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Dès son arrivée à Montréal en 1904, l’artiste français Théophile Busnel (1882-1908) est recruté comme dessinateur au journal La Patrie. À l’été 1908, il doit pourtant regagner sa région natale, où il meurt des suites d’une longue maladie. Aussi brève soit-elle, la présence de Busnel à Montréal coïncide avec le début en 1904 et le déclin à partir de 1908 de la bande dessinée canadienne-française dans la presse, progressivement remplacée par des importations américaines, puis françaises. Selon Jean Véronneau, quelque huit cents planches de bandes dessinées sont publiées au Québec entre 1904 et 1910, dont la moitié à La Presse et à La Patrie[1]. Les dessinateurs René-Charles Béliveau, Raoul Barré, Albéric Bourgeois et le jeune Théophile Busnel comptent parmi les principaux contributeurs de cette production[2].

Sans être à l’origine de cet âge d’or, Busnel s’y associe presque aussitôt et en devient, depuis sa tribune à La Patrie, l’un des principaux acteurs. Notre intention n’est pas de présenter Busnel d’un point de vue monographique, mais plutôt de mettre en lumière, à partir d’un corpus de dessins publiés dans La Patrie, sa contribution à l’histoire de la bande dessinée et du dessin d’humour au Québec. Dans ce but, nous ciblerons d’une part les interactions de Busnel avec son collègue Albéric Bourgeois et d’autre part les innovations de cet artiste qui, après une phase de mimétisme, affirme sa personnalité plastique en donnant un ton radicalement différent à son art, tant sur le plan de la mise en pages qu’en ce qui concerne les éléments graphiques, narratifs et iconographiques.

FORMATION ET MOBILITÉ : UN DIFFICILE ÉTAT DE LA QUESTION

Malgré sa contribution au développement des arts graphiques du Québec et la richesse de ses interactions avec les dessinateurs de la province, les sources manquent pour retracer avec précision la carrière de Busnel au Québec. Peu d’auteurs se souviennent de son passage et, le cas échéant, les mentions restent lapidaires. Le premier à commémorer le travail de Busnel est Arsène Bessette en 1914 : journaliste au Canada français, il intègre un hommage posthume en appendice de son roman Le débutant, dont Busnel a réalisé l’illustration avant son décès six ans plus tôt[3]. Le second est Albert Laberge, chroniqueur à La Presse depuis 1896 : en 1932, dans son recueil Peintres et écrivains d’hier et d’aujourd’hui, il consacre un essai au caricaturiste et bédéiste Albéric Bourgeois, dans lequel il introduit une longue note de bas de page décrivant la fin de vie de Busnel et sa touchante amitié avec Bourgeois[4]. Le troisième est Pierre B. Landry, qui lui consacre une courte notice dans son mémoire de maîtrise intitulé L’apport de l’art nouveau aux arts graphiques, au Québec, de 1898 à 1910 : il décrit notamment la façon dont Busnel transpose une affiche d’Alfons Mucha au Québec[5]. Le quatrième est David Karel, qui synthétise les informations véhiculées par ces différents auteurs dans une notice de son Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord[6]. Toutes les autres évocations de l’oeuvre de Busnel reposent sur ces quelques mentions. Ainsi, dans la monographie qu’il consacre à Albéric Bourgeois, Léon A. Robidoux cite presque intégralement la note de Laberge[7]. De son côté, l’historien de la bande dessinée Michel Viau, le premier à dépouiller les journaux de cette période de façon systématique, consacre une notice à Busnel dans l’article intitulé « Grande presse et petits bonshommes. La naissance de la BDQ » : si son contenu reprend également celui de la note de Laberge, cette notice consacre Busnel comme un acteur essentiel dans l’essor de la bande dessinée des années 1900 au Québec, aux côtés de Bourgeois, de Béliveau et de Barré[8].

L’AMITIÉ BUSNEL/BOURGEOIS : INTERACTIONS DE DEUX DESSINATEURS

Né en 1882 à Rennes, Théophile Hyacinthe Busnel est le fils de l’illustrateur breton du même nom, Théophile Jean Marie Busnel (1842-1918). Artiste amateur, probablement autodidacte, Busnel père est un ardent catholique qui a fait carrière comme dessinateur et graveur dans l’administration des chemins de fer de l’Ouest, tout en développant en parallèle une intense activité d’illustrateur d’articles et de livres traitant de la vie rurale et religieuse en Bretagne[9]. Les débuts de Busnel fils demeurent mystérieux, car nous ignorons tout de ses années bretonnes, de sa formation, de sa culture artistique et des raisons de son départ pour le Québec, où il arrive à l’âge de vingt-deux ans. Selon Bessette, le jeune homme est venu à Montréal, « confiant dans son énergie et son talent, se chercher une situation[10] ». De toute évidence, il sait dessiner à son arrivée. Son recrutement rapide par le journal La Patrie[11] — Laberge précise qu’il est engagé « comme artiste-dessinateur[12] » — et la publication de son premier dessin dès le mois de décembre 1904 témoignent de compétences préalables dans le domaine des arts graphiques. De façon générale, la question de son identité professionnelle ne semble pas s’être posée : à partir de 1906, Busnel s’enregistre comme « artist » dans l’annuaire Lovell de Montréal[13].

Lorsque Busnel entre à La Patrie, deux dessinateurs se partagent la conception des planches de bandes dessinées humoristiques, qui paraissent de façon hebdomadaire dans le supplément du samedi : Albéric Bourgeois, créateur du personnage de Timothée, un dandy terriblement malchanceux[14], et René-Charles Béliveau, inventeur de la famille Citrouillard, trois campagnards inadaptés au milieu urbain. Ces planches sont reproduites en couleurs, à l’instar des couvertures. Busnel signe sa première planche dans le numéro de Noël 1904, un numéro placé sous le signe du mélange des séries. Il réalise un grand dessin d’humour occupant une pleine page et réunissant les figures de proue fictives du journal autour d’un sapin. Le lecteur retrouve Timothée, son éternelle fiancée Sophronie, sa future belle-mère et les trois Citrouillard (ill. 1). Cette image à la configuration synthétique tire son sens des précédentes apparitions des personnages dans le journal et donc du langage mis au point par Bourgeois et Béliveau. Son efficacité rhétorique repose sur la (re)connaissance, par le public, des caractéristiques distinctives de chaque figure. De leur côté, Bourgeois et Béliveau associent pour la première fois dans une planche conjointe les désastreuses aventures de leurs héros respectifs[15]. Tout comme la composition de Busnel, cette planche occupe exceptionnellement une pleine page, par opposition au format habituel d’une demi-page accordé à chaque série. La bande dessinée du duo Bourgeois/Béliveau répond ainsi directement à la composition de Busnel, en quelque sorte intronisé par ses nouveaux collègues.

Ill. 1

Théophile Busnel, « Joyeux Noël », La Patrie, 24 décembre 1904, p. 12. Conservation et numérisation : BAnQ.

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De fait, le recrutement de Busnel anticipe le départ de Bourgeois pour La Presse en février 1905. Laberge note à ce sujet que « [l]orsque Bourgeois laissa le journal de M. Tarte [La Patrie][16], Busnel fut chargé de continuer les aventures de Timothée, charge dont il s’acquitta à son honneur[17] ». Car selon les lois en vigueur en Amérique du Nord, les personnages créés par un dessinateur restent la propriété du journal éditeur : Timothée appartient donc de plein droit à La Patrie. Le changement de dessinateur ne doit cependant pas nuire au succès de Timothée, véritable vedette du journal, longuement plébiscité par le lectorat canadien-français[18].

De décembre 1904 à janvier ou février 1905, Bourgeois semble ainsi former Busnel, de six ans son cadet : les deux artistes sont littéralement dans une phase de tuilage (ill. 2). Le 4 février 1905, Busnel signe sa première planche des « Aventures de Timothée » (ill. 3) : l’ascendant conceptuel et graphique de Bourgeois est si marqué que, en l’absence de la signature dans le coin inférieur droit de la dernière case, il serait difficile d’en établir la paternité. Un examen attentif révèle pourtant de subtiles nuances dans le traitement de l’image. D’une part, la ligne gagne en souplesse et en netteté. D’autre part, le corps de Timothée est plus élancé, avec des jambes et des pieds plus fins. Les principales caractéristiques physiques, psychologiques et linguistiques du personnage — sa tête hypertrophiée représentée de profil pour valoriser son énorme appendice nasal, sa belle assurance et sa célèbre exclamation « Au contraire ! » — sont toutefois maintenues. Selon une tradition instaurée par Bourgeois, cette exclamation clôt en effet chaque planche des « Aventures de Timothée ».

Ill. 2

Albéric Bourgeois, « Les aventures de Timothée. Les heures amusantes », La Patrie, 7 janvier 1905, p. 13. Conservation et numérisation : BAnQ.

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Ill. 3

Théophile Busnel, « Les aventures de Timothée. Tout est bien qui finit bien », La Patrie, 4 février 1905, p. 13. Conservation et numérisation : BAnQ.

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Engagé pour remplacer Bourgeois, Busnel prend rapidement des initiatives qui lui permettent d’affirmer un style plus personnel. Le 11 mars 1905, il donne vie à son propre personnage dans « Les farces du petit cousin Charlot » (ill. 4). L’arrivée de Charlot coïncide jour pour jour avec le lancement de « Toinon », qui met en scène un autre chenapan créé par Bourgeois à La Presse (ill. 5). Dans un contexte de concurrence acharnée, où les deux principaux journaux francophones que sont La Presse et La Patrie se livrent une guerre sans merci, il est habituel que l’initiative de l’un soit immédiatement suivie par celle de l’autre. L’exacte concordance d’apparition de ces deux nouveaux personnages suggère cependant une concertation préalable de Busnel et de Bourgeois, dont Laberge a décrit la profonde amitié[19].

Ill. 4

Théophile Busnel, « Les farces du petit cousin Charlot », La Patrie, 11 mars 1905, p. 13. Conservation et numérisation : BAnQ.

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Ill. 5

Albéric Bourgeois, « Toinon. Confitures et déconfitures », La Presse, 11 mars 1905, p. 13. Conservation et numérisation : BAnQ.

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Avec Charlot et Toinon, les deux artistes inaugurent la figure du garnement, rejeton d’une famille comprenant un ou deux enfants, un nombre peu élevé à une époque où les familles canadiennes-françaises en comptent souvent une douzaine. Issu d’un milieu bourgeois dont témoigne la présence de domestiques, ce nouveau protagoniste vit en ville, à Montréal, où il multiplie les vilains tours et tourmente son entourage, pour le plus grand plaisir des lecteurs. L’arrivée de Charlot et de Toinon tranche avec le concept fondateur des aventures de Timothée ou de la famille Citrouillard : alors que ces adultes, pleins de bonnes intentions, sont d’abord victimes de leur maladresse, de leur naïveté ou de leur malchance, Charlot et Toinon sont directement à l’origine des catastrophes qu’ils provoquent, en raison de leur gourmandise, de leur goût de la farce ou de leur refus de l’autorité incarnée par les adultes. En ce sens, ils perturbent délibérément, quoique sans mesurer les conséquences de leurs actes, un univers à l’origine stable. Ces deux nouvelles séries ont également en commun la présence du mode épistolaire, plus marqué chez Busnel que chez Bourgeois. Les bêtises du Charlot de Busnel font en effet l’objet d’une narration à travers les lettres de la petite Aurore à sa cousine Berthe, tandis que les mésaventures du Toinon de Bourgeois se concluent toujours par un extrait du journal intime de l’enfant, qui s’engage à ne plus recommencer ou, du moins, à ne plus se faire attraper. Dans les deux cas, l’écriture cursive offre la morale de l’histoire.

Bourgeois et Busnel semblent en fait adapter un modèle issu des journaux des États-Unis. En raison de leur âge, de leur origine sociale et de leur comportement, leurs chenapans ressemblent au personnage de Buster Brown, dans la série éponyme créée par Richard Felton Outcault. Buster est un petit garçon issu de la haute bourgeoisie américaine, aussi farceur que malchanceux, dont les vilains tours se retournent systématiquement contre lui. Chaque aventure se clôt sur la résolution écrite de Buster, qui commente son aventure, souvent en frottant ses fesses endolories, élément que Bourgeois reprend à plusieurs reprises dans sa propre série. La première planche de « Buster Brown » a paru le 4 mai 1902, dans le supplément du dimanche du New York Herald. Sa réception favorable encourage les traductions dans de nombreux pays, dont la France. À La Patrie, « Les aventures de Timothée » seront d’ailleurs remplacées par « Buster Brown » peu après le décès de Busnel.

Les différences entre la série de Busnel et celle de Bourgeois sont nombreuses. D’un côté, Bourgeois privilégie pour « Toinon » un dessin épuré, tout en rondeurs, presque caricatural, par lequel il affirme son ambition humoristique. Stylistiquement, l’apparence du personnage-titre rappelle un autre personnage de comic américain, l’un des deux Katzenjammer Kids. Mieux connue en français sous le titre « Pim, Pam et Poum », cette série, fortement inspirée du Max und Moritz (1865) de Wilhelm Busch, est créée par William Randolph Hearst en 1897 pour le New York Journal. Bourgeois, qui a étudié à la Art School of Boston et dessiné « The Education of Annie » pour le Boston Post de 1902 à 1903, connaît sans doute bien la production américaine. De son côté, Busnel révèle avec Charlot sa véritable personnalité graphique, caractérisée par un dessin beaucoup moins schématique, par lequel il dresse des silhouettes élancées, souples et énergiques, héritées du style art nouveau. En ce qui concerne l’aspect narratif, les planches des « Farces du petit cousin Charlot » conservent le principe du parcours linéaire, vectorisé de gauche à droite selon le principe de la lecture, mais Busnel supprime le système des cases alignées et superposées pour créer un espace résolument dynamique. Il s’appuie sur une conception de l’image certes séquentielle, mais plus illustrative que véritablement narrative. Il affirme aussi la préséance de l’écrit à travers le mode épistolaire. Ce mode reste plus discret chez Bourgeois, qui le limite à la dernière case, à la manière d’Outcault ; il le développera de façon plus significative dans « Les voyages de Ladébauche » à La Presse[20]. Chez Busnel en revanche, les phylactères disparaissent et le processus narratif s’effectue entièrement à travers la lettre d’Aurore à sa cousine Berthe. Cette narration épistolaire occupe la moitié de l’espace, si bien que texte et image cohabitent de façon étroite. L’omniprésence de la narration et le refus du phylactère révèlent chez Busnel l’héritage de la tradition française. En France, les magazines comme L’illustré, L’épatant ou La semaine de Suzette — tous distribués au Québec — sont en effet réfractaires à la bulle et privilégient les récits illustrés en forme de bandes légendées ou d’histoires en images, qui perpétuent le modèle de l’image d’Épinal. La France résiste au langage de la bande dessinée jusqu’au « Zig et Puce » d’Alain Saint-Ogan en 1925. La série de Busnel laisse de plus percer une intention moralisatrice absente chez Bourgeois : Aurore et Charlot se reprochent d’avoir attristé la douce figure maternelle, tandis que Toinon regrette surtout d’être puni. Fondamentalement, ces nuances laissent entrevoir l’illustrateur chez Busnel et l’humoriste, voire le satiriste, chez Bourgeois. À l’origine, Busnel ne remplace d’ailleurs pas Bourgeois dans ses fonctions de caricaturiste à La Patrie. Après le départ de Bourgeois, qui assumait les fonctions de caricaturiste et de bédéiste, La Patrie se contente de rééditer de façon ponctuelle des caricatures publiées précédemment dans d’autres journaux canadiens (comme le News), américains ou européens.

La troisième planche des « Farces du petit cousin Charlot » paraît le 25 mars 1905, après quoi Charlot disparaît des pages de La Patrie. Au cours de cette période, Béliveau, avec lequel Busnel partage la page illustrée du samedi, lance « Le père Nicodème ». Cette nouvelle série est également interrompue après seulement trois épisodes. Sans doute faut-il voir derrière ce double lancement une expérience éditoriale du journal. Les raisons de ces interruptions précoces restent inconnues, mais la plus probable est que Charlot et Nicodème n’ont tout simplement pas trouvé leur public. De fait, Busnel tranche avec les codes de la bande dessinée établis par ses prédécesseurs, tant du point de vue de la mise en pages que des modalités narratives. Qui plus est, à une époque où les Citrouillard, Timothée et Ladébauche s’expriment tous dans une langue savoureuse, truffée d’expressions locales, Busnel recourt encore à un « français de France », introduisant peu de mots issus de la langue vernaculaire. À cet égard, le « Toinon » de Bourgeois —  dont le succès ne se dément pas pendant plus de trois ans[21] — se révèle mieux ancré dans les habitudes et l’identité populaire canadiennes-françaises.

Par la suite, les missions de Busnel à La Patrie se diversifient. Dès le mois d’avril 1905[22], Busnel commence à signer, en alternance avec Jobson Paradis, Georges Latour et plus tard Napoléon Savard, des couvertures illustrées, dont certaines confirment son attrait pour l’art nouveau[23]. Il contribue aussi régulièrement au renouvellement de l’esthétique du journal, en concevant d’élégantes vignettes pour les rubriques hebdomadaires[24]. D’autres réalisations résultent probablement de sa nationalité, la fête nationale française du 14 juillet se traduisant notamment par des commandes spéciales de vignettes et de couvertures. Busnel signe aussi quelques illustrations pour le « Concours amusant » hebdomadaire. Certains de ces dessins sont anonymes, aussi Busnel n’en est-il sans doute pas toujours l’auteur ; d’autres sont paraphés des initiales « T. B. », mais il pourrait aussi s’agir de Th. Bisson. En mars 1906, à la suite du départ de Bisson, qui avait succédé à Béliveau, Busnel reprend également « La famille Citrouillard ». À partir de juin 1906, Barré lance lui aussi sa propre série, « Les contes du père Rhault », dans laquelle il donne vie à deux polissons et où le texte occupe une place considérable. Dès lors, Busnel publie une planche (soit une page entière) une semaine sur deux, en alternance avec la série de Barré, au lieu d’une demi-planche chaque semaine. La même année, Busnel se lie avec le journaliste Arsène Bessette, pour lequel il illustre Le débutant, premier roman de la ville de la littérature québécoise et roman d’apprentissage décrivant la vie culturelle et nocturne montréalaise. Busnel illustre ces nouvelles réalités urbaines dans une suite de vignettes dynamiques dont l’iconographie (scènes de cabaret, de danse, couples enlacés, femmes dénudées) marque un écart significatif avec la pratique contemporaine locale et suggère que le jeune Français n’a peut-être pas mesuré l’audace de ses dessins dans le contexte social et culturel conservateur du Québec du début du xxe siècle[25].

La multiplication et la diversification des activités de Busnel suggèrent la confiance qui lui est progressivement accordée. Elles sont peut-être aussi le signe des nouvelles responsabilités du jeune dessinateur, qui doit désormais subvenir aux besoins de sa famille : le 18 juin 1906, le jeune homme a épousé Albertine Chaussé, qui lui donne un fils le 20 avril 1907[26]. Tout au long de cette période, Busnel doit aussi se concentrer sur la principale raison de son recrutement : inventer de nouvelles histoires pour Timothée.

AFFIRMATION D’UN STYLE

L’intérêt de Busnel pour Timothée, qu’il soit spontané ou dicté par les besoins de La Patrie, va aller en grandissant. À partir du moment où il hérite des Citrouillard, Busnel n’a plus à partager la page hebdomadaire de bande dessinée. Après avoir associé les aventures de Timothée avec celles des Citrouillard, il finit par négliger les seconds à l’été 1906. Dès cette époque, Busnel opte pour des mises en pages inventives, les cases rectangulaires côtoyant des vignettes rondes, tandis que les encadrements tendent à disparaître (ill. 6).

Ill. 6

Théophile Busnel, « Les aventures de Timothée. Timothée roi de l’air », La Patrie, 18 août 1906, p. 12. Conservation et numérisation : BAnQ.

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Il réintroduit l’usage de la légende, à laquelle il intègre des éléments narratifs et parfois des dialogues, aux dépens du phylactère. Le dessinateur ne se fige pas pour autant dans une formule, car il revient régulièrement à des structures plus conventionnelles, avec alignement de cases identiques et retour du phylactère.

Subitement, le 8 juin 1907, Busnel bouleverse totalement les principes narratifs et graphiques de la série, l’amenant dans son propre univers plastique. Il entraîne Timothée dans un grand voyage, intitulé « Les nouvelles aventures de Timothée autour du monde » (ill. 7), rebaptisé « Nouvelles aventures de Timothée. Voyage autour du monde » après deux semaines de parution. La première planche mentionne :

Le journal La Patrie ayant été averti du projet de départ de monsieur Timothée envoya aussitôt un de ses reporters solliciter de l’éminent citoyen la faveur d’une entrevue : « Dites à vos nombreux lecteurs — déclara Timothée — qu’ayant fait un riche héritage, je compte l’employer à parcourir le monde entier car je ne saurais me contenter comme un simple ministre d’un petit voyage en Europe. »[27]

Pendant trente semaines (soit quinze pages pleines publiées à un rythme bimensuel[28]), Busnel lance ainsi Timothée dans des péripéties exotiques, de Terre-Neuve au Pôle Nord, en passant par le Pérou, et crée une fresque ambitieuse, aux nombreux rebondissements.

Ill. 7

Théophile Busnel, « Les nouvelles aventures de Timothée autour du monde », La Patrie, 8 juin 1907, p. 12. Conservation et numérisation : BAnQ.

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Sur le plan thématique, il pourrait paraître symptomatique que ce soit un étranger qui prenne l’initiative de modifier l’environnement d’une figure bien connue du public et fortement intégrée au milieu urbain montréalais, à une époque où toutes les séries produites au Québec se déroulent à l’intérieur de la province, dans un cadre familier et quotidien. Pourtant, Busnel revisite peut-être une initiative de Bourgeois pour le journal concurrent. En effet, tout comme Busnel a hérité de Timothée en entrant à La Patrie, Bourgeois a repris le père Ladébauche en arrivant à La Presse. Or, dès le mois d’août 1905, il abandonne la formule de la bande dessinée pour la remplacer par une chronique humoristique illustrée d’une demi-page intitulée « Les voyages de Ladébauche ». Le héros y rapporte ses visites récentes aux souverains et dirigeants du monde entier.

Sur le plan narratif, Busnel s’éloigne toutefois davantage de l’héritage de Bourgeois. Il abandonne les personnages de Sophronie et de sa mère au profit de deux nouveaux comparses : le petit Jean, un jeune Canadien débrouillard et futé, puis le vieux docteur Fendl’air. Busnel amorce de plus un bouleversement en matière d’ampleur et de contexte, qui lui permet de prendre ses distances vis-à-vis de l’ensemble de la production de son temps. Alors que les techniques narratives employées jusque-là reposaient principalement sur des blagues uniques sans lien entre elles et un comique de répétition, il lance le premier récit à suivre de la bande dessinée québécoise. À la manière d’un feuilleton, chaque étape de ce récit de voyage se conclut sur la mention « la suite dans 15 jours », « voir la suite la prochaine fois » ou « à suivre ». Un suspense intense naît parfois à la fin d’un épisode, car Timothée traverse bien des mésaventures au cours de son périple. Certes, la série des « Voyages de Ladébauche » de Bourgeois constitue aussi un feuilleton, mais le récit y prend une forme plus discontinue, les épisodes pouvant être lus de façon indépendante ou même dans le désordre.

Sur le plan graphique, la transformation de l’univers de Timothée est radicale. Busnel met au point un vocabulaire visuel plus riche, caractérisé par une étonnante variété dans les formes, les plans, les cadrages et les combinaisons d’images. Le jeune artiste impose un dessin plus réaliste et un trait plus expressif. La représentation de profil, généralisée à l’époque de Bourgeois, se voit délaissée. Les personnages se multiplient et les compositions deviennent plus chargées, avec des arrière-plans constitués de décors intérieurs ou de paysages beaucoup plus élaborés. De façon générale, ces vignettes offrent un dynamisme, voire un modernisme, sans précédent. Mais surtout, Busnel adopte de nouveaux canons et renouvelle complètement l’allure de Timothée. Sous sa plume, le dandy petit, trapu et grotesque de 1905 devient en 1907 un personnage élancé et élégant, qui n’est plus défiguré par son appendice nasal. En somme, Timothée est moins caricatural, ce qui ne l’empêche pas de multiplier les mésaventures les plus cocasses.

À travers toutes ces facettes, la série « Les nouvelles aventures de Timothée autour du monde » se révèle un projet inventif et ambitieux, dont le scénario évoque le principe du roman graphique. Au fil des années, Busnel s’est progressivement approprié un personnage majeur de l’humour canadien-français du début du xxe siècle, jusqu’à se libérer totalement du modèle proposé par Bourgeois et à transcender les limites du genre de la bande dessinée tel qu’il se pratique alors au Québec. La longévité de cette déclinaison suggère la réussite de l’entreprise. Le périple prend fin le 21 décembre 1907, alors que les héros viennent de débarquer au Pôle Nord. Dès le mois de janvier 1908, Timothée rentre à Montréal et rend « une visite inattendue[29] » à la famille Citrouillard, qu’il croise régulièrement au cours des mois qui suivent. À compter de ce moment, Busnel renoue avec les principes esthétiques et narratifs mis au point pendant la première moitié de 1907 : il revient à un dessin plus linéaire, à des formes simplifiées et à des compositions plus claires, ainsi qu’à la formule d’une blague par planche. Timothée retrouve une allure proche du modèle originel de Bourgeois, avec tête et nez hypertrophiés. Il redevient un personnage franchement comique, rendant compte à sa manière caricaturale du quotidien et des loisirs des Montréalais (ill. 8).

Ill. 8

Théophile Busnel, « Les aventures de Timothée. Timothée retrouve mam’zelle Sophronie », La Patrie, 15 février 1908, p. 8. Conservation et numérisation : BAnQ.

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Depuis le départ de Bourgeois, La Patrie n’a jamais cessé d’éditer des caricatures. Leur présence reste cependant ponctuelle, les dessins étant empruntés à d’autres journaux. Entre le 16 novembre et le 21 décembre 1907, le journal fait paraître dans ses pages une série d’articles anonymes intitulés « Comment devenir caricaturiste[30] », qui dénotent un regain d’intérêt de la rédaction pour cette forme d’art graphique. À compter du 14 décembre 1907, Busnel commence à signer des caricatures dans les pages du supplément du samedi[31]. Le 28 décembre, le titre de la composition « La semaine des fêtes d’après le caricaturiste de La Patrie » l’adoube officiellement dans ses nouvelles fonctions de caricaturiste[32]. Les unes des deux premiers numéros de l’année 1908 reproduisent aussi ses caricatures[33]. Busnel entre alors dans une période où il n’est plus cantonné aux suppléments de fin de semaine. L’année 1908 s’annonce ainsi particulièrement faste pour le dessinateur, débordant d’activités dans lesquelles il exprime pleinement sa personnalité artistique : bandes dessinées, couvertures, dessins des « Concours amusants », en-têtes, illustrations et caricatures. Cette production élégante, caractérisée par un trait vif, révèle d’ailleurs à quel point « Les aventures de Timothée » sont de nouveau inféodées à l’héritage de Bourgeois. À La Patrie, Busnel est le seul dessinateur à développer une gamme d’activités aussi diversifiées : Barré ne dessine en effet que des bandes dessinées, tandis que Paradis, Latour et Savard se contentent de la réalisation des couvertures et de l’illustration des articles. Bessette rapporte que « le succès couronnait ses efforts, le bonheur lui souriait, il avait réalisé une partie de ses espérances. On l’appréciait, il faisait son chemin[34] ». À travers cette figure polyvalente du bédéiste-caricaturiste-illustrateur, Busnel se rapproche, consciemment ou non, et malgré une prise de distance sur le plan graphique, du modèle professionnel de son ami Bourgeois, artiste hyperactif aux activités variées (caricaturiste, bédéiste, illustrateur, peintre, il sera aussi acteur et chansonnier).

S’il connaît une cadence de travail soutenue en début d’année, Busnel entre dans une période de ralentissement au bout de deux mois. Ses dessins paraissent dès lors de façon irrégulière, et il n’est pas rare qu’une à deux semaines passent sans qu’il en publie de nouveaux. Le jeune homme semble même ne rien avoir produit au cours de la première quinzaine de mars 1908.

VARIATION À QUATRE MAINS

À compter du mois d’avril 1908, les contributions de Busnel se limitent principalement à la poursuite des « Aventures de Timothée ». Laberge rapporte que le jeune homme, malade, a les plus grandes difficultés à assurer son service à La Patrie. Bourgeois, pourtant employé par le journal concurrent, aurait remplacé son ami à plusieurs reprises :

Gravement atteint de tuberculose, Busnel fut obligé de prendre le lit. Trop faible et trop malade pour faire sa page du samedi, il était fort embarrassé, quand Bourgeois vint à son aide. Il allait le voir chez lui et là, dans sa chambre, lui faisait charitablement son travail. Belle solidarité artistique, noble camaraderie qu’on voudrait rencontrer plus souvent. Bourgeois, à ce qu’on m’a assuré, lui rendit ce service sept ou huit fois. Puis, l’état de Busnel empirant, son médecin, constatant qu’il était fini, crut qu’il serait préférable pour lui d’aller finir ses jours dans son pays natal[35].

Si les chiffres mentionnés par Laberge sont exacts, la collaboration Bourgeois/Busnel peut représenter entre quatorze et seize semaines de travail. Le cas échéant, le Timothée de 1908 serait en grande partie conçu à quatre mains, bien que toutes les planches soient signées par Busnel. Suivant les conseils de son médecin, le jeune homme accepte finalement, en juillet 1908, d’aller poursuivre sa convalescence dans sa Bretagne natale :

Mais, malgré la maladie et la hantise de sa fin prochaine, il poursuivait sa besogne. Avec une énergie désespérée, il s’acharnait à sa tâche : il imaginait de nouvelles aventures et de nouvelles farces pour son héros et continuait la série de ses dessins de Timothée qu’il envoyait chaque semaine à La Patrie. Busnel était retourné depuis deux mois à Saint-Briac, sa terre natale, lorsqu’il mourut le 4 septembre au soir 1908[36].

La dernière planche des « Aventures de Timothée » signée par Busnel paraît un mois plus tard, le 3 octobre 1908. Timothée y est méconnaissable : le dessin est sec, saccadé, confus. Deux hypothèses peuvent être posées : soit, malgré la signature, la planche n’est pas de Busnel (le cas échéant, elle ne semble pas non plus de Bourgeois), soit Busnel est si malade au moment de sa réalisation qu’il peine à tenir correctement sa plume.

Après le décès de Busnel, son poste n’est pas maintenu à La Patrie[37]. Dès lors, « Les contes du père Rhault » de Barré paraissent en alternance avec une traduction de « Buster Brown ». Lorsque la série de Barré prend fin, le 17 avril 1909, elle est remplacée à son tour par des planches importées des États-Unis. À La Presse, un mouvement similaire se produit : la dernière bande dessinée de Bourgeois est publiée en novembre 1909, avant d’être remplacée en janvier 1910 par des séries d’origine étatsunienne. Incapable de résister à ce raz-de-marée, la bande dessinée canadienne-française entame une longue période d’hibernation, marquée par quelques sursauts, avant un premier renouveau dans les années 1940.

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La présence de Busnel au Québec concorde avec cette période de cinq années qui correspond au début et au déclin de la bande dessinée humoristique dans les quotidiens du Québec. L’examen de son parcours et des relations nouées avec ses collègues, particulièrement avec Bourgeois, offre la possibilité d’observer un cas significatif d’interactions franco-québécoises. Lors de son arrivée à La Patrie, Busnel doit poursuivre une série dont il n’a fixé ni l’esthétique ni les ressorts narratifs, ce qui donne lieu à une période initiale de mimétisme. Au fil des années, le jeune artiste va cependant se dégager de l’héritage de Bourgeois et imposer un style propre, dans lequel le rapport étroit du dessin à l’écrit et l’amour de la narration sont marqués par la tradition des histoires en images, toujours en vogue en France et rééditées en grand nombre dans la rubrique enfantine de La Patrie. Au sein de cette relation bipartite intervient un troisième acteur, les États-Unis, source à laquelle les deux artistes s’alimentent, complexifiant — ou enrichissant — l’analyse de leurs interactions. Il serait pertinent de préciser dans quelle mesure Bourgeois joue dans ce triangle le rôle du passeur des modèles étatsuniens, notamment par l’importation du thème du garnement. Au contact de ces différents modèles, Busnel fait évoluer son art : en revisitant un personnage emblématique de la culture populaire canadienne-française, il affirme un style inventif et, en se libérant de l’héritage de Bourgeois, marque de son empreinte la production canadienne-française de son temps, jusqu’à devenir un acteur essentiel de cet âge d’or.