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Dans la didascalie initiale du Langue-à-langue des chiens de roche[1], l’auteur propose, comme à son habitude, une énigme[2]. Celle-ci est adressée au lecteur, mais paraît également destinée aux acteurs et au metteur en scène en ce qu’elle concerne la représentation du drame :

La représentation des chiens sur scène semble nécessaire et significative, mais leur nature, leur nombre, leur état ou même le genre de présence (olfactive, sonore, visuelle) demeurent à découvrir. Toutefois, les deux chiens, gardiens-témoins, sont présents avant l’entrée du public ainsi qu’à sa sortie.
Les chiens seraient-ils les témoins albinos de nos vies ? Ils dorment davantage qu’ils ne vivent éveillés, nous rêvent-ils ? Sont-ils les gardiens du Mur d’Eschyle ?
Deux chiens observent l’entrée du public.
Arrivée des comédiens sur scène ; les neuf corps tournent sur eux-mêmes. Les chiens les regardent. Noir.

LL, 10

Comment lire ce passage ? Les habitués de la dramaturgie contemporaine auront appris à se méfier de ce genre d’indications. S’il convient d’y voir une invitation à explorer les potentialités signifiantes d’un texte, celles-ci n’en comportent pas moins de nombreux pièges. Une grave erreur serait de ne pas les prendre au sérieux, mais la sagesse commande en même temps de ne pas y chercher non plus toutes les réponses aux enjeux que soulève l’écriture. Longtemps après les symbolistes, il n’est pas rare, pour les auteurs, de suggérer au moyen d’une parole cryptée l’incapacité de la scène à tout représenter. Cela relève parfois même d’une sorte de jeu qui prend tantôt l’allure d’une comédie (Valère Novarina[3]), tantôt celle d’une tragédie (Samuel Beckett[4]), mais qui révèle, dans tous les cas, combien la relation texte/scène repose désormais sur une logique de l’écart, voire de l’altérité réciproque, rompant ainsi avec le modus operandi traditionnel qui présumait de leur complémentarité[5].

La difficulté de montrer, telle qu’elle se formule dans la didascalie initiale du Langue-à-langue des chiens de roche, se présente donc comme un défi lancé à la mise en scène chargée de « découvrir », pour reprendre le mot du texte, le genre de présence qu’il convient d’attribuer aux chiens. Posée de manière pratique, cette équation n’apparaît évidemment pas simple à résoudre. Dans le souvenir que nous gardons de la création[6] se trouve l’image d’une scène traversée épisodiquement par des animaux en chair et en os. Or, il se peut très bien que l’imagination ait fait son oeuvre depuis ce temps et que l’image incrustée dans la mémoire, suivant une sorte de logique affective et sensorielle, s’avère être le fruit d’un travail onirique de la part du lecteur-spectateur offrant ainsi sa « réponse » à l’invitation de l’écrivain. Faut-il rappeler que l’activité « rêvique », pour emprunter ses propres termes, constitue la matière première de l’écriture pour Daniel Danis[7] ? Dans le mouvement de va-et-vient entre la page et le plateau, il est possible que cette matière agisse, comme par effet de percolation, sur ce que l’on croit avoir vu sur scène, preuve, s’il était besoin, que celle-ci n’est pas moins trouée[8] que celle-là et que la représentation peut elle-même subir les effets de nos relectures des textes. Dans le cas présent, toutefois, il n’est peut-être pas si important de savoir s’il y avait ou non des animaux sur scène quand on s’attarde aux enjeux d’un texte qui dit implicitement que l’essentiel se situe au-delà du visible[9]. Pour s’en convaincre, il suffit de lire cette autre indication, figurant au-dessus du passage cité, selon laquelle le chenil de Léo — qui adopte, plus loin dans la pièce, les dimensions d’une véritable chambre nuptiale[10] — abrite pas moins de « deux cent quarante-six chiens » (LL, 10). Nul théâtre — sauf peut-être celui de Romeo Castelluci[11] ! — ne saurait la prendre à la lettre.

Mais que faire, là encore, de pareille information ? Tout autant (et peut-être même davantage) que les deux chiens-témoins postés devant le public, la présence de cette meute silencieuse et rêveuse constitue l’un des éléments centraux de l’univers symbolique de la pièce. L’impossibilité de donner forme à cette réalité ne renverrait pas seulement à des contingences techniques ou économiques ; le texte de Danis pointe une contrainte essentielle de la représentation, au sens large donné à ce terme, à l’égard de ce qui est constitutif d’une telle image. Il faut entendre par là, comme le texte lui-même y fait allusion, une référence au nombre, à la multitude, à la masse compacte et anonyme des êtres ; c’est-à-dire à l’idée même du collectif, de la communauté, de la société, qui, depuis le romantisme, pose à la scène un problème de taille[12]. Celui-ci tient aux dimensions nécessairement limitées du plateau, mais renvoie aussi à l’impossibilité d’attribuer une voix (un rôle) à la multitude dans l’action dramatique. À cet égard, l’un des intérêts de l’oeuvre de Danis consisterait justement à suggérer d’autres formes de présence (olfactive, sonore, visuelle) scénique du social et, par le fait même, des manières de penser, avec les moyens du théâtre, ce que l’on nomme communément le « vivre-ensemble ».

L’énigme de la société

En formulant la chose ainsi, il y a pourtant un risque de restreindre l’horizon de la question de départ. On aura compris qu’il ne s’agit pas simplement ici de trouver une solution technique au problème du nombre de chiens sur scène. Mais on ne saurait s’en tenir non plus à des considérations d’ordre esthétique qui auraient pour seule ambition de dégager les formes de la socialité dans l’oeuvre de Danis. Dans les faits, la question, pour nous, se trouve peut-être en amont de cette analyse, dont on notera, au passage, qu’il existe très peu d’exemples dans la littérature critique consacrée à cette oeuvre. À notre première hypothèse s’en ajouterait donc une deuxième voulant que l’énigme de la société, à laquelle nous confronte Danis, pourrait bien être la raison expliquant pourquoi il est si difficile de lire cette oeuvre. Cette difficulté résiderait, entre autres choses, dans le fait qu’à l’inverse de tant d’écritures contemporaines, celle-ci postule l’existence d’une communauté, une communauté dont les formes seraient multiples et, par conséquent, difficilement saisissables ; mais une communauté qui existerait néanmoins à l’origine des individus qui la composent au lieu d’être leur projet, leur oeuvre (impossible) à faire ou, ce qui est le plus souvent le cas aujourd’hui, leur échec.

Pour donner la mesure du problème exposé, il importe de rappeler le cas de la dramaturgie québécoise récente, dont on entend dire fréquemment qu’elle serait entrée, depuis 1980, dans l’ère du narcissisme ; que ses oeuvres les plus marquantes témoigneraient ainsi de la montée de l’individualisme contemporain ; enfin, que les formes de cette dramaturgie donneraient la mesure de nos subjectivités maladives après l’effondrement du rêve national[13]. Sous-entendu dans ce discours récurrent — auquel il ne s’agit pas de dénier toute pertinence, au contraire — : le théâtre québécois respecterait de la sorte une certaine logique de l’histoire ayant permis d’échapper à l’espace contraint de la communauté. Sous-entendu également le fait que, dans le discours artistique et culturel, la référence à une identité collective (nationale) a été un refuge, voire un mirage, au moment même où le monde entrait dans une phase de « dépaysement » salutaire. Tout n’est pas faux dans cette interprétation, mais elle prend de plus en plus l’apparence d’un discours convenu qui agit comme écran devant la diversité des écritures. Il y a, chez Danis, bien plus que ce que recouvre l’étiquette commode de « dramaturgie de la subjectivité ». Mais au-delà de cette évidence, il reste, pour nous, à saisir la nécessité qu’impose ce théâtre de faire face à la question du collectif, et la difficulté supplémentaire de la poser en dehors du paradigme de l’utopie politique qui traverse la modernité.

L’horizon des discours actuels rend cette analyse plus complexe que jamais. Après l’époque glorieuse où la critique s’accordait avec la parole des créateurs pour sonder l’âme du peuple québécois, la notion de collectivité renvoie aujourd’hui à une figure honteuse, une sorte de spectre exilé sur un territoire peuplé de corps à la dérive. Qu’on ne s’y trompe pas non plus : le thème persistant de la « communauté perdue » participerait de la même logique d’occultation du collectif qui trouve son origine et sa justification dans une mutation idéologique (la souveraineté de l’individu), mais également dans une volonté d’expiation de la part des sociétés libérales. Jean-Luc Nancy a bien exposé cette disposition d’esprit dans son ouvrage La communauté désoeuvrée, qui dégage les traits de ce discours tragique présentant, à la suite de l’échec communiste — comparable, si l’on s’en tient à l’histoire du Québec, à celui du nationalisme —, l’idéal d’un « être-en-commun » comme un mythe à abandonner. Tel est le constat implacable que fait Nancy en ouverture de son essai :

Le témoignage le plus important et le plus pénible du monde moderne, celui qui rassemble peut-être tous les autres témoignages que cette époque se trouve chargée d’assumer, en vertu d’on ne sait quel décret ou de quelle nécessité (car nous témoignons aussi de l’épuisement de la pensée de l’Histoire), est le témoignage de la dissolution, de la dislocation ou de la conflagration de la communauté[14].

Aussi bien dire qu’un certain discours contemporain, prégnant dans les sciences humaines et la philosophie, comme dans le discours que tiennent les oeuvres elles-mêmes, s’est élaboré (consciemment ou non) sur les ruines de l’histoire et de la société. Voilà ce qui constitue notre héritage le plus lourd, ajoute Nancy, peut-être aussi le plus douloureux, et qui se manifeste, par exemple, dans l’idéologie qui imprègne un film comme Les invasions barbares (2003) de Denys Arcand, selon lequel l’effritement de l’édifice social, bâti dans la foulée de la Révolution tranquille, marquerait l’instant d’une régression, l’occasion d’un déferlement inéluctable de passions primitives associées à l’image de ces hordes barbares déferlant sur l’Empire. Comment en sommes-nous arrivés là ? Telle est la question que ce lieu commun formule à la manière d’une supplication. Y répondre serait déjà admettre la validité de la prémisse et son cadre d’analyse. Or, à la lumière de l’oeuvre de Danis, les choses prennent une tout autre coloration. Faut-il préciser qu’elle renferme quantité de barbares, de primitifs, d’êtres sauvages, mi-hommes mi-animaux ? Mais à la différence de l’interprétation dominante, il apparaît que les figures du bestiaire danisien, lesquelles se conjuguent sur le mode de la meute, du clan et de la tribu, ne suggèrent nullement l’image d’une civilisation au bord de l’éclatement, et moins encore l’idée que les formes sociales contemporaines seraient marquées au sceau du dépérissement ou de l’impossibilité.

C’est bien là la difficulté dont nous parlons depuis le début. Devant l’évidence que présentent les pièces, devant l’archaïsme déclaré de leur fiction et de leurs formes narratives, comment résister à l’explication catastrophiste qui tend à y voir l’expression d’une société entrée dans un processus d’ensauvagement, celui-là même qui hante nos représentations de la débâcle planétaire (post-11 septembre) avec ses régiments ennemis se livrant une guerre (de civilisations, de religions) les uns aux autres dans le refus obstiné de la règle de droit, de la liberté et de la raison ? Une réponse vient spontanément à l’esprit : parce que cette oeuvre comporte une bonne dose d’humour qui la tient à distance du désespoir ambiant — ce que l’on ne semble pas toujours bien apercevoir. Mais il y a aussi des raisons plus profondes. S’il existe bel et bien un processus d’ensauvagement, il se pourrait qu’il épouse, contrairement à ce que porte à croire la lecture que l’on fait aujourd’hui de l’histoire (et de sa fin), le mouvement naturel de toute vie en société. Du moins est-ce la lecture que suggère une traversée du répertoire de Danis. De Celle-là à e. Roman-dit, en passant par Le chant du Dire-Dire et Cendres de cailloux[15], voilà un univers dramatique qui développe l’idée d’un archaïsme régénérateur, d’une évolution suivant une sorte de balancier constant entre des formes collectives ordonnées et planifiées et d’autres que viennent cristalliser des interactions spontanées, hasardeuses, entre des êtres qui tentent, à chaque instant, de produire du social.

La communauté en crise

On reconnaît là un enjeu fondamental (et fondateur) pour l’ethnologie moderne que reprennent, en le reformulant, l’anthropologie et la sociologie actuelles[16]. À la question ancienne de savoir comment la Cité (Aristote, saint Augustin) met fin aux formes primaires d’agrégation ferait maintenant écho l’interrogation sur les crises récurrentes de la culture qui installent nos sociétés dans un perpétuel état de précarité propice à un « retour du refoulé ». Notre réflexion se propose d’exposer les dimensions de ce problème dans une perspective dramaturgique. Pour ce faire, il convient de revenir, un instant, à l’image des chiens rêveurs dans le Langue-à-langue des chiens de roche. La force dramatique de cette imagerie tiendrait, en somme, à l’argument qu’elle sous-tend et qui se développe dans la trajectoire des personnages de la pièce auxquels on prête en effet plusieurs traits et qualités propres à l’espèce animale. Cette imagerie suggère que, dans le sommeil où ils se trouvent plongés, les chiens du père Léo seraient partagés entre leur nature sauvage et celle, domestiquée, qui les rapproche de l’homme. L’expression « entre chiens et loups » (LL, 19), reprise par l’auteur dans la « Trente et unième vague » pour décrire un « temps suspendu », résume bien ce principe, si l’on accepte cette fois d’appliquer la formule à la condition humaine elle-même, à jamais partagée entre la Nuit et le Jour, entre le Ciel et la Terre, entre Jadis et Demain — pour reprendre les noms des enfants de J’il dans e. Roman-dit —, bref une condition incertaine pour une humanité sans domicile fixe.

Le programme de l’oeuvre relève en cela d’une sorte d’ontogenèse de la communauté. Lorsqu’on s’y attarde, on remarque d’ailleurs un procédé récurrent dans l’articulation narrative de plusieurs pièces. Pensons au Chant du Dire-Dire, au Langue-à-langue ainsi qu’à e. Roman dit, où l’auteur dispose, dans le même espace, deux « mondes », l’un se constituant dans le miroir de l’autre, comme s’il représentait sa face cachée, sa part d’ombre, son inframonde, à l’image de la forêt qui, dans les féeries shakespeariennes, donne lieu à toutes les rencontres et à de multiples métamorphoses. La critique a maintes fois souligné l’ancrage des textes dans le terroir, faisant allusion à la fascination évidente de l’auteur pour l’arrière-pays sous toutes ses formes. On l’admet sans peine, à condition de ne pas y projeter les catégories anciennes de l’imaginaire régionaliste ; en se rappelant surtout que dans le « village danisien » s’agitent les fantômes de l’urbanité contemporaine. On serait tenté d’emprunter une expression toute canadienne pour décrire cette relation complexe entre des mondes vivant dans le même périmètre, mais se regardant littéralement en chiens de faïence. Dans le cas de e. Roman-dit, nous sommes en présence d’une « réserve » abritant le clan des Azzédiens. Mais l’expression vaut également dans le cas de ces autres fictions (Cendres de cailloux, Le chant du Dire-Dire) où la relation de voisinage implique un rapport inégalitaire qui induit des opérations de contamination et de braconnage[17]. Chez Danis, le « Non-Monde » n’est jamais situé bien loin du « Contre Monde[18] ». Cette proximité suggère que l’on a affaire à différents états ou différentes modalités de la même société[19]. Mais ce principe de coexistence met aussi en lumière plusieurs contrastes, dont celui, central pour notre propos, entre un type de collectivité structurée, centralisée (celle des Iliens ou des municipiens), élaborant des stratégies de contrôle, et un autre qui ne serait possible, au contraire, que dans la dispersion et le non-pouvoir, mais qui ferait néanmoins échec à la domination au moyen d’actes de résistance. Le texte de Danis ne propose pas une étude de ce phénomène, mais révèle néanmoins que la différence entre ces deux réalités n’apparaît jamais nette ou définitive. C’est dans leur cohabitation ou coexistence — qui donne lieu à de multiples jeux et conflits — que l’oeuvre révèle notamment sa dimension épique.

L’attention de l’auteur ne semble pas moins tendue vers ceux qui habitent l’espace de la marge. e. Roman-dit met en scène ce qu’il convient d’appeler la forme sociale emblématique de l’oeuvre de Daniel Danis : la tribu de Métis. L’expression attire l’attention sur le caractère liminaire de l’expérience collective. Pour reprendre la théorie de Victor Turner[20], celle-ci s’élabore dans le refus (ou l’ignorance) de ce qui, dans un monde institué, sépare et individualise les sujets. La communitas danisienne se veut, à l’inverse, la somme d’agrégations circonstancielles rendue possible par l’absence d’un schème organisateur ou d’une finalité abstraite qui commande les agissements de chacun. On comprend par là qu’elle ne saurait servir d’assise à un État ou à quelque autre ordre politique fondé sur la délégation d’un pouvoir s’exerçant dans la distance d’avec les individus. Chez les Azzédiens, l’organisation sociale suit une logique de représentation horizontale, non différenciée, qui repose sur des relations affectives, sur un réseau de connivences appelé à se reconfigurer sans cesse au rythme des errances de la communauté.

Deux scènes dans la pièce exposent ce fonctionnement. La première, dont le ton parodique ne fait pas de doute, montre le couronnement de J’il, chef de l’escouade des Azzédiens. Au terme de la cérémonie, qui se déroule suivant une sorte de rite improvisé, nulle autorité ne lui sera conférée, si ce n’est celle qui revient à celui qui incarne une identité quelconque. Le personnage de Soleil, la didascalienne, commente ainsi la scène :

SOLEIL, LA DIDASCALIENNE. J’il s’est mis à sourire et la gentillesse a repris ses traits comme en plein éveil.
Ainsi, le Chef des Chamailleurs fut dévoilé : J’il, le parfait guerrier criminel sous un masque de paisible gentillesse avenante. L’infigurable, c’était lui, l’infigurable J, apostrophe, i, l.

E, 67

La séquence suivante présente le même J’il en compagnie du maire Blackburn, chef de la ville voisine, qui l’invite à « prendre la mesure d’une déclaration de guerre humide » (E, 82). Pendant que le maire pose sur la table les documents à signer, voilà que J’il prononce d’une voix vibrante l’accusation qui fait foi de ses ambitions guerrières. À la logique scripturale et contractuelle des sociétés planifiées se substitue ici le pouvoir d’une parole qui scelle, comme le serment et la promesse dans la « Société d’Amour Durant » du Chant du Dire-Dire[21], le sort unissant les êtres entre eux. Cette logique renvoie, à première vue, à une société archaïque, et c’est bien ainsi que le maire Blackburn la qualifie[22]. Mais l’on aurait tort d’y voir pour autant le signe d’un ancrage dans une mémoire ou une tradition ancestrale. De fait, si les cérémonies sont nombreuses dans cette oeuvre, leur caractère, là encore, improvisé, souligne au mieux le déracinement ontologique de ces collectivités qui donnent lieu à des pratiques rituelles au second degré. L’exemple du « Dire-Dire » de même que celui des « partys rage » dans Le langue-à-langue… en témoignent éloquemment. Leur pouvoir apparaît en ce sens plus circonstanciel que fondateur, plus esthétique que mémoriel, mais il ne sert pas moins à souder la communauté.

Il existe, en outre, une économie de la communauté danisienne, laquelle subordonne à la circulation des biens, nécessaire dans toute société à la gestion du mieux-être collectif, un esprit du don[23] où prédomine la nature affective et presque magique de toute transaction. Le rapport marchand se voit ainsi remplacé par une sorte de régime de la croyance qui permet de transcender la valeur d’usage ou d’échange des choses, voire de l’occulter, pour faire apparaître ce que Jacques T. Godbout appelle une « valeur de lien[24] ». À l’échelle de l’action dramatique, il est vrai que la consommation est peu visible chez Danis. Et pourtant, ce qui circule entre les personnages n’acquiert pas moins un prix — un prix d’autant plus élevé que la valeur vénale des choses tendra à disparaître derrière leur capacité à intensifier les relations. De même, le Dire-Dire que les parents Durant offrent en cadeau (en héritage) à leurs enfants avant la catastrophe traduit bien l’opération qui confère aux objets une dimension sacrée, voire divinatoire. En plus de l’esprit du don, il faudrait parler ici d’une sorte de mentalité primitive qui semble faire échec au désenchantement du monde auquel président les rapports marchands.

C’est à l’échelle du langage que ces enjeux acquièrent une force de vérité. Laissons à d’autres le soin d’en expliciter les principes opératoires pour nous attarder ici à ce que le Verbe, dans cette oeuvre, doit à l’ordre collectif qui en fonde et en structure l’usage. Pour illustrer cette idée, il n’est pas inutile de remonter au joual, qui, bien qu’il soit associé à une communauté nationale, n’en est pas moins une langue qui représente la dislocation du lien social, son effondrement dans une choralité trompeuse produisant la séparation entre les êtres[25], au lieu d’être l’instrument de leur coalition. À l’inverse, la langue des personnages de Danis[26], si l’on suit l’argument à propos du Dire-Dire[27], épouse un principe de consonance ou de ligne mélodique et rythmique qui entraîne toutes les voix dans un authentique mouvement choral. Il existe, dans cette oeuvre, une diversité d’accents, mais également une langue commune fonctionnant sur une logique de l’analogie généralisée, c’est-à-dire fondée sur la ressemblance nécessaire entre les mots et les choses[28]. Cette langue, qui plus est, répond à un désir manifeste de « retour aux sources », d’enracinement dans la vie commune immédiate et concrète, qu’on ne saurait confondre avec la recherche d’une « langue perdue » associée à une volonté nostalgique — laquelle est absente des pièces.

Un éthos ethnographique

C’est dans cet esprit de retour aux sources que ces observations méritent d’être recadrées à l’intérieur d’une lecture québécoise de l’oeuvre, ce qui ne doit pas être entendu comme la volonté d’en limiter la portée aux dimensions d’un territoire ou d’une réalité nationale ni celle de « rapatrier » son auteur sous prétexte qu’il se serait égaré dans ses pérégrinations européennes. Il nous a toutefois semblé utile d’explorer une question, celle de la communauté, que sous-tend la réflexion à propos d’une tradition littéraire et dramatique à laquelle ce théâtre pourrait bien appartenir. À cet égard, un constat s’impose, à savoir que la critique a, pour le moment, davantage mis en évidence les résonances de l’oeuvre de Danis avec les écritures dramatiques actuelles les plus novatrices. Nous voudrions croire que cette perspective n’est pas incompatible avec la nôtre, qui s’inspire, pour sa part, de travaux critiques récents en littérature québécoise et qui invite à aborder les textes sous l’angle de leur référent culturel commun, même si celui-ci n’est pas toujours explicite ou se voit parfois « détourné » par une opération parabolique.

En forçant un peu le trait, on avancera ici l’argument qu’il s’agit d’une oeuvre cultivant, vis-à-vis de la réalité québécoise, un esprit ethnographique. L’expression mérite d’être précisée, si l’on souhaite y voir autre chose que le souci d’observation propre à une certaine « littérature du pays ». Il faut dire d’abord que le regard de l’ethnographe s’est rapproché depuis la disparition des « cultures lointaines et différentes[29] » et, ensuite, qu’en faisant des « mondes contemporains » son objet, il aura dès lors permis d’en révéler les zones sauvages. L’oeuvre de Danis serait elle-même construite sur ce paradoxe voulant que l’intensité du regard dirigé sur soi fasse éclater nos repères et « défamiliarise » notre rapport au monde. Plusieurs pièces se lisent en effet comme des « récits de l’autre » dont on aurait conservé les marques d’altérité dans une énonciation rétive au naturel/naturalisme du dialogue. Le motif de la cohabitation, analysé plus haut, serait l’une des modalités d’expression de cette posture ethnographique qui se définit à la fois dans la distance et la proximité avec l’Autre. Mais on la devine aussi dans ces fictions récurrentes où un événement vient rompre l’ordre habituel des choses et plonger les êtres dans un état de survie qui aiguise la sensibilité. En face de cela, le lecteur/spectateur sera lui-même divisé entre la fascination et l’inquiétude, épousant un objet qui échappe à l’emprise du discours commun.

Il convient d’ajouter que cette vision ethnographique, Danis la partage avec des écrivains comme Hector de Saint-Denys Garneau, Gaston Miron et Réjean Ducharme, voire, plus près de nous, avec un Jacques Poulin[30]. Mais il faut peut-être voir au-delà de la littérature de fiction pour en retrouver la véritable source. Pour l’ethnographie américaine, celle des années 1940 et 1950, le Québec a été cette parcelle d’altérité sise au coeur de la civilisation. C’était l’époque de la folk-society, expression utilisée par Everett C. Hugues, dans son French Canada in Transition[31], pour désigner alors le caractère insulaire et archaïque, enraciné dans le religieux et le communautaire, de la société canadienne-française. Ce bref rappel ne serait guère utile si ce n’était pour dire combien cette vision a très fortement inspiré la mutation des années 1960 au Québec. En adhérant à cette image dégradée de soi, l’élite canadienne-française a voulu en même temps la mettre à distance et négocier, dans une sorte de coup de force, son entrée dans la modernité[32]. Au risque d’utiliser un raccourci, on peut sans doute affirmer que cette opération a été l’oeuvre essentielle — de normalisation — ou, en tout cas, la plus durable de la Révolution tranquille, à laquelle ont contribué bon nombre d’écrivains et d’intellectuels. Pour d’autres, ce passage, envisagé comme un rattrapage, ne s’est pas effectué sans douleur ni déchirement, justement en raison de la position d’extériorité que cette évolution commandait de la part de l’auteur et qui contrariait l’image, élaborée dans les années 1960, sur laquelle s’était bâtie sa légitimité et qui traduisait un désir de s’abolir dans la réalité « crasseuse » de la collectivité québécoise[33].

Au terme d’un long parcours qui fait voir sous un nouveau jour des auteurs et créateurs comme Jean-Pierre Ronfard, Normand Chaurette et Robert Lepage (pour s’en tenir au théâtre), soucieux à leur tour de déjouer cette logique du miroir et de la dissolution du moi dans l’humus national, il apparaît qu’avec Danis le mouvement s’inverse là où l’oeuvre parvient désormais à aménager un lieu d’observation et de différenciation à l’intérieur de l’espace pluriel de la communauté. C’est la position qu’occupent ces personnages témoins[34] dont les voix tissent la trame d’une identité commune à travers le concert des voix singulières ; personnages qui habitent à la fois le récit et l’émotion qu’il véhicule, en même temps qu’ils prennent place dans un espace mnésique où les mots se donnent à dire comme des citations, des sentences, des lieux communs. Dans e. Roman-dit, ce rôle est confié à un seul locuteur, comme s’il s’agissait d’en accentuer la visibilité et de formaliser un procédé qui ancre la pièce (et le théâtre) dans une tradition orale immémoriale : avec Soleil, la didascalienne, Danis renvoie en effet à la figure légendaire du conteur sillonnant les villages, allant d’une assemblée à l’autre pour recueillir les bribes d’un récit toujours nouveau mais racontant la même histoire, celle des origines — origines du monde, de la communauté —, mais avec cette nuance que le lieu de l’origine ne saurait être ici le passé érigé en mythe. Si la didascalienne joue son rôle de médiation entre deux univers, ce sera davantage ceux que le monde actuel dispose devant nos yeux en traçant ici et là des frontières. Tout en marquant son appartenance à la société des Azzédiens, Soleil incarne véritablement l’esprit ethnographique en prenant la parole au carrefour des identités et des territoires. Comme l’auteur dont elle reproduit le souffle épique, elle témoigne ainsi du fait que la communauté demeure un horizon sans cesse à redessiner, mais néanmoins indépassable.