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J’écris cette chronique à Saint-Michel-de-Bellechasse, devant le fleuve aux trois quarts gelé, ses flots hérissés figés dans la froidure, comme s’il n’osait pas franchir le seuil de la nouvelle année. En ce temps de bilans, de pensées rétrospectives, de tentatives de rectifier le tir ou le sens de nos gestes, que peut-on attendre de la poésie ? Son poids pèse-t-il dans la balance de nos apprentissages ? En guise de réponse, je vous parlerai de quelques livres qui me sont apparus comme de véritables leçons de poésie, et c’est guidée par leur sagesse que je souhaiterais voir se dérouler cette année qui commence.

Si la poésie ne devait dire qu’une seule chose, si elle ne devait parler qu’une fois avant de se taire, que dirait-elle ? Cette question surgit dès qu’on ouvre Les adieux[1], de René Lapierre, et aussitôt on est tenté de répondre c’est cela, alors que quelques pages plus loin on se dit c’est plutôt cela, et plus loin encore non, c’est vraiment cela ; mais voilà, ça n’en finit pas de nous sauter aux yeux, et ça s’enchaîne comme ça pendant 411 pages. On sort de cette lecture abasourdi tant cette parole vise juste et atteint sa cible — le coeur de tout être et ce qu’il sait faire de mieux : aimer. Mais ô combien difficile est cette action, combien galvaudé est le verbe qui la désigne !

Que signifie au juste aimer ? René Lapierre pose cette difficile question en restant fidèle à sa manière, qui consiste à entremêler méditation, réflexion, récit, histoire, fiction, science. Divisé en trois parties (« Clartés », « Défaites », « Commencements »), chacune formée de plusieurs suites et précédée d’une épigraphe relatant un événement s’étant déroulé quelque part entre 1916 et 2016, le livre s’échelonne sur un siècle — mais en réalité il couvre une période beaucoup plus vaste, remontant jusqu’aux récits bibliques. Ainsi se succèdent les rencontres, les naissances et les morts, les drames petits et grands, les moments de grâce. Fondé sur un paradoxe — ce qui nous unit est notre solitude —, le projet se place à l’enseigne de la multiplicité, faisant se succéder les témoins, les voix, les références. Suivant une démarche inspirée de la dialectique négative, Lapierre multiplie les effets de contrastes, d’entrechoquements, de renversements[2].

Les adieux est sans conteste un livre d’amour. Mais l’amour dont il parle échappe aux clichés du genre. Une suite assez troublante décrit d’ailleurs le désarroi d’un homme qui se rend contre son gré à un mariage (le sien ?), présenté comme une grotesque mascarade. Éros est étranger à cette entrée en pauvreté et en solitude à laquelle l’auteur nous convie :

Aimer n’est pas gagner. Ceux qui aiment

ne gagnent pas, ils sont

les assoiffés.

Les détrompés.

Les venus-de-loin

les compliqués

38

Aimer est une ascèse, exige un engagement sans condition, mais, nous dit encore le poète, c’est notre seule et dernière chance. Qu’aurons-nous fait de notre humanité ? Cela, cette question, importante entre toutes, nous est instamment posée.

La parole d’amour est une offrande, un don, une main tendue. D’où l’importance du corps dans ce livre, car en lui se trouvent nos failles, nos déchets, nos rejets. Nos corps se révoltent dans la souffrance, devant « l’horreur du mangeable » (58) ; il faut les écouter :

Jusqu’où irons-nous dans la révolte ? Nous allons

bientôt le savoir. Toucher ce que les organes

sécrètent : l’envers, le collant, l’intime.

36

Si le mensonge s’oppose à l’amour, la peur est son plus grand ennemi ; elle est le terreau de la haine. La dureté, écrit Lapierre, « est la peur extrême/de l’amour » (134). Ainsi celui qui aime est un homme nu, un homme défait de ses illusions, prêt à assumer sa honte, sa détresse, à affronter ses peurs, à renoncer au mensonge : « Cet amour, dit-il, je voudrais pouvoir/le porter, ridicule et sincère/autant que je puis l’être. » (405) Et cependant il se dispose à endosser toutes les identités. À travers lui, tous les oubliés, les abandonnés, les violentés de la terre accèdent à la parole. Hommes et femmes, de Jeanne d’Arc aux beautés de la Main en passant par les soldats tués à Dieppe, tous sont réunis dans ce « simple/et terrible présent/trop grand pour nous » (252) qu’est l’amour. Introduisant les poèmes avec des formules récurrentes comme « pendant ce temps… », Lapierre fait coïncider leurs histoires, se croiser leurs destins. Cette suite de télescopages produit une sorte de maelström géographique et historique où le renversement devient possible, montrant du même coup que dans chaque singularité et à toutes les époques, c’est la même solitude, la même détresse, la même impuissance qui se rejouent :

Rien n’est unique.

Ni les lois ni les liens, ni esprit

ni matière :

rien

n’est sauf, rien

n’est exempté.

87

Seuls et seules

nous sommes.

Nos corps sont seuls.

Seules, nos voix.

Mais nos souffrances

sont liées.

Je voudrais que nos joies

le soient aussi.

97

Un tel don est une chose grave : ce livre est d’une extrême gravité. Tout ce qui compte — ce qui manque : le mystère, le dépassement — y est donné. À tous ceux et celles que sa parole accueille et tente d’apaiser, bourreaux comme victimes,

À tous ceux-là et celles-là

je donne

ma pulpe, mes os :

ma dévotion entière et mon

brûlant regret.

367

Les adieux est aussi un livre de prières. Prières à tous ceux dont le destin est évoqué, convoqués comme autant de témoins au chevet d’un mourant, afin de recueillir ses ultimes paroles et de les relayer. Prières à tous les anonymes, les « greffés du silence » (358) qui un jour, sans même le savoir, ont changé une vie, en épongeant le front d’un malade, telle cette Marie[3] que le narrateur rappelle à sa mémoire, sur le visage de qui vient se greffer celui d’autres Marie, celles des Évangiles, qui mouillèrent les pieds de leur hôte de leurs larmes ou répandirent sur sa tête un parfum. Dans un poème particulièrement bouleversant (381), ces femmes sont priées de nous aimer. La prière s’adresse également au lecteur, dont la participation est sollicitée :

S’il vous plaît

ne me laissez pas

seul entendre.

Ne me laissez pas

seul parler.

354

Quand on prie, sait-on si l’on sera exaucé ? Ne prie-t-on pas un peu pour entendre sa voix, la mettre à l’épreuve, au diapason de l’espérance ? Qu’advient-il de la voix lorsqu’on accepte de se tenir dans sa solitude, sans s’en détourner, comme le narrateur du récit placé en épigraphe de la dernière suite, lequel revêt, au regard de l’ensemble, une importance capitale, en plus de donner son sens au titre de la troisième partie. « J’étais bien.//J’étais mort » (391), lit-on à propos de cette lente épiphanie. Or cet homme « perdu de détresse », arrêté un jour de mars 2016 dans une entrée de la rue Sainte-Catherine, d’où il ne souhaite plus partir, rappelle à la fois le clochard de Jacques Brault et le mauvais pauvre de Saint-Denys Garneau, ce qui n’est certainement pas étranger à la forme presque minérale de cette poésie.

C’est que Les adieux est aussi porté par une critique radicale des images ; toutes ces images qui nous fascinent, dont nous sommes esclaves, à qui nous nous donnons à défaut de nous vendre, et devant lesquelles, tous, nous finissons par abdiquer, en nous rassurant par des formules creuses comme « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». Faux, affirme le poète : « Ce qui ne nous tue pas/en vérité nous tue. » (344) Les images sont si puissantes, si insidieuses, si violentes surtout, qu’elles nous terrassent, et qu’une critique seule ne suffit pas. Aussi le poète en appelle-t-il à la révolte, au soulèvement. Or cette révolte et ce soulèvement, il les a lui-même traversés, intégrés, semble-t-il, jusqu’à les mettre en forme. D’où cette poésie déprise des images, dégrisée, dont le sens tient dans les failles, repose sur l’abîme. D’où également cette syntaxe parfois syncopée, modulée par la ponctuation (notamment l’usage des tirets) et la mise en pages. L’articulation tient à un équilibre fragile, comme si les syntagmes, mimant l’abandon, s’appuyaient les uns sur les autres. D’un seul souffle tout pourrait s’effondrer, on l’éprouve chaque instant, et cependant c’est de ce souffle même que sourd le sens, car c’est de ce souffle, nous rappelle le poète, que nous venons.

Les adieux — est-ce là le sens du titre ? — est un livre d’une maîtrise et d’une exigence telles qu’il laisse sans voix. Au point que j’ai hésité à en parler dans cette chronique, de peur de ne rien trouver à dire qui soit à la hauteur de l’expérience à laquelle René Lapierre nous convie. Et voilà que j’en parle depuis bientôt quatre pages… Rien d’étonnant à ce qu’on lui ait décerné le Grand Prix de la Ville de Montréal. Espérons que ces adieux ne sont pas ceux de l’auteur à la poésie, car de telles paroles notre temps a le plus urgent besoin.

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Sous-titré « Inventaires 2012-2016 », D’où surgit parfois un bras d’horizon[4], dernier recueil de Denise Desautels, s’inscrit lui aussi dans la temporalité et fait état à sa façon du désarroi dans lequel baigne notre époque. Certains textes en prose s’approchent d’ailleurs de la chronique, de la méditation ou du journal. Ces inventaires sont certes douloureux, tel que l’indique une citation d’Ingeborg Bachmann donnée dans les premières pages du livre : « De la poésie comme du pain ? Ce pain devrait grincer entre les dents et réveiller la faim avant de l’apaiser. Et cette poésie devrait avoir le tranchant de la connaissance et l’amertume de la nostalgie pour pouvoir déranger le sommeil des hommes. » (16 ; l’auteure souligne.) On reconnaît là cette sensibilité exacerbée si caractéristique de la poésie de Denise Desautels.

Au fil du temps et des observations, le livre retrace également la genèse et l’évolution de la poétique de son auteure, invoquant des accompagnatrices et accompagnateurs qui ont jalonné son parcours — certains cités en épigraphes, d’autres interpellés directement. Ce sont tantôt des amis vivants ou disparus (Jean-Paul Daoust, Hélène Monette, Geneviève Blais, etc.), tantôt des modèles ou des maîtres (Anna Akhmatova, Gaston Miron, Anne Hébert, etc.). Anne Hébert apparaît comme une figure tutélaire. Non seulement la lecture d’« Une petite morte » est relatée, mais cette dernière revêt un caractère spectral et sa présence se manifeste à plusieurs reprises dans le livre. Dans l’oeuvre de Desautels, la mort présente une importance telle qu’on ne s’étonne pas que ce poème ait agi comme un creuset poétique. Pour l’auteure, à l’instar de la nageuse de la couverture[5], nous sommes toutes des petites mortes en sursis :

Tout est là. Déjà.

Notre présent à l’oeuvre dans l’ombre.

Épidémie.

Les mortes vivantes de maintenant.

Nos larmes et nos cris de maintenant.

La pensée de maintenant.

Le geste même

bras droit

arc de cercle hors paysage d’eau.

24

Comme cela se produit chez Lapierre, aux traits imprécis de la petite morte se superposent ceux de toutes les nageuses à bout de souffle que nous sommes, de toutes les enfants et les femmes du monde violées, violentées, épuisées :

À chacune — vue de face — la terreur de toutes.

À chacune tous les continents.

Une infinitive colère se hisse. S’ouvre.

Où désobéir.

Où partir.

Sans mort à nos trousses.

27

Dans cette noyade programmée, la sensibilité est mise à rude épreuve, la mémoire prend des allures de cimetière caviardé, les corps sont disloqués ; mais certains membres s’obstinent à viser le fond ou à pointer le ciel. Comme le bras de la nageuse de la couverture émerge et masque les nuages, peut-être les bras que l’on ouvre à autrui veillent-ils le sens ? Or ces bras, qui sait encore les tendre ? Que reste-t-il du poème une fois la chair amuïe ? Qui empêche le monde de fuir entre nos doigts ? Où se trouve le sens quand tout est en cause et en question : l’amour, l’humanité, la réalité même ? « On se demande comment la page peut rester aussi nue. Couverte de forêts en lambeaux. Comme si elle attendait que les mots aient des bras. » (34) Bras, membres fascinants entre tous, aux extrémités agiles, capables d’embrasser, de toucher, de s’offrir comme un refuge, un repaire, un îlot d’humanité, et qui nous rapprochent parfois des arbres dont la patience et la bienveillance nous font si cruellement défaut. Mais les bras, n’est-ce pas aussi ce qui « nous tombe », comme les feuilles et les branches des arbres, quand on n’en peut plus, qu’on est à court d’espérance, dépassé par le réel, défait ? Le parallèle apparaît évident entre les livres de Desautels et de Lapierre, en vertu notamment du refus de l’individualisme qui donne à la voix sa fragilité et sa force d’accueil :

Comment récupérer le bruit du coeur qui fuit l’âpreté du coeur qui fuit. J’ose le mien mon coeur. D’où on a retranché la joie. En chacune de moi le monde enfermé furieux là rien ne s’est réellement tu. On est mère et fille je — chacune son tour — déballant des kilomètres de bras cambrés dans l’air et souterrainement.

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Quant à la peur, elle est presque aussi mortifère chez les deux auteurs. Chez Desautels, l’équation se présente un peu différemment, la solidarité et la colère féminines s’érigeant en rempart contre la terreur — elles seraient des agents de la rébellion. Les interpellations et les citations donnent ainsi à cette forêt de mots des racines profondes et des branches aux longues ramifications, de sorte que la poète, à l’instar du promeneur de la rue Sainte-Catherine, peut nous reconnaître dans sa peur et dès lors l’affronter. En payant un tribut à tous ces compagnons et compagnes de route, Desautels constitue une communauté de sens et de résistance qui donne à sa poésie une valeur d’espérance. Cela est particulièrement éloquent dans la suite intitulée « La forêt ne tient plus », dédicacée à Geneviève Blais, elle-même citée et interpellée dans les poèmes :

Os c’est os attablé. Et une cargaison de branches nouées serrées, mises k.-o. avant le rêve du grand relèvement. On transmigre. On se rapproche du fond. C’est vacarme en nous filles et mères humaines face à l’autre océane. Doigts bras grilles — appelants on dirait. Plateforme de caresses soudain mobilisées. En attente. D’être sauvées. Ta voix cogne. Toi. Moi. Nos complots d’éclopées. Un long mur de ronces penche. Avant même notre première rencontre. La forêt ne tient plus — qui la réparera.

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Ce mouvement de densification, de concentration et d’élagage, allant de la chair aux os (ou des branches au tronc), ramène le poème à l’essentiel — ce qui nous ancre et nous lie, ici la colère et la solidarité, gages d’espérance car elles tiennent la parole en alerte. Devant cette parole dénudée jusqu’aux os, ce concentré de mots provenant d’un coeur privé de sa joie et qu’on dirait lancés à la mer comme autant de galets, de bouées, on pense encore bien sûr à Saint-Denys Garneau — ou à ce qui rapproche Anne Hébert de son cousin :

L’hiver là devant. L’arbre. Nul oiseau. Nu. L’arbre. Quelqu’un qui attend. Chaque aube. L’errance. Un nombre infini de petits crânes qu’on exhume. Os après os — tas d’ordures gravats air boueux dans l’attente de jais.
Nos doigts n’appellent pas à l’aide.
On ne soigne pas le chaos.

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Ces multiples déclinaisons des motifs de l’os et de l’arbre donnent sa cohésion à l’ensemble du recueil, dont les textes avaient pour la plupart déjà été publiés (dans des collectifs, des livres d’artistes ou en revue). L’unité s’en trouve renforcée par la structure cyclique (quatre « Inventaires » sont précédés et suivis de suites intitulées « Février » et « Octobre »), de même que par l’étroite parenté des poèmes liminaires de la première et de la dernière suites. Les deux sont des méditations sur la nuit, figure centrale dans l’oeuvre de Desautels : « Vivante en différée, ce que je continue de voir c’est la nuit. D’où on ne peut jamais vraiment sortir. La nuit de l’autre siècle, infiniment extensible, continue de foncer aveugle parmi d’autres. » (161) Ainsi, dans ce livre pénétrant et très achevé, pour naviguer dans cette forêt aveugle, ce monde submergé par la détresse où « partout Dieu sourd consent » (129), ce que nous propose Denise Desautels, ce n’est pas une leçon de lumière, mais, en fine connaisseuse et amoureuse de la peinture qu’elle est, une savante leçon de nuances de gris.

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Normand de Bellefeuille fait lui aussi dans l’inventaire, dans ce qu’il appelle ses « catalogues affectueux[6] », dont le dernier tome est paru l’automne dernier, au moment où l’auteur, qui compte, avec les Lapierre et Desautels, parmi les poètes québécois les plus importants de sa génération, venait de recevoir le prix Athanase-David.

En ouvrant Le poème est une maison de long séjour, on lit ceci, qui résume assez bien le projet de la trilogie :

jadis

aurais-je osé prétendre

que le poème est aussi bien la vérité du coeur

que l’espace de la pensée ?

que le poème est le désir du coeur

et de la pensée

aujourd’hui, c’est sans scrupule

et sans réserve

que je l’admets

8[7]

Il s’agit d’une poésie réflexive, proche de la philosophie, à l’écriture dépouillée, qui fait preuve d’humilité et même de candeur, et qui emprunte parfois le ton de la conversation. Résolument autoréflexive, elle revient sur son parcours, dont chaque tome marque une étape. Le premier tente de cerner ce que fut jadis — on l’imagine — le poème pour son auteur. Tout se joue ici entre « poème » et « image », considérés presque comme des synonymes : « la grande leçon du poème/la grande leçon de l’image » nous rappellent « que le sens est un malfaiteur/une vaine croyance » (13). Or presque toutes les images chères à de Bellefeuille y sont revisitées, reprises, voire ressassées. On ne compte plus le nombre d’occurrences des mots « poème », « maison », « mer », etc., ni les apparitions de ces figures centrales que sont la mère, le père, l’enfant, la grand-mère, Lascaux, etc. Une fois dissipée l’impression de surplace que donnent les premiers poèmes, on réalise que ces légers déplacements tracent des cercles concentriques, de manière à creuser un puits qui tient lieu de passage spatio-temporel. Or c’est précisément là, dans cette verticalité où l’on tombe et le sens avec nous, que se trouve la vérité du poème.

Dans Le poème est une maison de bord de mer, ce dernier se présente comme un accompagnement, un compagnon de route dans la vieillesse, sur le chemin menant vers la mort. Ce « vieil ami » (16) est aussi bien une peau qu’on enfile, un masque qu’on revêt, un visage qu’on emprunte, ce qui rapproche le poète de la figure de Protée : « je suis étranger à moi-même/voilà pourquoi j’aime la poésie, affirme-t-il//sommes semblables » (12).

Au fil des pages, on se déplace autour du poème, ce mystère, qui, loin d’être élucidé, ne fait que se creuser. Chaque tentative de définition est en somme une non-définition, mais contribue à circonscrire ce lieu d’accueil et de recueillement qui donne son titre au recueil. Le poème : une maison dans laquelle on se déplace et dont les fenêtres donnent sur la mer.

Portée par le ressac de l’éternel recommencement, cette poésie en est une du matin ; c’est le matin, peut-on croire aisément, qu’elle s’est écrite, et c’est en la lisant le matin qu’on en éprouvera au mieux la justesse, alors que la voix est encore hésitante, comme si elle devait retrouver le sens des mots, comme si elle les prononçait pour la première fois :

aux jeunes heures du matin

la poésie est persévérante

mais discrète

peu de mots

mais justes

24

Cette justesse, comme l’amour chez Lapierre, est une ascèse, et le poète n’hésite pas à exposer la difficulté, l’exigence qu’elle lui impose. Il interpelle le lecteur, lui disant ce qu’il en coûte d’efforts pour « désamorcer le sens » (33). Les « cahiers Canada » (on en trouve aussi chez Lapierre), évoqués comme lieux d’élaboration des poèmes, rappellent bien sûr l’enfance, omniprésente chez de Bellefeuille, mais connotent aussi l’aspect laborieux de l’écriture et le défi que représente son apprentissage. C’est dans des cahiers Canada que s’écrivent « La légende du père » (39), l’« Autobiographie apocryphe » (58), « La légende de la mère » (61), « La légende d’Alice » (90), le poème prenant ainsi un tour presque épique. Mais n’y a-t-il pas toujours eu quelque chose d’épique dans la poésie de ce « guerrier de mots » (65), quelque chose de démesuré et de légendaire[8]?

Tout se superpose, se stratifie (« le coeur est le dernier étage/du poème » [140 ; l’auteur souligne]). De la vieillesse à l’enfance, on tombe et on retombe, comme un animal au fond d’une grotte[9]. La répétition est lancinante, le poème revient telle une fatalité sur les lieux du passé, tâchant de s’accorder à la vieillesse, et cependant fait ajour : il est ce paysage de bord de mer, toujours semblable, toujours différent. Mais la maison de bord de mer n’est qu’un fantasme, une image : « enfant/je n’ai pas connu/de maison de bord de mer » (125). Elle est cette image paroxystique qu’il conviendra ensuite de déconstruire, de vider de son pouvoir d’illusion :

cette image

d’une maison de bord de mer

suffira-t-elle

jamais

à m’ouvrir le monde

et à calmer le noir ouragan

de l’alcool

123

Parmi les éléments récurrents chez l’auteur, le nom propre et la signature apparaissent ici comme préfigurant la mort, un peu comme un masque mortuaire anticipé (« le poème : là où apparaît le visage » [89]). Peut-être faut-il faire tomber les masques, abdiquer la signature, perdre son nom et jusqu’à son visage pour que le poème devienne ce « désarmement absolu » (90) qui dispose à la connaissance.

Si la maison de bord de mer est verticale, la maison inhabitée l’est également, où l’homme vieillissant côtoie l’enfant qu’il a été à la faveur d’un va-et-vient des combles au sous-sol. C’est sur un aveu d’échec du poème, de « démission du sens » (31) que s’ouvre le dernier tome de la trilogie : « admettons-le/il ne peut plus en être autrement/le poème a perdu » (1). Le poème semble l’avoir cédé au malheur, maintenant que la maison de long séjour et la maison de bord de mer sont inhabitées. Le poème de la maison, inhabité, est seul et dissident :

il trébuche parfois

fausse souvent

mais la danse en est certaine

la danse en est chaque fois

le recommencement du Monde

31

Dans son apparente simplicité, son prosaïsme et sa familiarité, il évoque la parole râpeuse du vieillard, tandis que la répétition — qui est LA figure chez de Bellefeuille — y atteint des sommets de virtuosité : ici, l’accumulation (des poèmes, des maisons, des étages, des douleurs, des années) fait sens, fait lieu. Qu’est-ce qu’un poème inhabité ? Une structure vide ? Une voix anonyme ? L’ossature du poète, qu’il porterait au-dehors, comme une cage, un masque mortuaire, comme un insecte sa carapace ? Ou est-ce plutôt le lieu d’un éventuel recommencement ? Peut-être en définitive rien n’aura-t-il eu lieu que le lieu, pour paraphraser la fameuse formule de Mallarmé. Après tout, le poète n’affirme-t-il pas vouloir « le poème/qui soit le cri parfait » (96) ?

On oscille ainsi entre enfance et vieillesse, dissidence et échec, naissance et mort, bien qu’ultimement ce soit cette dernière qu’il s’agit d’apprivoiser, et non plus comme l’image qu’elle a été[10], mais comme l’habitant du « sous-sol réel » (59) retrouvé. Au gré de ce roulement incessant, on a l’impression que c’est non seulement l’image qui se déconstruit, mais l’oeuvre entière du poète qui, remontant vers sa source, se défait, se détricote, pour atteindre à l’essentiel d’une parole — l’accueil et l’abandon à ce qui vient :

plus rien de catégorique

maintenant

en cette maison

non plus que de l’ordre de l’effroi

en cette maison

que des catalogues affectueux

en cette maison

un deux et trois

pour dire

enfin, la tendresse et le deuil

réel de l’enfance

pour dire

l’accueil

de ce nouveau temps

de la mort

56

En créant ce savant effet de relâchement, en se montrant, pour ainsi dire, maître dans l’art de la non-maîtrise, c’est une magistrale leçon de chaos que nous offre le poète. De celles-là aussi, qui nous rappellent au vivant et à l’impermanence de toute chose, nous avons grand besoin.