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Sans aller jusqu’à affirmer que l’on assiste actuellement à un retour de la région en littérature québécoise, ce qui supposerait sa disparition préalable, on peut avancer qu’il s’établit un « certain rééquilibre proportionnel[1] » de la représentation de l’espace régional au sein du corpus, comme le signale Samuel Archibald. Toutefois, ce commentaire perd de sa justesse lorsque l’on tente de le lier aux lieux de la création et de la diffusion des oeuvres, puisque l’on ne saurait parler d’une réelle « démontréalisation » de la littérature, que ce soit au sein de l’institution littéraire ou encore de la réception critique. En fait foi l’importante attention qu’a reçue l’École de la tchén’ssâ, ce courant littéraire pourtant créé à la blague par Benoît Melançon pour désigner une communauté d’écrivaines et d’écrivains vivant, pour la plupart, à Montréal. Bien que cette tendance littéraire ait été identifiée de façon ironique dans une simple entrée de blogue, elle a connu une fortune inespérée. Toutefois, c’est Francis Langevin qui, le premier, a mis le doigt sur certains traits des oeuvres québécoises contemporaines représentant la région dans un article portant sur la régionalité[2]. Melançon a surtout contribué à apporter une visibilité ainsi qu’une certaine notoriété à cette problématique et, à sa suite, la critique et parfois les auteurs eux-mêmes ont continué à approfondir la réflexion. L’ampleur de la réception de cette tendance en a pratiquement fait un synonyme du phénomène de la régionalité dans la littérature québécoise contemporaine. Mais les textes sur la région ne s’écrivent pas qu’à partir de la métropole ; tout récemment, nous avons assisté à la prise de parole littéraire de plusieurs écrivaines innues, dont Natasha Kanapé Fontaine, Marie-Andrée Gill et Naomi Fontaine sont les principales représentantes. Je crois qu’il s’agit également d’oeuvres de la régionalité, puisque leur centre n’est pas Montréal et qu’elles dépeignent des espaces qui, du moins selon la perspective de la société dominante, sont périphériques, marginaux et oubliés, comme les réserves. Je souhaite me pencher sur la question de la périphérie — l’une des valeurs que peut prendre la région — puisqu’elle m’apparaît particulièrement porteuse et rassembleuse pour approcher les oeuvres contemporaines du Québec. Pour Francis Langevin, les romans mettant en scène la région présentent « des localités périphériques, reculées, isolées, mais également des localités décalées », et ces « régions pourraient être n’importe quelle région, car c’est l’éloignement qui l’emporte sur la singularité[3] ». Ces affirmations méritent d’être nuancées ; j’y reviendrai en fin de parcours. Dans cette analyse, je me propose d’étudier les points de convergence et de divergence entre deux textes qui dépeignent la périphérie : La déesse des mouches à feu[4] de Geneviève Pettersen, ouvrage emblématique de l’École de la tchén’ssâ[5], et Kuessipan[6] de Naomi Fontaine, oeuvre représentative de la littérature innue de langue française. Je m’appuierai à l’occasion sur des extraits de Manikanetish[7], autre texte de Fontaine qui met en jeu l’espace périphérique. Mon travail s’intéresse à l’oeuvre de deux auteures, dans un contexte où les femmes dont la production littéraire traite de la région n’ont pas reçu la même attention critique que leurs homologues masculins (je pense notamment à la revue Liberté, qui a invité trois écrivains à participer à son numéro sur la région[8], tout comme les organisateurs de la table ronde « “Vivre la région”. Rencontre avec Dickner, Archibald et Anctil[9] »).

Mon étude des romans de Pettersen et de Fontaine s’inspirera de la notion de « ruralité trash » avancée par Mathieu Arsenault et qui sert à décrire

les espaces ruraux […], [les] espaces de campagne, de petites villes et de villages qui apparaissent comme des non-lieux dans notre société postindustrielle, des terrains en friche, laissés dans un semi-abandon par cette économie mondialisée qui n’en a pas besoin. Sur ce territoire en trop ne règne à perte de vue que la misère ordinaire des régions[10].

Je poursuivrai la réflexion d’Arsenault sur le territoire à partir de ma lecture de La déesse des mouches à feu et de Kuessipan. Souhaitant m’éloigner d’une vision quelque peu misérabiliste du lieu périphérique, je m’attacherai à démontrer que l’écriture de la périphérie rend signifiants certains non-lieux et qu’elle aménage des espaces de liberté liés à la ruralité ou encore aux modes de vie marginaux. La cartographie des lieux périphériques — et le discours qui la crée — fonde la régionalité de ces oeuvres en même temps qu’elle permet de mettre au jour certaines facettes de cette tendance littéraire, dont je tenterai d’esquisser les contours en fin de parcours.

LE NON-LIEU DANS LA DÉESSE DES MOUCHES À FEU : L’EXEMPLE DU CENTRE COMMERCIAL

À l’instar d’Arsenault, je crois que l’espace périphérique peut être lié à la misère et au désoeuvrement, ce dont il sera question dans mon étude, mais je me focaliserai plus spécifiquement sur la façon particulière de cartographier les lieux de la périphérie. Je suis d’avis que ces espaces sont intimement liés à l’ordinaire, au quotidien et aux non-lieux. Rappelons ici ce qu’entend Marc Augé par non-lieu :

Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. L’hypothèse ici défendue est que la surmodernité est productrice de non-lieux, c’est-à-dire d’espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui […] n’intègrent pas les lieux anciens : ceux-ci, répertoriés, classés et promus « lieux de mémoire », y occupent une place circonscrite et spécifique[11].

Dans La déesse des mouches à feu, des non-lieux sont rendus signifiants et ne sont finalement insignifiants que de la perspective de celle ou de celui qui habite les grands centres, qui jouit d’une plus grande richesse culturelle que celle qu’offrent les marges, ces dernières investissant de leur existence les lieux dévalorisés par le centre. Sous la plume de Pettersen, des non-lieux comme le McDonald’s, le terminus d’autobus et les transports en commun sont pourvus d’une dimension identitaire et relationnelle. Pour les besoins de mon analyse, je m’attarderai uniquement au centre commercial, qui est le non-lieu le plus investi par les personnages du roman.

D’emblée, le « centre d’achats[12] » est rattaché à l’espace nord-américain, à la société de consommation et à sa superficialité. À plus petite échelle, il est donc volontiers souvent associé à la banlieue qui, du moins dans l’imaginaire, est investie de valeurs liées à la vacuité et à l’artificialité[13]. Toutefois, dans La déesse des mouches à feu, le centre commercial s’ancre résolument dans l’espace de Chicoutimi, puisqu’il s’agit de la Place du Royaume, lieu de la géographie référentielle, sans oublier les quelques régionalismes qui parsèment le texte quand les personnages sont dans le centre commercial, entre autres le mot « gigon », qui signifie « [d]ébraillé, négligé, mal habillé, d’accoutrement ridicule, malpropre[14] ». Comme nous le verrons, Pettersen subvertit les valeurs « banlieusardes » factices dont est chargé le centre d’achats en écrivant celui-ci à partir de la région, connotée d’authenticité, dans une langue parfois injurieuse, tout aussi authentique puisqu’elle sert à dépeindre un milieu rude[15]. Cependant, le centre commercial conserve son aspect transitoire — qui est également une caractéristique de la banlieue, espace de l’entre-deux en croissance perpétuelle, comme le montre le phénomène de l’étalement urbain — parce qu’il constitue un lieu de l’adolescence[16].

Dans le roman, le centre commercial n’est pas simplement dépeint comme un temple du capitalisme où les consommateurs ne feraient que transiter au gré de leurs achats, dans une visée purement utilitaire. La pratique du lieu se rapproche des « manières de faire » dont parle Michel de Certeau, qui sont

les mille pratiques par lesquelles des utilisateurs se réapproprient l’espace organisé par les techniques de la production socioculturelle. […] [I]l s’agit de distinguer les opérations quasi microbiennes qui prolifèrent à l’intérieur des structures technocratiques et en détournent le fonctionnement par une multitude de « tactiques » articulées sur les « détails » du quotidien[17].

Le « centre d’achats » se fait le lieu du désoeuvrement où s’affirme la jeunesse en région :

J’aurais enfin le droit d’aller au centre d’achats le jeudi soir. Mes parents étaient d’avis que les filles de treize ans qui se tenaient à Place du Royaume étaient des petites putains. Mais ça a l’air qu’à quatorze ans, c’était ben correct. Au centre d’achats, on viderait la moitié de la bouteille de Sunny Delight pour mettre de la vodka à la place.

DMF, 12

Le centre commercial prend ici une valeur identitaire, car il est associé à un certain rite de passage vers l’adolescence ; avec l’approbation parentale, la jeune narratrice est autorisée à flâner à la Place du Royaume et bravera ensuite l’autorité de ses parents en consommant de l’alcool dans un lieu public. La protagoniste, accompagnée de ses complices, parvient d’une certaine façon à subvertir la fonction traditionnelle de l’aire de restauration du centre commercial qui, d’ordinaire, est destinée à une consommation rapide :

Moi, Véronique pis Sarah Duperré, on avait commencé à se tenir au centre d’achats le vendredi soir en plus du jeudi. Place du Royaume était divisée en deux : le bord du Ardène pis le bord du Canadian Tire. Nous autres, on se tenait proches du Ardène, avec les skateux. C’était le meilleur bord parce que c’était celui des restaurants pis des beaux gars. On pouvait rester assises deux heures aux petites tables en face du Dunkin’ à rien manger pis à boire du Sunny Delight mélangé avec de la vodka.

DMF, 27

Plutôt que de prendre une bouchée en vitesse après avoir complété leurs achats, les adolescentes occupent les lieux tout en n’ayant rien acheté et en consommant seulement leur précieuse boisson à base de vodka et de Sunny Delight. Elles marquent le lieu de leur présence, et celui-ci contribue à la construction de leur identité, de leur sentiment d’appartenance à une bande ou à une autre.

La dimension relationnelle associée au centre commercial se laisse deviner à travers la hiérarchie qui a cours à la Place du Royaume :

Le bord du Canadian Tire, c’était pour les pouilleux. C’était des genres de BS à pinch pis à pad qui venaient de Falardeau en char pour se tirer un rang. Ils portaient tout le temps des Sugi blanches pis des chandails de Slayer. Les pouilleux avaient pas de manteaux d’hiver. Ils portaient des vestes de skidoo Arctic Cat. Je me rappelle qu’ils étaient vraiment gigons.

DMF, 28

Le centre d’achats prend ici la valeur de microcosme de l’école secondaire en reproduisant les luttes qui ont cours dans son enceinte, notamment celle pour l’espace, fortement compartimenté (à la fois socialement et territorialement) entre les différents clans. Ce cloisonnement, basé sur des stéréotypes (les « pouilleux » et les « skateux » sont réduits à un signe), suggère une certaine fixité, autant sur le plan de l’identité (un pouilleux reste un pouilleux) que du déplacement spatial. L’impression d’avoir affaire à une deuxième polyvalente devient encore plus évidente lorsque « le champ en arrière de la bâtisse » (DMF, 28) du centre commercial se transforme en arène où l’on règle ses comptes, à l’image de la cour d’école : « En tout cas, on regardait les skateux se battre contre les pouilleux. Y avait beaucoup de batailles de skateux pis de pouilleux dans ce temps-là. Tellement que la police s’était mise à surveiller le champ pis à patrouiller aux demi-heures pour nous dire de circuler. » (DMF, 28) À l’« ordre technocratique » déjà en place, les personnages superposent un système normé et hiérarchisé dont les pratiques sont de véritables « tactiques » :

La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indépendance par rapport aux circonstances[18].

Malgré l’indéniable investissement de son espace, la Place du Royaume ne paraît avoir qu’une valeur évanescente, transitoire, intimement liée à l’adolescence. En fait, le centre commercial semble être une étape vers un lieu où la jeunesse pourra jouir d’une plus grande liberté — et être véritablement elle-même — dans sa pratique de l’espace, la forêt : « Véronique pis Sarah voulaient juste boire de la vodka diluée dans du Sunny Delight. Elles voulaient jamais venir avec moi nulle part ailleurs qu’au centre d’achats. J’avais le goût d’aller veiller dans les campes. » (DMF, 50)

LA FORÊT : ESPACE DE LIMINARITÉ

Sous la plume de Pettersen, l’espace sylvestre rend possible l’avènement d’une communitas, qui fait l’expérience de la liminarité. Pour Michel Biron, qui reprend à son compte la notion de l’anthropologue Victor W. Turner, la communitas est « un espace de communication soumis à la loi de l’amitié ou de la connivence », pourvu d’une « sorte de hiérarchie horizontale qui n’obéit pas à la logique d’un classement établi d’avance, mais à un système peu déterminé où tout est affaire de contiguïté, de voisinage[19] ». Dans La déesse des mouches à feu, cette communitas se manifeste à travers la microcommunauté formée par Catherine et ses amies et amis dans la forêt. La hiérarchie, plutôt rigide, que l’on pouvait observer au centre commercial n’a plus la même teneur : les « BS à pinch pis à pad qui venaient de Falardeau » qui occupaient le côté des « pouilleux », celui du Canadian Tire, sont les bienvenus dans les bois, là où « toutes les pistes de motocross se rejoign[ent] » (DMF, 51). Il n’existe plus de comparaison ni de marques distinctives entre les « skateux » et les « pouilleux ». Dans un contexte liminaire, les personnages « échappe[nt] aux classifications habituelles et tend[ent] à se dépouiller des signes propres à la structure sociale (la position hiérarchique, la propriété, les vêtements, etc.)[20] ».

La forêt, déjà dotée d’un coefficient de liminarité en raison de son positionnement à l’orée ou à grande distance de centres urbains davantage organisés et structurés, voit sa valeur liminaire amplifiée par un indice de nordicité. Une fois l’hiver arrivé, la jeune narratrice et ses acolytes établissent leur « campe » au fin fond des bois, en marge des différentes matérialisations de l’ordre :

La police voulait pas que les jeunes construisent des campes dans le bois, mais tout le monde s’en sacrait. […] Les parents pis la police aimaient pas ça, ces histoires de campes là. Y avait rien de bon pour les jeunes dans ces places-là. C’était rien que de la boisson, de la drogue pis du sexe. […] Keven, son père pis les autres gars avaient décidé de bâtir le campe loin, dans le fin fond de Chicoutimi-Nord, proche de Saint-Honoré. C’était une crisse de bonne idée, parce que c’est la SQ qui avait le contrôle de ce secteur-là. […] Les gars de la SQ auraient autre chose à faire que de venir nous écoeurer dans notre forêt.

DMF, 67-68

Il n’est pas innocent que le groupe d’adolescentes et d’adolescents décide de bâtir son repaire non pas à Chicoutimi, mais bien dans les bois de Chicoutimi-Nord, à la limite de Saint-Honoré, petite municipalité un peu plus au nord ; non seulement les agents de la Sûreté du Québec ne s’y rendent pas, mais les lois — voire les normes — y paraissent, de façon générale, suspendues. Plus on s’aventure vers le nord, moins les règles de la civilisation semblent s’appliquer : « C’est la seule place où les lois de la ville se rendent pas. La preuve : tout le monde se débouche une bière pis conduit avec la bouteille entre les deux jambes dès que le chemin pour se rendre en haut vire en garnotte[21]. » (DMF, 104) On pourrait dire, pour reprendre le mot de Biron, que les « maîtres » alors mis à distance sont le corps policier et les parents, figures d’autorité qui n’ont pas accès au « campe » : « [S]eul ce qui gravite autour [du] sujet liminaire [Catherine et sa bande] a du poids : le reste, c’est-à-dire les lois sociales, les groupements établis, les institutions, cela n’existe à peu près pas[22]. » La boisson à base de Sunny Delight et de vodka, qui semblait servir de pis-aller et de subterfuge dans l’espace organisé qu’est le centre commercial, est délaissée au « campe » : sans transition aucune, on fume « aux couteaux » (DMF, 69) et on consomme du buvard. Lieu de toutes les premières fois, le « campe » se fait le théâtre des expériences sexuelles les plus diverses, entre deux lignes de psychotrope hallucinogène :

Marie-Ève, Jean-Simon pis Fred faisaient toutes sortes d’affaires à côté de nous. Marie-Ève était rendue toute nue pis Fred la lichait entre les jambes. Elle se tortillait pis Jean-Simon les regardait. À un moment donné, il a commencé à se crosser en me fixant. J’étais vraiment gênée. Je me suis revirée de bord pis j’ai fait la morte. J’ai attendu genre quinze minutes pis je me suis retournée pour checker si Jean-Simon me regardait encore. Non, il suçait Fred.

DMF, 74

Outre une expérimentation assez libre des drogues et de la sexualité, la communitas favorise le compagnonnage, « une communauté non structurée ou structurée de façon rudimentaire et relativement indifférenciée[23] ». Le « campe » est bâti avec les « moyens du bord », ce qui témoigne de son aspect rudimentaire ainsi que des tactiques créatives des jeunes :

Le plus malade, c’est qu’il y aurait une mezzanine avec des vieux matelas simples sur le plancher pour qu’on dorme là. On aurait aussi une truie pour chauffer le campe. La mère à Keven nous donnerait ses deux anciens divans qui traînaient dans leur sous-sol. On les mettrait à côté de la truie. On apporterait aussi une table pour jouer au trou de cul pis à la chasse à l’as, pis un stéréo pour danser.

DMF, 66-67

Cependant, les aspects approximatif et élémentaire associés à la communitas ne suffisent pas dans un contexte qui se rapproche de celui de la survie en forêt l’hiver, comme le confirme l’épisode où Catherine et Keven s’improvisent trappeurs sous l’influence de l’ecstasy : « Quand on est revenus au campe, tout le monde était en panique. Ça faisait trois heures qu’ils nous attendaient en capotant. Keven avait les mains pis les pieds gelés, pis moi j’étais en hypothermie. C’est ça qu’ils ont dit à l’urgence, en tout cas. » (DMF, 80) Aux lois sociales, maintenues à distance, succèdent les lois du Nord, espace également normé, comme le montre l’un des axes nordiques développés par Daniel Chartier, « la nordicité saisonnière, soit l’hivernité », un « concept qui ramène dans les territoires plus au sud les problématiques vécues de manière permanente dans le Grand Nord. Ici, les épreuves du temps et du climat finissent par déranger la trame narrative à la faveur d’une épreuve tant physique qu’intérieure[24] ».

En fait, le grisant sentiment de liberté est bientôt remplacé par la peur ; les nombreux dangers associés à l’hiver envahissent progressivement l’imaginaire de Catherine :

Fallait faire attention dans les courbes parce que les trailers de vannes dérapaient souvent. Un couple du lac Long s’était tué au kilomètre 33, l’hiver d’avant. Ils avaient reçu le trailer en pleine face dans un tournant. […] Chaque fois que je voyais une vanne au loin, j’avais peur de mourir.

DMF, 103

En contexte hivernal, la forêt laisse bien peu de place aux tactiques de celles et ceux qui pratiquent son espace, les codes de l’hiver étant très rigides et ne pardonnant pas aux manques de jugement :

Mon père disait qu’il fallait jamais sortir des balises, surtout sur un lac de dix kilomètres de long comme celui-là. C’était une question de vie ou de mort, pis encore plus s’il se mettait à neiger. J’avais peur qu’il nous arrive la même affaire qu’à Ghislain Tanguay pis sa femme. […] Les deux étaient morts gelés assis sur leur machine.

DMF, 121-122

Outre l’épreuve physique et la dangerosité, l’imaginaire du Nord peut être associé au surnaturel, puisqu’il « renvoie à une géopoétique qui s’inscrit toujours plus haut, plus loin, hors des référents réalistes[25] ». L’écriture de Pettersen fraye avec le surnaturel dans cet épisode narré par le beau-père de Catherine :

Il a raconté qu’il s’en revenait de chez son chum Gilles qui avait son chalet au lac d’en Haut. […] Il avait vu une grosse lumière blanche par-dessus son épaule. Elle était trop basse pour que ce soit la lune. […] C’était le noir total pis la lumière ressemblait à celle d’une grosse lampe de poche géante. Il a dit qu’elle s’était arrêtée en même temps que lui pis qu’elle s’était remise à le suivre à la minute où il était reparti.

DMF, 123

Ainsi, la forêt saguenéenne, d’abord connotée comme espace de liberté, paraît changer de valeur ; son indice de nordicité lui confère des codes autrement contraignants que ceux des espaces organisés et lui insuffle même un certain caractère irréel, limitant sérieusement les personnages dans leur pratique et leur compréhension de l’espace.

LE NON-LIEU DE LA RÉSERVE : LE UASHAT DE NAOMI FONTAINE

Dans son texte sur la ruralité trash, Mathieu Arsenault mentionne l’écrivaine innue Naomi Fontaine parmi les poètes qui « ont recours à certains éléments de l’esthétique trash ou [qui] s’en inspirent[26] ». Bien qu’Arsenault ne développe pas davantage à propos de ces traits de l’esthétique trash, on devine qu’il fait sans doute référence au traitement littéraire de la réserve, dans le cas particulier de Fontaine. J’appréhende la réserve comme un non-lieu, non pas cette fois selon le sens que lui donne Augé, mais en tant que lieu qui n’est pas rendu signifiant dans le discours dominant, autant celui du monde référentiel que de la fiction. On pourrait même rattacher l’archétype de la réserve au chapelet de petites villes composant le « complexe de Kalamazoo » dont parle Pierre Nepveu, formant une matérialisation spatiale du désastre de la conquête des Amériques, la réserve constituant elle aussi un « obje[t] littérair[e] hautement improbabl[e][27] ». Quand il en est question — ce qui est peu fréquent dans les médias et les oeuvres littéraires —, la réserve est dépeinte comme étant statique et elle est invariablement marquée par la plus grande déchéance humaine. Son espace est presque uniquement pratiqué par ceux et celles qui l’habitent : les inconnus y sont rares, « [i]ls ne s’aventurent pas sur une réserve » (K, 30). Pour Michel de Certeau, « un faire [le parcours] permet un voir [la carte][28] ». Mais dans le cas de la réserve, la carte n’est aucunement le résultat des parcours et des pratiques innues : elle est la matérialisation des tracés arbitraires et désincarnés du colonisateur. La carte l’emporte sur le parcours, car « elle en colonise l’espace[29] ».

C’est à l’encontre de cette tendance que s’inscrit le récit de Fontaine. L’auteure nomme et raconte le territoire pour redéfinir l’espace selon un point de vue autochtone. La deuxième section de Kuessipan s’intitule d’ailleurs « Uashat » et s’attache à décrire la réserve du même nom. L’instance narrative s’empare de la dénomination de certaines rues de Uashat, traversées par son parcours — celui-ci peut prendre la forme d’un acte d’énonciation selon de Certeau[30] : « Un minuscule village appelé réserve. Des rues. Pashin. De Queen. Grégoire. Arnaud. Kamin. Il y a du sable sur le devant des maisons. Derrière les Galeries Montagnaises, que du sable. L’auto démarre. J’ai beau dire, c’est mon chez-moi que je quitte. » (K, 34) La stratégie de l’énumération, à l’oeuvre dans le passage précédent, a pour but de marteler l’existence du lieu en opposant le multiple à l’invisible :

L’école primaire, le secondaire. Le Conseil de bande. L’Église catholique. La centaine de maisons, trois modèles. Le parc vandalisé. Les déchets sur le coin des trottoirs, des clôtures, des maisons. Les maisons en construction, en démolition. Le cimetière avec des croix en bois, des bouquets à leurs pieds et des statues en pierre. La garderie peinte en orange. Le camping habité par la vermine. L’agora en plein air, là où le soleil se couche et où le vent se déchaîne. La patinoire qui sert aussi de terrain de basket l’été. Le stade et les estrades. La piscine chauffée, clôturée, pleine d’enfants avec leurs casques de bain. L’odeur de la mer à proximité. Le sable qui mène à la baie. L’eau polluée par l’aluminerie. L’île Grande-Basque. L’océan.

K, 55

Cet extrait en révèle beaucoup sur la réserve ; outre la longue énumération des éléments qui font le lieu, il donne à lire un certain nombre d’oppositions (les maisons construites et celles démolies ; le cimetière, qui connote la mort, et la garderie, qui se situe du côté de la vie ; l’hiver et l’été ; etc.). Cela démontre clairement la volonté de tout dire de l’instance narrative, dans un désir d’authenticité, laquelle serait l’un des traits de l’esthétique trash selon Sébastien Lavoie, qui affirme que cette dernière peut être interprétée « comme une réponse à la dérive du kitsch [et qu’]on peut l[a] voir comme un sain retour du balancier. [L’esthétique trash] oppose à un monde trop lisse, aseptisé, devenu faux, un autre monde plus vrai parce que plus proche de l’anima[31] ». Ainsi le portrait que dresse Fontaine de la réserve s’inscrit contre une kitschéisation des cultures autochtones, un phénomène bien présent[32]. L’écrivaine dit le beau comme le laid, mais cela ne se fait pas sans difficulté : « Je voulais voir la beauté, je voulais la faire. Dénaturer les choses — je ne veux pas nommer ces choses. […] Mais qui veut lire des mots comme drogue, inceste, alcool, solitude, suicide, chèque en bois, viol ? J’ai mal et je n’ai encore rien dit. » (K, 9)

Loin d’être unidimensionnelle, la réserve est profondément ambiguë — comme le montre la série d’oppositions vue plus haut — et elle est marquée par « le paradoxe de la beauté et de la souffrance » (K, 29) :

La nuit, les jeunes en bandes. Des caisses de vingt-quatre. Des hurlements tard le soir, des bagarres tôt le matin. Les portes verrouillées. […] Le vent glacé. Personne qui se promène. […] Au bout de la rue Kamin, une petite fille aux yeux bridés. Des framboises derrière sa maison. Un printemps bleu où l’asphalte sèche. Son centre du monde.

K, 40

Cet extrait témoigne non seulement de l’ambiguïté du lieu, mais aussi de sa valeur centrale : la réserve n’est pas traitée ici comme un espace périphérique, elle est perçue comme un centre. Toutefois, la réserve comme centre du monde comporte un important potentiel mortifère. Il est en question dans le deuxième roman de Fontaine, Manikanetish, où les rares nouveaux arrivants à Uashat — et ceux qui y retournent après une longue absence, ce qui va à l’encontre de « la loi non écrite de rester à jamais dans la réserve » (M, 61) — ressentent un fort sentiment d’exclusion (M, 35). Ainsi, parmi les élèves de la narratrice, certaines mettent rarement « les pieds hors de la réserve » (M, 76). Bien qu’il soit possible de l’envisager comme le lieu de la préservation des traditions[33], la professeure souhaite plutôt apprendre à ses élèves « comment on défait cette clôture désuète et immobile qu’est la réserve, que l’on appelle une communauté que pour s’adoucir le coeur » (M, 13). Dans Kuessipan, il est également question de faire tomber les murs de la réserve, surtout dans la dernière section de l’ouvrage, intitulée « Nikuss » — « mon fils » en innu —, laissant présager un futur décolonisé : « Pas de brume, pas de pluie, pas de passé trop lourd qui fait suffoquer ce qui vit. Le silence entourant nos rêves d’avenir. Près de la rive et des marées, il y aura nous, Nikuss. » (K, 111) Fontaine écrit dans un mouvement vers l’ouverture, vers l’ailleurs. Même si la réserve est dépeinte dans toute sa complexité, elle s’avère un lieu fondamentalement colonial qui laisse une mince marge de manoeuvre aux gens de Uashat, limités dans leurs « manières de braconner[34] ».

LE NUTSHIMIT : VOYAGER VERS LE NORD, VOYAGER VERS SOI

Le mouvement vers l’ouverture à l’oeuvre dans les lignes de Fontaine se traduit notamment par un déplacement vers la forêt du Nord, au Nutshimit, terre des ancêtres pour le peuple innu. En dépit du fait que le Nutshimit était autrefois habité et qu’il est encore à ce jour visité par les Innus, son nom ne figure sur aucune carte. Espace privé d’une carte, le Nutshimit est relégué à l’invisibilité, voire à l’inexistence dans le discours dominant. L’absence de ce territoire ancestral de la cartographie officielle est révélatrice du peu de cas que l’on fait des « produits du savoir[35] » et des parcours innus. Afin de conjurer cette absence du domaine du représenté, les Joséphine Bacon[36], Natasha Kanapé Fontaine[37] et Naomi Fontaine font de Nutshimit un véritable motif d’écriture. Bien plus qu’une simple description, ces écrivaines font de la terre des ancêtres un « récit d’espace », une « langue parlée […], un système linguistique distributif de lieux en tant qu’il est articulé par une “focalisation énonciatrice”, par un acte de le pratiquer[38] ».

Le projet de l’écrivaine est rendu explicite dès le titre éponyme de la section qu’elle consacre au Nutshimit. Le choix d’écrire le titre en innu n’est pas innocent, il indique d’emblée la volonté de Fontaine d’inscrire la langue innue à même le territoire. La résurgence de l’existence autochtone s’effectue donc à même l’espace, à partir de la langue innue. Le fragment qui ouvre cette section de l’oeuvre scande l’existence de cette terre ancestrale au moyen d’une anaphore :

Nutshimit, c’est l’intérieur des terres, celles de mes ancêtres. Chaque famille connaît ses terres. Les lacs servent de route. Les rivières indiquent le nord. Si on s’aventure trop loin, par manque de jugement, il y a toujours le chemin de fer pour retrouver sa voie.

Nutshimit, un rituel pour les chasseurs de caribous. Un air pur dont les vieux ne peuvent se passer. Depuis qu’ils ont perdu la vigueur de leurs jambes, ils y vont pour respirer.

Nutshimit, un terrain inconnu, mais non hostile pour celui qui y cherche le repos de l’esprit. Autrefois, ces forêts étaient habitées par des hommes, des femmes qui prenaient de leurs mains ce que la Terre leur offrait. Ils n’y sont plus, mais ils ont laissé sur les rochers, l’eau des chutes et le vert des épinettes leur empreinte, leur regard.

Nutshimit, pour l’homme confus, c’est la paix. Cette paix intérieure qu’il recherche désespérément. Ce silence après avoir hurlé, des nuits durant, son angoisse sans que personne ne l’entende. Le silence d’un vent qui fait bruisser les aiguilles du sapin. Le silence d’une perdrix qui déambule aux côtés d’une dizaine d’autres. Le silence du ruisseau qui continue de suivre sa route, enfoui sous un mètre de neige.

Le jeune homme veut entendre ce que la terre de ses ancêtres a à lui dire. Il prend le train, ce matin.

K, 65-66

Le premier « Nutshimit » est donné en italique, qui, par convention, est utilisé pour signaler un mot en langue étrangère. Or les autres Nutshimit en début de paragraphes sont écrits en romain. Cela semble indiquer l’intégration du mot dans la langue française, car il n’est plus signifié comme étranger. Cette intégration n’est pas à interpréter comme une assimilation ; le terme n’est pas francisé, il demeure en innu, mais sa différence n’est plus marquée. L’intégration du mot Nutshimit dans la langue française semble faire écho à celle de noms innus dans la toponymie québécoise ; l’inscription de l’innu dans le français revient à inscrire l’innu — et le peuple innu — dans le territoire de la fiction.

Marteler l’existence de Nutshimit avec son nom innu témoigne d’une volonté de réappropriation du passé, plus précisément d’une volonté de se réapproprier le territoire des ancêtres. Or on remarque que ces terres n’ont jamais été totalement perdues, même si elles ne sont plus habitées, car « [c]haque famille connaît ses terres » (K, 65) : les Innus ont donc une connaissance intime du territoire. Contrairement aux personnages de La déesse des mouches à feu, qui sont plutôt limités dans l’exercice de leur liberté — ils sont des amateurs qui s’organisent avec les « moyens du bord » — en raison des dangers que présentent les forêts du Nord en hiver, le personnage collectif de Kuessipan — les personnages ne sont pas individualisés et la voix narrative est profondément collective — jouit de la liberté sans entrave d’être soi. Il est en harmonie avec l’environnement nordique, qui ne présente aucune épreuve. « Les lacs servent de route », « les rivières indiquent le nord » (K, 65) : les Innus n’habitent peut-être plus la forêt, mais ils savent comment y retourner. Il s’agit d’une véritable cartographie innue du territoire : aux silences et à l’absence des cartes blanches répond le clapotis des lacs et des rivières. C’est une cartographie du territoire vécu, du territoire expérimenté, qui ne cherche pas à affirmer la domestication de la nature par l’être humain, en accord avec la façon de penser innue, où la terre n’est pas considérée comme une possession. Ainsi, le Nord de Fontaine n’a rien de l’« espace de conquête fuyant[39] » que l’on associe généralement à l’imaginaire nordique, ce qui montre la « remis[e] en jeu » des discours issus de l’ethnographie provoquée « par la prise de parole des Amérindiens et des Inuits[40] ». Plutôt qu’une altérité radicale, le Nord est ici ce qui rapproche des racines, et surtout de soi.

Plus encore qu’une réappropriation, qu’une cartographie du territoire, Nutshimit permet une guérison. Nutshimit est le lieu de la « paix intérieure » que « l’homme confus […] recherche désespérément » (K, 65), celui du « silence après avoir hurlé, des nuits durant, son angoisse sans que personne ne l’entende » (K, 65-66). Nutshimit soulage du mal-être, il est le silence bénéfique qui succède aux hurlements. Les cris du personnage viennent s’abolir dans le silence du vent, des perdrix et du ruisseau. Le voyage vers la terre des ancêtres assure la continuité, qui vient supplanter toutes les ruptures occasionnées par le passé colonial. Les hurlements, l’angoisse réfèrent à la douleur et aux blessures laissées par l’expérience des pensionnats. Cette continuité vise également à contrer la rupture entre les générations, comme l’indique le dernier passage de l’extrait, où le jeune homme — personnage collectif qui représente la jeunesse innue — prend le train en direction de Nutshimit, pour « entendre ce que la terre de ses ancêtres a à lui dire ». Le Nord, plutôt que d’être présenté comme un lieu du lointain, voit sa distance abolie dans le fait qu’il permet de voyager vers soi.

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En fin de parcours, que pouvons-nous dire de la périphérie en littérature québécoise ? Est-elle synonyme de localité reculée, isolée et décalée comme le proposait Langevin ? Oui, si l’on déplace un peu le sens que l’on donne à ces termes tout en les vidant du misérabilisme qu’ils peuvent sous-tendre. La périphérie de Kuessipan est décalée, car elle connaît à la fois un déplacement dans le temps et dans l’espace, vers le passé, à partir du voyage en direction du Nord, de Nutshimit. Mais le passé n’est pas source d’enfermement : ni funeste ni idéalisé, il permet de rendre le présent habitable, puisque le non-lieu de la réserve ne suffit pas. Dans le roman de Fontaine, être décalé ne signifie pas être déphasé : l’écriture de la périphérie est liée aux conditions immédiates d’existence, comme je l’ai montré dans mon analyse de la réserve. L’espace de Kuessipan est également décalé dans le sens où le Nutshimit n’est pas conforme aux tracés coloniaux, et permet de revenir, momentanément, à la vie d’avant la mise en réserve. C’est aussi à l’égard de la non-conformité que la périphérie de La déesse des mouches à feu peut être décrite comme décalée : c’est un roman qui s’écrit absolument contre la norme, quelle qu’elle soit. Reculée et isolée, la périphérie chez Pettersen et Fontaine ? Absolument, mais par rapport à son propre centre : Chicoutimi-Nord (à la frontière de Saint-Honoré) est décrit comme étant loin de Chicoutimi ; même chose en ce qui concerne Uashat et le Nutshimit. Cet éloignement et cet isolement sont vécus en mode jubilatoire, au plus près de soi, dans les deux romans, car le non-lieu qui agit comme centre, bien que rendu dans sa complexité, ne donne pas suffisamment de liberté aux personnages.

J’adhère aux propos de Francis Langevin qui soutient que l’éloignement est crucial lorsqu’il est question de périphérie. Le lointain prend tout son sens dans le déplacement et dans l’ouverture ; il s’agit d’une périphérie qui se prolonge — vers le Nord, dans le cas des textes à l’étude —, loin du repli sur soi que l’on a pu associer à la région. La question de l’éloignement est prégnante, mais elle n’éclipse pas pour autant la singularité, car la périphérie ne se dépouille pas complètement de ce qui lui est propre ; la Place du Royaume et Uashat ne peuvent être réduits à des lieux indifférenciés, et l’indice de nordicité qui caractérise les deux romans ne saurait être transposé dans des oeuvres mettant en scène une région qui a peu à voir avec l’imaginaire du Nord.

Écrire la périphérie au Québec peut signifier avoir recours à une esthétique trash, comme c’est le cas de La déesse des mouches à feu et de Kuessipan. Il s’agit d’une tendance bien réelle en littérature québécoise, comme le souligne Martine-Emmanuelle Lapointe, chercheuse principale du projet de recherche « La littérature québécoise contemporaine à l’épreuve de l’histoire », financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), qui s’attarde à la production de 2000 à 2015. Lapointe remarque « un rapprochement avec le quotidien, au théâtre et en poésie notamment, un rapport à ce qui est sale, scabreux, non poli, trash, mauvais genre[41] ». Toutefois, la chercheuse et son équipe n’établissent pas d’emblée une corrélation entre l’esthétique trash et la régionalité, car la tendance d’un « retour au régionalisme » est traitée séparément. Sans vouloir limiter l’esthétique trash à la question régionale, il faut reconnaître qu’elle est souvent mobilisée pour dire l’espace périphérique, comme l’a montré avant moi Mathieu Arsenault. Il n’y a qu’à penser, entre autres, à l’oeuvre de l’auteure nord-côtière Erika Soucy[42]. Les propos de Lapointe font néanmoins écho à mon étude des oeuvres de Pettersen et de Fontaine, qui représentent le quotidien, l’ordinaire. Mon intention n’est pas d’aplanir les différences entre les deux romans : le quotidien et l’ordinaire n’ont pas la même teneur chez les deux écrivaines. Chez l’auteure montréalaise, leur représentation souligne le désoeuvrement des jeunes de Chicoutimi-Nord et leur recherche d’émancipation ; l’écrivaine innue procède plutôt par une série d’instantanés de réalités parfois accablantes, d’une misère ordinaire, mais ménage également une place à quelques instants de bonheur saisis au vol. La question du quotidien ainsi que celles de la saleté, du scabreux et du non-poli auxquelles fait référence Lapointe recoupent toutes l’idée de l’authenticité, qui est à mon sens intrinsèque à l’esthétique trash. Cette authenticité, autant chez Pettersen que chez Fontaine, passe notamment par la langue, quoique de façon bien différente. La déesse des mouches à feu fait certes entendre des régionalismes, mais aussi de nombreuses invectives et une langue injurieuse, un langage adolescent en réaction évidente à l’autorité parentale comme à toute autre forme de norme. Pour sa part, la langue de Kuessipan n’est ni criarde ni vulgaire, mais plutôt tout en parcimonie. Elle permet de dire l’essentiel avec une économie de mots, elle est directe, sans fioritures et dévoile une réalité parfois très crue. Dans les deux romans, c’est au nord, et aussi dans la nature, donc grâce à un éloignement dans l’espace — et dans le temps pour Fontaine —, que la recherche d’authenticité paraît trouver son aboutissement. Comme l’avait soulevé Sébastien Lavoie, cette authenticité trash se construit contre le kitsch, qui se situe du côté de la fausseté et se fige en clichés. Naomi Fontaine va à l’encontre de la kitschéisation opérée par les allochtones pour réduire les Autochtones à une coiffe de plumes et à une culture vouée à disparaître. Geneviève Pettersen, dont le traitement de l’espace régional n’a rien à voir avec les enjeux nationalistes et identitaires du Québec — on mentionne la soirée d’Halloween 1995 sans qu’il soit question du référendum tenu la veille, lequel a pourtant marqué l’imaginaire québécois de façon durable —, s’éloigne de ce que j’appellerais le kitsch régionaliste qui a cherché à asseoir sa domination par la création de discours unificateurs et de mythes rassembleurs[43] autour de la région. Décidément, la région en littérature québécoise n’a plus rien de folklorique.