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Il n’y a guère de phénomènes contemporains que nous ne voyions expliquer comme résultat d’un passage mal vécu de l’ancien au nouveau [1].

Normand de Bellefeuille est un des écrivains québécois dont l’oeuvre compte parmi les plus foisonnantes et les plus inclassables. Autant dire qu’il est de ceux dont on ne sait plus trop quoi faire aujourd’hui, alors qu’un des acquis les plus sûrs de l’institution littéraire québécoise est une histoire fonctionnant comme un héritage de lectures. De Bellefeuille compte également parmi ceux dont le passé est le plus lourd — ou le plus riche, c’est selon — d’une inquiétude théorique quant au langage, au sens, et à leurs divers systèmes d’entrecroisements. Il lui est arrivé de se percevoir comme « hors-d’ordre, hors-langue […], hors-la-loi du langage [2] », et de se surprendre ainsi, à mi-chemin entre Les Herbes rouges et La Nouvelle Barre du jour, seul ou à quatre mains, dans l’urgence de controverses aujourd’hui oubliées [3], à faire des livres « en train de perdre [leur(s)] nom(s) », des livres « irrecevables [4] ». Cependant, au sein de ces livres du premier pan de son oeuvre, ou en dépit d’eux, il y avait déjà Alice, Gabrielle, et les autres : quelque chose comme des personnages récurrents, avec le souffle de la vie concrète autour d’eux ; avec un appartement au centre, des ruelles, et l’impression d’un drame familial lent, sans nom et sans vraie forme parce qu’englué dans les limites du quotidien. Tout compte fait, on ne s’est peut-être pas suffisamment étonné de ce que le plus formaliste des écrivains québécois se range en même temps parmi ceux dont l’inspiration s’est maintenue au plus proche de la banalité matérielle du quotidien.

Aujourd’hui les livres, du moins ceux en prose, se sont faits plus romanesques, et ces thèmes liés à la vie ordinaire des souvenirs d’enfance apparaissent dorénavant avec évidence. On dirait que De Bellefeuille, sans s’en remettre entièrement à la transparence du réalisme, est néanmoins devenu un écrivain soucieux d’aspects comme le milieu social ou les réflexes de classes. Mais il nous faut voir que ces choses encombrantes pour le formaliste d’antan, parce que trempées d’histoire, et donc objets d’une suspicion obligée, ne s’avançaient pas moins masquées au milieu des mécaniques et des labyrinthes de l’écriture. À tout prendre, la grande affaire de cette oeuvre est que la théorie et l’autoportrait n’y ont jamais été mis dos à dos, l’une n’ayant jamais caché ses accointances avec l’autre, et vice versa. C’est pourquoi on peut choisir de croire que Normand de Bellefeuille écrit en sous-main, depuis toujours, l’histoire réaliste de quatre femmes dans l’exiguïté d’une cuisine du Plateau Mont-Royal au tournant des années 1960. Quatre femmes saisies dans l’étroitesse de leur classe, de leurs habitudes, de leur langue apprise, dans l’inconfort de leurs désirs inassouvis. On rencontre ces personnages au gré des livres et des années, dans Lascaux (1985), dans Ce que disait Alice (1989), dans Votre appel est important (2006), dans Un poker à Lascaux (2010). De Bellefeuille n’a pas fait mystère du caractère originel de l’image qu’elles composent ensemble : c’est le giron de l’écrivain et de sa vocation. Mais cette image, il en a par contre opacifié volontairement la dimension socioculturelle. Essayons dans ce qui suit de voir pourquoi, et surtout de voir ce que cela signifie pour ce formalisme particulier des années 1970-1980, dont on hérite désormais comme d’un moment paradoxal dans l’histoire littéraire québécoise. Paradoxal, puisque la raison d’être d’un tel formalisme aura été en son temps de s’engager à corps perdu contre le sens même de la narration historique. Or que pouvait bien signifier douter de l’histoire et des lendemains, quand on s’aperçoit que l’on écrit encore aujourd’hui ?

Une génération anhistorique

On se tromperait à ne voir dans le gynécée de De Bellefeuille qu’un carcan spécifique imposé trop tôt à un enfant triste qui plus tard allait s’en défendre par tous les moyens dérivés d’une intellectualisation à outrance. Les deux extrêmes dont témoigne son oeuvre, c’est-à-dire l’exploration effrénée d’un métalangage littéraire et les arrière-cours du prolétariat francophone, sont en réalité ceux qui caractérisent, de près ou de loin, toute sa génération intellectuelle, celle qui est parvenue à maturité au début des années 1970. Les écrivains formalistes sont ceux qui, à défaut d’avoir inventé l’idée québécoise d’un progrès moderne, ont été enfants puis ont grandi en même temps qu’elle. Cette idée s’est incarnée dans ce qui, ne s’appelant pas encore « Révolution tranquille », ni « Trente Glorieuses », avait néanmoins la forme d’un accroissement généralisé du bien-être et du capital social. Accroissement redoublé, sur le plan imaginaire, par la production massive de ce que la théoricienne américaine Lauren Berlant appelle des attachements à diverses fictions du « bien-vivre » (« the good life [5] »). Accroissements dans le réel ou dans l’imaginaire, mais dont la conséquence était la même : renvoyer symboliquement au passé les émotions douloureuses liées aux limitations économiques et culturelles. Chaque lendemain allait être — ne pouvait qu’être — meilleur. Aucune image de la misère n’allait dépasser celle, héroïque ou pathétique, obscurantiste ou pugnace, de la longue marche des familles dans le Québec francophone d’avant 1960. Ce poids du passé entraînerait une honte et une culpabilité profonde avec laquelle plusieurs se trouveraient à lutter à armes inégales. Si les formalistes choisirent d’y opposer le bouclier théorique, d’autres glissèrent plus vite vers la colère. Nul ne l’exprime mieux que Pierre Vallières dans son Nègres blancs d’Amérique : « Pendant que mon père entreprenait d’agrandir sa maison, afin de la rendre plus habitable, ma mère osait difficilement inviter la parenté à nous visiter. Elle avait tellement honte de l’entourage, comme elle disait. […] De quoi étions-nous donc coupables [6] ? » On voit comment les détours symboliques liés au grand récit du progrès national ont pu faire naître, par contrecoup, une suspicion à l’égard de l’histoire. C’est que la misère existait partout au présent, au coeur même du progrès ; on n’allait pas tarder à le montrer en désignant ses territoires comme littéraires aussi. Le plus crucial parmi ceux-ci, révélé en même temps que le Ville Jacques-Cartier de Pierre Vallières, allait être, comme on le sait, l’est du Plateau Mont-Royal tel que mis en théâtre par Michel Tremblay, c’est-à-dire le lieu et l’époque exacts dans lesquels Normand de Bellefeuille situe lui aussi sa scène originelle.

L’oeuvre de De Bellefeuille étant allée si loin dans le sens de l’expérimentation, avant de se rabattre tout aussi loin dans l’autre sens, celui du lisible et du domestiqué, ne ferait-elle donc que mettre en évidence les contradictions et vicissitudes reconduites par ceux qui n’ont pu accepter que l’avant-garde littéraire ait atteint l’acmé de son impact médiatique et social au Québec avec l’éclat théâtral des Belles-soeurs ? Car ce dernier texte, rappelons-le, a accompli exactement cela : avoir force et effet d’avant-garde en regard d’un lieu et d’une condition précis. Le premier théâtre de Tremblay a été la mise en évidence d’une aire et d’une condition sociales à travers le déplacement, la subversion et l’amplification de leur système linguistique, transformant celui-ci en une clameur et en une controverse. Comment l’écrivain-théoricien De Bellefeuille, ayant atteint l’âge d’écrire quelques années après le séisme culturel des Belles-soeurs, pouvait-il aller plus loin tout en continuant à habiter la même mémoire sociale et urbaine ?

Pour que la génération d’écrivains à laquelle appartient De Bellefeuille puisse croître et essaimer, il a fallu que la honte et la culpabilité ne soient pas pour elle que des entraves, ni des sentiments incompatibles avec l’exploration textuelle dont lui parvenaient nouvellement, et de toutes parts, les appels. Atavisme, réflexes de classe et reproduction sociale d’un passé défavorisé, avec mères en jupons et pères absents, ont pu de la sorte trouver chez les formalistes des figures littéraires ou théoriques en mesure soit de les transcender, soit de les repousser, soit encore de les réaménager en vertu d’aspirations neuves. Toutefois, un déplacement sensible prenait place au même moment, que Bernard Andrès a diagnostiqué au milieu des années 1980 : ce qui était auparavant solide, à défaut de s’évaporer, trouvait des formes plus évanescentes à mesure que « la problématique de l’avant-garde révolutionnaire [se déplaçait] vers celle d’une avant-garde esthétique [7] ». Le matérialisme dialectique avait failli. La charge affective des conflits dans la sphère sociale s’estompait pour les écrivains de La Nouvelle Barre du jour et des Herbes rouges. L’Histoire avait pour eux « perdu sa majuscule [8] », comme l’a écrit Pierre Milot. Pourtant, la génération formaliste n’allait pas s’élever dans la dénégation totale de ce qui l’avait précédée. Plutôt, elle allait croître au milieu d’une contradiction : comment pouvait-on parler et écrire contre l’histoire sans enterrer une seconde fois ses parents ? Comment pouvait-on élever des armatures théoriques et douter de toute représentation sans finir par effacer, dans la mémoire, le visage de ceux dont on était issu ? Comme pour le Roland Barthes de La chambre claire, les figures du souvenir à demi perdu ne pouvaient que venir tôt ou tard se superposer sur celles, plus fermes, de la pensée théorique, avec les complications que cela implique. On supposera ici que ce noeud où se sont trouvés pris la honte du passé et le désir d’émancipation conceptuelle a donné lieu chez De Bellefeuille aux figures spécifiques de l’obsession et de l’esquive. Obsession non pour les formes, ni pour le discours, ni non plus pour la théorie, mais avant tout pour la scène mémorielle, pour un souvenir singulier dont la répétition dans l’oeuvre n’enlève rien au mystère de son enracinement dans l’enfance. Et esquive non pas du sens, ni même de la tentation autobiographique, mais de la représentation de la généalogie, et avec elle du concept même de génération.

La première scène

Dans la scène obsessionnelle se trouve la place réservée par De Bellefeuille à la cellule familiale de la classe ouvrière francophone à Montréal au milieu du siècle passé, en tant que celle-ci constitue un ancrage identitaire pour l’écrivain qui ne cesse d’y revenir afin de définir à la fois son écriture et son appartenance à la communauté sociale. Le lieu, comme on l’a dit, est le Plateau Mont-Royal vers l’est, autour de 1957, rues des Érables, Gilford, de Lanaudière, Chambord : un ground zero que De Bellefeuille a choisi de revisiter désormais par petites touches dans ce qu’on pourrait appeler sa seconde manière, de plus en plus narrative et réaliste depuis le début des années 1990 [9]. Il s’agit d’un territoire à vrai dire étonnamment défini chez cet écrivain dont la première moitié de l’oeuvre nous avait habitué au contraire. Territoire, néanmoins, que De Bellefeuille désigne comme une aire âpre peuplée « d’autochtones », « tiermondisés culturellement [10] », tous « indigènes » d’un « petit monde [11] », épithètes qui surprennent dans le réinvestissement du lieu d’enfance. Ce sont certes là des paroles en style indirect attribuées à divers personnages ou à un narrateur d’emprunt. Mais il s’agit la plupart du temps d’un style indirect libre, doit-on préciser. De Bellefeuille est un écrivain qui prend ses précautions à tous les tournants. Avec lui, nul n’est dupe : un livre s’intitule Ce que disait Alice, l’autre Nous mentons tous. La littérature est de la littérature et bien sot qui se laisserait prendre au mirage de l’interprétation littérale. Mais les émotions, elles, sont sans équivoque. Le Plateau Mont-Royal de Normand de Bellefeuille est un espace émotionnel étouffant composé d’un nombre fort restreint de voix qui résonnent et tournent sur elles-mêmes sans cesse. Quand celles-ci s’échappent vers l’extérieur, comme dans le voyage en France d’Un poker à Lascaux, c’est pour aller souligner leur caractère devenu inadéquat dans un ailleurs où elles ne trouvent pas leur place. C’est d’autre part un espace dont l’éloignement est marqué : « Je ne connaissais pas à cet âge les épithètes de grotesque et pathétique [12]. » Chez De Bellefeuille, la distance des dispositifs textuels du formalisme (qui parle ?) alterne avec une distance sociale et topographique (nous n’en sommes plus là), de même qu’avec une distance temporelle (c’était l’enfance) : « J’oubliais. Les années passèrent et j’oubliai chaque jour davantage, gardant pourtant un attrait d’une inexplicable prédilection pour les petits lieux d’ombre fraîche [13]. » Le Plateau Mont-Royal d’antan est un lieu que sa prose nous somme de regarder de surplomb, comme s’il était coulé dans l’ambre. C’est une caverne temporelle que l’écrivain nous désigne de l’extérieur, son contenu avec ceux qui y sont restés captifs ne nous apparaissant qu’à travers des miroitements.

Si Normand de Bellefeuille n’est en rien Michel Tremblay, c’est donc parce qu’il aura passé une majeure partie de sa carrière d’écrivain jusqu’à ce jour à inventer des stratégies d’évitement de la part socioculturelle importante contenue dans son passé géographique et affectif : « Peu de lieux où il y a si peu de vide et à la fois tant de trous [14] », écrivait-il dans Lascaux. Et dans Un poker à Lascaux : « Ces quatre femmes, on leur avait, à toutes, […] volé leur passé, leur mémoire, leurs souvenirs. Pour elles, se rappeler, c’était souffrir et il n’y avait chaque fois à la clef que honte et colère [15]. » Cet évitement pourrait être perçu de prime abord comme un manque, ou à tout le moins une carence contrôlée, orchestrée dans l’écriture à l’instar d’un principe organisateur pour les livres successifs. Sentiment net pour la critique, comme André Brochu, qui s’est demandé s’il y avait là « une haine des arrière-mondes, reprise de Nietzsche », avant de conclure qu’« [a]ux logiques héritées de la tradition, Normand de Bellefeuille [a opposé] un simulacre formel fondé sur la seule répétition [16] ». Le De Bellefeuille formaliste lui-même n’a pas manqué de convoquer la psychanalyse afin d’accentuer le sentiment d’une fracture antérieure au monde du sens, et rigoureusement limitée au sujet : « La répétition : illustration nostalgique de cette phase pulsionnelle, présymbolique [17]… » Pour qui emprunte aujourd’hui le point de vue de l’analyse textuelle, ce manque ne peut être que celui, technique, opératoire, du référent. Comme l’écrit Gabriel Landry, « [m]ême si s’en précise subtilement et admirablement le “visage” d’un livre à l’autre, le référent de ces relations trouées est forcément lui-même carencé, gommé ou abstrus [18]. » Pourtant les relations trouées dont il est question sont familiales. Ça, à tout le moins, on le sait. Et la famille est située, dans une demeure, un quartier, une ville, une tranche d’histoire. Les personnages qui la peuplent ont des voix distinctes, qu’on aurait naguère qualifiées de joualeresques, et qui sont donc vraisemblables quant à leur milieu. Ce sont tous là des éléments qui, depuis Ce que disait Alice en 1989, tendent à occuper l’avant-scène dans l’oeuvre. C’est pourquoi, s’offrant désormais sans masque, famille, dialogues, appartement et quartier montréalais nous font soupçonner la masse d’un continent émotionnel liée à la honte du milieu social dans l’oeuvre de Normand de Bellefeuille. Non pas refoulé, mais soigneusement évité. Et comme toute chose qu’on évite avec tant de constance : probablement essentiel.

La scène originelle de Normand de Bellefeuille peut s’interpréter comme l’approfondissement d’une double question : quelle place réserver à la mémoire de la honte sociofamiliale dans la pratique littéraire ? Et comment faire que la littérature demeure littérature malgré cette honte [19] ? Dans cette scène, tout a valeur mémorielle, et presque tout est par ailleurs bêtement prosaïque, quotidien. Elle rassemble un « je » enfant avec les « trois femmes de la maison », qui sont centrales dans l’oeuvre de De Bellefeuille : Alice, Rita et Gabrielle, plus une autre invitée pour l’occasion. La grand-mère, la tante et la mère, avec une belle-soeur [20]. Celles-ci disputent d’abord une partie de poker dans le salon de l’appartement où leur précarité matérielle force trois d’entre elles à cohabiter. Elles regardent ensuite un jeu de diapositives représentant les peintures rupestres de Lascaux, projetées sur le mur de la cuisine. Le tout, observé par l’enfant devenu narrateur, est vécu comme un rituel empreint d’une fascination primitive : « Alors, je le sais, elles iront à la cuisine où ma mère, sans un mot, installera sur une chaise l’étrange appareil. Dans l’obscurité, toujours silencieuse, elle y glissera la première [image] [21]. » Deux livres de De Bellefeuille racontent en détail cette scène. Le premier, en 1985, s’intitule Lascaux. Il pourrait bien être son plus abscons, son plus conforme à l’idée caricaturale que l’on se fait désormais des explorations théoriques de la génération des Herbes rouges et de La Nouvelle Barre du jour. Le second, Un poker à Lascaux, paru en 2010, est explicitement un roman, au ton limpide et sensible. Bien qu’on y retrouve une image altérée, plus ou moins mise en abyme, du premier livre, ainsi que des restes d’appareil poststructuraliste, à travers notamment une « note de l’auteur à propos de cette toujours inquiétante et inexplicable alchimie entre le réel et la fiction » qui déboulonne une portion du récit précédemment raconté, Un poker à Lascaux apparaît en définitive comme le texte où De Bellefeuille confronte une fois pour toutes les deux régimes du passé qui ont hanté son oeuvre : le sociologique et l’immémorial. Non seulement on y trouve un passage explicite au romanesque assorti du « retour au sujet » que les poststructuralistes lançaient jadis comme un anathème à la figure des moins vigilants d’entre eux, mais également tout un discours culturel sur le Québec du tournant des années 1960. Québécoises de peu de moyens et d’éducation modeste, les quatre femmes de De Bellefeuille se retrouvent, comme il se doit, dans ce type de reconstitution tragicomique, complètement désarçonnées lors de leur unique voyage à Paris : « Quatre poules sans tête. Courant en tous sens, mais surtout jamais le même [22]. » Elles ratent de surcroît la visite aux grottes de Lascaux dont elles avaient tant rêvé vu la coïncidence qui les y fait arriver le jour même de la fermeture du site au public pour cause de patrimonialisation, c’est-à-dire pour cause de mise en mémoire nationale.

Les deux Lascaux

Lascaux nous présente la scène originelle en huis clos. Nous sommes dans l’appartement comme dans la matrice utérine, ce que contribue à amplifier le rituel des diapositives rupestres sur le mur de la cuisine, toutes lumières éteintes. On s’épuiserait à relever chaque aspect de ce réseau symbolique somme toute un peu facile. D’autant plus que les chapitres théoriques intercalés en rajoutent une couche : « s’il est vrai que Lascaux “contre” du biographique, il n’en met pas moins en place, dans le théâtre des prénoms […], les traces privilégiées d’un inconscient en devenir [23] ». C’est pourquoi on s’intéressera davantage à ce livre pour ce qu’il montre de l’opiniâtreté avec laquelle De Bellefeuille a cherché à y contrecarrer chacun des signes de la matérialité historique et de la possibilité d’une généalogie familiale réelle. Si histoire il y a dans ce livre, ce n’est que dans ses grandes, très grandes lignes, et elle est d’une grandeur synthétique qui facilite le balayage intégral, comme dans ce dialogue entre interlocuteurs non identifiés :

  • L’enfance…

  • Les jeux, les estomacs malades de sucre et les jointures écorchées, genoux et coudes aux pierres.

  • Avant l’occident, avant l’occident n’est-ce pas ?

  • Bien sûr, regarde.

  • Oui, ne croirait-on pas voir tout à coup la carte exacte d’une province côtière […].

  • En effet, qu’est-ce qui nous en défend la scène ?

  • Avant l’occident, avant l’occident n’est-ce pas ?

  • Oui, décidément nous n’en sommes pas au temps des empêcheurs de réel [24] !

Les régimes temporels sont juxtaposés sur la scène nue d’une « province côtière » retournée à l’âge minéral d’avant la civilisation. Le souvenir d’enfance, pour sa part, n’a rien perdu de sa texture brumeuse dont la nostalgie charge chaque détail quotidien d’une émotion magique. Mais il est retranché de la réalité historique, ici amalgamée à la raison occidentale et à une conspiration contre le réel. L’estomac lesté de sucre et les genoux écorchés ne sont pas ceux d’un enfant dans le Québec des années 1950-1960. Ils existent en eux-mêmes, avec une force inentamée, sur la scène fantasmée d’une aire géographique antérieure au langage. À vrai dire, il s’agit moins de lutter ici contre l’illusion du récit historique que contre son corollaire : la relativisation. L’enfance devra rester entière sans l’apport ni du discours qui la désigne comme un simple passage au sein d’une généalogie, ni de l’autre discours, encore plus insupportable, qui fait de son bonheur et de son relatif confort matériel une injure lancée pour l’éternité à la face des aïeux qui, par le consentement forcé à une plus grande précarité, lui ont frayé la voie. L’histoire contraint les générations à une concaténation que l’écriture de De Bellefeuille s’efforcera dans Lascaux de défaire au profit d’une autre, dont les mailles sont beaucoup plus lâches. Le livre accumule les contrastes en ce sens. Peintures rupestres sur les murs de l’appartement ; commérages de femmes réduites soudain au silence par le défilement des images ; ignorance provinciale juxtaposée à leur connaissance parfaite du contenu des grottes et de son enchaînement. Le même dispositif d’évidement historique est appliqué aux structures matérielles du quotidien :

Une musique bientôt. De peau, d’os et pourtant précise, amplifiée dans la pièce voisine, là où plus tôt la voix de cette chanteuse allemande, là où les plinthes sont vernissées et les tables, basses et noires, ceinturées d’acier mat. Elles en imaginent, tout à coup trop sérieuses cependant, le style, le style de l’ancêtre à l’instrument. De peau, d’os [25].

L’insistance sur les matériaux et les couleurs des objets de l’appartement produit un effet similaire à la minéralisation de la province nationale dans l’exemple précédent. Quand s’illumine le petit carrousel des images intra-utérines, l’endroit où l’on se tient n’importe plus. Le rythme qui bat le passage du temps est celui, interne, animal, qui résonne de la même façon dans tous les corps : ce à quoi De Bellefeuille donne le nom d’ancêtre. Nous sommes bien en dehors de l’Occident, pour ne pas dire de la culpabilité qui imprègne son histoire, mais à quel prix ? Celui du solipsisme, sur lequel se referme le livre :

Quatre femmes immobiles ont machiné leur propre figure au mur nord, y ont elles-mêmes accédé en lignes justes et précises ; et l’ancêtre, derrière, pourrait bien ne plus être dorénavant que le dessin malhabile et gras de l’enfant, seul, sombre un jour d’ennui, soucieux encore de laisser la trace, le signe de son accablement ; ainsi est-ce mort qu’il s’y serait imaginé [26].

Les diapositives sont une passation. Images de l’ancêtre immémorial, elles deviennent à leur tour images d’un immémorial dans l’enfance prosaïque à réaménager du Plateau Mont-Royal. En cela, leur évocation peut prendre la place de ce qui est encore plus difficile à voir de face : l’univers d’objets entassés alentour, l’économie familiale de bout de ficelles, les femmes qui rient trop fort, les hommes on ne sait où, le temps qui pèse là-dessus et menace d’en faire du relatif, du catégoriel, du sociologique en allant le ranger auprès de ce qui déjà a passé et dont on ne parle d’ailleurs pas.

La comparaison d’un livre à l’autre ne manque pas d’étonner par la truculence qu’acquièrent les quatre femmes dans Un poker à Lascaux. Dans le premier texte, en 1985, c’est tout juste si elles avaient une voix. Et voilà qu’on se croirait maintenant chez la Laura Cadieux de Michel Tremblay : « Maudit qui parlent drôle eux autres, y a pas à dire : ça commence ben c’voyage-là [27] ! » Les quatre femmes sont entières avec « les impatiences, les sacres, les désaccords, les obstinations et toute la verdeur de leurs traditionnelles et interminables discussions [28] ». Mais cette truculence est bientôt contrebalancée par le récit du cancer et de la mort de la compagne de Simon, le narrateur alter ego de l’auteur. Le tout se termine par une visite de celui-ci aux grottes, en forme d’hommage enfin accompli, à la suite d’une permission spéciale du gouvernement français désireux de plaire à un écrivain québécois ayant écrit un livre en 1985 intitulé Lascaux… De toute évidence, De Bellefeuille n’a rien abandonné de son goût pour les télescopages et les trompe-l’oeil fictionnels, d’autant plus que la note en fin de livre nous apprend le caractère fictif du voyage en France des quatre femmes, de la compagne moribonde, et d’un bon nombre de dates liées aux apparitions et disparitions dans l’histoire réelle des membres de la famille. Et De Bellefeuille de conclure comme en 1985 : « Toute la désagréable sous-entendue généalogie ancestrale est peut-être, qui sait, une pure invention [29]. » Mais cette fois, on dirait que le jeu possède une importance bien moindre. Quand on s’y laisse prendre, c’est par pur plaisir et non par crainte de ne pas être dans le coup, ou encore de pécher par naïveté. S’il en est ainsi, on le constate bientôt, c’est parce que les fonctions textuelles déployées par De Bellefeuille sont en quelque sorte inversées, qui auparavant assuraient la distance avec le réalisme historique et le maintien d’une origine au-delà de l’environnement social. Qui plus est, le caractère fictionnel de plusieurs aspects est contrebalancé par l’idée temporelle d’une dette qui est donnée carrément comme une raison d’écrire :

Le lecteur me pardonnera cette toute factice omniscience, mais l’artifice n’est pas neuf et les conséquences, comme toujours, sont tout compte fait négligeables. Car elles sont mortes aujourd’hui, toutes les quatre, me léguant, du moins j’aime à le croire, l’obligation du récit et m’autorisant sans aucun doute à toute la liberté requise [30].

Par ailleurs, l’italique, autrefois arme maîtresse dans la panoplie du formaliste qui avec elle pouvait s’assurer d’inscrire le soupçon jusque dans la typographie et exacerber de la sorte la distance déjà gagnée sur le sens, se retrouve ici employé selon sa fonction classique : la distinction d’un terme étranger à la langue. Ce sont les mots anglais ou les barbarismes employés par les femmes de la parenté. L’usage de l’italique entérine un nouvel usage de la distanciation : distanciation linguistique, de classe, et auctoriale, mais non plus familiale : « Est-ce qu’on peut mettre ainsi son père entre guillemets [31] ? » La tendresse a pris le pas sur la suspicion. Nous ne sommes plus avec les quatre femmes du roman au fond de la caverne, mais nous pouvons cependant nous faire une meilleure idée de ce qui s’y déroule : ni plus ni moins que la transformation des souvenirs d’enfance en souvenirs typiques avec leurs saillies, leurs hyperboles et leurs traits grossis, en bref, avec leur étrangeté devenue touchante. Dans l’histoire sociale, les ancêtres sont appelés tôt ou tard à voir leurs singularités se muer en idiosyncrasies propres à leur génération, puis ces idiosyncrasies sont appelées à leur tour à se fondre dans la brume de l’ancestralité d’où ne ressortiront bientôt que des types, des coutumes et des visages égaux. Ce à quoi résistait le De Bellefeuille de Lascaux devient le non-dit qu’Un poker à Lascaux s’efforcera de digérer, puis d’accepter : l’occupation du passé par « la légende familiale » où réside « une tribu que seule la mort arriverait à décimer [32] ». Et si l’on pouvait se surprendre des personnages devenus comiques, on se surprend moins de trouver dans ce roman la mise à distance même de la figure de l’écrivain formaliste :

Je ne pouvais que sourire devant l’éternelle reprise de ce séculaire cliché voulant que le génie se mesure d’abord et avant tout au coefficient élevé d’illisibilité de l’oeuvre, jumelé à la nécessaire indigence financière de son auteur [33].

Entre les deux Lascaux de Normand de Bellefeuille, point de passage de l’adolescence à l’âge adulte. Le formalisme au Québec mérite mieux que de se fixer banalement dans l’histoire littéraire sous les traits de l’immaturité. Mais on se rappellera qu’il s’agissait ici, à travers l’évolution de l’écriture de Normand de Bellefeuille, de répondre à une question toute simple : comment se fait-il que le formaliste d’antan écrive encore, et qui plus est avec la matière apparemment la plus réaliste qui soit ? L’écriture, on l’a vu, est devenue une manière d’assimiler la honte et la culpabilité d’hier à travers un réapprentissage de la distanciation non plus comme un procédé textuel, mais plutôt comme un consentement indispensable de la mémoire singulière à celle, inévitable, de l’histoire. L’autre nom de cela est le travail de deuil.

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L’homme seul dans la grotte a regardé

dans le bruit

dans le bruit de la mer

l’immensité des choses [34]

Le Lascaux de Normand de Bellefeuille participe aussi de la mise à distance d’un certain héritage culturel québécois avec lequel la génération formaliste parvenue à maturité au début des années 1980 s’est débattue fameusement : « Lascaux n’est pas un espace chrétien [35]. » Cette phrase résume un choix thématique, mais de façon plus profonde elle illustre un désir de dissolution des solidarités spirituelles sans que soit abandonnée la soif d’absolu qui les commande. C’est ce désir, autrefois l’objet de controverses littéraires, associé dans sa part la plus virulente à l’oeuvre de François Charron par exemple, qui a laissé place en de nombreuses occasions dans l’écriture contemporaine à une obsession circulaire des commencements. Nul ne l’exprime mieux que Pierre Ouellet, dont les textes entretiennent une proximité frappante avec le premier Lascaux de De Bellefeuille : « Mémoire sismique. Notre passé n’a pas de sol. Autrement que tremblant, tremblé. Une terre qui bouge, et s’ouvre sur des failles, des blancs, des trous de terroir comme des oublis que la terre aurait [36]. » Le culte du commencement est une préservation absolue de la liberté subjective et de la polysémie inhérente au principe du langage. On y retrouve intacte la suspicion poststructuraliste devant l’histoire et l’identité : « Rien de moins moderne […] que cette fascinante liberté du sujet, que cet “écart”, cette “antécédence” rendant inopérantes les traditionnelles instances interprétatives de l’hérédité et de l’Histoire [37] », écrivait le De Bellefeuille de 1985. La liberté de tout recommencer avec le premier mot est certainement l’une des plus chèrement gagnées par la littérature. Mais elle ne va pas sans le prix à payer d’un discrédit de tout engagement trop concret, ou de tout souvenir trop habité par le sens du monde social — un discrédit de l’historicité. Alors que l’évanouissement des solidarités spirituelles a continué de s’affirmer parmi les traits définitoires de l’époque, sa curieuse association avec un rejet des solidarités sociales, et notamment générationnelles, qui a tenté la génération formaliste, n’a pas connu la même pérennité. L’aboutissement présent de l’oeuvre de Normand de Bellefeuille, à ce titre, est peut-être plus audacieux que les artifices textuels qui l’ont précédé. Il consiste à déployer le pouvoir de la littérature afin d’inventer de nouvelles solidarités avec l’histoire, mais en s’assurant que le combat ne soit pas tout à fait à armes égales, et que ce soit l’écrivain qui, à l’arrivée, ait le dernier mot quant à la forme que prendra l’avenir.