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Kiwi[1] occupe une place singulière dans l’oeuvre de Daniel Danis. C’est cette singularité que nous voudrions explorer en nous demandant en quoi elle pourrait bien, paradoxalement, éclairer l’oeuvre entière de Danis et son cheminement.

Dire que ce texte est inclassable relèverait évidemment de la facilité. L’hypothèse que nous voulons mettre à l’épreuve est qu’il fait vaciller un certain nombre de frontières, et que ce serait une lecture possible de sa singularité. Nous en retiendrons quatre : la distinction des genres (théâtre/roman) ; la séparation auteur/metteur en scène ; la frontière du théâtre « jeune public » ; et les frontières d’un théâtre québécois. Nous aborderons ces quatre aspects successivement et sans hiérarchie, en nous demandant en quoi, réunis en faisceau, ils permettent de rendre compte de manière quasi emblématique de l’évolution de l’auteur et d’une « instabilité », d’une perpétuelle remise en question des positions acquises qui lui sont propres.

La distinction des genres (Théâtre/Roman)

Le premier de ces vacillements peut être évoqué rapidement, tant il est familier de tout l’oeuvre de Danis qui, depuis son origine, s’écrit en lisière du roman[2]. On peut citer particulièrement Cendres de cailloux[3], qui semble porter la marque de l’héritage faulknérien, mais aussi Celle-là[4], pour l’usage que ces pièces font du récit monologué, ou encore, sur un mode nettement plus dialogué, Le chant du Dire-Dire[5].

Nul besoin d’insister sur le fait que les deux protagonistes, Kiwi et Litchi, sont davantage des personnages parlants que des personnages agissants, comme en propose d’ordinaire le drame. Texte épique, dans lequel Kiwi et Litchi sont les narrateurs d’eux-mêmes, Kiwi participe de ce que Danis appellera plus tard, de manière significative, « roman-dit ». Rappelons que ce texte a été écrit en 1996, puis repris et terminé en 2006 par Danis, d’où les deux dates qui figurent à la fin de la version publiée.

À l’intérieur de ce cadre général, Kiwi propose cependant une variation singulière de l’écriture théâtrale de Danis. Cette variation se caractérise par le fait que les deux personnages semblent commenter, au présent de la scène, des épisodes de leur vie passée, un peu comme si ces épisodes défilaient devant eux sous la forme d’un diaporama. C’est ainsi, du moins, que l’on pourrait interpréter cette curieuse attaque en « Là » qui figure en tête d’un nombre important de répliques : « LITCHI. Là, cet après-midi, Papaye revient avec un journal » (K, 26) ; « KIWI. […] Là, au matin, je viens de gaffer » (K, 34), etc. Manière de dire que ce texte appelait peut-être, dès son écriture, l’image, du moins un certain mode de présence de l’image — actualisée sur la scène ou… imaginaire.

L’autre caractéristique, corollaire de la première, est que le temps se trouve curieusement aboli par cette succession d’images. Pour le dire plus précisément, rien ne permet de savoir combien de temps a pu s’écouler entre deux images, entre deux répliques, entre deux paragraphes, entre deux séquences (l’image n’est pas la seule catégorie pertinente pour rendre compte du montage de ce texte). Alors même qu’il est manifeste que, sur le plan de la fiction, du temps s’est écoulé, la primauté est ainsi donnée au temps scénique, celui de la performance. Dans la « Scène Une », un astérisque signale systématiquement ces ellipses narratives. C’est le cas, par exemple, à l’intérieur de la première longue réplique de Kiwi :

Là, une autre nuit, plus tard, ça frappe sur le mur de la cabane. Le carreau de la porte fracassé. Ça veut presque défoncer. Un désordre nocturne. Mon coeur grossit, ça embrouille ma langue bleue. Un homme entre avec un masque de laine noire sur la tête, une mitraillette dans la main : Vous avez trois jours pour déguerpir du bidonville ! On va construire des résidences pour les Jeux olympiques, on se débarrasse de la racaille.
Personne n’entend les cris de ma langue bleue.
*
J’entends mes vieux discuter : Après-demain, quand on pliera bagage, on laissera la petite interdite dans le manège de la Place Publique. Ouais ! Ouais !

K, 10

Cette signalétique disparaît ensuite. Trace d’un système d’abord mis en place par l’auteur puis abandonné ? Façon de donner les règles du jeu au lecteur avant d’en effacer les marques une fois le système supposé compris et assimilé ? Ou encore affirmation, comme découverte en cours d’écriture, de cette primauté de la performance scénique au présent sur toute fiction et tout temps mimétique ?

La séparation auteur/metteur en scène

Cela nous conduit à envisager le second vacillement, celui de la séparation auteur/metteur en scène. D’auteur confiant le passage à la scène de ses pièces à un metteur en scène, Daniel Danis, qui avait déjà réalisé un certain nombre d’installations plastiques, passe avec cette oeuvre à une autre position, celle d’auteur-metteur en scène. En cela, Kiwi est une charnière dans l’oeuvre de Danis, puisque c’est de cette position-là que dorénavant il investit le théâtre ; et c’est en tant qu’auteur scénique et performeur de ses propres créations qu’il apparaîtra au travers de La trilogie des flous[6].

Est-ce que quelque chose dans l’écriture de Kiwi, qui relèverait de la primauté accordée à la performance, ne prédisposait pas ainsi ce texte à devenir un champ d’expérimentation scénique pour son auteur ? Ce pourrait être, précisément, la dimension expérimentale du texte lui-même, dépouillé de toutes les figures de la dramaticité qui maintenaient dans les pièces antérieures de Danis une tension entre celle-ci et l’épicisation. L’« effet de personnage » s’efface, par la suppression, comme nous l’avons observé, du « personnage agissant » qui fonde le drame depuis Aristote, pour en faire une partition à deux voix (qui pourraient ne demeurer que des voix). Tant que le texte peut encore se réclamer de la « pièce de théâtre », le livrer à un metteur en scène, c’est jouer le jeu de l’incomplétude de toute oeuvre dramatique, vouée au travail — et aux écarts — de l’interprétation. Certes, rien n’interdirait qu’il en soit de même pour Kiwi. Mais l’incomplétude de Kiwi est d’une nature sensiblement différente, qui, en l’éloignant de la « pièce de théâtre », marque un pas vers le « texte-matériau[7] » et pouvait inciter par cela même l’auteur du texte à ce déplacement vers l’auteur scénique. Le texte serait en effet comme un matériau ne prenant sens que depuis le geste présidant à sa représentation ; ou alors, à l’autre extrême, dans sa dimension écrite dont le livre est l’aboutissement (l’autre aboutissement, donc).

Pour être plus précis, le travail que fait Danis sur son propre texte ne réside pas tant ici dans un geste de « mise en scène » (d’une pièce préexistante) que dans celui consistant à l’utiliser en l’intégrant (comme un matériau) à l’expérimentation scénique, qui est première et est en train de devenir le terrain privilégié (ou, du moins, l’autre terrain) de sa création[8]. Évoquant la genèse du spectacle, en collaboration avec Benoît Dervaux, au sein d’un atelier de création, Danis éclaire ce processus :

Je n’étais pas certain que Le langue-à-langue des chiens de roche allait avec cet appareillage-là […]. Un jour, je me suis souvenu que j’avais dans mes carnets Kiwi, qui fonctionnait très bien avec l’idée de petites bêtes qu’on traque la nuit avec une caméra night shot pour faire une émission animalière[9].

En toute logique, le générique de la création sera ainsi formulé : « Conception, texte et mise en scène : Daniel Danis[10] ». Ce qui vient en premier et situe ce geste dans le prolongement de l’installation, c’est la conception du spectacle, qui se concrétise par la mise en place d’un dispositif. Nous en empruntons la description à une critique de Léna Martinelli : « Sur scène, deux grands écrans sont disposés comme un livre d’images ouvert sur le monde et l’imaginaire. Y sont projetées des séquences préfilmées mêlées à des prises de vue en direct sur le plateau à l’aide d’une caméra aux rayons infrarouges[11]. » Ce sont les deux acteurs, interprétant les rôles de Kiwi et de Litchi, qui tiennent les caméras, « n’apparaiss[a]nt que furtivement entre les deux écrans pour nous rappeler que nous sommes bien au théâtre[12] ».

Une étude génétique permettrait de savoir comment le texte a bougé entre 1996 et 2006, à partir de cette « conception » scénique comme révélation à l’auteur de son propre texte. Nul doute que la place de l’image, qu’a toujours revendiquée Danis[13], y est centrale. Kiwi est une oeuvre qui procède par images, parfois fulgurantes, le plus souvent dépourvues de commentaires ou d’explications :

On sort à l’extérieur de l’abri.
Le ciel du printemps !
Kiwi, quand on voit ces canards blancs venus du Sud, on crie : Des oiseaux, des oiseaux ! La lumière ! La lumière !

K, 15

Ou bien, lors d’une reprise avec variation, plus nettement « audiovisuelle » :

Je me couche sur le matelas pour voir ce que ça fait d’être ici. Par les carreaux cassés, je vois passer les oiseaux. J’entends aussi les voix de mes amis crier sur le terrain : Les canards ! Les canards ! La lumière, la lumière !

K, 22

Et encore : quelle est cette « langue bleue », dont l’étrangeté restera inexpliquée ? À peine une énigme, tant elle s’impose comme image.

L’image est, dans sa dimension technologique (peut-être sans que l’auteur le sût lors de la rédaction initiale), au coeur du travail de Danis auteur scénique (comme dans celui de nombre d’auteurs scéniques aujourd’hui).

La frontière du théâtre « Jeune public »

Le troisième vacillement concerne le destinataire de l’oeuvre et la question du théâtre dit « jeune public ». Il mérite que l’on s’y arrête un peu plus longuement. Danis dit lui-même :

Je crois qu’il est important de renouveler l’intérêt du public jeune et surtout adolescent pour le théâtre. Depuis l’avènement de l’informatique, des jeux vidéo, de la vitesse des images, ces jeunes sont en contact étroit avec la technologie et ils sont empreints d’un langage visuel qu’ils ne retrouvent pas souvent au théâtre. Cette génération est le public de demain qui, il me semble, ne demande qu’à s’intéresser à un théâtre où il se reconnaîtra. L’utilisation de la technologie pour offrir du sens ne me semble pas illusoire et, avec Kiwi, j’aimerais poursuivre ma démarche dans une mise en scène où la technologie ferait sens[14].

Le projet, si ce n’est d’écriture, du moins de spectacle (et notamment le recours à la technologie), se trouve donc étroitement lié au public destinataire. Il serait évidemment absurde de considérer ce destinataire de manière restrictive : disons-le une fois pour toutes, une oeuvre s’adressant à un public d’adolescents, voire d’enfants, n’exclut pas le public adulte ; elle est, comme on le dit volontiers aujourd’hui, « tous publics ». Reste que la question du public se pose pour Kiwi, et que Danis la pose d’ailleurs lui-même. Et nous sommes même tentés, devons-nous l’avouer, de la déplacer de l’adolescence à l’enfance. Pourtant, cette question-là, celle de la pièce « pour enfants », semble a priori absente du débat. La pièce n’est pas publiée par L’Arche dans sa collection « Théâtre jeunesse » (on notera le caractère large de la désignation, ou de la destination), alors que c’est dans cette collection qu’est parue la même année une autre pièce de Danis, Sous un ciel de chamaille, et que paraîtra l’année suivante Bled. Kiwi obtiendra en 2008 le Deutscher Jugendtheaterpreis (« Prix allemand du théâtre pour la jeunesse »), alors que ce prix a son équivalent pour l’enfance (le Deutscher Kindertheaterpreis). La cause semble donc entendue. Pourquoi alors, à propos de Kiwi, tenir à poser la question du théâtre pour enfants ? D’abord parce que cette question n’est pas étrangère au champ de Daniel Danis écrivain, depuis Le pont de pierres et la peau d’images, pièce « destinée au jeune public[15] », dont la dédicace fait explicitement référence à l’enfance (« Les immensités de l’univers et de soi ne se mesurent qu’avec le coeur et des yeux d’enfant[16] »), jusqu’à Bled[17], qui porte en guise de sous-titre la mention : « D’après Le Petit Poucet de Charles Perrault ».

Ensuite et surtout, il y a dans Kiwi une dimension proprement enfantine qui saute aux yeux à la lecture. Une double dimension : celle de la poésie, celle de la drôlerie. La drôlerie est donnée notamment par les noms de fruits et de légumes que s’attribuent les personnages :

KIWI.
[…] Piment entre en gueulant : Vite, venez m’aider. On a été pris dans une fusillade de la police secrète. On a perdu Raisin, Citron a reçu une balle dans l’épaule.
Céleri connaît des trucs d’infirmière, c’est elle qui nous soigne quand on se blesse.

K, 29

Non seulement les noms, mais l’univers (évoqué, est-il besoin de le souligner, d’une manière strictement langagière) est, on ne peut plus précisément, celui des jeux d’enfants — auxquels on joue à croire en imitant les jeux dangereux des adultes. Voici un autre exemple de cette drôlerie imparable de l’univers enfantin :

LITCHI.
[…] Raisin, qui a vraiment une tête de raisin séché, sort avec un ballon de foot. On se le passe entre les arbres. On rit comme des malades de fous quand Patate est allé se péter le front contre un arbre. Avant de tomber dans les pommes, il a dit : Je m’excuse, madame.

K, 15

Il y a de la poésie dans cette drôlerie, une poésie qui s’incarne aussi dans cette mystérieuse « langue bleue » qui est l’autre langue de Kiwi : « J’ai une langue cachée, une langue bleue bien au chaud au milieu de ma tête. » (K, 10) Des quatre pièces « jeune public » de Danis, c’est à nos yeux Kiwi qui s’approche le plus naturellement de cette poésie d’enfance — du monde de l’enfance.

Les quatre pièces « jeune public » de Danis ont en commun d’avoir pour protagonistes des enfants. Ces quatre pièces ont aussi en commun de ne pas édulcorer le monde réel sous prétexte qu’elles s’adressent aux enfants. Elles affrontent des sujets graves : la guerre et l’exil dans Le pont de pierres et la peau d’images, le conflit israélo-palestinien dans Sous un ciel de chamaille, l’expulsion d’une famille de sa maison dans Bled. La trame narrative de Kiwi — qui traite, comme nous l’avons vu, d’enfants des bidonvilles expulsés à l’occasion de la préparation des Jeux olympiques dans une capitale non nommée — relève de la même gravité. Les quatre pièces, enfin, ont en commun de ne pas abandonner l’enfant lecteur ou spectateur au désarroi. Si profonde qu’y soit la noirceur, aucune ne s’achève sans que soit rétabli l’espoir d’une vie meilleure, d’une vie à vivre, tout simplement. C’est une dimension, morale sans être moralisatrice, essentielle, à nos yeux, du théâtre pour enfants. Dans Bled, l’enfant trouve la maison qu’il était parti chercher et l’offre à sa famille ; Sous un ciel de chamaille se termine sur « le voeu de la vie[18] », comme Le pont de pierres et la peau d’images sur deux coeurs qui se rapprochent (« Pour faire peur au malheur/pour éloigner la noirceur[19] »).

Si donc l’on admet que les trois autres pièces peuvent s’adresser à l’enfance, pourquoi n’en serait-il pas de même pour Kiwi, qui a, comme Bled, de l’aveu de l’auteur, un peu la forme (si l’on s’en tient à sa fable) d’un conte[20] ? Ce n’est ni la violence, ni l’horreur, ni la mort (et pas même celle des proches) qui font la différence. Nous émettons l’hypothèse que c’est la sexualité. Rapportée à l’enfance, elle demeure le tabou majeur de notre époque, et c’est elle qui instaure la ligne de démarcation. Litchi vend la mèche lorsqu’il évoque « la maison noire » (K, 17). La réalité est dite crûment, avec une brutalité qui, à cet endroit du texte, surprend : « C’est là qu’on se prostitue. » (K, 17) Le discours, croit-on (dans le jeu du faux dialogue qui structure le texte), s’adresse à Kiwi, jusqu’au retournement tout aussi surprenant : « Tout ça, j’attendrai pour lui raconter. » (K, 17) La double destination du texte est ici mise en abyme avec brio : le texte dit des choses qu’on ne dit pas aux enfants. Parce qu’il y a des choses que les enfants ne doivent pas savoir. Qu’ils les sachent quand même est une autre histoire, que les adultes ne veulent pas connaître. Car qu’entendent-ils au juste, ces enfants, quand ils parlent de « la chose » avant de l’avoir faite ? Ils savent, non ? Du moins, ils entrevoient un savoir sur le seuil duquel ils se tiennent.

On comprend mieux alors l’ambiguïté qui peut embarrasser le lecteur en ce qui concerne l’âge de Kiwi. Celle-ci nous dit, à la même page que l’épisode qui vient d’être cité, qu’elle n’a « même pas douze ans » (K, 17) ; deux pages plus loin, elle s’apprête, dit-elle encore, à en avoir quatorze (K, 19), sans qu’il y ait eu dans la continuité du tissu textuel la moindre coupure, alors que par ailleurs la « pièce » (si on l’appelle ainsi) est découpée en seize « scènes », pour reprendre le terme qui figure dans le texte édité. Étourderie de l’auteur, comme cela peut arriver ? Certainement pas. Kiwi est une pièce sur le passage, sur l’incertitude du moment du passage (dont « faire la chose » est une figure majeure, dans sa double acception : le « mariage » des enfants et la prostitution). C’est en cela qu’elle est une pièce sur l’adolescence, une des rares sans doute à consigner ce passage dans son écriture même, dans sa construction et les interstices de son montage, inscrivant dans son vacillement la frontière, par nature hésitante, entre l’enfance et l’adolescence. Le public auquel s’adresse Kiwi se caractérise lui-même par l’indécision de cette frontière. Et, après tout, de quelle enfance parle-t-on ? Les enfants des rues ne sont-ils pas aussi des enfants ? Il faudrait cesser de ne considérer l’enfance qu’à travers le filtre (le plus souvent inconscient) de personnages de pure fiction sortis de chez la comtesse de Ségur. Que l’on ne nous objecte pas que ceux qui vivent dans des bidonvilles auront peu de chances de rencontrer cette pièce. Ce serait redoubler d’un fatalisme insupportable le malheur de leur destinée. Et, du reste, là n’est pas vraiment la question.

Les frontières d’un théâtre québécois

Nous aimerions terminer en avançant l’hypothèse selon laquelle Kiwi et les autres pièces jeune public de Danis opéreraient une sortie hors des frontières du théâtre québécois. Cette problématique n’est pas propre à Danis. Celui-ci, cependant, semble l’inscrire, elle aussi, emblématiquement et sur un mode qui lui est propre, dans sa dramaturgie. Alors que ses premières pièces travaillaient à l’intérieur de ces frontières, dans un rapport à la langue et au territoire qui, pour être singulier, n’y était pas moins enraciné, Kiwi est une pièce de nulle part ou, pour mieux dire, d’à peu près n’importe où, sauf du Québec. La langue y est extrêmement peu marquée comme québécoise, et la ville où se déroule ce conte des bidonvilles n’y est pas nommée. Dans le spectacle, les images des enfants des rues — le programme nous l’apprend — ont été filmées en Roumanie par Benoît Dervaux. On pourrait tout autant penser, en lisant le texte, à l’Amérique latine, à l’Afrique noire ou à certaines mégapoles asiatiques. À tout sauf au Québec : les personnages du Pont de pierres… s’appellent Mung, Momo, Aliocha ou Helmek ; « bled », précise la didascalie initiale de la pièce qui porte ce titre, signifie « petit village » en arabe[21] ; et il est difficile d’attribuer au hasard que la seule de ce groupe de pièces qui soit précisément située, Sous un ciel de chamaille, le soit dans le contexte du conflit israélo-palestinien — qui pose dans une essentialité quasi mythologique la question du territoire — et de part et d’autre d’une frontière… L’exil, l’expulsion, la déterritorialisation constituent le réseau thématique dominant de ces pièces, Kiwi comprise, comme si elles racontaient aussi la sortie de leur auteur, Daniel Danis, de son territoire d’origine, Rouyn-Noranda, ville minière du Québec[22]. Sortie non définitive, mais posée comme une frontière toujours à refranchir, un passage incessant de la ligne — pourrait dire Deleuze —, comme en témoigne une de ses dernières pièces, au titre emblématique, Terre océane : de cet ici, le Québec, grand ouvert sur tous les ailleurs…

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Nous étions partis du constat de la singularité de Kiwi. Ce que nous aurons découvert en cours de route, sans remettre en question cette singularité, c’est que Kiwi est, tout autant, une oeuvre carrefour où se croisent les différentes problématiques qui trament l’oeuvre tout entier de Daniel Danis. Au-delà, comme beaucoup de textes singuliers qui font le théâtre d’aujourd’hui, elle vaut aussi comme symptôme d’une époque et d’un état, mouvant, du théâtre. Car les frontières qu’elle fait bouger sont aussi celles qui ne cessent de reconfigurer le théâtre du temps présent. Un théâtre, dans tous les sens, déterritorialisé, qui se cherche en dehors de lui-même, entre théâtre et cinéma — « théâtre-film », dit le programme du spectacle[23] —, entre installation et performance. L’installation, c’est de là (entre autres) que vient Danis. La performance, c’est vers où (entre autres) il va, pour instaurer peut-être un autre ordre de l’installation, plus spécifiquement théâtral. Pour cela, il devra dépasser la linéarité sur laquelle repose encore Kiwi (puisque c’est sur le mode de la succession que le livre nous propose le texte écrit, et que la scène en suit la partition) pour aller vers une oeuvre (scénique ?) où, à l’instar de l’image intérieure originelle qui, de l’aveu de leur auteur, fonde l’écriture de ses pièces, tout pourrait être là d’emblée, livré à l’exploration du regard du spectateur. « Il s’agit de plonger au centre d’une image qui n’est pas en aplat mais en trois dimensions[24] » ; c’est ainsi que s’interpréterait ce « Là » singulier que nous n’avions rapporté qu’à sa dimension linéaire. Car tout serait , du début à la fin, ne demandant qu’à être déplié (pour reprendre un terme qu’emploie Danis[25]) et révélé par la performance théâtrale[26].

Les recherches actuelles de Danis le conduisent du côté du livre en 3D[27], qui semble une réponse particulièrement appropriée au traitement résolument non linéaire du temps qu’appelle sa conception de la globalité de l’image. Rien n’interdirait, bien au contraire, qu’elles lui permettent d’aborder autrement le spectacle jeune public, comme il a commencé à le faire avec La scaphandrière[28], en collaboration avec le metteur en scène Olivier Letellier et le vidéaste Ludovic Fouquet[29], ou comme le font, à l’instar de Cyril Teste en France[30], certains metteurs en scène ou créateurs scéniques : du livre d’images de la littérature enfantine au livre en 3D de la scène théâtrale, c’est tout un champ qui s’ouvre à l’expérimentation scénique.

Il faudrait enfin examiner comment la reconnaissance de Danis hors des frontières du Québec, notamment en France, aura puissamment contribué à lui donner les moyens (matériels, institutionnels) de sa recherche de nouveaux langages, mais ce serait là l’objet d’une étude spécifique.