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Dans la littérature inquiète — parce qu’encore fragile sur le plan institutionnel [1] — des années 1920 et 1930, en proie à la recherche incessante d’un chef-d’oeuvre qui donnerait au Québec une indéniable reconnaissance littéraire, la volonté d’établir une tradition se heurte à la faiblesse d’une institution toujours occupée à parfaire ses outils critiques. Entre exotisme et régionalisme, les écrivains de cette période poursuivent un programme qui vise l’établissement d’un territoire littéraire distinct de celui de la France, cherchant inlassablement les formes, les thèmes, le vocabulaire, mais aussi les lieux, qui puissent les distinguer et contribuer à l’établissement d’une littérature nationale. On comprend dès lors le rôle capital que peut jouer, dans l’élaboration d’une poétique de l’espace présentant des caractères distinctifs, la constitution de paysages littéraires [2] propres au Canada français et au Québec, en tant que métaphores de l’identité nationale : inventer pour chaque saison des couleurs et des nuances, une qualité de lumière, un angle de vision, un regard sur la nature, et inscrire cette dernière dans une Histoire singulière, tout cela témoigne de la capacité d’exprimer collectivement une appartenance ou une affiliation nationale [3].

Dans ce contexte de revendication identitaire, l’arrivée d’une cohorte de romanciers français ne passe pas inaperçue, d’autant plus que ce sont eux qui récolteront, au nom du Canada français, les grands prix qu’on destinait aux écrivains nés au pays — le Femina pour Marie Le Franc en 1927, le Goncourt pour Maurice Constantin-Weyer en 1928 — ; eux encore à qui le lectorat mondial aura accès par de multiples traductions, dont celles du roman Maria Chapdelaine de Louis Hémon. Certains critiques, même parmi les mieux intentionnés, voient défiler ces écrivains avec agacement : s’ils étaient nés au Québec, cela aurait permis — enfin — de confirmer les débuts de la littérature canadienne-française. Jean-Charles Harvey regrette ainsi leur influence déterminante sur une littérature encore en constitution : « C’est peut-être notre malheur à nous que d’en revenir toujours aux fictions de Louis Hémon ou de Marie Le Franc », écrit-il en 1938. « Ces deux fortes personnalités jettent une ombre sur nos meilleurs écrivains du terroir. Je le regrette pour nous tous [4]. » De plus, ces écrivains français, devenus en France des écrivains « canadiens », ouvrent à l’imagination de leurs lecteurs des paysages nouveaux qui fondent littérairement le Canada français. Leur regard est pluriel, fruit d’une synthèse entre leur éducation française et leur expérience canadienne-française, et leur lectorat est varié. Aussi, et quoi qu’en pense la critique canadienne-française, par son oeuvre, Louis Hémon était à la fois Français, Breton et Canadien français, tout comme l’étaient Marie Le Franc et quelques autres qui, sans concertation, allaient donner au Québec une géographie littéraire nouvelle, déplaçant tantôt les limites imaginaires du territoire et de ses paysages, et tantôt explorant les genres — notamment populaires — par lesquels on peut le représenter. Hémon, Le Franc et Constantin-Weyer allaient également devenir, en France, les romanciers « canadiens » qui fourniraient à des générations de lecteurs francophones, grâce à la popularité de leurs oeuvres, une image littéraire du Canada français.

Dans les années 1920 et 1930, les écrivains nés au pays s’emploient également, mais parallèlement, à donner à la géographie du territoire une représentation littéraire, développant en Mauricie, dans les Cantons-de-l’Est, en Gaspésie et au Saguenay de premiers pôles régionaux qui s’agencent avec les centres que constituent alors Québec et Montréal. En s’ancrant dans une réalité régionale, ils développent l’idée d’une littérature nationale composée de l’ensemble de ses parties, et suggèrent implicitement la notion de paysages régionaux, dont ils fournissent une première matière littéraire. Au même moment, les écrivains français posent sur le Québec un autre regard, produit d’une formation européenne et alimenté par l’effervescence d’un continent neuf. Plutôt que de participer à l’effort littéraire des romanciers locaux, ils préfèrent se consacrer aux marges territoriales du Canada français, étendant la géographie littéraire du Québec à des espaces jusque-là peu représentés. C’est ainsi le Lac-Saint-Jean (Hémon), les Laurentides et l’Abitibi (Le Franc), l’Ouest canadien (Bugnet et Constantin-Weyer) et le Yukon (Rouquette) que ces écrivains choisissent littérairement. Quant à Eugène Achard, c’est par la littérature populaire qu’il agrandit le territoire culturel du Québec, ouvrant un domaine avant lui peu visité. Leur intérêt commun pour le vierge, le sauvage et l’inexploré les incite à la représentation de paysages littéraires inédits. Cette nouveauté attire l’attention, tant à Montréal et à Québec qu’en France et ailleurs dans le monde : leurs oeuvres contribuent puissamment à l’expression d’une géographie littéraire du Canada français qui longtemps dominera la représentation extérieure de ce territoire, entrant parfois en conflit avec l’élaboration d’une littérature nationale écrite par des écrivains locaux, ce qui pose plusieurs problèmes de réception et d’institution littéraires, au Québec et en France, que nous évoquerons dans ce dossier [5].

Du point de vue français

L’intégration des oeuvres des romanciers français de cette période diffère selon que le point de vue institutionnel est celui du Québec ou de la France. En effet, du point de vue de l’institution française, le temps n’est pas si éloigné où le « roman canadien », écrit ou non par des auteurs français, était considéré par la critique comme un simple canton de la littérature française [6]. Classification en partie renforcée par l’apport français en ce domaine, à commencer bien sûr par Louis Hémon, auquel succèdent bientôt, au cours de l’entre-deux-guerres, Marie Le Franc, Louis-Frédéric Rouquette, Maurice Constantin-Weyer et Georges Bugnet. Mais l’appellation de « littérature coloniale » alors admise ne saurait aujourd’hui cautionner cette annexion, dès l’instant où elle comprend des écrivains nés hors de l’Hexagone, tels Robert de Roquebrune ou Pierre Dupuy [7]. Cette catégorie générique est devenue caduque du fait de son fort relent idéologique, bien que celui-ci n’ait pas été perçu de la même manière à l’époque : il s’agissait davantage, à l’instar d’un Roland Lebel, de rendre compte d’un fait établi — les colonies comme objets de fiction — que de manipuler les classifications littéraires.

La description des paysages

Les écrivains qui nous intéressent ici sont d’abord et avant tout des romanciers réalistes, dont les oeuvres visent à développer des territoires littéraires nouveaux. Ils transmettent un double apport culturel, lui même dédoublé par les lectures en parallèle de leurs lecteurs québécois et français. Ils s’appuient sur l’idée de paysage, ce qui ne peut se faire sans un recours massif aux clichés, qui nourrissent l’esthétique réaliste : à travers cet usage des clichés, poétisation et banalisation des sujets vont ici de pair, rendant accessibles à un large lectorat les descriptions des lieux et des personnages, l’auteur ne répugnant pas pour autant à la tâche plus délicate de « démystifier les valeurs d’une société [8] ».

Dans son article, Rachel Bouvet traite des formes de poétisation du monde habité chez Marie Le Franc, à travers la stratégie de personnification que la romancière met en oeuvre pour représenter l’ensemble des éléments naturels. Par exemple, un lien quasi fusionnel est créé entre l’humain et le végétal (ou encore l’océanique), lien qu’incarne le personnage principal de Hélier, fils des bois, « entièrement défini par son rapport à la forêt [9] ». Inversement se produit une banalisation des attributs culturels communément valorisés, du raffinement, de l’urbain (aux deux sens d’urbanisation et d’urbanité), à travers le personnage de Renaud St-Cyr, antithèse d’Hélier. Comme chez tous les auteurs de ces « romans canadiens », c’est le regard des personnages qui guide la description des paysages.

Luc Bonenfant dégage de son côté dans Grand-Louis l’innocent, toujours de Marie Le Franc, le même processus de mise en question de la culture du progrès, celle qui avance inexorablement sous le sceau de l’urbain, quand celui-ci procède d’un ordre factice édifié sur « le principe capitaliste d’une autorégulation des profits et des apparences [10] ». C’est une lecture politique de l’oeuvre de Marie Le Franc qui est ici privilégiée : Grand-Louis l’innocent présente in fine une critique acerbe de l’ordre social engendré par le capitalisme. À l’importance de l’héritage romantique s’ajoute chez l’auteure — greffe sur laquelle insiste Bonenfant — une conception éthique susceptible de libérer tant les désirs de communion charnelle que les virtualités de coopération économique entre les humains. L’expression de cette vision éthique du monde — dont relève le personnage de Grand-Louis — passe, tout au long du roman, par une attitude profane : elle ne se fonde pas, d’après Bonenfant, lequel renouvelle à ce sujet le discours critique autour de Le Franc, sur le principe chrétien de la Création et son corollaire, l’Incarnation. La poétisation des capacités profanes de transformation de la matière que présente l’être humain s’accompagne ici d’une banalisation de « la dimension cosmique [11] » et, sur un autre plan, du refus du confort financier, puisque « les illusions procurées par le monde de l’homme du Nord [12] » se révèlent décevantes et aliénantes.

Avec la série de romans intitulée La grande épopée de Jacques Cartier, Eugène Achard s’inscrit dans un genre plus référentiel que Le Franc, en s’adressant d’abord à la jeunesse et à un lectorat populaire. Cependant, dans une oeuvre où l’hagiographie prévaut sur le souci de restituer de façon neutre les sources documentaires, le double processus de poétisation et de banalisation demeure manifeste, comme on le constate à la lecture de l’article de Maxime Bock : Achard raconte en effet la geste conquérante du colonisateur français sur un mode à la fois épique et patriotique. Ambiguë et anachronique, cette poétisation se réfère au régime esthétique de la Renaissance, alors que Cartier s’inspirait, selon Bock, de l’épopée antique ; elle conduit à une « canadianisation » ex post de la présence autochtone, et du paysage qui en forme le cadre et les contours. L’ouvrage d’Achard produit alors un effet de banalisation de cette présence, quelles qu’en soient les traces : culturelles, cultuelles ou « naturelles ». La déshumanisation, l’animalisation et l’infantilisation des personnages de « Sauvages » ne sont pas les moindres opérations narratives qui reviennent au coeur d’un argumentaire implicite, où Achard prétend assimiler les Amérindiens à des éléments voués à l’inertie, au sein d’un paysage tout entier à conquérir, puis à remodeler. L’usage récurrent du néologisme « arborigène » traduit éloquemment cette conception condescendante et dominatrice de l’altérité. À la vision colonialiste du monde amérindien, qui imprègne l’oeuvre d’Achard, se superpose ainsi un processus cohérent de « canadianisation » du paysage autochtone.

Dans l’oeuvre romanesque de Maurice Constantin-Weyer, c’est la même conception qui prévaut, mais non sans contradictions et paradoxes. Car cette oeuvre, comme le suggère l’article de Gérard Fabre, est traversée par un regard à la fois fasciné et désenchanté sur l’entreprise de colonisation : ainsi le paysage de la Prairie se délite-t-il sous les yeux des protagonistes du roman Un homme se penche sur son passé. Il change littéralement de forme, au point de devenir la proie d’un progrès technologique sans bornes, le chemin de fer faisant figure d’agent prédateur.

Constantin-Weyer et Achard — l’un au moyen de la fiction romanesque, l’autre, de l’épopée — récrivent au fond deux versions d’un même mythe de « grandeur », versions de portées non équivalentes et qui prennent corps à quatre siècles de distance : celui de l’édification de la Nouvelle-France pour le premier, celui de la formation du Dominion pour le second. Le nouveau paysage qui en découle s’apparente dans le premier cas à un indice de civilisation, dans le deuxième cas à un indice de prospérité économique. Il en reçoit les marques physiques aussi bien que technologiques, par lesquelles sont façonnés « paysage vécu » et « paysage politique », pour reprendre l’approche binaire de John B. Jackson [13]. Mais les deux auteurs diffèrent nettement sur un point capital : Achard associe le Nouveau Monde à la France, ses descriptions convergent vers l’idée d’une destinée française à accomplir là-bas, au nom d’un ordre divin, qui n’est pas avare de miracles de toutes sortes, tandis que Constantin-Weyer dissocie le Nouveau Monde de l’Europe, que ce soit par ses descriptions du milieu « naturel » ou par son acuité devant la structuration d’une société où tout se passe plus vite qu’en Europe, dans les moeurs comme en économie.

Ainsi, comme l’illustrent les articles de ce dossier, ces écrivains, « canadiens » en France, « français » au Québec, proposent, chacun à leur manière, une conception du monde qui présente une idée nouvelle du pays canadien-français, une série de paysages qui eux-mêmes contribuent au projet de constitution d’une littérature nationale. De leur espace littéraire distinct, ces écrivains en viennent à épouser, sans concertation préalable, le projet de leurs collègues nés au pays. Récurrents au regard d’une tradition romanesque qui cherche à rattacher des valeurs culturelles à des lieux d’élection, les enjeux de leur propre contribution s’éclaircissent lorsqu’on applique mutatis mutandis aux modes de façonnement du paysage canadien-français la problématique générale énoncée par John B. Jackson, notamment la distinction entre « paysage politique » et « paysage vécu [14] ». Or, le paysage littéraire que ces écrivains nés en France développent dans leurs romans « canadiens » se situe fréquemment à la jonction de ces deux figures. Un double mouvement paradoxal se produit : poétisation des configurations émanant du politique et banalisation des configurations du monde habité localement, sous le poids d’un passé qui, face au développement de la société, est soit un moteur, soit un frein.

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Nous accompagnons ce dossier d’un texte inédit de Marie Le Franc qui illustre l’apport multiple des romanciers français à la géographie littéraire. Dans l’une des nouvelles de son recueil Visages de Montréal, Marie Le Franc évoque une excursion dans un chalet au bord du Blue Sea Lake qu’elle a faite en 1933 en compagnie de Louvigny de Montigny. L’écrivaine transforme ce séjour en un récit de communion avec la nature : « nous comprîmes pourquoi ce lac au coeur des sombres Laurentides où dominent les eaux grises portait ce nom. Le bleu de sa nappe nous arracha un cri. Nous nous penchâmes dessus comme si venait de réapparaître à nos yeux une couleur oubliée du monde [15]. » Ému par cette nouvelle, Louvigny de Montigny entreprend des démarches auprès du ministre des Terres et Forêts, Honoré Mercier, pour que le gouvernement renomme un lac du nom de Marie Le Franc. Selon lui, l’apport de l’écrivaine, comme celui des autres écrivains français, a été trop peu reconnu par les écrivains nés au pays : « les Canadiens français, selon leur habitude, ont bien mal reconnu le dévouement que Marie Le Franc a témoigné pour ce “pays de Québec” en manifestant la plus belle indifférence pour ses livres [16] ». En choisissant de nommer l’un des lacs des Laurentides de son nom, le Québec aurait ainsi l’occasion de reconnaître à l’auteure, par l’alliance entre les mots et le territoire, sa contribution à la géographie littéraire.

Le 29 novembre 1934, la Commission de géographie accède à cette demande et nomme le lac Vert, aujourd’hui dans la réserve faunique de Papineau-Labelle, le lac Marie-Le Franc. Louvigny de Montigny s’empresse d’en informer l’écrivaine, alors en Bretagne. Il lui faudra attendre l’été 1938 pour finalement visiter « son » lac, s’y recueillir et s’y baigner, dans une démarche solitaire et solennelle. Avant ce séjour, et en accord avec le rapport qu’elle privilégie entre le paysage et la littérature, Marie Le Franc décrit dans un remarquable texte sa rencontre prospective avec ce lac, qui marque définitivement son inscription dans le paysage canadien-français. C’est ce texte jusqu’à aujourd’hui inédit que nous reproduisons ici, puisqu’il témoigne bien du rapport complexe des écrivains étrangers avec ce territoire qu’ils ont imaginé et construit de leurs mots.

Dans la lente approche du lac qu’elle imagine avant de pouvoir la réaliser, Marie Le Franc avance en un geste intime dans la forêt jusqu’à ce qu’elle atteigne l’étendue d’eau. Elle plonge dans la forêt, puis dans le lac, comme en elle-même et en son écriture. Dessinant seule les lettres qui forment son nom sur la surface du lac, elle trace les signes éphémères de sa présence dans la nature, qui s’effacent une fois les ondes lacustres évanouies, sachant toutefois désormais que son nom demeurera sur la carte du pays qu’elle a contribué à nommer.