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Trois motifs parsèment le récit que nous fait la narratrice de La soeur de Judith[1] de l’été de ses douze ans, à la fin de sa septième année, à la veille d’entrer à la polyvalente, quelque part autour de 1969 : sa mère se fâche de façon récurrente (« Ma mère explose » [12]), son père prévient cette dernière de ne pas « aller trop loin », et la jeune fille — dont on ignore le nom — éprouve de la honte. Pour tenter de cerner les enjeux qui se terrent au coeur de la dynamique de cette triade, je me pencherai d’abord sur les sources provoquant les « explosions » de la mère, Simone, lesquelles orientent véritablement le récit, puis sur la honte de la jeune fille et les avertissements du père, qui en constituent des réponses. Ces enjeux conduisent à un conflit de valeurs cristallisé autour du statut des femmes, entre subordination par le mariage et autonomisation grâce aux études. La résistance de la mère tout comme l’aliénation de Claire Lavallée, la soeur de Judith[2] qui donne son titre au roman, se voient surdéterminées par la galerie de portraits des femmes peuplant l’entourage de la narratrice, sur lesquelles nous nous pencherons ensuite.

Le roman jette ainsi un éclairage particulier sur ce moment de l’histoire qui vient d’achever sa Révolution tranquille, où la destinée annoncée des femmes ne se résumera plus au mariage à 20 ans — si ce n’est à 17, 18 ou 19 —, où celles-ci ne seront plus condamnées à incarner le deuxième sexe. Cependant, comme l’observe Martine-Emmanuelle Lapointe, « l’Histoire nous est transmise de manière volontairement fragmentaire, elliptique, mais surtout dépouillée de son caractère monumental[3] ». Ce qui se joue ici se voit relayé par la psyché d’une adolescente insouciante de la marche de l’Histoire, qui se trouve au centre de cette double révolution — tranquille et féministe — en train de se faire. Les signes du changement n’en sont pas moins nombreux. Le plus visible est certainement celui qui touche de près à la narratrice : on assiste au départ des religieuses de l’établissement scolaire qu’elle fréquente — lesquelles cultivent les petites humiliations plutôt que l’émulation —, dans un mouvement qui annonce la laïcisation de l’éducation. Les autres signes sont insérés au fil des anecdotes meublant la trame narrative. Aux élections municipales, le candidat que soutenait la mère gagne ; or c’est là chose inédite, « d’habitude, elle perd ses élections » (52) ; le portrait de la mère en progressiste suffit à signifier le changement. Ce soir-là, après les célébrations, elle rentre à la maison « joyeuse, sans colère » (52). Les « humeurs » de la mère se font ainsi le baromètre d’une communauté — voire d’une société — en tension entre l’obscurantisme hérité d’un monde traditionnel et l’ouverture insufflée par un vent de modernisation, tout de même trop long à s’installer au goût de la mère, qui est « toujours en colère » : « [M]ême quand elle regarde la télévision, même en cousant, elle est en colère. » (52) D’autres signes enfin ressortissent aux mutations qui affectent l’urbanisme : on construit de nouveaux quartiers de banlieue[4], un nouvel hôpital, une nouvelle piscine, le « nouveau cégep[5] » (144) ; autant de rappels de l’élan vers la modernité qui transforme le paysage québécois.

La trame narrative tourne autour d’événements banals se déroulant dans un quartier de Chicoutimi avec, en arrière-plan, le destin de Claire, qui gagne un concours dont le prix lui permet de « passer l’année comme danseuse à gogo dans le spectacle d’adieu de Bruce et les Sultans[6] » (9) ; aussi quitte-t-elle sa région natale pour la grande ville, question d’apprendre et de répéter les chorégraphies. La narratrice vivra par procuration les espoirs de la famille Lavallée de s’inscrire dans cette culture populaire adhérant aux valeurs en vogue fondées sur la mode[7] — le père construit « son propre mini-putt » (9) dans sa cour —, entichée de ce qui flashe et tombe vite en désuétude, bientôt déclassé par un nouveau fétiche. Belle et populaire, Claire est promise à un avenir enviable : mariage avec un futur médecin en vue. Elle jouit d’un statut particulier au sein de sa famille, assujettissant un peu tout le monde[8]. Mais la voici défigurée[9] à la suite d’un accident de voiture. Son rêve s’effondre : pas de tournée avec Bruce et les Sultans, pas de mariage avec le futur médecin ; « Bruno Blackburn ne serait plus intéressé de se marier avec une fille pleine de cicatrices dans la face. Il aurait honte avec les autres femmes de docteur. » (89) Au départ, si « Bruno voulait se marier avec Claire[, c’est] parce qu’elle était la plus belle fille de toute la ville » (92). Défigurée, sa valeur se trouve fortement diminuée : « sa vie était finie » (98), elle allait assurément « rester vieille fille » (128). Pour échapper à ce sort, Claire jette son dévolu sur Gilles Dufresne, son psychologue, un homme marié beaucoup plus âgé qu’elle — un « grand insignifiant » (155) selon Simone —, se découvrant tout à coup une « éthique » : « [I]l n’[est] pas beau, mais la beauté ce n’est pas tout dans la vie. » (129) En effet, il y a aussi l’argent : Dufresne divorce, il et elle vont habiter ensemble, ce qui situe Claire dans ce non-statut aussi particulier que précaire qu’est à l’époque une femme « accoté[e] » (160). La narratrice n’est pas dupe : « Claire sortait sûrement avec le grand Gilles parce qu’avec sa cicatrice elle n’avait plus le choix comme avant. » (160) La narratrice et Judith suivent de près les rebondissements de cette histoire, tout en passant le temps des vacances entre les parties de balle-molle et, pour la narratrice, le gardiennage d’enfants.

LES EXPLOSIONS DE LA MÈRE

Avant même d’assister à la première explosion, la lectrice[10] est avisée : « Ma mère explose. » (12) Phrase assertive, au présent continu, suivie d’une explication — « Elle peut exploser à tout moment sans qu’on s’y attende » (12) — qui pose d’emblée la mère comme une « bombe » (20) dont on ne sait où se trouve le détonateur. De nombreuses évocations de ces explosions parsèment le texte, le terme et ses dérivés revenant à près de trente reprises : « elle n’a pas explosé » (13) ; « je savais que ma mère n’exploserait pas » (17) ; « [q]uand ma mère explosait contre la Lemay […] » (23) ; « je sais bien qu’elle exploserait » (34) ; « j’avais trop peur qu’elle explose[;] elle a explosé quand même » (38) ; « ces temps-ci ma mère n’arrêtait pas d’exploser » (39) ; « j’ai demandé à la bonne sainte Anne d’empêcher ma mère d’exploser » (40), etc. Le caractère explosif devient même un critère de qualification des autres mères, fussent-elles fictives. Ainsi la narratrice commente-t-elle le personnage d’un roman qu’elle est à lire : « Elle n’explosait jamais. » (20) Régulièrement, lorsque la mère « explose », son mari « la fait taire et lui répète : “Voyons, Simone, là tu vas trop loin” » (17).

Si certains critiques ont bien noté ces « explosions », peu se sont intéressés à ce qui les déclenchait, reconduisant plutôt des lieux communs : une femme colérique est vite taxée d’instabilité, soupçonnée de troubles nerveux, quand elle n’est pas cataloguée comme hystérique. La figure de la folle n’est jamais bien loin. Or, Simone n’est pas révoltée par « la vie dure et [le] mari toujours absent[11] ». Il est vrai qu’elle aimerait que son mari n’ait plus à partir au chantier chaque semaine ; il n’empêche, rien dans le texte n’y associe sa colère. Ce ne sont pas non plus ses « travaux de couture [qui la] rendent impatiente[12] ». Au contraire : ceux-ci l’obsèdent positivement, la couture étant le lieu où elle se réalise véritablement, au point où elle fait passer ses activités de couture devant les tâches domestiques — « On dirait que ma mère ne se rend compte de rien, ni qu[e mes frères et soeurs] salissent, ni que je nettoie, ni qu’elle emplit toutes les pièces de la maison de fils et de retailles et qu’elle laisse des aiguilles partout que je passe mon temps à ramasser[13]. » (83) — et les tâches maternelles — « Ma mère ne sort jamais pour [faire rentrer mes frères], elle continue sa couture. » (82) —, qu’elle relègue à sa fille. Si d’aventure celle-ci exprime son impatience, « [la] mère dit que le ménage, ce n’est pas important. Elle préfère coudre et parler avec la mère de Judith […]. Sinon, elle est dans le jardin » (29). La mère a donc une économie bien particulière, mais ses explosions sont toujours justifiées.

Loin d’« explos[er] pour un oui ou pour un non[14] » comme le soutient Yvon Paré, les colères de Simone tournent toutes autour de — laissons sa fille nous en informer — l’« instruction qui est la chose la plus importante pour une femme parce qu’avec les hommes on ne sait jamais et que dans la vie il faut être en mesure de se faire vivre » (12-13). « On ne sait jamais » en effet : une grossesse hâtive, véritable piège conjugal, est si vite arrivée. La première explosion narrée par la fille appartient au passé. La mère « a[vait] explosé [et] s’[était] mise à crier » (12) lorsque la narratrice lui avait rapporté qu’après le mariage projeté de Claire avec le fils d’un médecin, quand ce dernier aurait terminé son cours à l’université, celle-ci « ne pourrait plus se permettre de parler au monde de la rue Mésy parce que toutes ses amies seraient les autres femmes de docteur » (12), relayant là, le texte le suggère[15], des paroles entendues chez les Lavallée. C’est précisément l’évocation de cette dépendance au mari pour accéder à un statut social supérieur qui enflamme la mère : « Elle s’est mise à crier que Claire aurait dû entreprendre son cours commercial comme elle lui avait conseillé et qu’il fallait qu’elle soit complètement folle pour croire qu’un fils de docteur du quartier Murdock allait se marier avec une fille de réparateur de tondeuses. » (12) La mère vise juste : le père du jeune homme envoie son fils passer des vacances à Vancouver sous le prétexte de perfectionner son anglais — selon la mère, pour l’éloigner[16]. De son côté, si Claire travaille, c’est « en attendant » (12) — formulation qui se passe de référent. Nul investissement de carrière de son côté. De retour au présent, la jeune fille craint que sa mère n’explose en voyant dans le journal la photo de Claire accompagnant l’annonce de son accession à la finale du concours de danse. Contre toute attente, la mère n’explose pas (13), se contentant d’un laconique « “Pauvre Claire” » (14).

Engendrent également sa colère les discussions avec « la Lemay », une voisine prétentieuse dont elle est jalouse pour une simple et bonne raison : « elle [peut] envoyer ses filles à l’école privée », les sauvant ainsi de la polyvalente où, selon madame Lemay, « les filles couchent avec les garçons dans les toilettes et tombent enceintes au bout de trois semaines » (23). Elle touche là un point sensible de Simone. Celle-ci explose, encore, craignant visiblement l’influence néfaste de Claire, lorsque la narratrice passe trop de temps chez les Lavallée (39, 59, 60). Il est aussi question d’une explosion mémorable — même si elles le sont toutes : « je me souviens tout le temps des explosions de ma mère » (61) — à propos d’une jeune fille qui part à Vancouver avec son copain : « celle-là, c’[est] sûr qu’elle allait revenir enceinte » (61) ; idem pour cette fille se mariant trop jeune : « Encore une autre qui allait se marier enceinte. » (66) La mettent de même hors d’elle les curés et leurs « histoires de religion » (17), ceci n’étant bien sûr pas sans lien avec cela.

Clairement, les colères de la mère sont féministes : ses principales cibles sont le mariage précoce et les grossesses hâtives. Elle regimbe contre l’appropriation du corps des femmes par les hommes, contre ce qui pousse les filles à croire que ce système qui les fait objets et les déleste de tout pouvoir en les maintenant sous subordination économique est le seul chemin qui leur soit possible d’emprunter. C’est pourquoi, au cours de ses tirades colériques, la mère prévient régulièrement sa fille de ne surtout pas s’amouracher de quelque garçon.

Si la jeune fille craint les explosions maternelles, c’est bien qu’un risque plane : lorsque la mère « pique ses crises » (13), elle menace de tout quitter. Loin de trouver son bonheur dans la chose domestique, elle est de surcroît défaillante dans le rôle de la reine du foyer, aussi piètre cuisinière que bonne couturière. Aussi investit-elle littéralement le territoire de la maison, éparpillant patrons et retailles de vêtements dans toutes les pièces, ne faisant le ménage que le vendredi avant l’arrivée de son mari. Elle « profite » de l’absence de ce dernier, tant au sens où elle met à profit cette vacance conjugale pour occuper son temps comme elle l’entend qu’au sens où elle rentabilise son activité, confectionnant des vêtements pour plusieurs voisines. Son souhait : pouvoir payer des études prolongées aux enfants (40). Au fond, ce n’est peut-être pas tant la domesticité qui la rebute que les normes qui la régissent : « Tout le monde la trouve folle de planter des fleurs à l’arrière de la maison » (51), alors qu’elle les dispose près de son jardin. Car elle déploie également beaucoup d’énergie pour le jardinage — elle cultive même des champignons.

Progressiste, Simone ne va plus à la messe — sauf lorsque son mari insiste (17) — et « fait partie du comité qui réclame [le] départ [des soeurs] » (17) des institutions d’enseignement. Fidèle auditrice de Femmes d’aujourd’hui à la télé et de Place aux femmes[17] à la radio (63), elle se mêle de la chose publique — à une époque où « [c]e n’est pas la place des femmes » (37) —, militant sur la scène politique municipale (37). La mère est aussi celle qui aide les amis du père, ouvriers illettrés, dans leur correspondance avec l’assurance-chômage (41). Le portrait de la mère se complète par cette mise en contraste avec une voisine : « Lucienne est le contraire de ma mère. Elle parle doucement sans jamais hausser le ton et répète sans arrêt le nom de son mari en disant à quel point il travaille fort. » (69) Qu’on ne s’y trompe pas : la seconde proposition participe autant que la première de l’antithèse. À l’instar de la figure qui inspire le nom du personnage, Simone prône l’autonomie.

Il est intéressant de constater qu’au départ, la jeune fille partage les valeurs des Lavallée : « [M]a mère ne comprenait pas [que Claire] était la plus belle fille de la ville, que tous les gars de La Pilule[18] voulaient sortir avec elle », qu’elle deviendrait sûrement « une vedette ou un mannequin » (13). Elle considère que Judith a « raison d’être fière de sa soeur » (14), malgré ses méchancetés occasionnelles. En fait, elle baigne par défaut dans ces valeurs, puisqu’elles sont dominantes. Petit à petit, cependant, la mère finit par gagner du crédit. Devant les transactions menées par la famille de Blackburn pour empêcher celle des Lavallée de poursuivre en justice le conducteur de la voiture responsable de l’accident qui a défiguré Claire[19], elle se montre critique : « Ma mère […] mettait sa main au feu que ça n’irait pas en cour. Les docteurs achèteraient les Lavallée pour une bouchée de pain. » (95) La jeune fille est bientôt amenée à reconnaître sa clairvoyance : « Ma mère avait raison » (95) ; c’est donc aussi le récit d’une sortie du monde aveugle de l’enfance et d’une entrée dans la conscience politique.

LA HONTE DE LA FILLE

Les motifs qui suscitent la honte de la narratrice sont directement liés à ceux qui provoquent les explosions maternelles. En premier lieu la question domestique qui, filtrée par le regard des normes, fait apparaître les défaillances de la mère. La fille prend alors en charge les tâches qui s’y rapportent : « J’ai toujours peur que quelqu’un vienne avant que j’aie eu le temps de nettoyer. D’ailleurs, je sais que les gens parlent dans le quartier et ça me fait honte. » (29) La domesticité ne concerne pas que le ménage, mais toute l’attention portée plus globalement à la décoration, « [l]es choses neuves du vivre d’après-guerre[20] » que commandent les formes nouvelles que sont les quartiers de banlieue et leurs bungalows, lesquels appellent un ameublement idoine. Quartiers de banlieue qui, comme le note Daniel Laforest, configurent une « proximité inédite[21] », faisant en sorte que chacun vit sous la loupe des autres et doit se conformer aux codes de la normalité. Or, la mère ne répond pas aux exigences liées à ce nouveau mode de vie : « [C]hez nous la pelouse n’est pas toujours tondue, nous n’avons même pas de salon mais une salle, que ma mère appelle salle familiale […]. Il n’y a pas de vrai divan et chaque fois que j’amène quelqu’un chez nous j’ai honte. » (51-52) Tandis que, chez les Lavallée, l’ameublement vient d’être renouvelé, chez elle, rien de neuf à signaler : « La salle familiale était laide […]. En plus, les patrons de couture de ma mère traînaient encore par terre. » (96)

Suscitent également la honte chez elle les ratés occasionnés par la mauvaise relation que Simone entretient avec sa propre mère (33), puis le fait que sa mère se mêle de politique municipale (37), ce qui indique une fois de plus que la jeune fille est modelée par les discours relayant les patrons dominants : « Monsieur Bolduc l’a dit à mon père, il ne laisserait pas madame Bolduc faire de la politique ainsi. » (37) Elle anticipe alors la confrontation avec Martial Turcotte : « je vais avoir honte. Je sais déjà ce qu’il va dire. Ma mère devrait faire son ménage comme du monde et s’occuper de sa famille au lieu de se mêler de politique » (37). Chez lui, au contraire, « [la] maison est toujours propre et [le] salon est pareil à celui du catalogue Simpsons Sears avec les mêmes rideaux et les mêmes sofas » (51). Elle a honte à nouveau lorsque ce même Martial Turcotte — véritable champion des normes —, apprenant que Simone fait pousser des champignons de Paris, soutient qu’ils constituent un risque d’empoisonnement (48). On le voit : si la honte semble trouver son origine dans les comportements de la mère, c’est bien la stigmatisation provenant de l’inculture environnante qui la fait naitre.

Il arrive également à la jeune fille d’éprouver de la honte pour son père, lorsque Simone exprime son insatisfaction de le voir partir travailler à l’extérieur chaque semaine. Celui-ci, explique la narratrice, « n’a pas pu aller à l’école longtemps, sa famille était trop pauvre. C’est pour ça qu’il travaille dans le bois » (110). Il en éprouve d’ailleurs lui-même de la gêne (161). Ces affects jouent par ailleurs un rôle certain dans l’attitude qu’il adopte vis-à-vis de son épouse. Sans diplôme, condamné à un travail de manoeuvre, il n’appartient pas à l’univers des winners dominants et arrogants ; aussi adopte-t-il une posture de négociateur.

RÉGULATION DU PÈRE

Entre la mère et la fille, le père agit comme un régulateur. Marié à cette femme indépendante qu’il soutient et supporte dans les mauvais moments, il fait profil bas. Peu présent dans le récit comme dans la maison, il ne se pose jamais en patriarche qui légifère. Et s’il se plie aux conventions, ce n’est pas tant par conviction que pour assurer l’acceptabilité sociale de la famille, menacée par les emportements de Simone. Aussi se contente-t-il de négocier les limites à ne pas dépasser à coup de « “Simone, là tu vas trop loin” » (17, 63, 95), par exemple lorsqu’elle critique la religion en affirmant que « la plupart des curés sont malhonnêtes et voleurs » (17). Elle va « trop loin », encore, lorsqu’elle suggère que, si elle était prise avec un mari comme monsieur Bolduc, un homme violent, « elle aussi se mettrait à la petite O’Keefe » (63) ou lorsqu’elle traite les Lavallée d’« arriérés » parce qu’ils ont accepté le montant d’argent offert par les Blackburn (95). Les interventions du père semblent autant de rappels de la nécessité d’ériger un rempart entre soi et les autres, dans ce milieu qui manque d’air.

Une occurrence illustre bien que ses avertissements, loin d’être des menaces, visent davantage à protéger Simone d’elle-même. Alors qu’elle évoque une famille qui s’enrichirait à commettre des vols ici et là, le père, plutôt que de lui servir son laconique « tu vas trop loin », précise : « Simone, fais attention, les Turcotte, c’est pas des enfants Jésus » (139), soulevant l’éventualité de représailles. Malgré les tentatives de son mari de prévenir tout débordement, il arrive que Simone dépasse les bornes. Le jour où elle se chicane avec Rose Lemay, il décrète que, cette fois, « c’était allé trop loin » (50 ; je souligne). Cela dit, comme l’observe la narratrice, « il ne se bat jamais longtemps avec [son épouse] » (49).

Dans le même esprit, envers sa fille, le père préfère faire appel à son jugement que d’user d’une autorité tranchante, lui demandant d’être « raisonnable » (17) lorsqu’elle tient tête à sa mère. Elle est pourtant des plus raisonnables, assumant la charge domestique de la famille quasi à elle seule, faisant le ménage — il faut noter qu’à l’opposé de sa mère, elle est plutôt compulsive à cet égard — et s’occupant des plus petits, qu’elle doit tantôt nourrir, tantôt mettre au lit. Il se montre également plus permissif que la mère, certainement plus enclin à accorder des sorties à sa fille — il ne s’occupe que de ses fils selon la narratrice (43) —, tandis que la mère préfère restreindre l’influence extérieure, surtout celle de Claire, tout autant que les activités où sa fille pourrait rencontrer des garçons, question de la préserver… de toute dépendance.

PORTRAITS DE FEMMES

Au-delà des interactions de la triade mère-père-fille, la jeune narratrice, tout au long du récit de ses activités estivales et de ses déplacements, rapporte de banales observations. Or, le monde qu’elle dépeint se focalise sur la vie des femmes qui l’habitent. Le roman donne ainsi à voir une galerie de personnages figurant autant de possibles féminins, dont certains agissent comme repoussoirs.

Si la mère tient tant à préserver sa fille de toute fréquentation précoce, c’est bien parce qu’elle a trop vu de femmes se marier enceintes : parmi d’autres, la soeur de Martial Turcotte (51), puis la future blonde de Pat Soucy — celle-ci « vient d’un village où, selon [l]a mère [de la narratrice], toutes les filles sont enceintes avant leur mariage » (66). Simone jette un regard particulièrement sévère sur les Lavallée : d’après elle, « toutes les soeurs de Judith s’étaient mariées avec des bons à rien et elles passeraient leur vie à tirer le diable par la queue. Elle ne pouvait pas croire qu’on puisse être si ignorantes » (60). Apprenant que Nathalie, « une tête de linotte », s’apprête à « s’embarquer dans la vie avec Pat Soucy à dix-sept ans » (66), Simone lance à ce dernier, âgé de 19 ans, qu’il est trop jeune pour se marier. C’est cependant bien de l’avenir de Nathalie qu’elle se soucie : « Encore une autre qui allait se marier enceinte. » (66) Simone craint aussi pour la jeune soeur de madame Bolduc, partie en voyage avec son chum alors qu’elle n’a même pas fini son secondaire[22].

Lorsqu’elles sont mariées, la plupart des femmes qui peuplent le quartier sont subordonnées à leur époux. Madame Bolduc avait interrompu ses études pour aller travailler dans une maison privée, où elle avait rencontré son mari à dix-huit ans (151). Elle aurait pourtant souhaité fréquenter « l’Institut familial parce que les filles qui y étaient avaient la chance de rencontrer des futurs médecins et des futurs ingénieurs » (151). De fait, lorsque son propre destin est entre les mains des autres, il est logique d’espérer un bon placement. Lucienne, une cliente de la mère, « a fait l’école normale […] mais juste une année, elle a abandonné son cours pour se marier » (69). Madame Soucy est régulièrement battue par son mari, lequel s’enfuit après un acte particulièrement violent[23], prétendant « que c’était un accident, que sa femme était tombée de la galerie parce qu’elle n’avait pas d’équilibre » (79). Ainsi, le mariage n’est pas présenté comme une chose enviable. Les femmes sont à la maison, pendant que les hommes jouissent d’une grande latitude : le mari de madame Lemay passe sa vie en voyage et les échos rapportent qu’il rencontre des femmes dans des motels (23) ; celui de madame Bolduc part toute la fin de semaine dans son camp de pêche (27).

À côté de ces femmes « insignifiante[s] et soumise[s] » (135), dixit Simone, d’autres se montrent indépendantes. Gabrielle, la cousine de Simone, vit avec ses deux soeurs. De l’avis de la mère, « elles ne se sont pas mariées parce qu’elles étaient trop instruites pour les gars de la paroisse » (122). C’est également le cas de la meilleure amie de Simone, Lisette, « la femme la plus intelligente du quartier et la plus instruite » (53). Étant jeunes, Lisette et Simone « n’avaient jamais pensé se marier et aboutir sur la rue Mésy. Elles devaient enseigner et rester célibataires » (134). Lisette est même « allée à l’université pendant un an » (135). Mais voilà, « elle est tombée malade et heureusement qu’elle a rencontré son mari parce qu’elle ne sait pas trop ce qu’elle serait devenue » (135). Heureusement ? Pas si sûr. Cloîtrée à la maison, elle dépérit à petit feu et sombre dans la dépression[24], à l’image des femmes « mystifiées » dépeintes par Betty Friedan qui, faute de pouvoir exercer leurs compétences après avoir été éduquées, s’enfoncent dans une lassitude profonde. Les rêves des jeunes femmes ambitieuses se voient parfois brisés lorsqu’ils se heurtent à la brutalité du réel.

Enfin, il en est quelques-unes qui concilient vie conjugale et professionnelle, telle madame Simard, la mère de Ghyslaine — avec qui la narratrice se noue d’amitié dès sa première journée à la polyvalente —, qui est « professeur [sic] pour les mésadaptés » (150), puis madame Leclerc, qui travaille de nuit à l’hôpital, où elle garde les enfants régulièrement. Celle-ci est dotée d’une bonne bibliothèque. C’est là que la narratrice trouve « Un certain sourire » (93) de Françoise Sagan (1956), récit qui reconduit les craintes de la mère : une jeune fille tombe en amour avec l’oncle de son ami, qui l’invite à faire un voyage et qui, au retour, fait comme si rien ne s’était passé. Ces deux femmes, notons-le, ne font pas partie du cercle maternel, signe que la narratrice s’émancipe et se met à avancer de façon autonome dans le monde. Dans cette lignée figure également cette jeune maîtresse d’école, « cent fois moins belle que Claire » (102), aux cheveux courts et avec des lunettes (102), qui devient l’épouse de Marius, le beau joueur de baseball ayant nourri les fantasmes de Judith et de la narratrice tout l’été. Ainsi, il n’y a pas que la beauté…

Outre ce qu’elle constate chez ces femmes qu’elle observe, la narratrice ressent elle-même les effets de l’injustice, devant se coltiner le ménage de la maisonnée le samedi pendant que ses frères s’adonnent aux activités dans lesquelles on les a enrôlés pour éviter qu’ils deviennent délinquants. C’est aussi là qu’est inscrite l’asymétrie des conditions dans le roman. Comme elle est talentueuse, « bonne dans la composition » (42), la narratrice a été acceptée dans un programme enrichi au secondaire, où elle étudiera le latin et le grec (47). Aussi bien dire qu’elle est sauvée.

Le cheminement intellectuel de la jeune fille ne se mesure pas qu’à travers ces observations sur le monde qui l’entoure. Il se perçoit également à la lumière de ses lectures. Elle termine sa dernière année du primaire en lisant Delly, puis la série des Brigitte, qui lui révèle un univers où les femmes sont heureuses : « Rien à voir avec les mères que je connaissais. » (20) Si Brigitte est empreint de catholicisme et prône davantage l’assujettissement dans la conjugalité que l’indépendance, la jeune fille passe ensuite à des lectures plus édifiantes : outre le roman de Sagan évoqué plus haut, elle lit la biographie d’Édith Piaf, trouvée chez madame Leclerc, puis des livres d’Han Suyin, enfin Les oranges d’Israël[25], un roman de Michelle Guérin qui affiche tous les traits de la modernité, aussi bien sur le fond que dans la forme, et lui fait forte impression :

C’était la première fois que je lisais un livre qui se passait au Canada […]. Au début, j’ai eu de la difficulté à lire. […] J’ai fini par comprendre que c’était une femme qui parlait et qui racontait que son mari était parti avec une de ses étudiantes. Il était professeur à l’université. La fille était blonde et ne portait pas de soutien-gorge sous ses tuniques de hippy. […] La femme racontait sa vie, sa rencontre avec son mari, son petit village d’origine, sa naïveté, et elle insistait sans arrêt sur la beauté de cette fille qu’elle avait suivie dans la rue plusieurs jours de suite. Personne ne savait qu’elle la suivait mais elle n’y pouvait rien. Depuis six mois, elle ne faisait que ça. Elle disait que suivre cette fille dans les rues de Montréal la rendait libre. Elle se sentait légère et heureuse pour la première fois de sa vie. À la fin, son mari voulait revenir vivre avec elle, mais elle refusait.

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Elle rapporte aussi avoir vu Le chevalier des sables[26], film figurant une femme peintre qui tombe amoureuse d’un pasteur ; celui-ci étant marié, ils doivent renoncer à cet amour. La narratrice note que la peintre « n’exige rien » (144) : configuration inédite que cette femme qui n’attend pas le mariage comme finalité. Ainsi, tandis que les premières oeuvres reflètent la tradition, les dernières mettent en scène des femmes qui se réalisent hors mariage, synthétisant la révolution qui s’accomplit pour la jeune fille cet été-là — une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette.

ALLER TROP LOIN ? ALLER PLUS LOIN

Au cours d’un été marquant le passage du primaire au secondaire, une jeune fille cherche à tuer le temps, tout en suivant la chronique des aventures de la soeur de son amie. Les explosions de sa mère, que son père tente de tempérer, lui font éprouver une honte diffuse. Or, au sortir de l’enfance, ce qui provoquait la honte, cette mère qui ne s’assujettit pas à la domesticité, éveille la fille à la réalité. Les explosions maternelles font office de signaux attirant son attention sur le destin fermé qui l’attend si elle emprunte la voie traditionnelle. Elles révèlent le champ de mines qui l’environne : grossesses hâtives, non désirées, femmes battues, mariages comme autant de condamnations à s’enfermer dans la domesticité… La mère met à mal la fiction du « bonheur domestique[27] ». Multipliant les portraits de mariage, le roman rappelle qu’il s’agissait encore, dans les années soixante et soixante-dix, de la principale destinée des femmes. Mais cette fatalité se voit dissoute dans la conscience de la fille, nourrie non seulement par sa mère[28], mais également par la galerie de femmes qui l’entourent, dont certaines, lui prêtant des livres, font figure de bonnes fées. Cela fait de La soeur de Judith un Bildungsroman du devenir intellectuelle, chemin qui passe par la lecture : la majorité des oeuvres évoquées par la jeune narratrice sont écrites par des femmes et ont à voir avec le statut des femmes.

Aussi, à la fin, la jeune fille s’engage-t-elle dans la voie la plus exigeante, celle qui saura lui assurer indépendance et autonomie, investissant avec ferveur les études. Le fait de narrer par le détail ce qui fait exploser la mère tout comme ce qui la rend honteuse suffit, avec la distance temporelle, à recadrer les valeurs : la mère n’était pas folle, elle avait raison de s’indigner, et la fille aucune raison d’avoir honte. La critique des normes n’a nul besoin d’être explicitée : elle est simplement révélée à travers le geste de monstration de la narratrice.

En cette période préféministe, ce qu’on pourrait appeler le féminisme de la mère — même si le mot n’est nulle part inscrit dans le roman, non plus que l’on puisse qualifier la mère de militante — vise à préserver la fille d’une union précoce, illustrée notamment par la subordination consentie du mariage dans laquelle Claire s’apprête à sauter à pieds joints. Le ratage de cette dernière ne fait que révéler les dessous voilés de l’hétéroromantisme : tout est affaire d’économie. C’est ici que réside la position antithétique de Claire par rapport à celle de la mère : dès lors que l’on mise sur le physique, que l’on investit dans le capital érotique[29] plutôt que dans l’éducation, la valeur ne tient qu’à la correspondance du corps avec les canons de beauté.

En somme, le livre s’élève contre cette économie où les femmes investissent — à perte éventuellement — dans leur capital érotique, se constituant en objet pour un homme dans le but de conclure un mariage et de se faire vivre par le mari, qu’il faut choisir avec discernement car il sera le pourvoyeur de la famille. Contre cette économie où les femmes dépensent pour les hommes (Claire est toujours habillée à la dernière mode[30]) et dépendent d’eux, tandis que les hommes investissent dans une formation leur garantissant une carrière et la subordination d’une femme. Selon cette perspective, les colères de la mère sont bel et bien politiques. Elles font de Simone une véritable « rabat-joie féministe[31] » qui dévoile ce que cachent les promesses illusoires de la conjugalité. Surtout, une rabat-joie qui refuse de faire croire à sa fille que le mariage est l’achèvement d’une femme et d’ainsi entretenir la mystique féminine.

Ainsi vu, La soeur de Judith raconte comment on devient sinon féministe, du moins une femme indépendante, le titre figurant l’anti-modèle, celle qu’il ne faut pas devenir : une femme dont la valeur est subordonnée à celle de l’homme qui voudra bien d’elle. Et dans cette trajectoire du devenir femme, la jeune fille tire ses enseignements des colères de sa mère. Si elle connaît la honte, c’est bien parce que le contexte social confère un caractère négatif à cette femme qui rue dans les brancards. Mais dans un mouvement de renversement semblable à celui qui affecte les valeurs québécoises de l’époque, la honte se transmue peu à peu, et la fille choisit la voie de l’instruction.

C’est à ce moment que se fracture le lien des deux amies d’enfance : la narratrice s’engage dans le parcours scolaire enrichi auquel sa mère l’a inscrite, Judith étudie en secrétariat ; dès le deuxième jour d’école, celle-ci s’y présente maquillée, tandis que la narratrice a déjà appris ses mots de latin en plus de s’être fait une nouvelle amie, Ghyslaine, une jeune fille délurée. C’est aussi à ce moment que la narratrice découvre une autre masculinité. Jusque-là, les seuls hommes qu’elle connaît « travaillent à l’usine à papier ou dans le bois » (148). Elle côtoie pour la première fois, à son entrée à la polyvalente, des professeurs masculins.

Dans ce contexte, la soeur de Judith apparaît comme une contre-figure, un contre-modèle, incarnant un destin auquel il faut échapper, alors même qu’au départ il suscitait l’envie. Belle façon d’illustrer le renversement de valeurs qui s’opère au courant des années soixante et qui affectera particulièrement les femmes, les émancipant de la subordination domestique séculaire qui était leur lot. Même si elle donne son titre au roman, Claire se montre peu agentive : elle n’est qu’un personnage secondaire, et elle est toujours médiatisée par sa soeur. Ce n’est qu’au moment où sa figure, qui paraissait d’abord enviable, se retourne, qu’elle accède au statut d’antithèse iconique.

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Sous le couvert de l’anecdote, du banal et du futile, La soeur de Judith illustre les mouvements de conscience d’une jeune adolescente baignant dans ce monde changeant au coeur d’une révolution pas si tranquille qui a surtout changé le destin annoncé des femmes. Y est révélé que, sous le récit innocent d’une jeune fille, se terre du politique.

Tremblay dédie le roman à sa mère, « qui [lui] a légué sa révolte ». Dans « Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) », Sara Ahmed demande :

Est-il possible de s’être toujours sentie féministe ? Possible de l’avoir été dès le début ? […] Peut-être parviendrons-nous à faire saisir la complexité de cet espace militant qu’est le féminisme en décrivant comment il devient un objet du sentiment, un lieu d’investissement, une manière d’être au monde, de donner du sens à notre rapport au monde[32].

C’est bien ce que fait Tremblay en un sens : elle documente ce moment où le féminisme est devenu un « objet de sentiment » dans la trajectoire d’une jeune fille qui, à la fin de la Révolution tranquille, constate qu’un monde est révolu[33] et s’engage dans la voie de l’autonomie. Le « sentiment » féministe n’est pas transmis de façon didactique de la mère à la fille, mais à travers l’exposition d’une posture qui marque la conscience de la jeune fille — « Dans ma tête, j’entendais ma mère » (89) — et qu’elle fait sienne, apprenant elle aussi à exploser : « [Ma mère] a explosé : elle m’a dit d’arrêter de l’espionner comme ça. Je ne sais pas ce qui m’a pris mais j’ai explosé moi aussi[34]. » (80) Dans ce « je ne sais pas ce qui m’a pris », il y a bien, paradoxalement, la manifestation d’une agentivité qui se déploie.