrant que la masculinité est une construction sociale, de nombreux observateurs ont souligné que les hommes qui ont embrassé le modèle traditionnel ont été « floués [11] ». Chez Archambault toutefois, malgré certains passages qui critiquent ce modèle, la révolte n’est pas à l’ordre du jour ; ses protagonistes se retirent et se replient sur eux au lieu de combattre. Il est rare qu’ils rompent avec le modèle traditionnel, rare aussi qu’ils parviennent à le reproduire. Leur malaise est philosophique, certes — à quoi bon vivre ? —, mais aussi, et peut-être avant tout, familial.

De la première génération à la deuxième

(Il)légitimité

Pourquoi suis-je né avec cette peur au fond de moi, cette angoisse continuelle qui me paralyse ?

VT, 25

Toute l’oeuvre de Gilles Archambault est habitée par une hantise : la paternité n’a rien de légitime. L’illégitimité prend plusieurs formes, du juridique et du social à l’existentiel. Nombreux sont d’abord les enfants nés hors mariage, comme le « petit bâtard d’amour » (PP, 121) d’Emmanuelle [12], ou, cas plus fréquent, les enfants dont le « père social », comme on le dit aujourd’hui [13], n’est pas le géniteur. Outre les familles recomposées peu remarquables (MC), Archambault met en scène des cas où l’homme accepte d’épouser une femme enceinte d’un autre. Ainsi, le narrateur de Parlons de moi élève le fils du riche Irlandais [14] que sa femme a connu avant lui et continue d’ailleurs de fréquenter ; lui-même, à sa grande honte, est stérile et donc peu viril (« Je n’ai même pas su lui faire un enfant » [PDM, 80]) ; la fille du protagoniste de La fleur aux dents, lui-même « né de parents inconnus » (FD, 40), lui avoue être enceinte d’un « Américain de passage [15] » (FD, 33). Raoul dit encore douter d’être le père de Claude, qui lui ressemble très peu (HPE, 77) ; Claude serait lui aussi l’enfant d’un Américain. En somme, ce que traduisent ces cas, c’est à la fois un doute persistant quant à sa propre virilité et un refus d’accepter la paternité en général, mais aussi ce fils-là en particulier (« il n’est pas comme moi »).

Par-delà ces situations particulières plane un doute plus profond : à quoi bon poursuivre la chaîne des générations ? Pour un homme qu’habite « quelque vain désir de durée » (EL, 95), on en voit dix qui reculent devant la paternité, dégoûtés ou effrayés. Dès le premier roman de l’auteur, on trouve un protagoniste horrifié par la vue d’une femme enceinte, dont l’état « lui paraissait disgracieux et inhumain » (SD, 15). Serge met plutôt en doute la paternité de son père :

Pouvait-on souhaiter plus irréfutable preuve de désordre que ce geste de procréation commis par son père ? Cet homme, capable d’amour, allons donc ! C’était que la vie était plus forte que tout, qu’il fallait la perpétuer à tout prix, des océans de foutre qu’on ne pouvait endiguer ailleurs que dans des vagins gourmands.

PP, 10

Ainsi, il existe non seulement des enfants, mais aussi des pères illégitimes, incapables d’assumer leur tâche. Dans ce passage comme dans beaucoup d’autres, on glisse toutefois d’une incapacité particulière (ce père-là est incapable d’amour) à une absurdité générale : l’image vulgaire, violente et grotesque de ces « océans de foutre » se déversant dans des ventres avides. Nombreux sont les hommes à qui la conception et la naissance inspirent un dégoût viscéral, autant en aval (sa progéniture éventuelle) qu’en amont (sa propre naissance) [16]. Les parents, les premiers, sont coupables : « [J]e leur en ai longtemps voulu de m’avoir donné la vie. » (MC, 105) La grossesse fait fuir, il arrive même qu’elle tue :

La jeune femme qu’on avait trouvée dans l’auto était enceinte. Alain avait toujours eu peur de la paternité. C’était ce qu’il avait fui en choisissant cette mort tragique […] pris de nausée à la simple pensée d’être responsable d’une vie humaine.

FD, 71-72

C’est bien pour cela que la paternité fait peur : parce qu’elle rend responsable [17]. Père, on est à jamais fautif, coupable, engagé. En somme, elle exige qu’on se transforme en adulte, qu’on quitte l’enfance où l’on s’occupe de vous (plutôt mal, chez Archambault, mais tout de même) pour s’occuper de quelqu’un d’autre. Ce que l’homme, ici, « adolescent vieilli » (PP, 48), « éternel fils » (HPE, 15), « perpétuel ado » (CPN, 57), répugne à faire. Même aimant, il n’arrive pas à supporter cette responsabilité trop lourde : « Plus je t’admirais toutefois plus je me sentais coupable. Coupable d’avoir contribué à ta venue au monde. » (CPN, 33) Cette faute s’étend même, en aval, à l’ensemble des générations futures. Serge, dont la fille unique attend un premier enfant, croit avoir commis « un crime à retardement. On ne sait jamais l’étendue du tort que l’on fait [18] » (PP, 125). Plusieurs souhaitent alors être seuls sur terre, sans géniteurs gênants : « D’être orphelin, voilà qui m’aurait plu », affirme André (SD, 117). Mais il y aurait mieux encore : « Ne pas naître, tout simplement [19]. » (OO, 54) Ainsi, on verra un autre personnage reprocher à sa mère « de ne pas avoir eu recours à l’avortement [20] » (OO, 104). De fait, les grandes responsables de la procréation demeurent ici les femmes, qui entraînent dans la paternité des hommes récalcitrants. Raoul Dupré n’aurait « pas eu de progéniture » (HPE, 42) sans l’insistance de sa femme ; Marc reproche à Patricia de lui avoir « soutiré un enfant » (AVB, 62) malgré ses réserves. Les quelques irruptions de misogynie qu’on observe chez Archambault sont presque toujours liées à cette faculté qu’ont les femmes de tendre un guet-apens à leur amant. Dans la nouvelle « Naissances », une voisine qui a séduit le protagoniste lui avoue après coup multiplier les aventures dans l’unique but de devenir enceinte. Un instant, l’homme revoit sa mère disant à son père « qu’elle n’avait jamais fait l’amour avec lui que pour une raison, avoir un enfant. […] Des femmes, il pouvait tout supporter sauf leur soif de maternité » (JSB, 60). Fou de rage, il étrangle la voisine. C’est autour du ventre maternel que tourne donc la guerre des sexes chez Archambault.

Ainsi, en amont comme en aval, la paternité est inséparable de la responsabilité, du poids de la vie (l’existence commence pour moi ou à cause de moi), mais aussi de l’impuissance (on n’a pas choisi de naître et on est père malgré soi). Refusée, redoutée, imposée, illégitime, la paternité est pourtant bien réelle. Quelques hommes l’assument en toute connaissance de cause ; en acceptant d’élever un enfant qu’ils n’ont pas engendré, ils inventent après coup une paternité assumée, désirée : « Quelle importance au fond qu’il soit ou non le père de cet enfant ? » (FD, 40) ; « [i]l croyait maintenant que si cette incartade lui avait laissé Alain, il était vraiment sorti gagnant de l’aventure. » (JSB, 11) ; « [j]’étais un père de substitution, si l’on veut, mais un père tout de même. » (MC, 60) Il existe donc chez Archambault, nous y reviendrons, des pères absents mais aimants, voire présents et aimants, qui tentent avec leurs enfants un véritable rapprochement. Tant de doutes, d’hésitations, d’impossibilités et d’humiliations autour de la paternité traduisent tout de même un grave malaise.

Reconnaissance

Que le père soit omniprésent, c’est l’évidence.

PP, 10

L’envers de l’illégitimité, c’est bien sûr la reconnaissance : un enfant illégitime cesse de l’être s’il est reconnu par son père. Or, ce vocable juridique se charge aussi, chez Archambault, d’une lourde signification existentielle et morale. Puisque la reconnaissance est une preuve d’amour [21], la non-reconnaissance signifie l’indifférence ou le mépris du père envers le fils. De fait, la plupart des pères, ici, refusent à leur fils le regard aimant qui leur permettrait d’exister en tant qu’hommes solides et sûrs d’eux. Si les fils chez Archambault ont tant de mal à grandir, à devenir des hommes et des pères à leur tour, c’est avant tout à cause de cette immense ombre paternelle qui pèse sur eux et qui dégage colère, mépris, indifférence et impatience dans des proportions variables, mais toujours mortifères. De ce type de père, on trouve un exemple extrême, et pourtant représentatif, dans la nouvelle « L’invasion des pères ». Le père du personnage central, Mario, mort depuis des années, lui apparaît en rêve et le désavoue : « Si j’avais su que ta mère enfanterait un fils comme toi, je ne l’aurais pas épousée […]. J’avais deviné que tu deviendrais un homme assez nul, mais tu as dépassé mes prévisions. C’est à pleurer. » (EL, 15) Ces paroles du père sont l’équivalent verbal, pourrait-on dire, de l’avortement rêvé par plusieurs mères de l’oeuvre : anéantir l’enfant, prononcer son arrêt de mort, voilà ce que fait ce père digne d’un conte de Franz Kafka [22]. En rêve, Mario voit apparaître des centaines de sosies du père ; on ne peut mieux dire l’envahissement par cet homme, ses dimensions colossales et son omniprésence. Il condamne sans autre forme de procès, malgré les supplications du fils. Bref, le modèle paternel inspire un grand malaise, mais le fils ne peut imaginer une virilité autre ; il reste tout petit, comme s’il était encore enfant, dans la vaine attente de cette reconnaissance que seul le père peut dispenser.

Le désaveu du père, « témoin, juge, qui enregistre tout » (PP, 29), se répète maintes fois. Ces fils ont tous les torts : malhabiles au bricolage [23] (EL, 14, CPN, 99), inaptes « aux sports violents » et trop portés sur la littérature (SD, 149), jugés laids [24] (JSB, 89) ou encore faibles (PP, 40) et larmoyants (TM, 9), bref féminins — « une vraie femme » (EL, 67), « une sensibilité de mauviette [25] » (HPE, 69) —, tous suscitent la condamnation paternelle. L’homme de cette génération est pour son père « un mauvais cauchemar » (PP, 29).

L’accusation qui porte le plus vise la puissance sexuelle du fils. Devant les invités, le père du narrateur du Tendre matin, qui traite son fils de « fillette » (TM, 43) alors qu’il est costaud et sportif, lui demande de l’embrasser, puis scande : « Tu as embrassé un homme ! Tu as embrassé un homme ! » (TM, 44) Le père de Serge raconte à toute la famille réunie que celui-ci, adolescent, s’est barricadé dans sa chambre pendant la visite d’une petite amie ; profitant de l’occasion, Edgar aurait fait l’amour à la belle. Dans « L’invasion des pères », nouvelle déjà évoquée, le père exhibe un sexe énorme et le fils en perd tous ses moyens : « Toi, on te livrerait la plus belle fille de Suède nue et consentante que tu ne saurais qu’en faire. » (EL, 12) Dans ce texte, l’absence de guillemets fait qu’on ne sait pas qui s’adresse ainsi à Mario. Mais qu’il entende la voix du père dans sa tête ou sa propre voix sans complaisance (venue elle aussi du père), il semble bien que le père, et lui seul, soit à l’origine de cette impuissance.

C’est donc le père qui, ayant terrorisé le jeune garçon [26], lui reproche de pleurer, le père qui lui a insufflé le dégoût à l’égard de la reproduction. Alain, l’homme qui s’est suicidé en même temps que la jeune fille enceinte, se rappelle « son enfance malheureuse, les crises d’autorité paternelle, les sanglots inassouvis de sa mère. […] Il vouait à la vie de famille une sainte horreur » (FD, 93). Davantage que de quelque tristesse existentielle, quelque vague à l’âme généralisé, les maux du fils, chez Archambault, son horreur de la vie et de l’engendrement, viennent pour l’essentiel du père.

Mort du père

Père, padre, pater, father, tu ne m’emmerdes même plus, vieux con, ancien bourreau empaillé, flic de merde !

PP, 17

Quelle que soit la langue, le nom du père, c’est l’innommable. La génération du milieu est unanime : le père, c’est le « monstre [27] » (EL, 13, 60 ; HPE, 59 ; AS, 40), l’« envahisseur » (AS, 100), le « tortionnaire » (PP, 12 ; HPE, 104), le « bourreau » (PP, 10) auquel le fils terrorisé est lié « jusqu’à la mort [28] » (PP, 10). Mort, d’ailleurs, ardemment souhaitée : « Et pas de faux sentiments, qu’il crève, avec ou sans douleurs ! » (PP, 12) Si le fils de la génération du milieu rêve ainsi de la mort du père, il est surtout conscient de la haine qu’on lui voue à son tour. Ainsi, Serge, en rêve, « voit souvent Emmanuelle devant lui, un fusil à la main » (PP, 127) ; Marc rêve que « François l’assassin[e] à coups de couteau » (AVB, 49). Dans un texte bref, les enfants meurtriers passent à l’action :

Hier, pour la fête des pères, nous avons rassemblé sur la place de notre petit village une dizaine d’hommes à qui nous avions décerné auparavant le titre de pères émérites. Aucun d’entre eux n’a même songé à refuser la distinction. Ils étaient tous présents, satisfaits, gonflés de bêtise. Nous n’avons pas tardé à les ligoter. Croyant qu’il s’agissait d’un jeu, ils se laissaient faire de bonne grâce. Ce n’est que lorsque Maria a allumé la torche qu’ils ont commencé à pleurer et à nous supplier. La fête fut splendide.

OO, 47

Notons que ce meurtre collectif — les enfants ligués contre le père triomphent, tandis que chacun d’eux, seul, tremblait devant lui — vise les pères comme classe (les mères, parfois honnies pourtant, ne font jamais chez Archambault l’objet d’un tel soulèvement), que le titre de « père émérite » semble se décerner au hasard, tel un simple leurre (y a-t-il même de bons pères ?), que la suffisance de ces hommes, sûrs de mériter un prix, les perd, et que l’imminence de la mort les réduit à l’état d’enfance (pleurer, supplier), au grand plaisir des jeunes. Le titre du texte (« Fête des pères ») ainsi que la dernière phrase, lourdement ironiques, soulignent la victoire des enfants. Dans les romans, la mort du père, si elle survient lorsque le fils est relativement jeune, est également cause de réjouissances. Alors qu’André est seulement apathique à la disparition de M. Arthaud (SD, 140), Alain est « fou de joie » quand il apprend la nouvelle (FD, 94). Le narrateur de Tendre matin dit avoir « très peu pleuré, la libération que j’éprouvais était trop grande » (TM, 20) ; dans son récit autobiographique, Archambault écrit : « À sa mort — j’avais à peine trente-deux ans —, je me suis senti libre. » (AS, 40) Plus âgé, le fils éprouve des sentiments plus mitigés, car la haine des jeunes années s’est émoussée ; tout au plus la mort du père procure-t-elle alors « une certaine sérénité » (PP, 82). Sans oublier que, s’il meurt vieux, le père rappelle au fils déjà plus très jeune l’imminence de sa propre disparition. Naît aussi une tenace culpabilité à l’idée de ne pas avoir été un bon fils [29] (HPE, MC, CPN).

Ainsi, le père, toujours de trop, doit mourir : « [L]’élimination du père […] structure l’oeuvre [30]. » Du point de vue du fils, cette haine du père est pleinement justifiée ; aux yeux du père, la hargne du « fils ingrat et bien portant » (EL, 38) fait scandale : « À l’instant de ma mort, mon fils ressentira une joie immense. Ce sera pour lui une seconde naissance. Il verra s’ouvrir devant lui une route aux horizons illimités. Il exultera. […] Il se sentira devenir un homme. » (EL, 37) On le voit bien, seule la mort du père permet de « devenir un homme ». Mais les choses ne sont pas si simples. Le cas de Mario l’a bien montré, la voix du père, même mort, demeure gravée au fond de l’ancien enfant humilié et l’empêche de vivre. Les « horizons illimités » ne sont qu’un leurre. Et à la disparition du père, pas de tendres retrouvailles : « Il sera mort sans m’avoir accepté. » (TM, 45) Mais il y a pire, le jour où le père nous rattrape dans notre chair : « Sous aucun prétexte, accepter de lui ressembler. Il avait oublié que l’âge venant, il adopterait certains de ses tics, qu’il finirait par devenir en quelque sorte son frère jumeau. » (PP, 19) En somme, la mort du père ne libère en rien le fils. Quels pères feront à leur tour ces hommes qui n’en sont pas ?

De la deuxième génération à la troisième

Fuites et empêchements

Je serais le premier à l’admettre, je suis un père indigne.

CPN, 71

Les hommes de la génération du milieu sont les maîtres absolus de la fuite. Roland (JSB) s’est réfugié à Bangkok après la naissance d’Odile. Marc (MC) a quitté sa première femme et leur enfant et, plus tard, abandonné sa nouvelle compagne enceinte. Le narrateur de « Tu parles trop fort » n’a pas vu son fils Julien « de sa troisième à sa vingtième année » (CPN, 71). À ces abandons, il faut encore ajouter de nombreuses négligences : « Mon métier m’obligeait à de fréquents voyages, j’étais distrait, je plaisais aux femmes, l’art et le succès étaient tout pour moi [31]. » (EL, 45) Après coup, Louis « fustigeait son désir d’écrire qui l’avait isolé de façon irrévocable de sa femme et de ses enfants » (ACP, 155). Bref, partis à l’autre bout du monde ou simplement tapis derrière une porte fermée, ces pères ont un même reproche à se faire : leur absence.

Les pères absents se transforment souvent, malgré eux, en pères empêchés. Marc, qui affirme que « [l]e sens de la paternité [lui] est venu tardivement » (AVB, 135), se fait en quelque sorte le porte-parole de ces pères privés de leur enfant par la mère. Ainsi, Patricia part vivre à Londres en compagnie du petit Guillaume, que Marc a appris entre-temps à chérir ; Élyane (« La vie recommencée ») quitte son mari et s’établit au Brésil avec leur fils, Marc, à qui le père écrit une longue lettre d’amour. De même, la mère de Julien (CPN, 72) prétend que le père est mort et refuse de communiquer à ce dernier l’adresse de leur enfant. Et quand ce n’est pas la mère qui punit ainsi le père, c’est l’enfant : la fille de Roland « le laissait tomber comme il avait laissé tomber sa mère [32] » (JSB, 49).

En somme, les pères de la première génération ont été omniprésents comme autorité toute-puissante, mais absents en matière de sentiments. Ceux de la génération du milieu sont absents physiquement — par choix ou parce que leur ex-femme en a décidé ainsi — ou encore distraits (forme plus insidieuse d’absence). Cependant, nouveauté par rapport à leurs pères, ils souffrent de ne pouvoir manifester leur amour pourtant sincère. Plusieurs d’entre eux se transformeront sur le tard en pères dévoués. Entre-temps, rongés par la culpabilité, ils se soumettent au jugement sévère de leurs enfants [33].

Jugements

Au fond, [les parents] ne veulent pas autre chose que de se faire dire que vous n’avez pas trop honte d’eux !

PDM, 70

Les fils de la génération du milieu portent sur leur père, nous l’avons vu, un jugement sans appel. Mais leur condamnation reste inopérante puisqu’elle n’est pas reconnue comme légitime par le père, sûr de son bon droit. Les rares hommes de la première génération dont les pensées intimes nous sont accessibles, Edgar (PP) et Raoul Dupré [34] (HPE), s’avouent mauvais pères dans leur for intérieur, mais n’en éprouvent aucun remords : tout est de la faute du fils raté. Par contre, ces fils ont intériorisé le jugement paternel et se sont reconnus déficients. Conscients du tort que peut faire le père, ils jugent peu leurs enfants, qui, eux, n’ont pas les mêmes scrupules. Autrement dit, toujours fautifs, toujours tourmentés, les hommes de la génération du milieu se voient jugés et condamnés comme fils, mais aussi comme pères, perdant ainsi sur tous les tableaux.

Le départ est en soi un refus du père. Certains enfants de la génération du milieu ont quitté très jeunes la maison paternelle, Alain à treize ans (FD), le narrateur de Parlons de moi « à seize ans, occasionnant par le fait même une rechute cardiaque à [s]on père » (PDM, 33). Mais le départ fracassant est surtout le fait de la troisième génération. Emmanuelle est partie en « abreuv[ant] d’injures » (PP, 34) un père désarçonné, Audrey « en claquant la porte » (DD, 19) ; François a renié Marc (AVB). Pour un enfant qui dit ne pas en vouloir au père, comprendre qu’il ne pouvait faire autrement (JSB, 143), plusieurs lui ont « crié [leur] haine » (ACP, 168). Dès qu’il est père, en effet, l’homme, chez Archambault, redoute le regard critique de ses enfants. Mari faible d’une femme qui boit trop, Henri se dit que leur fille de quatre ans « [les] juge déjà » (VT, 25) et craint de perdre son amour. Après ceux qu’il a essuyés en tant que fils, nombreux sont les reproches que le père de la génération du milieu s’attire pour sa froideur (« Tu ne t’intéresses pas aux autres. Tu ne sais pas ce qu’aimer veut dire ! » [DD, 20]), sa veulerie (« Il ne veut tout de même pas que je vive ma vie comme la sienne, que je me soumette à lui comme il s’est soumis à son père ! Le con, le con ! » [PP, 91]), sa faiblesse morale (« Je me suis toujours imaginé qu’un père devait savoir où il faut aller, qu’il devait être un phare. Et toi, mon pauvre papa, tu ne m’as été d’aucun secours » [CPN, 158]). Chaque année, le fils d’un vieillard lui écrit pour lui répéter « sur tous les tons qu’[il a] été un mauvais père [35] » (EL, 45). La mauvaise conscience absolue de ces pères les pousse à tout encaisser : « [Elle] l’avait traité de tous les noms. Il ne les méritait pas, peut-être, ces noms ? » (PP, 149) ; « [e]nvers François, j’ai été fautif, très fautif » (AVB, 46) ; « [c]omment me défendre ? Je sais qu’elle a raison » (DD, 22). Certes, les pères fuyants essaient après coup de rétablir les ponts, parfois avec succès, jamais assez bien toutefois pour abolir les remords. Claude s’occupe du père qui l’a toujours maltraité et s’en explique ainsi à sa fille :

— Il me les casse à un point que tu ne peux pas imaginer. Ce n’est pas une raison pour l’abandonner. On n’est pas un lâcheur toute sa vie.
- C’est à cause de moi que tu dis ça ? Tu t’en voudras donc toujours d’être parti ?

HPE, 38

Ici, les soins apportés au vieux père permettent de se racheter, non seulement auprès du géniteur (« vois comme je suis un bon fils »), mais aussi auprès de la génération suivante (« je ne lâche pas, moi »). Malgré la culpabilité et le remords, une certaine réparation, tardive et bien imparfaite, est possible. Mais dans la plupart des cas, le père est incapable de réparer sa faute, pas plus par l’amour que par les cadeaux et l’argent.

Argent

Stéphane s’efforce d’écouter Mahler en pensant à son père qu’il regrette de ne pas avoir mieux connu. Quant à Luc, il se souvient à peine de cet imbécile qui menaçait constamment de lui couper les vivres.

CPN, 19

Même lorsqu’on le juge « minable » (PP, 24), le père est toujours assez bon pour qu’on lui réclame de l’argent. Heureux de pouvoir maintenir ainsi un lien fragile, le père acquiesce : « À quoi peut-on servir d’autre quand on prend de l’âge ? » (DD, 18) Odile exige de Roland qu’il lui paie un avortement clandestin, demande troublante chez une fille non désirée qui élimine de cette façon la descendance du père. L’argent est aussi, de façon transparente, une métaphore de l’amour paternel ou filial. Dans les rêves de Marc, son fils « lui tend un chèque sans provisions » (AVB, 115). Autrement dit, le fils n’a pas de dette envers le père, pas d’amour pour lui ; c’est plutôt un créancier et, comme le grand-père, un témoin de ses erreurs. Lorsqu’un autre fils se met à mendier, rue Sainte-Catherine, c’est, encore une fois, l’amour de son père qu’il réclame : « C’est peut-être moi que Luc attend les jours où il tend la main devant des passants distraits. Je sais que je n’irai jamais à lui […] que ferais-je sinon mendier à mon tour, quémander un pardon auquel je n’arriverais jamais à croire. » (DD, 43-44) L’argent, le pardon et l’amour sont liés de façon inextricable, tandis que le registre financier est envahi par le registre religieux (absolution, sacrifice, culpabilité). Comment s’acquitter un jour d’une dette si grande, obtenir un pardon qu’on est convaincu de ne pas mériter ?

L’héritage paternel, dans ces cas, fait problème. Serge scrute à la loupe les pauvres objets que son père lui a laissés, à la recherche d’une lettre d’amour inexistante : « Ce sac rempli de breloques tout aussi inutiles que laides, c’est son héritage spirituel. » (PP, 124) Inversement, ne rien accepter de son père traduit un refus de ses valeurs : musicien, François ne prend aucun des vieux disques de collection de son père, « les estimant trop rayés peut-être » (AVB, 151) ; Claude ne veut pas que sa fille vive dans les meubles du grand-père, préférant qu’elle recommence à neuf (HPE, 112). Mais ce renouveau est-il possible ? Comment être un père meilleur que celui qu’on a eu ?

Pudeur et silence

Mais on ne recommence rien. Tout juste peut-on avoir quelques remords.

CPN, 152

Les pères de la première génération, si tant est qu’ils aiment leur fils, ne le disent jamais. Les seuls mots tendres prononcés par cette génération sont ceux qu’invente l’auteur dans son récit autobiographique : « Occupe-toi de tes enfants, aurait dit le père. Regarde-les grandir, ne te retiens pas de les embrasser. Tu ne connaîtras rien de plus beau dans la vie [36]. » (AS, 19) À défaut d’entendre réellement les mots d’amour, les hommes de la génération du milieu se promettent de combler leurs enfants d’affection : « Il ne fera tout de même pas comme son père qui a été toute sa vie avare de ces signes qui permettent aux autres de ne pas se sentir trop seuls. » (PP, 110) Mais parler n’est pas si simple. Ainsi, Serge se montre « distant par volonté de discrétion » (PP, 34), tandis qu’un autre père confesse ne pas avoir su faire comprendre à sa fille qu’il l’aimait : « Quand Audrey est parvenue à l’adolescence, j’ai ressenti pour elle un attachement que je n’avais pas soupçonné. Elle ne s’est aperçue de rien. À cause de ma maladresse assurément. » (DD, 22) Des tabous secrets minent le dialogue à la source, voire le rendent impossible : « Un père et un fils se confient rarement des choses importantes. Une gêne persistera toujours entre eux » (JSB, 14) ; « [à] vingt ans — est-ce bien vingt ans qu’elle a ? —, elle n’a rien à dire à son père. Que trouvais-je à dire au mien ? » (DD, 18) ; « [d]it-on la vérité à son père ? Surtout si ce dernier est distant de nature ? » (ACP, 15) Silences, non-dits, rencontres manquées font donc l’essentiel des échanges père-enfant. Un père s’interroge ainsi : « Que sais-je de cet homme, mon fils ? Il est évident que je mourrai sans avoir eu les conversations que j’aurais souhaitées. » (JSB, 136) Serge déplore de ne pouvoir rejoindre Emmanuelle : « Pour la première fois, ils ont une conversation d’adultes, et il n’a pas su trouver les mots. Une autre occasion perdue. » (PP, 74) L’incompréhension a des proportions tragiques : celui dont la femme est partie au Brésil écrit à l’intention de son fils une longue lettre d’amour (« Je ne vis que pour toi, petit Marc » [CPN, 36]) que celui-ci ne lira, et encore distraitement, que des années plus tard, à la mort du père. Malgré l’énorme bonne volonté du père, et parfois celle de l’enfant, les mots manquent ou encore ils n’atteignent pas leur cible. En fait, le mal est encore plus profond, puisque père et enfant, venus dirait-on de deux univers différents, ne sont pas faits pour s’entendre : « L’étranger, c’est le père » (PP, 29) ; « un jeune inconnu qui est mon fils » (PDM, 56) ; « [i]l n’est pas vrai qu’un fils et un père soient de la même famille. Ce sont des étrangers » (ACP, 113).

Seuls quelques pères très aimants, et encore, arriveront à se rapprocher de cet inconnu né de soi et aimé avec passion. Ce qu’il importe de retenir, toutefois, c’est que la pudeur des hommes de la génération du milieu n’a rien à voir avec la froideur de leur père ; ce sont des écorchés vifs et des amoureux déçus.

Repenser l’autorité paternelle

Marie-Ève s’est occupée seule d’élever les enfants. Élever, quel verbe étrange ! Comme si les enfants étaient des plantes, dont les parents seraient les tuteurs.

ACP, 89

Depuis longtemps, le père incarne le maître, la puissance, l’autorité, en somme la Loi. La théorie lacanienne ne fait que revêtir d’oripeaux nouveaux le patriarche séculaire [37]. Or, la génération du milieu, nous l’avons vu, se jure de remplacer la Loi par la tendresse : « Très tôt, j’ai choisi de dire et de redire à ma fille qu’elle est tout pour moi. » (HPE, 100) On peut donc choisir, rompre la chaîne. Si les hommes de cette génération renoncent à exercer leur autorité — si bien que, paradoxalement, ils semblent plus indifférents que les pères écrasants —, c’est en raison du sentiment d’illégitimité que nous avons vu plus haut ; un fils écrasé devient ainsi un père mou. Mais c’est aussi, de façon plus positive, pour épargner l’enfant. Georges dit avoir changé d’attitude pour que sa fille souffre moins que lui : « J’avais une peur terrible de ses colères [du père adoptif]. Avec Marie-France, j’ai été plus doux. J’aurais eu trop peur de l’entendre pleurer. » (FD, 136) Fait encourageant, la douceur s’apprend ; en revanche, le père, ici, aura passé toute sa vie à avoir peur. Le cas le plus intéressant est peut-être celui du père de Parlons de moi, celui qui élève le fils de l’Irlandais : il n’ose se confronter à Christian de peur de lui déplaire. Mais ce père veule réussit à repenser la paternité, même si (nous sommes chez Archambault, après tout) il finit en loque. Pour lui, il s’agit moins d’imposer sa loi que de permettre au fils de découvrir la vie en toute harmonie : « Je ne crois pas à l’autorité, c’est entendu, mais j’ai un coeur de père, je veux protéger mon fils, le dorloter, lui éviter certaines démarches douloureuses [38]. » (PDM, 16) Ils sont touchants, ces pères maladroits et mal aimés qui réinventent à coups de petits gestes patients la tendresse, la sollicitude, voire la paternité elle-même. Enfin, si le père renonce à se montrer autoritaire, c’est en partie parce qu’il ne se sent pas le droit de « faire la loi » — Archambault nous rappelle qu’il existe des pères illégitimes, et pas seulement des enfants —, mais aussi et surtout parce qu’il tient à réparer les torts qu’il a lui-même subis, se réparer en ménageant son enfant. Bref, l’autorité est pourrie — mais peut-on la remplacer par l’amour ?

Pères aimants

On a pu prétendre que la vie est ridicule, ergoter avec brio sur la fragilité du bonheur, mais que sont ces paroles à côté des rires innocents dont la beauté vous glace d’effroi ?

AVB, 23

Seul rempart — fragile, il est vrai — contre l’absurdité du monde (ce n’est pas pour rien que le protagoniste d’Une suprême discrétion se suicide après la mort d’un enfant pourtant non désiré), l’enfant inspire souvent aux hommes de la génération du milieu un amour passionné. Eux qui hésitent, qui tergiversent, n’ont à ce propos que des certitudes : « À aucun moment de ma vie, je n’ai douté de ce sentiment qui s’est insinué en moi dès les premiers instants. » (HPE, 35) Même si elle s’efface vite devant « l’insolence du fils grandissant » (OO, 80) — de toute façon, chez Archambault, « le bonheur est toujours rétrospectif » (AS, 84) —, cette joie constitue dans plusieurs cas le sentiment le plus authentique de l’existence. La réticence à devenir père, voire à naître, ne donne que plus de prix à la paternité : « J’aurais pu les rater, eux qui sont le soleil de ma vie. » (AS, 51)

Examinons rapidement quelques pères aimants ainsi que l’issue de leur amour. Henri, dans La vie à trois, chérit sa petite fille ; c’est lui qui l’apaise, la nuit, lorsqu’elle se réveille en proie à des cauchemars. L’ombre de l’inceste plane toutefois sur cette relation, du moins de l’avis de la mère, qui « assiste, impuissante, à leurs débordements amoureux [39] » (VT, 56). C’est à Georges Lamontagne que sa fille confie la nouvelle de sa grossesse illégitime, et ce père affectueux sent ses forces l’abandonner : « C’était maintenant à mon tour de pleurer. Surtout que j’avais l’air con ! La petite demandait à être protégée et je ne trouvais rien de mieux à faire que verser des larmes. » (FD, 34) Autrement dit, le père nouveau a du mal à trouver un équilibre entre fermeté et douceur. Privé de son fils Guillaume, alors que « c’est seulement en sa présence qu[‘il] parvenai[t] à vivre vraiment » (AVB, 135), Marc, celui qui sera par la suite battu à mort par de jeunes délinquants, abandonne la partie et se laisse dépérir. Serge adore sa fille Emmanuelle, qui, jeune adulte, le juge faible et le fuit. Tout en quémandant « une toute petite place dans son univers » (PP, 35), il l’admire d’avoir su, mieux que lui, assurer son indépendance. Après la naissance d’un petit-fils, Patrick, Emmanuelle se rapproche lentement de Serge, mais son compagnon (l’un des rares pères violents de l’oeuvre, cet homme de la troisième génération est loin du « père nouveau » tant espéré) la tuera avant de se suicider. Claude, autrefois père distrait, « se montre attentif aux moindres besoins de Nadine » (HPE, 31). Comme Georges, il veut lui éviter de souffrir, mais n’arrive pas à se montrer assez fort pour la soutenir : « Il suffit qu’elle me paraisse ébranlée par la plus insignifiante des peccadilles pour que je me sente hors d’équilibre à mon tour. » (HPE, 35) Il l’abandonne en se suicidant, semble-t-il, avec sa compagne. Enfin, Louis dit avoir aimé profondément ses filles, mais se sent coupable d’avoir été moins proche de son fils, qui le rend « responsable de tous ses échecs » (ACP, 16). Encore une fois, le père affirme sa tendresse en avouant son impuissance : « On ne peut pas tellement aider les autres, surtout ses enfants, mais si tu savais comme je souhaiterais que tu ne souffres pas trop [40] ! » (ACP, 174) En somme, dans presque tous les cas que nous venons de relever, le père meurt, à moins que ce ne soit l’enfant, souvent au terme d’une longue et douloureuse séparation ; dans d’autres cas, c’est l’avortement qui souligne le ratage et rappelle une fois de plus la mort. L’amour père-enfant ne peut se vivre pleinement dans cet univers romanesque : il est fragile et condamné, bien qu’ardemment désiré [41].

Dans de rares cas, c’est en devenant grand-père qu’on peut vivre dans l’harmonie l’arrivée d’une nouvelle vie : « Les enfants de ma fille m’apportent à leur tour ce vertige de la jeunesse dont ma mère a fait l’expérience avant moi. » (AS, 77) Prévisiblement, Archambault se plaît à railler la vanité de tout recommencement :

De voir gambader sa petite-fille l’émeut […]. S’il n’était pas si distrait, il écrirait un livre sur elle […]. La petite grandira, ne lui prêtera aucune attention. Et ce qu’il pourra imaginer alors aura les apparences d’une pochade écrite par un vieillard. Même son émotion ne convaincra personne.

JSB, 73

Lorsque Georges imagine que son petit-fils réalisera son propre rêve de gloire en devenant journaliste (« Tant pis s’il s’éloigne de moi, s’il a un peu honte de son grand-père » [FD, 184]), l’entreprise paraît à la fois généreuse et dérisoire, tout comme la fausse chronique nécrologique selon laquelle Georges serait devenu l’auteur de « pages inoubliables sur la paternité » (FD, 154) qui n’ont jamais vu le jour. Le grand-père le plus heureux, c’est sûrement Serge, qui hérite de Patrick après le meurtre d’Emmanuelle. « Craintif comme un amoureux qui tente les premières approches » (PP, 158), il oublie la rancoeur et la pitié au profit de l’émerveillement [42]. Si le doute l’habite encore (ne se demande-t-il pas s’il aurait mieux valu que Patrick aussi périsse, mettant définitivement fin à la lignée des Gaucher ?), l’espoir se profile dans ce roman d’une rare violence. Éphémère et toujours menacée comme la vie elle-même, la possibilité du bonheur existe.

Coïncidences

Le vieillard du tandem, c’était [désormais] lui. La même absurdité continuait.

PP, 155

Dans les romans d’Archambault, si pauvres pourtant en péripéties, tout arrive le même jour ou du moins à très peu d’intervalle : mort du père et fausse couche de la maîtresse dans Une suprême discrétion (événements suivis de près par le suicide du protagoniste), mort du père, naissance du petit-fils et mort de la fille dans Les pins parasols, mort du père et mariage de la fille dans Un homme plein d’enfance. De même, « petit Marc » reçoit la lettre d’amour de son père mort le jour où il apprend, consterné, que sa compagne est enceinte et refuse l’avortement. Est-ce faute d’avoir connu son père qu’il vit sa propre paternité comme une catastrophe ? La critique a reproché à Archambault ces coïncidences [43]. Mais au-delà de la vraisemblance, ne faut-il pas voir là une réflexion fataliste, certes, mais parfois empreinte d’un timide espoir, sur la vie qui meurt et qui recommence ? Bien sûr, on n’apprend pas à mieux affronter les grands mystères : Claude, voyant son père dans son cercueil, se sent « [t]out aussi dépourvu au fond que lorsqu’il a contemplé pour la première fois l’enfant qu’une infirmière lui présentait » (HPE, 104). La boucle se boucle, l’impuissance demeure, mais le dégoût qu’inspirait la paternité dans les premières oeuvres a fait place à un engagement paternel de plus en plus affirmé. Les coïncidences n’ont d’autre but, semble-t-il, que de permettre ces déclarations mi-figue mi-raisin dont l’auteur raffole et qui créent l’espoir en même temps qu’ils le désamorcent — « La vie chasse la mort, l’annule. Le cirque continue » (PP, 96) —, enrichissant une profonde méditation sur le temps qui fuit, sur les fragiles recommencements et les vains espoirs.

Conclusion : qu’est-ce qu’un père ?

J’ai appris que la paternité est toujours compliquée. Mais enfin, je ne me plains de rien.

CPN, 31

Toute l’oeuvre de Gilles Archambault soulève cette interrogation : qu’est-ce qu’un père ? Un tortionnaire, répondent les hommes de la génération du milieu, appliqués à refaire le modèle. Celui qui accepte d’y mettre le temps, affirment ceux qui élèvent un enfant dont ils ne sont pas le géniteur. Le narrateur de Parlons de moi et quelques autres réfléchissent de façon quasi obsessionnelle à la question :

Non vraiment, il n’y a pas de maisonnée. Je n’en voudrais pas, d’ailleurs. Je n’ai rien du père de famille.

PDM, 9

Sincèrement je ne crois pas avoir été un mauvais père. Voyez comme je me défends ! Comme si j’étais sûr qu’on allait m’attaquer.

PDM, 16

Un père, je suis un père, répétais-tu alors, comme pour t’en convaincre.

PP, 18

À la lumière de ces passages, on voit que si l’homme de la génération du milieu embrasse sa paternité, il refuse de jouer au « père de famille », c’est-à-dire au « flic de merde » (PP, 17) convaincu de son bon droit. Se dire père, et surtout bon père, soulève pourtant une culpabilité et une vulnérabilité intenses. Et s’il est certain que la paternité transforme sa vie, l’homme a du mal à assumer cette fonction si haute et à sortir de l’enfance. Enfin, « indissociable de l’inquiétude » (HPE, 37), la paternité trouble et fait écrire. Sorte de crise permanente de la virilité et de tout l’être [44], cette expérience, si elle conduit parfois à l’amour, touche toujours à la dérision, à l’impossibilité de toute relation véritable. La sévérité des pères de la première génération, l’inquiétude impuissante de ceux de la deuxième et l’indifférence ou la révolte des enfants des deux sexes de la troisième laissent entendre un changement d’attitude, certes, mais peu de rencontres pour autant.

« J’ai mis environ quarante ans à tenter de faire la paix avec mon père » (AS, 39), affirme l’auteur dans son récit autobiographique. Mais rares sont les protagonistes qu’il a créés depuis 1963, année où il a publié son premier roman, qui trouvent la sérénité. Pour Élisabeth Badinter, l’« homme réconcilié » est celui qui a su allier, dans sa personnalité, masculinité et féminité [45] ; chez Archambault, même si les hommes possèdent des traits considérés comme féminins, notamment l’émotivité, cette réconciliation est impossible, probablement en raison de la pérennité du modèle masculin traditionnel et de l’influence paternelle : le rejet par le père fait croire à ces hommes qu’ils sont des ratés plutôt que des hommes nouveaux. Cela dit, en mettant en scène toute une galerie de pères cruels, indifférents, absents ou tendres, où brillent tout particulièrement ceux qui s’emploient à rompre le moule patriarcal, Archambault, comme l’un de ses protagonistes faisant état de ses « longues heures d’interrogation sur la fonction de père, de mari, d’homme enfin » (PDM, 83), propose une réflexion moderne, qui fuit les réponses toutes faites et laisse place autant à l’émotion qu’à l’analyse. Les hommes de la génération du milieu ont du mal à devenir des hommes au sens traditionnel ou, ce qui est bien différent, des êtres humains épanouis — mais comme ils essaient, ces vieux enfants ! Lâches et courageux, s’acquittant tant bien que mal d’une tâche non souhaitée pour la plupart et devant laquelle ils se sentent impuissants, ils sont profondément humains. Au fond, malgré l’ironie de l’auteur, leur quête paternelle est lucide, touchante et même, à sa manière, dérisoire, héroïque.