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À le croire, Jimmy Beaulieu a choisi de faire de la bande dessinée dès l’enfance ; seulement, il a pris plus de temps que prévu pour mettre son plan à exécution. Nous le savons parce qu’il a relaté la genèse de son amour pour le dessin dans Le moral des troupes, une de ses oeuvres autobiographiques, parue en 2004. De fait, nous savons bien des choses sur Jimmy Beaulieu, non seulement parce qu’il a publié plusieurs livres du même acabit où il se met en scène dans des récits dessinés, mais aussi parce qu’il a régulièrement formulé un discours sur sa démarche en greffant à ses oeuvres, fictionnelles ou non, des préfaces, postfaces et mots d’auteurs. Ajoutons à cela que depuis 2002, il publie régulièrement des « crèmes de carnets », opuscules autopubliés chez Colosse, structure éditoriale indépendante à laquelle il participe depuis ses débuts, en plus d’alimenter un site Web depuis 2006[1]; ces deux modes de diffusion, habituellement jugés secondaires, participent autant à son oeuvre que les albums qu’il a publiés depuis le début de sa carrière. Son travail s’élabore dans un réseau enchevêtré fait de croisements et de prolongements, où la réalité et la fiction représentent non pas l’envers et l’endos mais plutôt des versions, pas très éloignées l’une de l’autre, d’une même expérience. C’est l’oeuvre entier que j’aimerais aborder ici, afin de démontrer combien il se caractérise par une oscillation générique : on peut lire l’ensemble du travail de Beaulieu comme un vaste « projet autobiographique » — je reviendrai sur le choix de ce terme par l’artiste — qui déborde jusque dans ses oeuvres de fiction.

« JE ME SERS D’UN AVATAR DE MOI POUR PARLER DU MONDE DANS LEQUEL JE VIS »

Le « modèle » traditionnel de l’autobiographie en bande dessinée s’est érigé autour d’oeuvres ayant un thème central fort : l’Holocauste dans Maus d’Art Spiegelman ; le premier amour dans Blankets de Craig Thompson ; l’épilepsie du frère dans L’ascension du haut mal de David B., autant d’oeuvres dont le récit se construit autour d’un épisode de vie dont on peut rétrospectivement marquer les débuts et la fin. D’autres auteurs — pensons à Fabrice Neaud, à Harvey Pekar et à James Kochalka — ont une démarche autobiographique inscrite dans la durée, et refusent de se plier à l’impératif implicite de la cohérence interne du récit. Neaud avait d’ailleurs fait valoir la pertinence d’envisager l’autobiographie comme un « processus » :

Il paraît évident que l’un des principaux intérêts de l’autobiographie, […] comme approche formelle, soit d’opposer aux récits classiques et/ou fictionnels, qui imposent plus ou moins un début et une fin jusque dans leurs diverses « scènes », des propositions d’inachèvement[2].

Ce refus de l’achèvement autorise une conception de l’autobiographie qui n’en ferait pas forcément une histoire entière à raconter de manière rétrospective, puisqu’elle ouvre également sur le devenir de l’auteur-personnage, dont chaque épisode constituerait une étape plutôt qu’un chapitre. En ce sens, il est plus juste de nommer cette approche de l’autobiographie un projet, qui se construit au fur et à mesure que ces « étapes » s’accumulent, mais dont l’aboutissement n’est pas fixé d’avance. Comme on le verra plus loin, c’est précisément ce terme, « projet », que choisit d’employer Beaulieu alors qu’il annonce vouloir « mettre fin » à sa pratique autobiographique.

Cette volonté de faire de ses récits de vie un projet aux entrées disparates plutôt qu’un ensemble cohérent structuré autour d’un thème central est d’ailleurs affirmée de manière explicite par l’auteur. Par exemple, dans une de ses premières notices biobibliographiques, incluse dans le collectif Avons-nous les bons pneus ?, Jimmy Beaulieu présente son travail comme des « histoires où il ne se passe rien[3] », faisant de la non-événementialité un principe clé de sa démarche de création ; il regroupera d’ailleurs son travail autobiographique dans un album intitulé Non-aventures[4] douze ans plus tard. Il affirmera également en entrevue : « Autobiographie, ça veut dire que je raconte mon existence, alors que je me sers de mon existence pour raconter l’existence[5]. » Bien qu’il ne puisse réellement prétendre à l’universalité (certains de ses récits prennent la forme d’introspections personnelles), il est en revanche juste d’observer que son regard est souvent tourné vers l’extérieur. Il accorde d’ailleurs une place visuelle importante à ses environnements, dont Montréal, qu’il apprivoise peu à peu et qu’il représente de plus en plus adroitement au fil des années ; il consacre d’ailleurs un épisode du Moral des troupes, repris dans Non-aventures, à commenter le rapport aux balcons des citoyens montréalais, par le biais d’une ocularisation interne où son corps s’efface pour laisser toute la place aux sujets observés (ill. 1).

Ill. 1

Jimmy Beaulieu, « Les balcons », Non-aventures, p. 197[6].

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Beaulieu lance son projet autobiographique en 2000 avec la parution de Quelques pelures[7], réédité et augmenté en 2006 avant d’être intégré dans Non-aventures en 2013. Un récit éponyme contenu dans ce recueil, sous-titré « Lettre d’excuses aux victimes de ma colère discrète[8] », permet à Beaulieu de s’ouvrir sur son historique familial difficile, et explique que « la déception et l’amertume [sont] à la base de [s]a manière d’être », mais que la nécessité d’interagir en société l’amène à se confectionner un masque de « monstrueux sourire niais qui a pour but de tenir tous les “autres” à distance », et que la solitude dans laquelle le pousse ce manège est palliée temporairement par le dessin compulsif de femmes[9]. Il dévoile le mécanisme créatif par lequel il se nourrissait de la fiction de ses femmes de papier afin de se détourner de sa solitude réelle, et met en lumière les comportements sociaux qui l’amenaient à agir avec méchanceté, allant jusqu’à avouer qu’il était « mesquin avec juste assez de discrétion et d’ambiguïté pour qu’on ne puisse rien [lui] reprocher[10] ». Or, en publiant Quelques pelures, Beaulieu fait résolument le saut vers l’autobiographie, cherchant à mettre fin au dessin comme échappatoire en réduisant l’écart entre son travail artistique et son existence, substituant à ses fantasmes la réalité crue de son mal-être. Par ce choix, il fait de l’authenticité le remède à sa mise à distance de l’autre, et promet en filigrane de retirer le masque derrière lequel il reconnaît s’être camouflé dans ses rapports avec autrui jusque-là. Ce faisant, il établit une variante du « pacte autobiographique[11] » le liant au lecteur ; il s’agit pour lui non pas de rapporter les faits de manière véridique, mais plutôt de faire de la sincérité sa valeur cardinale. J’entends ici « sincérité » comme expression de sentiments réels plutôt que volonté de représentation d’une vérité objective ; dans le cas de Beaulieu, c’est la mise en mots et en images d’une expérience du monde telle que ressentie — davantage que vécue — par lui, ce qui lui permet in fine d’étendre ses émotions et opinions jusque dans la fiction.

« J’ESPÈRE QUE TU RACONTERAS PAS ÇA DANS TON JOURNAL »

Le voeu d’authenticité et de sincérité amène à l’occasion Beaulieu à concilier les faits vécus et une métaréflexion à propos de leur mise en scène. Beaulieu affirme lui-même que son travail autobiographique contient une part d’invention. D’abord, il reconnaît combien le souvenir est un matériau friable et à la fiabilité discutable ; il amorce un récit d’enfance, « Accumulation de neige au sol », en mentionnant : « C’est comme ça, les souvenirs… fugaces, évanescents… De notre enfance… il ne reste seulement que quelques fragments désordonnés[12]. » Plus loin, après avoir représenté une scène initiatique où, lors d’un voyage au Mexique avec ses parents, un numéro de danse de boléro provoque ses premiers émois sexuels, il admet : « En fait, je me demande si j’ai bien vécu cette scène. C’est probablement une reconstitution nourrie de photos, de souvenirs racontés par mes parents, d’une chanson entendue à la radio et d’une poupée-souvenir qui traînait chez moi[13]. » Ainsi, les épisodes qu’il narre sont vraisemblablement des synthèses de plusieurs moments, ce qui peut autoriser à penser qu’il procède de même pour d’autres récits, par exemple le trajet Montréal-Québec relaté dans l’épisode « Trois cents kilomètres, quinze piasses de gaz[14] », initialement paru dans un recueil dont le titre, Résine de synthèse, exprime bien le caractère composite et le processus d’amalgame qui fondent les histoires personnelles qu’il y raconte.

Par la suite, dans la préface à la réédition de 2006 de Quelques pelures, il avoue avoir « arrêté de donner en pâture [s]es bandes dessinées à la première personne parce que si on choisit de respecter l’intimité de son entourage, on ne peut développer qu’un seul personnage, ce qui peut devenir lassant, même pour les plus narcissiques d’entre nous[15] ». On constate que dans les nombreuses pages produites pour cette réédition, où Beaulieu relate la période de transition l’ayant mené de Québec à Montréal, de ses éconduites amoureuses à la rencontre de la femme de sa vie, il introduit plusieurs « personnages secondaires », membres de son entourage dont il préserve l’anonymat en leur attribuant des pseudonymes[16]. De plus, les versions de ses récits ne sont jamais « définitives », puisqu’il profite des rééditions de ses oeuvres pour leur ajouter des épisodes. Ainsi, la quatrième de couverture de l’édition 2006 de Quelques pelures présente deux dessins flottants où une femme dit à un interlocuteur non représenté : « J’espère que je suis sans équivoque. On a une belle amitié », puis ajoute : « Hm. J’ai l’impression que c’est le genre de chose que t’aimes pas trop entendre. » (ill. 2) Dans Non-aventures, en 2013, les deux dessins sont reproduits presque à l’identique (la femme prend une pose similaire dans les deux cases) dans une séquence où Jimmy s’est rendu chez celle qu’on peut maintenant identifier comme Consonne et qui lui tient ce discours après avoir visionné un film en sous-vêtements à ses côtés[17] (ill. 3). Les expansions d’épisodes déjà publiés à l’occasion des rééditions montrent bien que le récit autobiographique de Beaulieu n’est pas figé ou définitif, puisque de nouvelles scènes peuvent y être intercalées. Une lecture attentive de ce « nouveau matériel » dans l’édition 2013 permet de relever que le fait de revisiter un ancien récit laisse des traces ; le trait de Beaulieu est légèrement plus tremblant et dégagé, et l’artiste s’appuie davantage sur le lavis que sur les coups de crayon pour obtenir ses ombrages. Or, s’il profite de l’occasion pour actualiser son dessin grâce à de nouvelles capacités techniques, il se garde bien de modifier son propos.

Ill. 2

Jimmy Beaulieu, Quelques pelures (réédition très très augmentée), quatrième de couverture.

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Ill. 3

Jimmy Beaulieu, Non-aventures, p. 37.

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Dans Projet domiciliaire, carnet de voyage réalisé lors d’un séjour d’auteur à Angoulême en 2004, Beaulieu admet qu’en se dessinant, il prend des libertés par rapport à la réalité :

En passant, je ne me dessine pas d’une manière très réaliste. Je m’avantage même un peu. Un double menton me donne dans la réalité un air « iguane ». Le personnage qui me représente est un logo, un schéma. Il est moins moche que moi et c’est comme ça. C’est mon livre après tout. J’ai tendance à « glamouriser » mes portraits, en général[18].

Ainsi, dans une même déclaration, il reconnaît modifier son apparence lorsqu’il se met en scène sans pour autant sentir le besoin de justifier son choix, marquant le coup par un lapidaire « c’est comme ça », créant ainsi un écart entre son rôle de personnage et celui de metteur en scène de ses oeuvres. Il renchérit en accentuant le clivage entre, cette fois, son identité morale et celle de son personnage : « D’ailleurs, ce personnage schématique se détache peu à peu de moi. Il est plus naïf, moins cynique, caustique que moi. Ça doit être que pour moi, en 2004, c’est très important de raconter la candeur. » (PD, 13) Dès lors, Beaulieu indique qu’il ne faut pas évaluer son travail à l’aune de la véracité de sa représentation, mais plutôt en fonction de sa sincérité ; il se sert du personnage dessiné au coeur de son projet autobiographique pour exprimer des émotions, pensées et opinions conformes à sa propre vision du monde, mais dans une version des faits qui s’autorise des décalages avec la réalité. Les contours flous qui séparent Beaulieu-le-sujet, Beaulieu-le-créateur et Beaulieu-le-personnage obligent à la prudence ; il serait sans doute plus avisé de classer son travail dans le registre de l’autofiction[19].

Un épisode en particulier entérine cette volonté de véracité. Dans « À l’air climatisé, avec ceintures de sécurité », il relate un trajet en taxi auquel il décide de couper court après que le chauffeur a tenu des propos désobligeants sur les Noirs. Afin de signifier son mécontentement devant le racisme ostentatoire du chauffeur, Jimmy règle le tarif de sa course interrompue et attend patiemment que ce dernier lui remette le change exact du billet de 10 $ avec lequel il a payé le montant de 6,42 $. Le manège s’étire sur une pleine planche de six cases, insistant sur la lenteur du procédé, où le chauffeur laisse plusieurs occasions à son client de lui indiquer qu’il peut garder la monnaie à titre de pourboire et où Jimmy garde le silence afin de bien lui faire comprendre qu’il n’en sera rien. Cet acte de résistance passif-agressif de Beaulieu le laisse mal à l’aise, et sans doute insatisfait de ne pas avoir été plus virulent à l’égard du discours intolérant du chauffeur éconduit en silence ; il pense donc pour lui-même : « Si je raconte ça, je dis que j’y ai pété sa gueule en sang[20]. » (Ill. 4)

Ill. 4

Jimmy Beaulieu, Non-aventures, p. 235.

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Cette déclaration finale est révélatrice à plus d’un titre. En effet, elle présente le personnage comme conscient d’avoir manqué de bravoure, ou du moins, révèle sa conscience de ne pas avoir été à la hauteur de la situation eu égard à une conception des rapports interpersonnels caractéristique du modèle de la « masculinité toxique[21] » qui incite à manifester son mécontentement par la violence physique. Or, le regret qu’il exprime ne tient pas à une inaction, mais plutôt au degré de son action, en deçà de ce qu’il aurait voulu ou dû effectuer de son propre avis. Cela a pour effet de signaler qu’il a tout de même agi devant l’intolérance exprimée par le chauffeur de taxi. Finalement, cette remarque se veut également un commentaire métadiscursif, en ceci que Beaulieu reconnaît qu’à peine sorti du taxi, il est déjà en train de s’imaginer produire un épisode de son projet autobiographique relatant l’incident, dans lequel il pourrait se donner le beau rôle, ou du moins offrir une meilleure performance ; or, sa franchise l’a amené non seulement à opter pour la « vraie » version des faits, mais aussi à inclure sa tentation passagère du mensonge à même ce récit — manière de montrer qu’il joue son propre rôle jusqu’au bout de sa démarche autobiographique.

On retrouve un épisode similaire de commentaires métadiscursifs dans Projet domiciliaire. Le premier reprend la même dynamique de honte et d’aveu observée lors de la représentation de la scène avec le chauffeur de taxi. Au cours d’une visite en Bretagne, Jimmy et sa copine Mélissa arrivent à leur gîte de Concarneau en fin de journée, épuisés et affamés. En ouvrant les stores verticaux de la fenêtre de leur chambre d’hôtel, ils découvrent un restaurant à proximité ; or, cet établissement est d’un exotisme étonnant, puisqu’il s’agit d’un steakhouse pseudo-américain. Jimmy, le regard vide et la bave au coin de la bouche, est attiré par cette option à proximité ; Mélissa lui rétorque : « Tu veux quand même pas aller manger dans un ersatz de steakhouse américain lors de la seule visite de Concarneau qu’on va faire de toute notre vie ?…. » (PD, 101) La réponse à cette question rhétorique est fournie à la case suivante, où on voit le couple assis à l’intérieur du restaurant. Jimmy, le visage caché entre les mains, s’exclame « J’ai honte ! », alors que Mélissa le prévient : « J’espère que tu raconteras pas ça dans ton journal, on va avoir l’air TWIT ! » (PD, 101) La scène donne le beau rôle à Mélissa, qui s’objecte par deux fois à sa présence dans un tel endroit, et augmente le capital de sincérité de Beaulieu, lequel a osé représenter sa faiblesse dans les pages de son journal.

Ces interactions permettent de dévoiler les différentes attitudes que peut adopter Beaulieu en fonction des situations et des interlocuteurs. Il se montre timide mais ferme avec le chauffeur de taxi à qui il refuse de verser le moindre pourboire, alors qu’il est plus intransigeant avec sa copine, dont il surmonte les deux objections dans l’épisode du steakhouse. Ces portraits peu flatteurs de lui-même qu’il offre en pâture au lecteur reconduisent sa démarche axée sur la sincérité.

Ces exemples montrent également comment les différentes postures de Beaulieu s’interpénètrent : entre les événements vécus et leur représentation se greffent non seulement une médiation par la représentation en bande dessinée, mais aussi une réflexion sur les répercussions de cette représentation, qu’on présente comme faisant immédiatement partie de l’univers mental et discursif de Beaulieu-le-sujet ; dans les faits, il semble que le sujet a intériorisé son rôle de créateur au point d’en faire une interface entre le monde et lui, puisqu’alors même qu’il vit les événements, il se montre déjà en train de les projeter sur une planche de bande dessinée.

« J’AIME MIEUX TE PARLER À TOI QUE D’ENTENDRE PARLER DE TOI »

Beaulieu a « officiellement » mis un terme à sa pratique autobiographique lors de la publication de Non-aventures, paru en 2013 chez Mécanique générale, effectuant par le fait même un retour (doublé d’une réconciliation) à la collection qu’il avait fondée en 2001 puis quittée huit ans plus tard. Plutôt que de rééditer Quelques pelures et Le moral des troupes, les deux albums autobiographiques parus lors de la décennie précédente, Beaulieu choisit d’inclure ce matériel — légèrement retouché par endroits — dans Non-aventures et d’y ajouter un « troisième cycle », intitulé « Le roi-cafard », comprenant des récits plus courts parus dans des recueils collectifs et un dernier chapitre inédit.

Titré « Fin du projet autobiographique », celui-ci annonce d’emblée l’intention de l’auteur. Dans la première case, on voit Beaulieu relire ses oeuvres précédentes[22] avec un certain scepticisme, le sourcil droit arqué et laissant s’échapper un laconique « hm ». La case suivante le représente cette fois perplexe, alors qu’il pense pour lui-même : «’Faut croire que j’aimais ça, donner mon opinion sur tout et rien, il y a dix ans[23]… » S’il se montre critique à l’égard de celui qu’il a été, il explique plus clairement à la case suivante pourquoi il ne compte pas poursuivre dans la veine autobiographique : « J’avais besoin d’exprimer tout ça, et à l’époque, trouver une tribune pour le faire, c’était du boulot. Aujourd’hui, avec les blogues, leurs commentaires, les réseaux sociaux, etc., on n’a qu’à tendre le doigt. C’est devenu saoulant[24]. » L’image accompagnant ce propos le montre cette fois dubitatif et renfrogné devant un ordinateur duquel émanent des propos brefs sous la forme de phylactères contenant des exclamations et expressions d’indignation : « j’capote ! » ; « franchement ! » ; « outrance ! » ; « délire ! » ; « sexisme, racisme et homophobie DÉCHAÎNÉS[25]! » Le travail personnel long, posé et conséquent de la pratique autobiographique en bande dessinée lui semble suranné à une époque où tout un chacun peut pérorer à sa guise et ajouter des microrécits à son propre véhicule d’autoreprésentation par l’entremise des réseaux sociaux.

Après cette brève entrée en matière introspective, le chapitre peut se lire comme une forme d’épilogue aux « trames narratives » explorées par Beaulieu dans ses oeuvres autobiographiques. Il revient sur certains épisodes familiaux et personnels afin d’en révéler la conclusion ou d’en poursuivre les trajectoires, mentionne les passages qui ont été « coupés au montage » faute de temps et d’espace, et boucle la boucle en relatant une réunion de famille soulignant la disparition de la maison familiale où tous les membres du clan Beaulieu se rendaient régulièrement.

Le dernier dialogue du chapitre a lieu au moment où Jimmy s’apprête à prendre le volant pour effectuer un trajet de nuit vers Montréal[26]. Avant de prendre place dans sa voiture, il est rejoint par son cousin Alex. La discussion faite d’échanges brefs trahit un certain inconfort entre les deux individus, jusqu’à ce qu’Alex dise à son cousin : « J’aime mieux te parler à toi que d’entendre parler de toi[27] », manière à peine voilée de lui faire comprendre qu’il juge préférable que Jimmy s’adresse à son entourage directement plutôt que par le truchement de ses bandes dessinées. Après un silence d’une case, Jimmy lui répond par le même « Hm. » qui ouvrait le chapitre, indiquant que cette remarque formera le socle d’une nouvelle introspection.

En route vers Montréal, Jimmy réfléchit à son travail autobiographique, tendant vers l’option de s’en détourner pour passer plus de temps à échanger réellement avec les membres de sa famille plutôt que de dialoguer avec eux en pensant constamment à la manière dont il traduira ces échanges en bande dessinée. On découvre toutefois que Jimmy ne peut se retenir longtemps de concevoir son existence comme potentielle scène d’une oeuvre, puisque dès la page suivante, il se représente en train de penser pour lui-même : « Ha ! Ha ! Le pont de l’île, Mark Eitzel, la nuit, du café frais… on se croirait dans une fin de livre ! Ha ! Ha[28] !…. » Déjà, de son propre avis, l’occasion serait bien trouvée d’inclure ce moment dans une ultime scène, mais le destin lui fournit ensuite une occasion en or de représenter un autre fait vécu qui fournirait une conclusion en forme d’apothéose, alors que des feux d’artifice éclatent au-dessus du ciel de Québec au moment même où Jimmy franchit le pont de l’île d’Orléans (ill. 5).

Ill. 5

Jimmy Beaulieu, Non-aventures, p. 349.

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Le commentaire qu’il émet devant les premières explosions dans le ciel, « Ben… ben voyons ! Tu m’niaises-tu[29] ? ! », indique qu’il peut lui-même à peine croire combien le hasard lui fournit sur un plateau d’argent la manière de sceller son projet autobiographique « une fois pour toutes ».

UNE CONFIRMATION DANS LA FICTION

En 2004, Jimmy Beaulieu faisait de son adhésion à la pratique autobiographique un engagement qui tenait presque de la profession de foi, allant jusqu’à déclarer : « Il est […] nécessaire pour moi d’être transparent dans mon travail au point de refuser toute entourloupe narrative sur les terrains sucrés de la fiction. » (PD, 46) En effet, comme on l’a vu à travers l’analyse de certaines scènes tirées de Quelques pelures et de Projet domiciliaire, il refuse de déroger à son pacte autobiographique, allant jusqu’à se représenter en train d’envisager sérieusement le mensonge pour finalement décider de montrer les événements tels qu’ils se sont produits. Or, Beaulieu faisait déjà à l’époque des détours par la fiction afin d’appuyer certaines idées que l’on retrouve dans sa pratique autobiographique. Il reconnaît d’ailleurs que la ligne de démarcation entre réalité et fiction est relativement mince, en ceci que les deux approches permettent, in fine, d’exprimer des discours par ailleurs similaires : « Ce qu’on met au premier degré, que ça soit une représentation de soi ou une représentation de soi sous la forme d’un vaisseau spatial, c’est un choix purement cosmétique de l’auteur qui n’a finalement que TRÈS PEU d’incidence sur la matière racontée. » (PD, 48 ; l’auteur souligne.) Les deux déclarations en apparence contradictoires, formulées dans la même oeuvre, reflètent les deux versants de sa pratique : dans son autobiographie, il ne fait aucune concession à la sincérité et, dans sa fiction, il reste dans la véracité en faisant tenir à ses personnages des discours qui font écho à ce que l’on retrouve dans son autobiographie. Quelques exemples confirmeront ces résonances entre réalité et fiction.

Dans Le moral des troupes (2004), un passage montre Jimmy à bord d’un taxi dont le chauffeur émet un commentaire quelque peu grivois à la vue d’une jolie passante (le chauffeur s’exclame : « Les pamplemousses sont en spécial[30]! »). S’ensuit un monologue intérieur où Beaulieu explique qu’il refuse d’accuser catégoriquement le chauffeur de taxi de sexisme, affirmant plutôt :

Cet homme assume tout simplement sa nature humaine avec juste ce qu’il faut de trivialité pour l’endurer./Ça vient de ce qu’il y a de plus beau en lui ; sa pulsion de vie, son instinct de reproduction, une forme de gourmandise réjouissante./Je ne pense pas qu’il RÉDUISE cette fille à son physique, à ses « pamplemousses »./Je pense qu’il veut dire que les « pamplemousses » de cette fille le font sentir vivant…/Et que la vie est belle lorsque les jeunes femmes courent au soleil avec un sourire fendu jusqu’aux oreilles[31].

Afin d’expliquer cette prise de position allant à l’encontre de la rectitude politique, il révèle un pan de son existence qui motive sa posture :

Bon, je parle en général, mais ces opinions viennent de sources intimes, bien entendu. Pendant des années, si je voulais approcher une fille, il fallait d’abord lui prouver que je n’étais pas un violeur, ni une brute, ni un pédophile, ni un taupon [sic] qui pense juste au hockey./La plupart du temps, elles voulaient bien de moi pour les longues marches, les discussions au clair de lune sur le bord du fleuve et les popotes festives du samedi soir…/Mais si jamais j’avais le malheur de manifester quelque désir d’aller plus loin, je retombais derechef dans la catégorie des dégénérés !/[…]/Évidemment, j’essaie de trouver des manières d’expliquer mes fiascos sentimentaux du passé sans trop blesser mon orgueil, mais quand même, c’est dommage que notre désir soit d’emblée vulgaire et ridicule[32]!

Ce discours, qui anticipe de quelques années le concept de « friendzone » et qui fait une autre apparition en 2009 dans le livre Côte-Nord[33], montre combien il peut être difficile pour un homme d’afficher son désir envers une femme si cet homme s’inquiète à outrance de passer pour un satyre. C’est cette même crainte qui est exprimée par Simon, protagoniste principal de Ma voisine en maillot, alors qu’il aborde en public sa voisine Bernadette. La case représentant leur rencontre initiale souligne l’hésitation de Simon à prendre la parole ; il peut dresser mentalement la liste de ce qu’il n’est ou ne veut pas (« J’suis pas un salaud, j’suis pas un violeur, j’veux pas ton argent, j’veux pas te manquer de respect, j’suis pas un gros vulgaire qui pense juste au hockey… »), mais il se trouve dans l’impossibilité de prononcer autre chose qu’un timide « Euh[34] » quand vient le temps de se présenter à Bernadette. Bien que la liste de Simon soit plus longue, le fait qu’il mentionne également son désir de ne pas être associé au réputé pire de la gent masculine — le pire étant apparemment d’être un amateur dévot de hockey ! — signale qu’il reprend à son compte les propos de Beaulieu précédemment cités.

Par ailleurs, on peut deviner que Beaulieu a pu essuyer quelques critiques en raison de sa propension à dessiner à répétition des femmes légèrement vêtues ou encore dans leur plus simple appareil. Il s’en est défendu à quelques reprises ; par exemple, il va au-devant de la critique dans Ce que je peux en écrivant : « Dans Quelques pelures je disais que je dessinais des filles pour combler ma solitude. Ce n’est manifestement plus le cas [NDA : il est dorénavant en couple], mais j’ai de la difficulté à trouver la vie moche quand je dessine des filles. Peut-on vraiment me le reprocher[35]? » Il ajoute d’ailleurs à ce sujet, dans Projet domiciliaire :

J’peux pas nier que ces dessins ont quelque chose de libidineux. Quand ma libido est forte, je dessine constamment, en pleine possession de mes moyens. Quand elle est faible, je fous rien. Ou alors je dessine mal. C’est souvent l’envie de dessiner des pitounes qui m’installe à la table à dessin. Je dessine autre chose ensuite, mais l’impulsion initiale du dessin se trouve là. Le désir est intimement lié à l’envie de vivre, donc de créer. Se lever le matin, c’est construire de belles choses et faire l’amour, c’est la même dynamique. À une certaine époque, je pensais que je comblais ma solitude avec des femmes imaginaires, mais maintenant que j’ai une vie sentimentale parfaitement rassasiante, je doute qu’il s’agisse encore de ça.

PD, 56

Dans le but de répondre une fois pour toutes à ses détracteurs, et pour revenir sur la question du désir masculin, Beaulieu compose un dialogue entre deux personnages de Comédie sentimentale pornographique, où Léonce demande à Louis, aspirant bédéiste : « En faisant des scènes de cul comme ça, t’as pas peur de passer pour un obsédé ? Me semble que tu t’attires des bosses », ce à quoi Louis répond :

Boaf. Les gens vont bien finir par se rendre compte que d’avilir systématiquement le désir masculin, c’est absurde… ça ne peut rien donner de bon…/Et c’est pas parce que la bande dessinée a l’habitude d’aborder la chose sexuelle d’une manière un peu tarte que je vais m’empêcher de parler de ce qui occupe la majorité de mon activité cérébrale./C’est pas que je revendique un art amoral ou irresponsable, mais j’ai pas l’impression de mettre en scène des idiotes, et j’ai jamais vu le sexe comme quelque chose de « réducteur ». J’ai pas l’impression de dire à qui que ce soit ce qu’il ou elle devrait être, faire ou penser. Moi, j’écris des lettres d’amour[36].

On voit comment le discours sur le désir a évolué au cours des années ; d’un état initial où Beaulieu voulait défendre son droit à le ressentir et exprimer les écueils interpersonnels qui empêchent son expression franche dans un contexte de drague — il choisit de le réitérer à mots à peine couverts par la voix de l’un de ses personnages —, il déplace quelques années plus tard son propos vers la représentation du désir à travers son choix de démultiplier les dessins de femmes nues et d’actes sexuels. S’il est vrai qu’il s’exprime à titre personnel sur le sujet dans une entrevue publiée dans L’oeil amoureux, fanzine au tirage microscopique se voulant un compagnon de Comédie sentimentale pornographique, son propos atteint son public surtout par l’entremise de Louis au sein de cette oeuvre. Or, même si l’objet du discours change, la teneur du propos demeure : Beaulieu revendique et défend son droit d’exprimer son désir envers les femmes.

L’IRRÉDUCTIBLE INTÉGRITÉ DE JIMMY BEAULIEU

Au début du projet autobiographique de Beaulieu se trouvait un récit très intimiste, « Quelques pelures », où l’auteur prenait acte de la duplicité dont il faisait preuve en société afin de masquer ses turpitudes intérieures. Ce témoignage — et le choix de mettre fin à son existence masquée — peut être considéré à la fois comme le coup d’envoi de sa pratique autobiographique et son « programme éthique » : il fait le choix de l’intégrité, de la vérité à son propre égard et, par extension, à l’égard de son lectorat. Si son discours prend plusieurs formes, alternant entre anecdotes personnelles et portraits de groupes, situations triviales et événements plus graves, il se situe toujours, comme nous l’avons vu, entre réalité et fiction.

Comme il l’annonce dans les premières cases de « Fin du projet autobiographique », Beaulieu ne ressent plus le besoin de se mettre en scène et choisit de clore les arcs narratifs déployés au cours de ses récits personnels. Il n’en demeure pas moins qu’il continue à s’exprimer avec sincérité à titre personnel par l’entremise de ses oeuvres de fiction, ou encore à travers les titres des illustrations qu’il publie sur son blogue personnel. On peut le constater, par exemple, avec l’entrée du 20 février 2017, qui présente quatre dessins ne formant pas forcément une séquence logique, mais dont le titre évocateur, lui, peut être considéré comme autobiographique : « Artiste d’un médium méprisé. Francophone en terre anglophone. Citadin d’origine campagnarde. Athée superstitieux. D’origine catholique. Winning loser. Losing winner. Amoureux. Gourmand. Obsédé. Avec une graine[37]. »

Beaulieu ne cessera donc pas de déployer sa sincérité dans son travail, peu importe les formes que celle-ci prendra. À vrai dire, il serait peut-être plus à propos de considérer sa démarche à l’aune de l’intégrité : il ne déroge pas à l’engagement pris dans son récit Quelques pelures il y a près de deux décennies, et intègre son discours et ses valeurs jusque dans sa fiction. Il prend même le risque de reconduire des discours pouvant être jugés négativement : sa défense presque obstinée de son droit d’exprimer son désir de la femme, notamment en représentant le corps féminin sous toutes ses coutures, va possiblement à l’encontre de critiques qui lui ont été adressées.

En décembre 2016, Jimmy Beaulieu a fait paraître un petit livre intitulé Rôles en coulisses[38], sorte de complément à Rôles de composition[39], qui combine des croquis et esquisses donnant accès à l’atelier de l’artiste et aux étapes de production ayant précédé le produit final, ainsi qu’un texte relatant certains événements personnels survenus pendant la production de son livre. Le texte se conclut sur une brève explication de sa méthode de dessin qui permet de mieux comprendre comment il parvient maintenant à atteindre dans l’encrage un trait si vif, mélange de spontanéité et de contrôle. À la suite de ce paragraphe, il ajoute un bref excipit, très à propos : « Voilà. Vous savez tout[40]. » Évidemment, ce n’est pas le cas ; il aura d’autres choses à dire et à apprendre à son lectorat. Cependant, il n’est pas pertinent de lire cette déclaration à l’aune de son exactitude ; sur le plan de la sincérité, ce qu’il affirme semble juste.