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Les recherches sur l’histoire littéraire des femmes se font plus nombreuses depuis quelques années. Après Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire [2], en France, paraissent au Québec quatre ouvrages qui s’inscrivent dans une relecture de la présence des femmes en écriture : deux collectifs dirigés par Chantal Savoie, Histoire littéraire des femmes : cas et enjeux [3], ainsi que Sans livres mais pas sans lettres : renouveler l’histoire et l’étude des pratiques d’écriture des femmes, celui-ci en collaboration avec Marie-José des Rivières [4] ; Je voudrais bien être un homme. Correspondance littéraire entre Simone Routier et Harry Bernard, dans une édition préparée par Guy Gaudreau et Micheline Tremblay [5] ; et, sur un plan légèrement différent, Les mots de désordre. Édition commentée des éditoriaux de La Vie en rose [1980-1987] [6], de Marie-Andrée Bergeron.

Lorsqu’on lit, de front, les deux ouvrages dirigés par Savoie et Savoie et des Rivières, on constate que les deux contenus se complètent, sans jamais se répéter, donnant à soupçonner l’étendue de ce qu’il nous reste à découvrir sur les femmes et confirmant la multiplicité des angles de recherche possibles. Je m’attarderai ici plus spécifiquement, vu la vocation de Voix et Images, aux textes qui portent sur l’histoire littéraire québécoise même si certaines avancées concernant la littérature française peuvent expliquer des phénomènes plus généraux : je pense, notamment, au texte de Marie-Ève Thérenty sur la chronique (HL, 23-56) dont les hypothèses guident abondamment les recherches effectuées au Québec sur les femmes journalistes.

Savoie avance, en introduction, que « la tendance à dater les “premières” et à survaloriser l’innovation confine le passé littéraire féminin à de petits apartés de l’histoire littéraire générale » (HL, 10-11). Je ne suis pas convaincue que les ouvrages recensés ici évitent totalement ce piège, dans la mesure où — il faut bien commencer quelque part — la plupart des collaboratrices et des collaborateurs se sont penchés sur des situations ou des personnes exemplaires faisant figure, justement, de cas à part, dans un ensemble plus vaste qui les dépasse et en étouffe quelquefois l’importance ; il reste que soulever ainsi des pans d’une histoire littéraire jusqu’ici évacuée réserve de bien belles surprises.

Éva Circé-Côté fait l’objet de trois textes, confirmant son statut de référence : elle a été, dit Savoie, « plus souvent étudiée pour ses idées avant-gardistes que pour ses qualités littéraires » (HL, 13). Geneviève Dufour (HL, 77-102) tente de combler cette lacune en se penchant sur Bleu-blanc-rouge, ouvrage composé de chroniques et de poèmes et en posant comme a priori que l’ouvrage porte les marques d’un certain romantisme. Sara-Juliette Hins (HL, 57-75) s’attarde aux variations de l’écriture de Circé-Côté selon les pseudonymes qu’elle emploie pour signer ses chroniques, Fantasio affichant une langue plus soutenue et Maheu faisant dans le populaire. L’analyse intéressante de cette gymnastique rhétorique pourrait ouvrir sur une approche intersectionnelle en ce qu’elle serait à même de révéler comment Circé-Côté projette dans ses chroniques signées Fantasio ou Maheu sa vision des genres et des classes sociales. Les cinq lettres, enfin, échangées entre la journaliste et Marcel Dugas, et analysées par Andrée Lévesque (SL, 45-59), permettent de situer Circé-Côté dans un contexte privé et d’illustrer à quel point cette femme s’inscrivait dans la marge : l’écrivaine, « vient “de trois générations d’incroyants” », souligne l’auteure de l’article (SL, 53).

Michel Lacroix présente aussi une femme exceptionnelle, mais d’un tout autre point de vue : il rappelle à notre mémoire Michelle Le Normand (HL, 167-189), une auteure mais surtout une femme d’affaires qui voulait « vendre beaucoup de livres pour devenir assez riche pour [s]’acheter une auto » (HL, 167). Délaissant la production littéraire et journalistique de Le Normand, Lacroix s’emploie à montrer la logique économiste au coeur de son activité fébrile qui se résume à tirer les ficelles : l’auteure s’acharne à écrire des lettres pour assurer sa propre diffusion (et celle de son mari), pour mousser sa publicité auprès des écoles, qui constituaient de précieuses sources de légitimation — elles le sont toujours. Portrait intéressant, encore une fois, et certainement difficile à placer sur l’échiquier féminin et institutionnel, si l’on en juge par le constat final censé classer le phénomène : « Dire qu’elle était en quelque sorte une féministe pragmatique doublée d’une antiféministe idéologique serait absurde, mais pointerait dans la bonne direction, en amenant à voir que, dans son irréductible volonté d’écrire et de faire de cette activité un travail rémunéré, Le Normand esquissait un personnage bien éloigné des rôles traditionnellement dévolus à la femme dans le Québec de l’époque. » (HL, 187)

Lucie Robert aborde de son côté la question des stratégies éditoriales des premières auteures dramatiques. L’étude, qu’on sent exhaustive, tente, tableaux à l’appui, de répondre à la question suivante : « Du point de vue des femmes, qui n’ont pas, pour la plupart, à gagner leur vie et celle de leur famille : quel intérêt y a-t-il à écrire du théâtre et à le publier ? » (HL, 107) Interrogation essentielle parce que la publication est la condition sine qua non de « la mémoire historique » (HL, 125) ; véritable radiographie du sujet, aussi, pour démêler l’écheveau : qui a écrit des pièces ? Des journalistes, des religieuses, des mères au foyer ? Pour quel public ? Qui jouait aussi dans ses propres pièces ? Qui a eu le privilège d’être publiée ? Par quels méandres ?

Le texte apporte des réponses neuves, qui puisent leur source dans des motivations profondes, intimement liées à la représentation de soi comme journaliste, dramaturge ou actrice :

[U]ne stratégie de publication indique un comportement précis dans le champ littéraire. En effet, publier c’est se définir comme écrivain et prendre les moyens qui s’imposent pour conquérir ce statut. Parmi les femmes dont il a été question ici, seules quelques journalistes ont poursuivi cet objectif. Toutefois, l’écriture dramatique n’a joué pour la plupart d’entre elles qu’un rôle secondaire. En effet, cette forme d’écriture apparaît comme complémentaire aux carrières journalistiques et théâtrales ; elle n’en représente jamais le centre.

HL, 123-124 ; je souligne

Tous ces parcours apparaissent singuliers, donnant à penser que ces femmes, bien que solidement branchées sur l’extérieur, font cavalières seules, c’est-à-dire sans la complicité d’autres femmes, ce qui pourrait expliquer l’impression d’aparté qu’on soulignait d’entrée de jeu ; le texte de Fanie St-Laurent sur les cahiers du Cercle Récamier de Montréal (SL, 155-174) — ma découverte préférée — montre au contraire qu’elles s’organisaient selon des modes de sociabilité très précis. L’analyse des comptes rendus des réunions du cercle littéraire constitue à cet égard une incursion dans un microcosme émouvant à la fois candide et lucide. La nécessité, explique St-Laurent, « de résumer et de transcrire les activités du cercle puis de lire le compte rendu à une réunion subséquente impose une pression à certaines secrétaires qui se laissent impressionner par la tâche à accomplir » (SL, 159) ; de fait, certains procès-verbaux dérapent vers une écriture qui tient de l’introspection, comme ces mots de Germaine Bougie : « J’ai fait 27 pages de rapport pour ma pénitence. Pénitence ? Au fond, non, faire un rapport, c’est profiter durablement d’une réunion. C’est repasser, lire, tout ce qui s’est dit ou lu. » (SL, 160) On devine, derrière la naïveté, le sentiment de nécessité qui naît de l’exercice d’écriture. On apprend aussi le rôle important de transmetteur qu’a été ce cercle, où 20 % des ouvrages lus étaient écrits par des femmes, prouesse en soi « quand on pense à l’offre de lecture et à l’étroitesse du marché pour les auteures de l’époque » (HL, 167).

Quelques constantes surgissent de ces nombreuses collaborations : d’abord la nécessité de montrer les liens étroits qu’entretiennent le journalisme et la littérature, au profit de cette dernière. Les femmes journalistes, on le sait depuis un moment, représentent un pivot historique essentiel de l’écriture des femmes. Leurs textes, ici, ne sont plus scrutés sous l’angle informatif seulement, mais aussi stylistique, replaçant ces auteures dans un continuum rhétorique élargi. C’est le cas, on l’a vu, pour Circé-Côté ou pour certaines dramaturges, mais aussi pour Germaine Guèvremont, dont Marie-Pierre Gagné nous présente le roman, toujours inédit à ce jour, Tu seras journaliste (HL, 191-216).

L’ironie, ensuite, constamment relevée dans les textes, atteste une forme de désobéissance à un ordre des choses que les auteures remettent gaillardement en question. Chez la journaliste Françoise, nous dit Line Beaudoin, « l’ironie [maniée] avec un plaisir évident devient une arme pour combattre les préjugés et les idées reçues » (SL, 38). Même attitude chez Yvonne Le Maître, une journaliste franco-américaine fascinante que nous font découvrir Michel Lacroix et Nadia Zurek : celle qui apostrophe Marcel Dugas dans ses lettres par un vigoureux « Ma belle crotte en chocolat » (SL, 77) offre un legs scripturaire « caractérisé par une fréquente et ironique autoréflexivité, de même que par un plurilinguisme humoristique » (SL, 83). Les femmes, en fait, ne se gênent pas pour reprendre à leur compte les préjugés dont elles sont victimes et pour les tourner en dérision. Le procédé n’est pas sans danger, d’ailleurs, comme le relèvent Thérenty et Hins à propos, respectivement, de Delphine de Girardin (HL, 39) et d’Éva Circé-Côté (HL, 68), surtout si l’on considère, dans ce dernier cas, que la journaliste se cache derrière des pseudonymes masculins ; dès lors, en se moquant des travers féminins, elle donne des munitions aux détracteurs des avancées féminines.

Même Jeanne Lapointe, à laquelle Claudia Raby consacre (enfin !) deux articles, se servait aussi régulièrement de l’ironie. Raby nous rapporte qu’elle s’opposait en ces termes à un article de Thierry Maertens : « Cet argument du pénis, représentant du réel — toute cette machinerie assurant aux mâles l’exclusivité du discours — aurait de quoi déclencher l’hilarité […]. S’il faut occulter le corps de la femme (“Ah ! Cachez-moi ce sein”) pour que le discours (mâle) advienne, faut-il aussi à ce moment effacer le pénis ? » (HL, 276). Lapointe, qui a inscrit sa vie sous le sceau de la discrétion, a pourtant « fait gronder les murs de l’Université Laval » quand elle a comparé « avec ironie le discours de l’Inquisition du xve siècle à celui d’un estimé professeur de philosophie, Charles De Koninck, dont elle fait l’archétype du théologien sexiste du xxe siècle » (SL, 103).

Une telle récurrence n’est pas gratuite : elle indique clairement une volonté des femmes de s’inscrire en faux contre les prescriptions sociales du moment et de s’amuser aux dépens des différentes figures d’autorité qui se dressent sur leur parcours.

La prudence des chercheurs, enfin, est palpable au fil des textes : s’employant à éviter les truismes qui expliquent généralement l’absence des femmes dans l’histoire littéraire, ils présentent des hypothèses nouvelles modulées de nombreux « peut-être ». Il y a de quoi, car les extrapolations, si pratiques, conduisent parfois à faire dire aux textes des choses qu’ils ne disent pas. (C’est particulièrement vrai dans le cas de l’écriture au féminin, lorsqu’on la soumet à une analyse qui flirte avec l’idéologie.) Heureusement, l’écueil a été évité la plupart du temps.

De bien solides réflexions, en somme, dans ces deux ouvrages, qui suscitent en plus l’admiration pour des femmes qui ont participé au fait littéraire québécois en multipliant les stratégies pour être, sinon publiées, du moins lues et entendues.

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L’ouvrage suivant, la correspondance entre Simone Routier et Harry Bernard, apparaît dès lors comme une application concrète des avancées théoriques de toute cette recherche sur les positions institutionnelles. L’échange épistolaire, assez mince — 46 lettres en tout, sur une période d’un an — ouvre en effet une perspective intéressante sur le milieu littéraire de l’époque (1928-1929) ; on y découvre l’audace d’une poétesse, plutôt calculatrice, qui n’est pas sans rappeler celle de Michèle Le Normand, la femme d’affaires. Les éditeurs de cette correspondance ont eu la bonne idée d’intégrer, même si cela brise un peu le rythme général, d’autres lettres de Routier, à Alfred Desrochers cette fois ; on assiste ainsi aux louvoiements de la jeune femme, qu’on devine avide de reconnaissance, pour établir son nom en littérature. Elle manoeuvre — pour ne pas dire « magouille » — afin de s’assurer qu’on parle d’elle dans les journaux ; à Desrochers, elle dira : « Soignez la tenue de cette critique et je la ferai paraître dans un quotidien d’ici » (77) ; à Harry Bernard, elle annonce : « L’Événement doit publier demain une longue critique de Georges Boulanger et samedi, le Soleil une de Jean-Charles Harvey. Du moment que vous pouvez publier la vôtre à Saint-Hyacinthe tout est bien. Il me semble qu’elle n’a pas le souffle qu’elle aurait dû avoir, mais puis-je vous en vouloir. » (131 ; Routier souligne.)

À cette époque bénie où les auteurs pouvaient espérer collectionner les prix David — Harry Bernard l’a obtenu trois fois —, et compte tenu de la relative exiguïté du milieu littéraire québécois, il est fascinant de constater à quel point Routier avait compris les rouages de l’institution littéraire. Avec une modestie qui sonne souvent faux, elle demande des conseils, à gauche et à droite, pour améliorer ses textes, certes, mais surtout pour qu’on retienne son nom. (Elle prend acte des commentaires, toutefois, comme le montre l’annexe 2, qui met en relief les changements qu’elle a apportés à L’immortel adolescent).

Cette correspondance ne donne pas seulement accès au style épistolier de Routier ; il lève aussi le voile sur l’assurance d’une jeune femme qui ne craint pas de s’affirmer dans ce milieu encore essentiellement masculin. Un exemple, parmi d’autres : elle signifie son peu d’intérêt pour les personnages féminins des romans de son destinataire : « Vous possédez un style si châtié que je me demande pourquoi vous ne l’employez pas à créer des héroïnes un peu moins matérielles et parvenues, c’est ennuyeux de les voir toujours entrer au salon ou à l’hôtel avec des mines effarouchées et paumées. » (107) Contrairement aux éditeurs, qui suggèrent que Routier « se préoccupe peu de l’oeuvre de Bernard dont elle n’a cure » (14), je crois plutôt qu’elle l’a lue mais qu’elle a vu dans les femmes qui la peuplent des images rétrogrades et limitées. En fait, Routier faisait sans le savoir de la critique féministe, même si certains passages tendent à indiquer le contraire, plus spécialement celui où elle écrit (mais on y croit plus ou moins, compte tenu de son parcours) que la littérature est un « pis-aller » (104) pour les femmes en attendant de trouver l’amour. La chronologie d’ailleurs, qui peut paraître disproportionnée, donne quand même des informations très intéressantes sur Routier : ses nombreux voyages, ses dix années vécues en France, son passage chez les Dominicaines (!) ; la vie d’Harry Bernard, en comparaison, apparaît bien sage…

Seule réserve devant ce beau travail d’édition : les notes donnent surtout des informations sur la taille et la couleur du papier utilisé pour la correspondance. On aurait aimé d’autres détails. Un exemple, puisqu’il touche très précisément à l’écriture de Routier : les éditeurs n’ont pas cherché à identifier le texte qui parodie Routier, paru dans L’Événement et auquel Bernard fait allusion (78) : rien n’est certain, mais on peut supposer qu’il s’agit du poème suivant, qui figure à la page 6 de l’édition du 15 septembre 1928 de ce même périodique :

Que mon vers soit brillant ou qu’il soit très mauvais,

Je défends qu’on y touche !

On regarde le temps même quand il est laid,

D’un geste las parfois, mais la main sur la bouche.

[…]

Vous voulez remplacer par des raisonnements

Ma logique branlante !

Cela tient à vos goûts ; les miens sont différents :

Vous êtes le bouquin, moi, la feuille volante [7].

Ces vers, en effet, signés « Jean-B. Gagnon M.D. », ne sont pas sans rappeler que Routier veillait au grain et n’apportait des corrections à ses textes qu’après les avoir âprement discutées…

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Signalons enfin le travail féministe de relecture des éditoriaux de la revue La Vie en rose qu’a effectué Marie-Andrée Bergeron. Dans Les mots de désordre, l’auteure a en effet mis bout à bout toutes les prises de position des collaboratrices de la revue pour, d’une part, les replacer en perspective et, d’autre part, mesurer leur pertinence à l’aune des changements survenus au Québec depuis la fin des années 1980. Entreprise importante s’il en est — nous sommes nombreuses à être demeurées orphelines depuis la disparition de cette revue —, l’ouvrage de Bergeron montre surtout par l’exemple qu’il existe une relève féministe curieuse des luttes passées et qu’elle éprouve des préoccupations communes à celles des « filles » de La Vie en rose.

L’auteure n’a pas vécu les événements dont traitent les textes : cela lui confère de grands avantages, à commencer par celui de lire sans préjugé, pour circonscrire les décisions éditoriales de la revue et mettre ensuite en relief les discussions (qu’on découvre épiques) y ayant conduit. Par contre, les gérantes d’estrade (dont je suis, même si je me soigne) tiqueront peut-être devant certains raccourcis qu’impose la forme même de l’ouvrage : suggérer que le mouvement des « Yvette » cherchait à « riposter au discours féministe » (101) sans prendre en considération le contexte du référendum revient à tronquer le commentaire en négligeant un aspect important de cette mémorable mobilisation. Il reste toutefois de ces pages une analyse fine qui retisse la toile de fond d’une société en bouleversement : c’est une autre période importante de l’inscription des femmes du Québec dans les archives de l’écriture.