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Si quelqu’un vous dit que Jean-Philippe Warren est un monomaniaque, vous saurez qu’il s’agit d’un fieffé menteur. Depuis une quinzaine d’années, le sociologue de l’Université Concordia a, disons-le, diversifié les sujets d’étude : le personnalisme et les prodromes de la Révolution tranquille, la formation et la jeunesse de Fernand Dumont, les mouvements contestataires québécois de la fin des années 1960, Edmond de Nevers, la commercialisation des fêtes au Québec au début du xxe siècle, l’art vivant selon Paul-Émile Borduas, la tradition sociologique au Canada français. Et j’en oublie. Hyperactif est le mot qu’on cherche.

Or, voilà la parution aux Éditions du Boréal d’une biographie d’Honoré Beaugrand (1848-1906)[1], sujet qui n’est pas non plus de tout repos. Évidemment, une telle tâche ne s’accomplit pas sur un coin de bureau : Warren a consacré dix années de recherches à l’écrivain, politicien, journaliste, soldat, bourgeois, etc. Si la période est déjà, à plusieurs égards, mal comprise (des biographies de Laurent-Olivier David et de Louis Fréchette, par exemple, seraient les bienvenues), les archives de Beaugrand ne sont pas non plus d’un grand secours. Contrairement à ces archives qui occupent des mètres et des mètres de rayons, celles de Beaugrand ne contiennent que « quelques lettres et cartons d’invitation signés de sa main » (15). Il aura fallu chercher ailleurs, notamment dans les journaux de l’époque, à l’aide de « sondages importants » (16) effectués par Warren et son équipe.

Malgré la documentation plutôt parcellaire, Jean-Philippe Warren a réussi à tisser un fil narratif bien tendu. C’est tout à son honneur. Le point de départ ne surprend guère et rappelle ce que disait déjà François Ricard dans la présentation de l’édition critique de La chasse-galerie et autres récits[2] : si on a l’impression que la terre est brûlée pour les rouges à la fin du xixe siècle, Honoré Beaugrand est une sorte d’exception éclatante, qui réussit — financièrement, politiquement et intellectuellement — à tirer son épingle du jeu. Cela dit, cette exception ne permet pas de tout remettre en question et de croire que le seul homme invalide le portrait qu’Yvan Lamonde, dans ses études du début des années 1990, a tracé de la période, ultramontaine et ultramontée. Le libéralisme de Laurier n’est pas non plus celui de Papineau et tutti quanti. Et, tant qu’à y être, l’hirondelle ne fait pas le printemps, surtout quand celui-ci arrive très en retard.

Mais revenons au récit biographique. Warren plante d’abord le décor de l’enfance : Lanoraie, le collège de Joliette (plus près du collège industriel que du collège classique), le fleuve Saint-Laurent, où Beaugrand aurait été matelot, le Mexique, où il était soldat pour la France, pays qu’il a découvert ensuite. Les hypothèses et les détails abondent, comme si entre les deux, très souvent, la fiction était d’un grand secours pour rattacher les fils. Fiction, d’abord, de celui qui doit faire un récit à partir de documents épars — certains, comme Warren, réussissent mieux que d’autres ; fiction, ensuite, écrite par Beaugrand lui-même. En effet, Warren convoque les récits brefs de l’auteur, écrits en Nouvelle-Angleterre au cours de la décennie 1870 ou au début des années 1890, afin de pallier les manques documentaires. Il y a bien un risque à agir ainsi, celui d’une interprétation circulaire de la vie d’un homme à la lumière de ses propres souvenirs, sans compter que ceux-ci sont fictionnalisés. Le risque est là. Mais c’est un beau risque, comme disait l’autre.

Des États-Unis où il lance ses premiers journaux, Beaugrand écrit, en 1874, dans son Écho du Canada : « nous croyons nous faire l’interprète de nos compatriotes émigrés en affirmant qu’il vaut mille fois mieux être Canadiens américains que Canadiens anglais » (134). Trois ans après le décès de celui qu’il a tant admiré, Papineau, Beaugrand s’inscrit durablement dans son sillage démocratique. Le rouge devient vif au fil des années : « De catholique respectueux dans L’Écho du Canada, il est devenu indépendant d’esprit en passant au Bien public et est désormais républicain à la française dans La République. » (161) Ses rapports avec Wilfrid Laurier et Honoré Mercier, dont la couleur tirait davantage sur le rouge pâle, seront difficiles. Franc-maçon à partir du milieu de la décennie 1870, Beaugrand ne sera pas, disons-le, l’ami de tous. Dans La Patrie, ce journal qu’il fonde en 1879 et qui aura une longue vie, le programme politique et social est toujours celui des rouges de 1854 (226). Mais, encore une fois, n’allons pas croire pour autant que le succès de Beaugrand — son journal se vend très bien, mais n’a pas le plus grand tirage à l’époque — est la preuve que le rougisme aurait pu en mener beaucoup plus large sur l’agora canadienne-française avec quelques efforts et avec un nouveau Louis-Antoine Dessaulles — avec deux « l », d’ailleurs, contrairement à ce qu’on lit dans l’ouvrage de Warren.

On note, également, une petite tentation téléologique à la fin de l’ouvrage :

Au fond, à bien des égards, il faut reformuler notre compréhension de cette période et concevoir que, mesurée en fonction de la pénétration des journaux dans la population québécoise de langue française, l’idéologie conservatrice cède de plus en plus le pas à une idéologie libérale qui, si elle n’a plus les accents radicaux de naguère, maintient à peu près intact son credo fondé sur le progrès, la propriété et la liberté. […] En ce sens, on pourrait dire que Beaugrand quitte la scène quand il n’est plus utile, non pas quand il est dépassé.

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Cette réflexion a bien quelque chose de fonctionnaliste, comme si Beaugrand avait eu une fonction précise et prédéterminée — celle d’ancrer un libéralisme, fût-il d’un rouge délavé —, et qu’une fois la « mission accomplie », il suffisait de sortir de scène. Cette interprétation peut être remise en question.

Malgré ces remarques, l’ouvrage de Warren n’est rien de moins que captivant. On retiendra particulièrement le récit que le sociologue fait de l’épidémie de variole qui frappe Montréal en 1885, tandis que Beaugrand est maire. La description de la misère des gens qui refusent d’être soignés, craignant notamment d’être vaccinés, encouragés par un clergé qui croit que la maladie est le châtiment de Dieu pour le dernier carnaval d’hiver, enrage le lecteur d’aujourd’hui, qui se rappelle soudainement pourquoi la religion, parfois, c’est triste. Warren décrit notamment cet épisode troublant de la ruelle Roland (aujourd’hui disparue), dans lequel Beaugrand intervient personnellement lors de l’arrestation d’une famille d’ouvriers qui refuse d’être évacuée. On a là une belle idée de reconstitution historique pour le 375e anniversaire de la métropole.

Au moment de la vente de La Patrie à la famille Tarte, en 1897, les quotidiens au Québec tendent davantage à être des journaux à nouvelles que des journaux à parti ou à idées. Le plus bel exemple de ce changement, toujours vivant, est le journal La Presse, fondé en 1884. C’est aussi la direction que prendra La Patrie, qui disparaîtra à la veille de son centenaire, en 1978. Depuis, Honoré Beaugrand est devenu une station de métro. Et Jean-Philippe Warren a remporté le Prix du Gouverneur général dans la catégorie « Essais ».

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On se permettra un saut de cent ans. Même si La Patrie de Beaugrand n’est pas celle de 1978 — on n’y trouvait probablement pas d’horoscope chinois en 1879 —, des journaux d’idées existent encore dans le Québec des années 1960 et 1970, à telle enseigne que la nostalgie peut y trouver son compte, tandis que la concentration des médias est aujourd’hui bien réelle. Le journaliste Jacques Keable, qui avait publié il y a quelques années une intéressante histoire des errances successives de La joute de Riopelle, s’intéresse dans un récent ouvrage[3] à l’hebdomadaire Québec-Presse, paru entre 1969 et 1974. Les études sur le sujet ne sont pas légion, c’est le moins qu’on puisse dire. Pourtant, la liste des collaborateurs de Québec-Presse (fournie par l’auteur à la fin du livre) impressionnera le lecteur : Paul Cliche, Roch Denis, Réjean Ducharme (le correcteur d’épreuves sur lequel on s’appesantit un peu trop dans l’ouvrage), Pierre Godin, Gérald Godin, Micheline Lachance, André Langevin, Adèle Lauzon, Pierre Vadeboncoeur et Pierre Vallières. Un autre boys club, en somme, ce que reconnaît l’auteur (52).

Nous sommes avertis d’entrée de jeu : Keable ne proposera pas tant une histoire du journal qu’un « témoignage de l’un de ses artisan-e-s » (13). Les souvenirs et anecdotes, souvent très intéressants, se succéderont donc dans un désordre de circonstance. Bien. Mais il y a plus, ici. Cherchant d’abord à ancrer Québec-Presse dans le Québec de l’époque, l’auteur y va un peu fort en parlant de la Révolution tranquille comme de ce moment où, par « cette chape de plomb enfin retirée, nous allions toucher avec bonheur les légitimes et rafraîchissantes légèreté et liberté d’être » (17). Si d’aventure l’on veut remettre en question cette vision de la Révolution tranquille pour le moins béate, une note vient nous avertir que les « froids tableaux statistiques ne disent pas tout de la vie et de l’histoire des peuples » et que nous, jeunes gens, n’avons pas senti la « très réelle pesanteur » de l’époque (17). C’est noté.

C’est au sein du milieu syndical, et plus précisément de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), que l’idée du journal est lancée. Keable rend bien compte de l’idéalisme de ses fondateurs, de leur enthousiasme qui contamine, dirais-je, l’écriture emballée de l’auteur, bien représentée par une surabondance de points d’exclamation. Ça donne souvent des phrases comme celles-ci, qui désamorcent le propos, c’est le moins qu’on puisse dire : « Aie ! Aie ! Aie ! Laporte oui, mais Cross… Doux Jésus ! Seul Québec-Presse, ce triste matin, le faisait mourir ! Quarante ans plus tard, à l’heure d’écrire ces lignes, James Cross, apparemment pétant de santé et heureux, file encore ses jours calmes dans sa verte Érin natale. Mamma mia ! » (56) Tout ça est plutôt léger. Note, également, à l’éditeur : les acronymes « RIP » et « CQFD » ne méritent pas de notes infrapaginales qui en expliquent le sens. Les lecteurs sont de grandes filles et de grands garçons.

De l’autogestion du journal à ses enquêtes qui annoncent notamment les bons moments de la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO), Québec-Presse rayonne dans cet ouvrage. Il rayonne tellement qu’il finit par brûler tout ce qui a suivi. À commencer par Le Jour, quotidien lancé en 1974 par les gens du Parti québécois. Le jugement est sans appel :

[I]l piquait à Québec-Presse une partie de ses annonceurs, déjà peu nombreux, et de sa clientèle nationaliste mal à l’aise avec la gauche. Par comparaison avec celui que défendait Québec-Presse, l’indépendantisme promu par Le Jour, moins près du mouvement syndical et des luttes populaires, allait être du genre plutôt dégriffé. Les effets de cape et le style fleuri xixe siècle de son rédacteur en chef, Yves Michaud, allaient rassurer les chaumières.

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Lecture quelque peu rapide et témoignant d’un ressentiment qui, quarante ans après les événements, semble encore puissant.

S’ensuivent également plusieurs pages noires sur la situation actuelle des médias, leur concentration, et le cahier de devis (les conditions sine qua non) pour relancer un hebdomadaire de la même eau que Québec-Presse sans répéter ses erreurs. Bien que cela ne soit pas dénué d’intérêt, ce propos dilue la réflexion sur Québec-Presse, qui devient presque — je dis presque — un prétexte pour parler de la situation actuelle des médias. Jouer sur les deux tableaux, ainsi, laissera peut-être le lecteur quelque peu… écarté.

Dommage, somme toute.