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Grâce à la publication du Cabochon[1] en 1964, de La chair de poule[2] en 1965, de La vie provisoire[3] en 1995, mais surtout de la trilogie Histoires de déserteurs[4], dont le troisième tome a été couronné par le Prix du Gouverneur général en 1976, André Major a été, jusqu’à récemment, connu et reconnu essentiellement pour son oeuvre de romancier et de nouvelliste. Cependant, la parution tardive de trois volumes de ses carnets (Le sourire d’Anton ou l’adieu au roman[5], L’esprit vagabond[6] et Prendre le large[7]), près de quarante ans après ses débuts littéraires, appelle à une révision de sa trajectoire d’écrivain, dans la mesure où elle permet de jeter une lumière rétrospective sur sa production. En effet, ces trois livres ont, tout au moins en apparence, reconfiguré en profondeur l’oeuvre de Major et cela de deux manières : en faisant d’abord ressortir une veine autobiographique restée jusque-là plutôt discrète (disséminée qu’elle était dans des textes publiés en revue) et en inscrivant ensuite une rupture relativement franche avec la pratique de la fiction, rupture que l’on serait tenté de faire remonter seulement à la parution du Sourire d’Anton (au sous-titre d’emblée très explicite sur ce point)[8]. Or — et c’est la piste que nous voudrions suivre dans cet article — il semble que chez Major les réticences à l’égard des contraintes de la pratique fictionnelle apparaissent beaucoup plus tôt qu’on ne l’avait envisagé jusqu’à présent, comme du reste le souci d’une écriture du « moi », elle aussi problématique dans la mesure où elle reste attentive aux exigences de la posture et de la vocation, toujours précaires, de l’écrivain, exigences qui vont de pair avec un désir d’engagement sans cesse menacé par la tentation de la désertion. C’est donc selon nous la permanence remarquable, sinon étonnante, d’une même attitude ambivalente vis-à-vis des différents aspects de sa pratique d’écriture qui marque avant tout le parcours de Major.

Nous entendons suivre ici la trace autobiographique qui accompagne, en pointillé, le déploiement de la fiction, puisque dans ces textes moins « visibles » s’élabore aussi bien une « autobiographie diffractée » de l’écrivain qu’une poétique à la fois romanesque et autobiographique au sein de laquelle la question des rapports au collectif et à l’individuel, au social et à l’intime, se pose d’entrée de jeu avec acuité. Nous verrons ensuite comment les carnets, loin de rompre avec les apparentes dérobades de la première « phase » de la carrière de Major, en consacrent le caractère éminemment fondateur pour l’ensemble de l’oeuvre.

L’autobiographie diffractée

Peu de temps après la parution du Cabochon, roman d’apprentissage d’inspiration autobiographique, André Major, à peine âgé de vingt-trois ans, se lance dans une entreprise pour le moins audacieuse et inusitée : la rédaction de ses mémoires, qu’il publie dans L’Action nationale — « pour scandaliser les gens[9] », dira-t-il plus tard — sous le titre « Mémoires d’un jeune Canoque[10] ». S’il est téméraire pour un si jeune écrivain de s’adonner à ce genre en principe quelque peu solennel, il faut souligner en revanche que l’expression « jeune Canoque » pose d’emblée le statut revendicateur du texte en signant l’appartenance de l’auteur à la communauté des « opprimés » qui n’ont généralement pas droit à la parole ni accès à la dignité de sujet de l’histoire. L’écrivain en herbe cherche ainsi non seulement à opérer le renversement d’une étiquette péjorative — « Canuk [sic]/Canoque » —, mais aussi à transcender et à subvertir sa position d’infériorité en s’appropriant le langage et la parole, et spécialement au nom des « jeunes » qu’il dit représenter[11]. Dans ce contexte, le choix des mémoires, genre de l’intime le plus ancré dans l’histoire collective et qui, de ce fait, nécessite la plus forte caution sociale, participe également d’une volonté de renverser les conventions. Dans la première livraison de ses « Mémoires », Major s’empresse d’ailleurs de noter :

L’idée d’écrire mes mémoires ne m’est pas venue d’un vieillissement précoce. J’ai toujours voulu transformer mes expériences en romans, c’est-à-dire faire en sorte que ma réalité ne soit perceptible qu’à travers un tissu de fictions plus ou moins serré. Mais c’est précisément ce tissu qui aujourd’hui m’embarrasse, et il me semble qu’il me serait plus facile de traduire directement, sans médiation aucune, sauf celle d’une certaine recherche du langage, de traduire directement, dis-je, une expérience sociale et spirituelle qui, même si je m’en considère dans ces pages comme le témoin, sera jusqu’à un certain point celle de toute une génération.

MJC, I, 245

On le voit : ce précoce « adieu au roman » après une seule publication — mais plusieurs manuscrits[12] — anticipe, dans son ton et dans ses arguments mêmes, celui du Sourire d’Anton qui paraîtra plus de trente-cinq ans plus tard. En effet, déjà, la pulsion autobiographique se justifie par l’évocation du désir du roman et par la conjonction nécessaire de l’individuel et du collectif — désirée quoique non dénuée d’ambiguïté, puisqu’il s’agit de se mettre personnellement en scène pour parler d’une expérience commune. Ici, le désir du roman est à la fois affirmé dans sa permanence (« [j]’ai toujours voulu ») et dénoncé comme détour inutile, encombrement, effort vain, ainsi qu’il le sera plus tard dans Le sourire d’Anton, se construisant précisément sur cette tension entre romanesque et autobiographique que l’on voit peu à peu surgir. La position que Major défend en 1965 apparaît tout à fait actuelle, n’étant pas très éloignée de celle d’un Peter Handke, par exemple[13], et de tout un aréopage d’écrivains qui, surtout depuis 1980, disent se défier des artifices du romanesque[14]. Bref, si la publication du Sourire d’Anton en 2001 est accueillie par une critique capable de recevoir avec sérénité, voire avec enthousiasme, la désaffection de l’écrivain par rapport au roman et aux contraintes de l’engagement[15], le « parti pris » pour une littérature personnelle est en revanche plus problématique à l’époque de la rédaction des « Mémoires », alors que le droit de dire je plutôt que nous n’est pas pleinement acquis et que les écrits intimes ne bénéficient encore d’aucune véritable légitimité au sein de l’institution[16].

Autre fait notable que rendent manifeste les « Mémoires » : déjà, Major se situe en porte-à-faux par rapport au texte publié, qui décrit la lente maturation d’une pensée que l’auteur a déjà quittée au moment où il la rend publique[17]. Car l’engagement politique dont témoignent les « Mémoires » ainsi que la solidarité que l’auteur veut affirmer avec sa génération s’accompagnent d’une exigence personnelle et spirituelle à l’égard de l’écriture qui le conduit à se dissocier de la communauté dont il souhaite pourtant la libération :

C’était l’automne, je l’ai dit, et ma révolte m’éloignait des choses de ce monde : elle se nourrissait de lectures, faute de vivre d’actions. J’étais obsédé par l’idée de me désintoxiquer de tout ce qui n’avait pas surgi de mon instinct, de tout ce qu’on avait déposé dans mon âme ; bref, je voulais retrouver une sorte de pureté originelle pour échapper au déterminisme social.

MJC, VII, 989

Dans un autre texte de 1965, « Ainsi soit-il[18] », Major avait d’ailleurs pris congé de l’idéologie partipriste dans les pages mêmes de la revue, y opposant l’instinct qui lui faisait apercevoir son destin d’écrivain dans l’exploration des profondeurs individuelles : la certitude de sa voie (et de sa voix) ne semblait pouvoir s’acquérir, selon le jeune écrivain, qu’à condition « d’avoir plongé tout entier dans son passé, y compris l’enfance, et d’en revenir possesseur et vainqueur[19] ».

Il appert en somme que, dès les débuts de sa carrière, se décèle chez Major l’ambivalence foncière qui va marquer toute sa production, instaurant une double contrainte dont elle parviendra difficilement à s’extirper. D’une part, c’est la condition sociale initiale qui suscite l’oeuvre, mais c’est elle, d’autre part, qui risque de la plomber, de l’entraîner dans le vide culturel et la médiocrité que l’écrivain diagnostique au sein de son milieu. De même, c’est la condition de « jeune Canoque » qui suscite l’engagement et l’écriture, mais c’est le sentiment d’inadéquation profonde tant avec son milieu qu’avec ses collègues plus « idéologues » de Parti pris qui pousse Major à déserter et à se singulariser. Qui plus est, ce je que Major semble découvrir et célébrer dans ses « Mémoires » apparaît paradoxalement, au moins à certains moments, comme un « exil », alors que le nous, quoique informe, constituerait un « espoir » (MJC, I, 246). Les valeurs associées aux deux pôles qui aimantent l’écriture se voient ainsi provisoirement inversées ; et l’effet de bascule entre je et nous, entre autobiographie et fiction[20], se maintiendra longtemps, au risque de confiner à la palinodie. Récit de l’éveil de l’adolescent à la conscience sociale et politique et à la nécessité de l’engagement, les « Mémoires d’un jeune Canoque » se construisent donc sur un certain nombre de désirs et de postures contradictoires, annonciateurs de cette indécision qui va simultanément freiner et propulser Major, rendre son rapport à l’écriture plus malaisé et en même temps l’obliger à trouver une forme qui lui corresponde et qui corresponde à ce qu’il sait intuitivement, mais encore indistinctement, vouloir écrire.

Il faut par ailleurs souligner que les écrivains de Parti pris ont vite accédé, aux yeux de leur génération à tout le moins, au statut de maîtres à penser ; ce phénomène dit bien sûr quelque chose de l’empressement des Québécois, en cette ère de Révolution tranquille, à se choisir des guides intellectuels à peine nés à la pensée, mais également du sérieux, sinon de l’esprit de sérieux, de ces apprentis penseurs postés à l’orée d’un monde nouveau. Quoique bien au fait de la « désertion » de Major à l’endroit de la mouvance partipriste[21], Jacques Ferron, dans une lettre du 21 avril 1966, le mettra en garde, non sans une pointe de moquerie, contre sa propension à la gravité :

Des Mémoires, à votre âge, je trouvais ça un peu baroque. Qu’avez-vous pu voir de vous-même encore si près de vous-même ? Eh bien, c’est agréable à lire et instructif. Mais au point où vous en êtes rendu, ces Mémoires touchent à la frontière du journal. Si vous la traversez, vous risquez de vous perdre dans un décor changeant, au milieu de personnages inachevés qui pourraient vous tromper… Les mémorialistes sont toujours respectés parce qu’on les craint, et on les craint à cause de leur patience, parce qu’il [sic] relancent la polémique quand ils sont sûrs de ne point s’attirer de réplique[22].

Il faut ainsi se tourner vers la correspondance avec Ferron — qui va de 1962 à 1983, mais qui a paru quelque trente-huit ans après les « Mémoires » — pour rétrospectivement donner tout son sens à cette « oeuvre laissée en plan[23] », pour arriver en quelque sorte à colmater la brèche autobiographique créée par l’arrêt brusque de sa publication. Certainement sensible aux mises en garde que lui a servies son aîné, Major écrit, le 7 mai 1966, alors que la publication en revue a encore cours :

J’abandonne mes Mémoires si cela peut vous intéresser. Me voilà dans l’impasse que vous m’aviez annoncée. Fait comme un rat, je m’esquive. Voyez-vous, c’est un genre si personnel (qui n’engage que l’individu) que j’aurais l’impression, là où j’en suis rendu, de trahir le collectif qu’il y avait sous ce « je » dont j’usais[24].

Autrement dit, la confession — qui, à mesure que le temps raconté vient à coïncider avec le temps de l’écriture, tend à se rapprocher du journal, genre « narcissique » et périlleux entre tous — est posée comme quelque chose qui est, d’une certaine manière, « volé » au collectif, ce à quoi le jeune écrivain, malgré sa profession de foi individualiste, ne peut alors se résoudre.

S’étant écarté des sentiers battus en empruntant la forme rétrospective[25] et monumentale des mémoires, Major retourne au roman avec la publication en 1968 du Vent du diable[26], puis réitère son allégeance au romanesque dans l’entrevue qu’il accorde à Raymond Plante en 1974, alors qu’il vient de s’engager dans ses Histoires de déserteurs :

Après Le vent du diable, je croyais avoir trouvé ma voie. Dans le roman, il y a l’aveu d’un déchirement entre la fiction et la confession. Le carnet bleu poursuit l’action romanesque sur le mode autobiographique, et le narrateur devient acteur. J’avais, à ce moment-là, la certitude de ne pouvoir écrire autre chose que des chroniques autobiographiques parce qu’il me semblait que la fiction était un trop long détour pour arriver au but. C’était une illusion, comme je m’en suis rendu compte par la suite en écrivant. Parce que si je me donne le rôle du personnage principal de mon récit, je cours le risque de multiplier les prudences et les coquetteries qui, finalement, m’éloignent de l’essentiel. L’expérience de l’autobiographie m’a révélé aussi que j’avais horreur de cette forme d’exhibitionnisme et que mon cas ne m’intéressait pas plus que ça. Les expériences d’un écrivain, ça peut être passionnant pour lui, pour quelques autres aussi, mais moi, mes goûts me portent vers la fiction, le roman qui a ceci de commun avec le théâtre qu’il s’inscrit dans le quotidien[27].

« L’expérience de l’autobiographie » n’aura donc pas amené l’écrivain à s’engager définitivement dans cette voie, mais plutôt à se replier sur le romanesque — à une époque, il est vrai, marquée par une forte valorisation du roman au Québec[28]. On s’étonne toutefois de constater que la fiction se voit paradoxalement revalorisée en tant qu’écriture du quotidien, alors que l’autobiographie, trop frontale, serait celle des compromis et des masques. Cela dit, il demeure que Le vent du diable, quoique jugé après coup comme une oeuvre « de transition » trop influencée par la rédaction de l’essai sur Félix-Antoine Savard[29], aurait pu apparaître comme un compromis esthétique valable, révélateur de la formule idéale d’écriture pour Major. En effet, « Le carnet bleu », section nettement autobiographique qui constitue la dernière partie du livre (et dont le ton tranche avec le lyrisme et le romanesque de la première partie), se présente comme un adieu aux errances et aux errements de la jeunesse tout en laissant poindre la prédilection de l’écrivain pour une pratique à l’affût de l’anecdotique et du quotidien[30]. Or ce roman hybride ne constituera pas un modèle pour Major, tant s’en faut.

Parallèlement, le tiraillement entre recherche d’une vocation à travers l’écriture et nécessité d’un engagement social continue d’alimenter la réflexion de l’écrivain au cours de cette décennie 1970. Dans « Langagement (1960-1975)[31] », court essai paru une année après l’entrevue avec Plante, Major recentre la question politique sur un enjeu certes collectif, mais plus encore personnel, inhérent au travail premier de l’écrivain : la langue. Insistant sur le face-à-face d’abord intime de l’écrivain avec sa langue d’écriture, mais relevant également les résonances collectives, sociopolitiques, de l’élection de tel ou tel registre linguistique (le joual — intégral ou non —, le français plus classique), l’écrivain prend parti, et sans plus hésiter par la suite nous semble-t-il, pour une esthétique réaliste et une langue classique, pour une écriture ancrée dans le quotidien et l’observation[32], mais dont la forme idéale reste encore à trouver et à définir. Avec beaucoup d’aplomb, Major situe ici l’engagement sur le strict plan de la littérature, ce qui lui permet de se soustraire au « service littéraire obligatoire » dont parlait Jacques Godbout exactement à la même époque[33].

Conséquence de ce ferme engagement dans l’aventure et le langage romanesques, les confessions de l’auteur vont désormais se couler dans des formes modestes, souples, comme les préfaces, les extraits de journaux intimes ou de carnets, voire les interviews, mais aussi dans les multiples réécritures et mises au point effectuées à l’occasion de la réédition de ses divers écrits. Témoignant d’une préoccupation constante de l’écrivain à l’égard de son oeuvre romanesque — qu’il cherche tour à tour à mettre à distance, à se réapproprier et à actualiser —, ces divers morceaux vont, de plus, appeler à une relecture autobiographique des oeuvres fictionnelles. Un bon exemple en est la « Préface » au dossier que lui a consacré Voix et Images en 1985, dans laquelle Major réitère la nature confessionnelle du Cabochon et, au-delà, de plusieurs de ses fictions. Au surplus, l’ensemble de ces textes « autobiographoïdes » continuent d’exhumer les tensions à l’oeuvre dans son parcours d’écriture entre réalisme et esthétisation, autobiographie et fiction (ou : inspiration personnelle et imagination), pulsion de l’écriture et refus du statut d’écrivain, lecture et écriture (ou : silence et expression), écriture comme simple viatique et volonté de faire oeuvre. Car l’écrivain n’est pas dupe des « schèmes » qui l’animent et qui se déploient souvent sur le mode de la contradiction :

Le cabochon était assez autobiographique, un peu trop même, ce qui m’a valu d’être boudé par une partie de ma famille. Mais il portait le germe de tout ce que j’allais colporter par la suite : l’insupportable brutalité des rapports humains, le besoin de rompre avec ce qui vous étouffe, le tiraillement dont j’ai déjà parlé entre la ville et la nature, et la conquête ardue d’une certaine autonomie intérieure[34].

Cette relative marginalisation de la pratique autobiographique — voire sa fragmentation et sa mise à distance — n’empêche toutefois pas l’écrivain de poursuivre une entreprise plus intimiste, à la fois privée et publique, comme en fait foi la première livraison du « Journal d’un hypnotisé » (avec le sous-titre « fragments publiables ») que donne la revue Liberté en 1972. Il faut tout de même attendre 1984 pour que ce « Journal » paraisse de façon régulière à l’instigation de François Ricard[35], alors directeur de la revue. Cette fois, on a affaire à une oeuvre « de commande » — comme le sera aussi, à sa façon, Le sourire d’Anton[36] —, puisque son élaboration même est suscitée par le projet éditorial et que la diffusion, en conséquence, est quasi immédiate[37]. D’ailleurs, ce « Journal d’un hypnotisé », tout comme les autres extraits publiés isolément plus tard dans Liberté et dans Les écrits (sous le titre « Le sourire d’Anton », en 1998 et en 2001[38]), a été repris presque in extenso, avec un léger travail d’édition, dans Le sourire d’Anton. Le passage de la forme marginale et éphémère de la publication en revue à celle, plus « officielle », du livre — passage qui avait avorté dans le cas des « Mémoires d’un jeune Canoque » — se concrétise cette fois grâce à l’obtention du Prix de la revue Études françaises. D’une forme à l’autre, deux changements majeurs méritent d’être signalés : d’abord, le glissement du « Journal », en titre, au sous-titre « Carnets », qui semble impliquer pour l’auteur une forme de distanciation d’avec l’exhibitionnisme trop brutal associé à la confession autobiographique (et représenter aussi une sorte de garde-fou contre les dangers de la « coquetterie[39] ») ; ensuite, l’abandon du titre initial lors de la publication en volume, celui-ci étant officiellement disqualifié en février 1998 dans « Pirotte et ses ombres » :

J’ai publié occasionnellement, quoique de manière régulière entre 1983 et 1985, des extraits de mon Journal dans Liberté en les coiffant d’un titre auquel j’ai fini par renoncer, convaincu de ne plus être aussi hypnotisé que je prétendais l’être alors par la question nationale, bien qu’elle demeure pour moi l’une des composantes de la justice à laquelle je donne un sens bernanosien, pour ne pas dire chrétien […][40].

De l’obsession nationale au sourire mélancolique et compatissant de l’écrivain russe, on mesure le chemin parcouru par Major sur les plans esthétique et idéologique : l’engagement et la révolte cèdent ainsi à « la recherche d’éclaircies […] dans la profuse rumeur du monde naturel tout autant que dans les livres[41] ». La pratique de l’écriture de soi se révélant particulièrement favorable à cette « recherche », Major va alors vraiment matérialiser, par le truchement de la publication de trois tomes de ses carnets, son « adieu au roman », qui a dès lors toutes les allures d’une volte-face officielle. L’écrivain — qui, en optant ouvertement pour l’écriture personnelle, se trouve de ce fait à mettre à distance ce statut — semble enfin avoir trouvé la voie qui lui convient, même si ce n’est pas, craint-il, la « voie royale de la création » (SA, 10) et si elle a pour conséquence de le repousser à la marge des pratiques littéraires reconnues :

Ce journal entrepris voici bientôt vingt ans et tenu avec une certaine fidélité, sauf quand la fiction ou le brouhaha de l’existence me sollicitaient, il m’est maintes fois arrivé de me demander à quoi il pouvait servir, comme si je n’y voyais au mieux qu’un aide-mémoire, au pire qu’un refuge. Ou comme si j’ignorais qu’il était devenu à la fois poste d’observation et mise en scène de l’écrivain provisoirement en rupture avec la pratique professionnelle de son métier — si tant est qu’il s’agisse d’un métier.

EV, 11

L’élection de l’esthétique fragmentaire, qui « permet de concilier l’usage du monde et celui des mots » (PLL, 64) et de « concilier son quotidien avec la littérature[42] », conduit à une valorisation progressive mais inéluctable (et résignée) de l’esthétique diaristique[43], qui serait, en définitive, plus apte que le roman à exprimer l’essentiel.

Une poétique de l’ambivalence

Le parcours d’écriture — et même de réécriture — d’André Major, tel que nous venons de le retracer, met assurément en présence d’une autobiographie fragmentée et diffractée, sorte de puzzle dont les pièces doivent être patiemment assemblées. Nous avons affaire, en d’autres termes, à une « mosaïque biographique » qui fait surgir, dans sa manière tout autant que dans sa matière, les principaux enjeux de l’existence et de l’écriture de Major. Toutefois, si une poétique de la désertion est bien présente, voire centrale dans son parcours d’écrivain et de romancier[44], et qu’elle semble enfin se concrétiser par « l’adieu au roman » et par l’adoption de la forme du carnet, une autre poétique de vie et d’écriture, peut-être encore plus complexe, se dessine aussi parallèlement et de façon beaucoup plus souterraine : celle que, faute de mieux, nous nommerons une poétique de l’ambivalence, qui se présente comme une oscillation constante entre deux pôles, deux antilogies. Celle-ci se retrouve, par exemple, dans l’écartèlement entre engagement et désertion, entre collectivité et individualité, entre roman et autobiographie, entre fresque littéraire (les Histoires de déserteurs, dont les ramifications vont au-delà des romans de la trilogie[45]) et attention au quotidien et au détail, au minuscule, à l’instant, à soi. De plus, on décèle dans cette ambivalence une crainte de l’enfermement, que celui-ci procède du genre romanesque en soi, des personnages qui menacent de « vampiriser » leur créateur[46], des contraintes de l’écriture, des exigences de l’engagement ou même, sur un tout autre plan, des charmes d’un certain confort (de vie et d’écriture). Le choix de la désertion, qui semble enfin consommé avec l’adoption de la forme du « carnet », se nimbe ainsi d’un voile d’incertitude quant à l’avenir, car « prendre parti », fût-ce pour la désertion, c’est toujours, d’une certaine manière, s’engager

Du reste, dès 1992, soit à une époque où les réflexions sur l’oeuvre de Major se cristallisaient surtout autour de la question du social, Robert Major avait attiré l’attention sur la prédisposition de l’écrivain à une certaine forme d’inconstance, soulignant que « l’une des fascinations les plus tenaces de [son] oeuvre, ce qui attire en elle et fait rêver, se trouve dans ses silences et dans ses suspensions, dans ses promesses et dans ses ratés[47] ». Et il précisait sa pensée en évoquant les « oeuvres laissées en plan » comme les « Mémoires d’un jeune Canoque », les « oeuvres livrées par bribes et par fragments, sans suites et sans explications », comme Le coeur net et le « Journal d’un hypnotisé » (finalement repris dans Le sourire d’Anton), les « oeuvres qui tournent court et se disloquent » comme les Histoires de déserteurs, et enfin les oeuvres qui « se sabordent[48] » comme Le vent du diable… Fin observateur, Robert Major voyait déjà chez Major une sorte de poétique de la dislocation,

sans doute à rapprocher des volte-face abruptes qui jalonnent le parcours de l’écrivain, prônant la révolution puis la fidélité, s’engageant pleinement dans diverses causes puis se retirant, délaissant le roman pour l’autobiographie puis l’autobiographie pour le roman […]. Parcours heurté d’un écrivain qui n’est fidèle qu’à lui-même et à ses aspirations profondes, sous l’écume des soubresauts[49].

Il serait naïf de croire que les nombreuses tensions (et tentations…) qui jalonnent le parcours d’André Major et qui, pour une large part, donnent sens à son travail romanesque et autobiographique ont trouvé leur résolution définitive avec l’élection de l’autobiographique et de l’intime au tournant des années 2000[50]. En effet, sur le strict plan chronologique, les carnets demeurent indissociables de l’oeuvre romanesque, puisque par exemple Le sourire d’Anton couvre la période où Major a publié l’essentiel de sa production de romancier et de nouvelliste (1975-1992) ; recueillant les entrées des années 1993 et 1994, L’esprit vagabond, pour sa part, prend souvent l’aspect d’un journal d’écriture qui documente le chantier qu’était alors La vie provisoire, tandis que la réécriture des textes qui constitueront Prendre le large paraît être à l’origine, encore que de manière oblique, du plus récent roman de Major, À quoi ça rime ?[51]

Ces renvois entre carnets et fictions, qui superposent le temps de l’écriture et celui de la réécriture, ne constituent pas tant une preuve de l’ambivalence de Major que de la complexité des liens qui soudent ces deux types d’écriture. Ainsi, les carnets font la part belle aux réflexions sur la pratique romanesque, bien que ce soit presque toujours pour la désavouer[52] ; et, dans la mesure où l’exercice du carnet se veut avant tout réflexif et essayistique, il permet de donner libre cours à une écriture « vagabonde » susceptible de s’abreuver à toutes les sources, des plus poétiques ou prosaïques aux plus fictionnelles. En d’autres termes, le carnet se présente tel le lieu de la recherche d’une « vérité commune » qui, comme au temps des « Mémoires d’un jeune Canoque », relègue le je autobiographique au second plan, même si celui-ci demeure une médiation nécessaire :

[C]e journal que rien ne justifie s’il ne s’en dégage pas des éléments d’une possible vérité commune […], je ne le conçois pas du tout comme le lieu d’une quelconque intimité. Que pourrais-je bien me dire que je ne sache déjà ? Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de rendre compte d’une observation du réel — limitée par tout ce qu’on voudra — en espérant voir un peu plus clair dans l’ombre profuse de l’expérience intime et collective.

SA, 56

En somme, ce dont il s’agit ici, c’est de s’approprier un « réel » qui relève d’une expérience amalgamant, cette fois encore, l’intime et le collectif : un réel qui, au total, n’est pas très différent de celui que Major entendait saisir par la fiction, de telle sorte que l’écriture du carnet pourrait bien se révéler l’aboutissement, sinon l’accomplissement de l’esthétique réaliste qui gouverne sa production romanesque depuis le commencement[53].

La recherche de la forme la plus apte à rendre compte de cette expérience particulière du réel en passe certes par l’autobiographique. Or elle repose non seulement sur la tension visible entre roman et carnet mais sur une autre, plus subtile, entre journal et carnet, deux pratiques fort distinctes dans l’esprit de Major. Pour ce dernier, en effet, le journal serait la forme de l’anecdote et du quotidien, une sorte de miroir narcissique qui n’a de séduction que pour son auteur, tandis que le carnet parviendrait à se détacher de la monotonie des jours pour tendre vers des réflexions plus profondes, plus générales. Ainsi, pour acquérir une véritable valeur sur le plan de la connaissance, le texte doit éviter « l’écriture quelque peu anecdotique du journal » pour s’en « tenir au style des carnets » (EV, 21). À cet égard, le travail d’édition — c’est-à-dire de refonte et de réécriture — qui permet de transiter du « journal » aux « carnets[54] » joue un rôle essentiel :

Pour que le carnet ou le journal atteigne une part de cette vérité, il lui faut devenir transparent et il ne peut y parvenir qu’en se détachant de l’intimité dont il est issu pour devenir le lieu commun d’une conscience élargie — celle du lecteur et celle de l’auteur. Et ce lieu, pour demeurer commun, exige que l’écriture se déploie à la lumière vive de cette connivence, qui permet de dépasser la stricte subjectivité de l’auteur.

EV, 45

Cependant, si le je de l’écrivain tente de se concilier le nous afin de justifier la pertinence d’un partage de l’expérience autobiographique, il n’en demeure pas moins que cette conciliation est précaire, puisqu’elle s’appuie essentiellement sur une certaine concordance entre l’écrivain et sa société. Or, avec la parution du Sourire d’Anton mais plus encore avec la réflexion qui prend corps dans L’esprit vagabond, Major se distancie toujours davantage du nous de la société québécoise en plus d’éprouver une « désaffection croissante à l’égard de la vie littéraire » (EV, 257) et du corps social des littérateurs. Il précise à ce sujet :

Ce n’est pas le sentiment d’une quelconque supériorité qui me pousse dans la marge de la culture québécoise ni le goût de me singulariser — on ne peut tout de même pas renier ce dont on est issu —, c’est le sentiment d’une discordance qui s’est accrue entre la sensibilité collective telle qu’elle s’exprime quotidiennement et ma propre sensibilité.

EV, 255

Pourtant, cette marginalisation de l’écrivain, à la fois souhaitée et imposée, ne le pousse pas tant à se replier sur un je narcissique qu’à tenter d’instaurer une nouvelle communauté par le moyen de son activité de lecteur et de carnettiste :

Quand je reviens aux carnets de Canetti, aux Papiers collés de Perros ou aux observations de Handke, je m’interroge sur mon choix de dater mes notes et de les rattacher au quotidien. Elles y gagnent peut-être quelque chose — la sensation du temps et du lieu où elles s’inscrivent —, mais elles perdent le caractère intellectuel auquel pourtant j’aspire, et cela à rebours de mon instinct narratif, car en moi le romancier persiste à inscrire sa réflexion dans la texture même du réel où elle naît. […] Quelle que soit l’orientation d’une entreprise de ce genre, ce qu’on doit entendre, c’est la voix profonde, unique, de l’écrivain qui s’y aventure un peu étourdiment au départ, mais de plus en plus consciemment à mesure que la présence du lecteur se fait sentir et qu’il anticipe son accueil, jusqu’à intégrer à son monologue la possibilité de dialoguer avec lui.

EV, 177-178

Lieu d’un possible « dialogue » avec d’autres écrivains et avec d’éventuels lecteurs, les entrées des carnets tissent donc progressivement les liens d’une nouvelle communauté, certes désincarnée, mais tout de même essentielle au mûrissement d’une réflexion éthique et esthétique. Somme toute, le réalisme dans lequel s’enracine l’écriture autobiographique de Major cherche moins à être en prise directe sur le social qu’à rendre compte des représentations du réel esquissées par les écrivains — pour la plupart étrangers. Revenir aux « classiques » ou lire les grands carnettistes, c’est, tout bien considéré, se donner un accès au réel plus large, mais c’est aussi « redevenir un apprenti » et « acquérir en même temps la maîtrise de [s]a propre voix » ; c’est passer du rôle d’« éclaireu[r] » à celui, non moins essentiel quoique discret et modeste, de « veilleu[r] » (EV, 324-325).

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L’ensemble du parcours de Major, tel qu’il se déploie dans les textes autobiographiques stricto et largo sensu, est marqué — nous l’avions avancé en introduction — par la permanence d’une même attitude, d’une même recherche, qui se cristallise dans la pratique du carnet, « cette écriture méditative qui cerne et creuse les mêmes obsessions en marge de l’invention romanesque » (EV, 11). Si nombre de contradictions sont repérables dans son cheminement, on observe néanmoins une certaine cohérence, car tout se ramène au fond au dilemme initial, relayé dans maints textes plus ou moins autobiographiques : comment composer avec une profonde nécessité d’écriture quand on n’arrive pas à croire à son destin ni à son statut d’écrivain ? Comment écrire des fictions quand on ne dispose que d’un pré carré exigu qu’une faculté d’imaginer défaillante ne saurait d’ailleurs beaucoup étendre ? Comment fictionnaliser son expérience quand les seules vérités qui poussent à écrire sont, d’une part, celles de son milieu d’origine (hostile à la culture), et, de l’autre, celles de son vécu le plus personnel ? Comment, en fin de compte, concilier « la conscience éthique et le plaisir égotiste de l’écriture[55] » ? Ce sont de semblables questions, jamais réellement résolues, qui donnent sa forme et sa cohérence à l’oeuvre de Major et, plus globalement, à sa trajectoire d’écrivain. La réflexion qui a toujours alimenté sa pratique de romancier, et qui l’a empêché d’occuper une position franche dans le monde des lettres et de la politique, fonde en quelque sorte sa singularité, mais cette dernière ne saurait en même temps se réduire à une sorte d’interminable valse-hésitation. En effet, en dépit de cette oxymorique constance de l’ambivalence, le fil d’Ariane qui donne tout son sens aux diverses quêtes mises en oeuvre et en scène dans les romans et dans les écrits autobiographiques est bien celui du plaisir et de la nécessité de l’écriture, de la fascination pour les mots et pour le langage[56]. Ainsi Major, qui « tente de se refaire une identité fondée sur autre chose que l’écriture tout y en recourant » (EV, 11), compense-t-il son sentiment d’exil et de marginalité par un amour inconditionnel de la langue qui, seule, permet la découverte de « raisons communes » (pour emprunter au titre du bel essai de Fernand Dumont[57]) :

J’ai beau me sentir en exil partout, dans le milieu littéraire comme ailleurs, il me reste ce refuge, ce nid de merveilles qu’est la langue grâce à laquelle je suis ce que je suis. Elle m’a mis spirituellement au monde, elle m’a ouvert le coeur et l’esprit à tout ce qui existe comme à tout ce qui est possible[58].

Il faut aussi comprendre l’évolution de Major et son hésitation perpétuelle entre formes romanesques et formes autobiographiques comme autant de réactions aux soubresauts d’un milieu littéraire changeant et évoluant par à-coups. Tôt attiré par l’écriture autobiographique — qu’il voit néanmoins comme une tare, un manque d’inspiration, un exhibitionnisme — à une époque où ce sont la poésie et le roman qui triomphent, Major penche d’abord lui aussi assez naturellement pour le roman. Toutefois, la vocation d’autobiographe n’en continue pas moins de tenter le romancier qui, déjà en juillet 1965, confie à Ferron : « Tout ceci est l’anecdote et la vérité, je l’ai dans ma poche, dans un petit carnet où jour après jour j’ajoute une phrase à l’autre, ce qui finira bien par faire un livre. Ce ne sera certes pas un livre joual ou politique, je le crains, et je n’en ferai pas un événement historique[59]. » On ne saurait dire à quel point Major, ici, s’exprime en véritable pythie ! Toujours est-il que la constance de ce projet de « livre » élaboré patiemment au fil des années confère un tout autre sens à son parcours, et spécialement aux trois carnets qui viennent en quelque sorte recatégoriser après coup les confessions éparses publiées auparavant. Selon cette perspective, peut-être faut-il lire les romans de Major davantage comme des « incidents de parcours » que l’inverse ; et, si l’on s’en tient aux catégories convenues, l’écrivain est peut-être essayiste, autobiographe, voire poète avant d’être romancier. C’est en tout cas dans son autobiographie diffractée que la réflexion sur l’écriture s’élabore graduellement et qu’en même temps les mots se libèrent ; que l’écrivain arrive à « écrire sans souci utilitaire » et à se laisser bercer par « une certaine errance des mots, [par] leur lente progression dans le désert de la page qu’on peut suivre pas à pas, traces toutes fraîches qu’une lueur lunaire révèle juste avant qu’elles ne disparaissent dans la nuit, comme effacées par un brusque revers du vent » (EV, 176). À travers l’exploration obstinée des genres, des modes et des postures d’écriture, c’est bien ce travail sur les mots et sur la langue, de même qu’une certaine recherche de transcendance qui ne peut passer que par l’acte d’écrire, qui donne sa cohérence à l’ensemble du parcours de Major.