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Or il m’a paru que c’est tout de même une chose importante de voir comment l’espace faisait justement partie de l’histoire, c’est-à-dire comment une société aménageait son espace et y inscrivait les rapports de forces[2].

Dans le sillage des recherches sur les rapports entre l’espace et la littérature effectuées au cours des dernières décennies[3], il est possible de postuler qu’il existe bel et bien, pour reprendre les propos de Gérard Genette, « une spatialité active et non passive, signifiante et non signifiée, propre à la littérature[4] ». En effet, l’espace, irréductible à un simple décor à portée descriptive, représente un « élément dynamique dans l’imaginaire […] et contribue à déterminer les possibles du récit[5] ». Il peut en constituer « la forme narrative dominante ou grandement caractéristique[6] » tout en étant aussi un « médium permettant aux auteurs d’articuler une critique sociale[7] ».

On trouve dans l’oeuvre romanesque[8] de Louis Hamelin un écho de ces réflexions théoriques, si bien qu’il serait hasardeux, pour le critique, d’évacuer de son analyse la composante spatiale. Puisque, chez Hamelin, « c’est dans le rapport privilégié des personnages à l’espace que s’actualise leur identité[9] », l’étude du territoire à l’intérieur duquel ils évoluent s’avère essentielle pour comprendre la portée de leurs gestes. Cet examen revêt par ailleurs une importance capitale dans la mesure où ce même territoire est souvent un enjeu central des nombreux conflits — sociaux, historiques, politiques — qui nourrissent l’ensemble de la production romanesque d’Hamelin et à travers lesquels, inévitablement, d’importantes relations de pouvoir finissent par émerger.

Le rapport de consubstantialité qui existe entre ces deux éléments — espace et pouvoir[10] — ressort tout particulièrement dans La rage[11], premier roman d’Hamelin paru en 1989, dont l’intrigue se construit autour des répercussions de l’expropriation, par le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau, de plus de trois mille propriétés (dont plusieurs fermes et bâtiments historiques) afin de permettre la construction de l’aéroport international de Mirabel, au nord de Montréal. Au contraire de son ami Johnny et de Christine, la soeur de ce dernier dont il est amoureux, Édouard Malarmé, jeune drop-out de vingt-cinq ans qui squatte un chalet abandonné aux abords de ce territoire, ne subit pas lui-même les conséquences de l’expropriation exercée par les autorités fédérales. Il n’en demeure pas moins que sa vie au complet, comme il se plaît à le dire, « est une vie d’éviction » (R, 257), une existence dont les horizons demeurent bloqués. Sous la plume acérée de ce personnage-narrateur, la double dépossession (territoriale et générationnelle) dont il est question dans le roman se matérialise autour du complexe aéroportuaire de Mirabel, représenté comme un appareil de pouvoir politique, technocratique et capitaliste investi de signification, et qui place les personnages sous une domination à la fois physique et mentale. Les rapports des principaux protagonistes à cette emprise spatiale sont multiples et affectent, voire déterminent leurs déplacements sur le vaste territoire de Mirabel. Véritable « champ de bataille […] où se heurtent le besoin d’espace et le besoin d’habiter[12] », la région expropriée telle que décrite par Malarmé se déploie ainsi autour d’importantes figures spatiales dont la configuration[13] — c’est du moins mon hypothèse — permettrait de comprendre les mouvements et les motivations des personnages et d’établir, du même coup, une sorte de cartographie du pouvoir et de la résistance à l’intérieur de cet espace romanesque.

En m’appuyant sur le concept d’espace abstrait tel que développé par Henri Lefebvre, j’exposerai, pour commencer, la façon dont le pouvoir s’impose spatialement dans le récit, et ce, par le truchement de deux figures spatiales centrales : celles du jumbo jet et de la tour de contrôle de l’aéroport. Il sera ensuite question de la relation qu’entretiennent certains protagonistes avec ce pouvoir, tour à tour convoité (par Malarmé) et contesté (par Christine), ainsi que de la façon dont ce rapport détermine leur champ d’action, fortement circonscrit à l’intérieur d’une logique spatiale où s’opposent, comme nous le verrons, la verticalité et l’horizontalité. La dernière partie de cette étude se propose finalement de montrer comment la configuration spatiale du pouvoir qui prévaut dans La rage, loin de se limiter au premier roman de Louis Hamelin, traverse et façonne son oeuvre romanesque.

Un espace imposé

Dans La production de l’espace[14], le philosophe marxiste Henri Lefebvre développe une pensée de la spatialité extrêmement féconde, quoique parfois difficile à saisir pleinement en raison du refus même de l’auteur de la systématiser[15]. Cette conception de l’espace, qui a fortement influencé la recherche en géographie humaine, possède un attrait certain pour les littéraires en ce que la pensée du philosophe s’appuie sur un principe selon lequel « l’espace n’est jamais vide [et] a toujours une signification » (PE, 180), idée qui n’est pas sans faire écho aux propos de Genette cités au début de cet article. L’espace, écrit Lefebvre, « permet des actions, en suggère ou en interdit » (PE, 89), mais davantage encore il devient « l’enjeu principal des luttes et des actions visant un objectif » (PE, 471). La conception spatiale de Lefebvre s’inscrit ainsi dans une logique de conflictualité du fait que certains lieux de pouvoir suscitent d’emblée la contestation. Dans les sociétés capitalistes et néocapitalistes, ces espaces spécifiques sont décrits par le philosophe comme étant des espaces abstraits : « Produit de la violence et de la guerre, [l’espace abstrait] est politique et institué par un État, donc institutionnel […]. Il sert d’instrument aux puissances qui font table rase de ce qui leur résiste et de ce qui les menace. » (PE, 328) Plus précisément, d’ajouter Lefebvre, il « ne se définit pas seulement par la disparition des arbres, l’éloignement de la nature ; et pas seulement par les grands vides étatiques et militaires […]. Cet espace porte la négativité par rapport à ce qui le précède et le supporte : l’historique » (PE, 62).

Il est difficile de ne pas reconnaître, dans ces propos, les grands traits du complexe architectural de Mirabel tel que dépeint par Malarmé dans La rage. Imposé de force par un gouvernement nettement guidé, comme le rappelle Christine, par des intentions impérialistes[16], l’aéroport ultramoderne trouve d’abord un ancrage spatial, au sein du récit, par l’entremise des jumbo jets, présents dès les premières lignes du roman. Par le seul fait de survoler le ciel de Mirabel, ces avions affirment leur domination non pas seulement sur l’espace aérien, mais aussi sur l’espace terrestre, historique, qu’ils s’approprient comme s’ils cherchaient à le déshumaniser. En témoigne la première rencontre de Malarmé et de Christine, sur le pont de la rivière du Nord, vite perturbée par le passage d’un avion qui s’interpose de façon brusque entre les deux personnages : « Un Boeing 747 qui, imperceptiblement, s’était approché dans notre dos en prenant de l’altitude, fut tout près de nous tout à coup et le vacarme que répandaient ses réacteurs à la ronde mit un mur entre nous. » (R, 28 ; je souligne.) Ultimement, les jumbo jets incarnent tout le mépris des autorités expropriatrices à l’endroit de l’espace ancestral du terroir, qui vise à en effacer toute trace, à le déshistoriciser. Les descriptions oniriques de Malarmé, dès le tout premier chapitre, sont en ce sens particulièrement évocatrices. « Aspirateur de rêve » (R, 19), « grand déracinateur » (R, 20), le Boeing qui déchire l’azur au-dessus de sa tête extirpe du sol arbres, plantes et animaux qui s’élèvent ainsi vers les cieux : « On jurerait, affirme Malarmé, que l’avion va tout aspirer, tout arracher, que la terre déracinée va se décoller comme un tapis et qu’on verra enfin ce qu’il y a dessous. » (R, 43) Ce passage ne se situe pas en début de roman par hasard : d’entrée de jeu, il nous signale que la verticalité se présente comme le vecteur principal par lequel se manifeste, tout au long du roman, la lutte pour l’espace et le pouvoir. Car si, d’une part, les jumbo jets, dans un mouvement du bas vers le haut, aspirent et avalent le territoire ancestral, les personnages de Malarmé et de Johnny témoignent respectivement, d’autre part, de leur désapprobation, voire de leur révolte face à ces avions en « lev[ant] le poing » vers eux (R, 51) et en tirant des coups de fusil dans leur direction (R, 118). D’où l’importance d’examiner de près la figure spatiale verticale par excellence de La rage qu’est la tour de contrôle de l’aéroport, incarnation même, par son arrogance et son autoritarisme, de l’espace abstrait répressif.

Lieu de pouvoir à travers lequel l’intrigue se dénoue[17], cette structure symbolique constitue le centre cartographique de l’espace romanesque de La rage. Malarmé, qui éprouve une grande fascination pour cette tour, la décrit en ces termes :

À l’avant-plan, je voyais une espèce de périscope sortir de terre au milieu des champs. Je savais que de plus près, ça ressemblait à un automate géant écrasant la campagne de ses grosses pattes de ciment. Mais de mon observatoire, ce n’était qu’un pieu formidable fiché en terre pour une grandiose et inimaginable opération d’arpentage. C’était un clou planté dans un pays crucifié. C’était surtout un phallus d’acier, un godemiché menaçant comme une divinité, baisant bien toute la région.

R, 51

En plus de déployer tout un réseau sémantique qui articule la dynamique spatioconflictuelle présente dans le roman — l’automate, le ciment, le pieu et le clou, associés à la tour et à la répression qu’elle exerce, s’opposent à la campagne, à la terre et au pays crucifié, qui sont liés pour leur part à la région expropriée, soumise —, ce portrait recouvre deux des trois aspects inhérents à l’espace abstrait tel que défini par Lefebvre, soit le phallique et l’optique (ou le visuel)[18]. Ce second aspect est particulièrement révélateur puisque, si Malarmé dépeint ici la tour comme un périscope, il apporte, plus loin, des précisions sur cette analogie en parlant cette fois de la haute construction comme d’un « oeil de poisson aplati qui paraissait pivoter sur [s]on passage » (R, 120). Le narrateur établit ici clairement un parallèle entre la tour de contrôle de l’aéroport et le schéma panoptique, longuement analysé par Michel Foucault dans ses travaux. « Pur système architectural et optique […], figure de technologie politique » qui joue le rôle « d’intensificateur pour n’importe quel appareil de pouvoir[19] », le modèle panoptique désigne une toute-puissance capable de s’affirmer par le simple regard. En décrivant la tour comme il le fait, Malarmé confère à celle-ci une autorité incontestable qui s’affirme sur l’ensemble du territoire. Le regard symbolique émanant de la structure verticale témoigne ainsi de l’hégémonie exercée par l’aéroport de Mirabel qui, avec cet oeil du pouvoir, relègue Malarmé à l’état de personnage regardé tout en le condamnant, du même coup, à une subordination sur le plan de la spatialité romanesque.

Les figures spatiales du jumbo jet et de la tour de contrôle manifestent donc leur autorité à travers un axe altitudinaire, une verticalité intimement liée à la puissance et à « l’autoritarisme bureaucratico-politique » (PE, 61). Elles s’opposent par le fait même à un axe horizontal qui réfère, pour sa part, à un espace vécu (la région expropriée) dont l’origine renvoie à « l’histoire d’un peuple et de chaque individu appartenant à ce peuple » (PE, 52). Il importe à présent de voir comment les personnages réagissent à ce pouvoir spatialisé et comment celui-ci est en mesure de conditionner leurs déplacements physiques (et même textuels, dans le cas de Malarmé) sur le territoire de Mirabel.

Pouvoir convoité, pouvoir contesté

En s’introduisant, en fin de parcours, dans la tour de contrôle de l’aéroport, Édouard Malarmé transforme une violence verbale, propre à ce personnage dès les premières pages du roman, en violence physique, qu’il adopte au terme de sa quête. Certains ont vu dans cette scène finale apothéotique un geste de solidarité de Malarmé envers « les agriculteurs expropriés dont il prend fait et cause[20] », alors que d’autres l’ont plutôt interprétée comme l’ultime réponse à un échec cuisant, celui de « constituer une sorte de tribu avec quelques amis, [p]rojet impossible qui se heurte à l’hostilité du monde[21] ». Dans les deux cas, Malarmé semble mû par des motivations collectives, agissant au nom des fermiers dépossédés ou de celui de sa génération perdue. Toutefois, j’aimerais ici, pour illustrer l’ambiguïté du geste final de Malarmé, explorer les mobiles individuels — voire égotistes — du protagoniste qui le poussent, eux aussi, à se hisser tout en haut de la tour de contrôle.

Il importe d’abord de noter que, selon le témoignage de son meilleur ami Johnny, Malarmé n’est pas, au contraire de ce que l’on pourrait penser, tout à fait un des leurs : « Eddy, il est toujours entre les deux. Il vit comme nous autres, comme un exproprié, mais dans le fond, il est un peu comme les fonctionnaires, il a pris une place qui était pas à lui[22]. » (R, 404) Dans le même ordre d’idées, Christine l’accuse d’être constamment « assis entre deux chaises » (R, 503) ou, pire encore, d’avoir consciemment adopté la posture mégalomaniaque de tous les « gros pourris » (R, 499) qui sont au pouvoir. À la lumière de ces propos, on constate que les motivations de Malarmé sont pour le moins ambivalentes. Même s’il brandit le poing vers les jumbo jets qui le survolent, même s’il avoue, vers la fin du roman, que les nombreux réquisitoires de Christine contre les puissants de tout acabit « [l]’avai[en]t enflammé, [lui] avai[en]t inoculé un immense désir d’agir » (R, 505), de nombreux indices laissent croire que, finalement, le rapport de Malarmé au pouvoir en est un non pas uniquement de contestation, mais aussi de convoitise.

C’est ainsi que les déplacements du protagoniste sur le territoire de Mirabel et de ses environs reprennent fréquemment le schéma imposé par l’appareil technocratique qu’incarne le complexe aéroportuaire. Désireux de reprendre le contrôle de son existence, Malarmé — qui, d’ailleurs, s’autoproclame « Édouard Neuf » tout en réclamant l’usage des terres qu’il squatte « au nom de [s]a couronne imaginaire » (R, 92) — sait que pour se rapprocher de cet état, pour passer du statut de marginal à celui d’acteur véritable de sa propre vie, il faudra d’abord procéder, comme les jumbo jets, à une appropriation de l’espace :

En un sens, il me semble que l’avenir nous appartient, Johnny. Et les grands espaces aussi. L’avenir qui débouche sur l’espace. On a seulement quelques vieux gardiens de troupeau, quelques vieux gauchos récupérés, quelques vieux poseurs de poteaux et de pancartes, quelques vieux cow-boys sédentarisés à bousculer pour apprendre la liberté.

R, 175

Il n’est alors pas étonnant de constater que, de tous les personnages qui évoluent sur le territoire de Mirabel, Malarmé est celui qui embrasse le plus d’espace physique. Il « explor[e] les confins du royaume » (R, 46), se lance « hardiment à l’assaut des collines basses » (R, 92) et n’hésite pas, au contraire de Christine, à faire fi des affiches d’interdiction (« NO TRESPASSING. FEDERAL PROPERTY » [R, 12]) pour transgresser les limites du territoire exproprié. Cette soif d’espace, cette volonté de baliser et de prendre possession, il la manifeste plus que tout dans son écriture foisonnante, prolixe, qui semble toujours vouloir déborder les limites de la page. En usant fréquemment de la lettre majuscule, en décrivant en une phrase ce qu’il pourrait facilement affirmer en un simple mot[23], en joignant à son discours une foule de références à des oeuvres littéraires aussi variées qu’hétéroclites, Malarmé affirme sa présence et s’impose d’emblée à l’intérieur d’une vaste spatialité textuelle, intertextuelle, et même paratextuelle[24].

De façon encore plus significative, l’imaginaire du héros de La rage et ses déplacements dans et autour de la région expropriée s’inscrivent constamment dans une logique verticale, le rapprochant encore plus concrètement de l’appareil de pouvoir mis en place au sein de la diégèse. L’incipit est en ce sens révélateur : « Les Jumbo Jets me servent de girouettes » (R, 11), affirme Malarmé sans ambages, indiquant par cette réflexion que ses mouvements sur le territoire de Mirabel ne peuvent que tendre vers la hauteur et la puissance qu’elle symbolise. Dès lors, l’emplacement spatial de Malarmé, en ouverture du roman, prend toute son importance. Il amorce en effet son parcours tout au fond de la carrière de calcaire, zone interdite qu’il transgresse avec provocation afin de s’offrir une baignade « lustrale » (R, 12). Le jeune homme se trouve ici en position de transgression, mais il n’est pas en mesure, du fond de cet abîme — et donc, au plus bas de l’axe vertical —, de « disputer l’espace aérien » (R, 13) aux hélicoptères qui le pourchassent et qui « possèdent la maîtrise des airs » (R, 13). Au terme de sa quête, à la toute fin du roman, Malarmé se retrouve cependant, par un jeu de renversement, tout en haut de la tour de contrôle, bien conscient du fait qu’« il possède le ciel, maintenant » (R, 560). La trajectoire générale du protagoniste, qui s’inscrit ainsi sur le plan de l’altitude, indique clairement le passage d’une position d’exclusion à une position de plein contrôle. Elle témoigne en effet d’une capacité d’agir qui se développe progressivement chez ce personnage tout au long du roman, mais qui demeure toutefois prisonnière d’un schème spatial caractéristique de l’espace abstrait.

Il n’est pas surprenant que le parcours spatial de Malarmé, entre la carrière et la tour, soit parsemé de balades en forêt qui le mènent souvent vers les basses collines, le long de la ligne des crêtes, lieu de prédilection qui lui permet de « jouir du panorama offert par la plaine » (R, 118). Du haut de son promontoire, Malarmé retrouve un sentiment de puissance que seul le pinball, activité à laquelle il s’adonne à plusieurs reprises dans le roman, semble pouvoir lui procurer[25]. « Levant les bras comme un orateur voulant imposer le silence » (R, 48), Malarmé domine la région et, plus particulièrement, la maison du bonhomme Bourgeois, riche propriétaire qui « conjugue et résume les institutions, les divers instruments d’oppression[26] ». Cette scène possède une valeur proleptique dans la mesure où Malarmé, en fin de roman, gagne concrètement — et non pas seulement « spatialement » — sa lutte de pouvoir vis-à-vis de Bourgeois en le tuant, mais aussi parce que la domination spatiale qu’il exerce en haut de la colline annonce sans détour celle, encore plus importante, qu’il tentera ultimement d’exercer à l’intérieur de la tour de contrôle de l’aéroport. Du haut de celle-ci, Malarmé passe du statut de regardé à celui de regardant et devient, par conséquent, la figure panoptique du roman. Puisque les yeux sont, de l’aveu même du héros, « l’organe de la possession » (R, 90), la tour de Mirabel représente pour lui la seule option possible pour assouvir sa soif de pouvoir et, surtout, pour être en mesure de posséder Christine dans la durée. Si cette dernière lui échappe constamment sur la terre ferme, la situation diffère tout en haut de la tour transformée, par la folie de Malarmé, en une sorte d’hétérotopie lui permettant de « voir » les différents personnages du roman, dont Burné et Johnny, et de s’adresser à eux. Le message qu’il destine à Christine est clair : « Attends-moi Christine ! Je te possède encore, car si tu prends l’avion, Édouard Malarmé, lui, possède le ciel, maintenant. […] Je te vois là-bas au bout de ma mire forniquant sur une plage de Californie […]. Où que tu sois sur terre, ma fille, tu vas danser dans mon pinball, maintenant. » (R, 560-561) Pouvoir, espace et regard se conjuguent ici dans le délire du héros qui, on le devine, ne pourra jouir pendant bien longtemps de cette domination éphémère. L’aliénation du jeune homme est ici mise en relief de façon explicite : Malarmé croit bel et bien avoir tout gagné en se hissant au sommet de la tour alors qu’en réalité, il a tout perdu et se retrouve, par surcroît, devant une mort certaine[27].

Si Malarmé est constamment en quête de hauteur et de contrôle, il est aussi guidé, comme on l’a vu, par l’amour inconditionnel qu’il porte à Christine. Dépossédée de sa jeunesse par un gouvernement qui a fait main basse sur la ferme familiale et par un père qui l’a abusée sexuellement, Christine s’oppose farouchement à toute forme d’autorité et se présente comme l’incarnation même, avec sa mère et sa grand-mère, de la contestation de tous les pouvoirs en place. Son « thème personnel[28] », pour reprendre l’expression de Gérard Genette, est bel et bien la résistance, et cette dernière, dans la configuration spatiale de La rage, ne peut que se manifester dans l’horizontalité, au niveau de la terre ancestrale. Ainsi, la visite que la jeune femme effectue chez sa grand-mère (qui a toujours refusé l’expropriation), mais surtout l’attitude qu’elle affiche lors de cette visite, revêt une importance capitale dans l’économie du récit puisqu’elle indique d’emblée son appartenance et son attachement à un espace concret, « pénétré d’imaginaire » (PE, 52). Christine voue une admiration sans borne à la vieille dame qui, à la manière de Menaud[29], n’hésite pas à se battre activement — parfois à coups de fusil ! — pour protéger sa propriété des autorités fédérales. D’où cette tirade de l’oncle Justin, pour qui cet acharnement n’a aucun sens :

Plus vivante ? Ben tiens ! C’est ce qui la tient en vie, de défendre sa maison comme une forteresse. Elle ressuscite chaque matin, même, pour l’occuper, sa maison, pour empêcher qu’un fonctionnaire prenne sa place. Mémé attend juste que les libéraux soient battus pour lever les pattes, c’est évident. Elle va accepter d’aller au ciel seulement quand le dernier des arpents de terre aura été rendu aux cultivateurs. Je vous le dis.

R, 279

La maison ancestrale joue dans la dynamique du récit le rôle du « contre-espace » qui, selon Lefebvre, est créé par un individu ou une population qui s’oppose à un programme (ici gouvernemental), et qui introduit dans la réalité spatiale une sorte d’enclave qui se dresse « contre l’Oeil et le Regard […], contre le pouvoir et l’arrogance » (PE, 440). Durant cette visite, Malarmé, d’ordinaire bavard, ne dit rien et se contente d’écouter « le très ancien débat du terroir québécois se ressasser pour la millionième fois, sur fond d’aéroport ultramoderne » (R, 280). Pour sa part, Christine, de tempérament hargneux et colérique, affiche soudain, dans cette demeure, une joie enfantine que le lecteur ne retrouve à aucun autre moment du récit : « Christine s’excitait, se collait à sa grand-mère et joignait les mains comme pour l’implorer : raconte-nous, grand-maman, raconte-nous tes histoires de loups-garous, les histoires que ton père tenait de son grand-père… » (R, 281) La maison et son occupante, comme on peut le voir, remplissent une fonction mémorielle qui s’affirme dans le cadre d’une tradition orale. Cette mémoire, concède Christine, est certes un peu emmêlée et passéiste, mais elle possède la vertu de créer un espace de contestation du pouvoir. Lorsque la grand-mère parle, « plus que les mots, on déchiffr[e] la terre elle-même » (R, 281), ce qui n’est pas sans plaire à Christine, dont on comprend ainsi l’affection qu’elle voue à son aïeule et à sa demeure.

Encore plus que la maison de la grand-mère, la figure spatiale à laquelle le destin de Christine est intimement lié, en raison de sa disposition spatiale horizontale, est le pont de la rivière du Nord, véritable porte d’entrée du pays exproprié. C’est sur ce vieux pont de fer que Malarmé et Christine se croisent pour la première fois, par hasard, alors que le squatteur effectue une de ses nombreuses balades en nature, accompagné de ses chiens. Cette première rencontre, tout en tension et en jeux de pouvoir, nous montre la jeune femme en plein contrôle de la situation : juchée sur la rambarde du pont, elle se dresse en position d’ascendance sur Malarmé qui tente en vain « de [s]e faire valoir en jouant de [s]on pouvoir » (R, 25). Si, au sommet des collines, Malarmé expérimente un sentiment de puissance, sur le pont, face à une Christine farouche, « [s]es propres épaules [ont] tendance à s’affaisser comme celles d’Atlas sous le poids de la voûte céleste » (R, 28), témoignant par le fait même de son état d’infériorité vis-à-vis de son opposante, véritable maîtresse des lieux.

Malarmé demeure malgré tout obsédé par ce pont et par la « petite générale » (R, 122) qui le défend. Ainsi, mû par un désir pénétrant, il y retourne à quelques reprises dans l’espoir de la croiser mais aussi pour l’observer secrètement à l’aide de ses jumelles alors qu’elle récolte les légumes de son potager, derrière la maison familiale[30]. Ces expéditions au pont ne se font cependant jamais sans peine, comme si une force extérieure le retenait sans cesse : « Et moi, qu’attends-je pour franchir la frontière, pour sauter cet obstacle somme toute dérisoire qu’est la rivière pesante, et mordre dans la vie, mordre à cette gorge plantureuse qui me nourrira spirituellement […] ? » (R, 119) Cet extrait nous montre, comme on l’a mentionné ailleurs[31], que l’univers de la frontière détermine le comportement de Malarmé, constamment « à cheval sur la ligne de démarcation entre la montagne et la plaine » (R, 55). Notre étude de l’espace et du pouvoir dans La rage, centrée sur la dichotomie hauteur/surface, nous confirme ces propos : le drame de Malarmé réside dans le fait qu’il est sans cesse déchiré entre la tour et le pont, entre l’exigence de s’affirmer par le pouvoir vertical — ce qui causera sa perte — et la nécessité de combler son désir amoureux de Christine, personnage terrestre, horizontal, incompatible avec toute forme de pouvoir.

Un modèle récurrent

Bien d’autres éléments auraient pu être évoqués pour montrer en quoi la configuration spatiale du pouvoir, dans ce roman, se déploie d’abord et avant tout selon une logique de la verticalité. La longue scène de chasse aux canards, activité permettant à Malarmé et à Johnny de s’octroyer un pouvoir, si fugace soit-il, se déroule ainsi dans le cadre d’une spatialité résolument verticale où le sentiment de puissance ne peut advenir qu’à partir du moment où la cible animale, bien élevée dans le ciel, amorce sa chute vertigineuse vers le sol. De même, les nombreuses références intertextuelles que Malarmé greffe à son discours s’ancrent souvent dans cette dimension qui privilégie les rapports entre le haut et le bas. Songeons d’abord au mythe d’Icare, auquel le héros fait référence à quelques reprises dans le roman. Pensons également au Petit Prince de Saint-Exupéry, que Malarmé condamne fortement parce qu’il aurait préféré que le cheminement de son personnage éponyme soit inversé et qu’il parte de la terre pour aller « mourir vers les étoiles » (R, 305). On trouve aussi, çà et là, la figure de Don Quichotte se mesurant aux moulins à vent — référence qui renvoie évidemment au rapport entretenu par Malarmé avec la tour de contrôle de l’aéroport —, sans oublier l’évocation de Malcolm Lowry (R, 13), auteur de Under the Volcano, roman dont la spatialité se manifeste — le titre en fait foi — par un constant va-et-vient entre le haut et le bas.

La lecture des romans subséquents de Louis Hamelin nous donne à voir une réitération, partielle ou prononcée, de cette configuration spatiale, témoignant par le fait même de la prégnance de cet élément dans l’imaginaire de l’auteur. Le destin des personnages d’Hamelin semble en effet intimement lié à l’idée même de l’ascension (ou à celle de la chute), comme si les noeuds de leur existence ne pouvaient se démêler, parfois fatalement, qu’à travers cette dynamique spatiale. Ainsi en est-il de Dorianne qui, dans Ces spectres agités, exerce une domination complète sur le quotidien de Vincent, freinant ce dernier dans son projet de rédiger le Grand Roman Québécois[32]. Cette véritable suprématie prend subitement fin lorsque, au milieu d’une fête, la jeune femme tombe d’un balcon — « petite cage aérienne suspendue en surplomb de la façade éteinte du logement[33] » — pour s’écraser sur le toit d’une voiture, inconsciente. La trajectoire spatiale effectuée par Jacques Boisvert, dans Cowboy[34], est fort similaire. Figure d’autorité et de « calme arrogance » (C, 296), Boisvert, sorte de pilote de brousse du Nord québécois, appartient d’emblée à l’espace aérien. À partir de son hydravion, il est en mesure de « soumettre le village » (C, 297) de Grande-Ourse à son pouvoir et provoque du même coup la colère de ses adversaires, dont Christophe, l’autochtone qui, reprenant le geste de Malarmé à l’endroit des jumbo jets, « brandi[t] le poing » (C, 298) en direction de l’appareil, comme s’il désirait provoquer sa chute. Cette descente funeste se matérialise à la toute fin du roman, alors que l’hydravion de Boisvert s’écrase au milieu d’un cimetière. Tout comme Dorianne, le pilote voit ici son pouvoir (et sa vie) s’éteindre à la suite d’une débâcle vertigineuse qui clôt le récit en signalant une sorte de renversement dans les rapports de force présents au sein de l’intrigue.

En ce qui concerne François Ladouceur, le héros-narrateur du Soleil des gouffres, c’est à la suite d’une ascension, et non d’une chute, qu’il finit par mettre un terme à sa quête. C’est en effet au Mexique, au sommet d’une pyramide aztèque, que son destin l’amène et qu’il décide de s’en prendre à Vitoux, un gourou charismatique qui tente, tout au long du roman, de le convaincre de se joindre à sa secte : « Au même moment, écrit-il, j’ai décidé de l’étrangler. Ma tête tournait au son des flûtes. Je cherchais un point d’appui pour me remettre debout. J’ai levé les yeux. Sa main était là, tendue. J’ai fait non de la tête. Je montais au ciel[35]. » Soulignons par ailleurs que, bien que le voyage initiatique de Ladouceur se termine dans les hauteurs, il s’amorce, par contraste, dans la petite localité de Schefferville, ancienne ville minière du nord du Québec, parcours qui n’est pas sans rappeler celui de Malarmé, qui débute au fond d’une carrière désaffectée pour se terminer au sommet de la tour de contrôle de l’aéroport de Mirabel.

Notons enfin rapidement que les personnages principaux de Betsi Larousse et du Joueur de flûte n’échappent pas non plus à la logique spatiale qui régit, toujours à des moments cruciaux de l’intrigue, les déplacements spatiaux des héros d’Hamelin. Si Marc Carrière frôle la mort à la suite d’une chute dans les eaux glaciales du fleuve, alors qu’il s’échine à y larguer une lourde sculpture de sa création, Ti-Luc Blouin passe aussi bien près de perdre la vie lorsque l’arbre creux à l’intérieur duquel il se hisse jusqu’au sommet est coupé par les responsables d’une compagnie forestière. Ces deux exemples de mouvement verticaux — chute et ascension — n’impliquent pas, explicitement du moins, un rapport de domination ou de pouvoir face à une réalité extérieure, mais témoignent peut-être d’une certaine libération de ces personnages d’une emprise qu’ils s’imposent à eux-mêmes, d’un conflit intérieur qui se dénoue dans une renaissance symbolisée par un baptême de l’eau (pour Marc) et par une éjection de l’arbre-utérus (pour Ti-Luc).

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Au terme de ce trop rapide survol, est-il possible d’évoquer la présence, dans l’écriture d’Hamelin, d’une certaine poétique de la verticalité permettant de traduire spatialement les nombreux conflits, rapports de force et luttes de pouvoir au sein de sa fiction foisonnante ? L’auteur de La rage répond peut-être lui-même à la question, en ouverture d’une contribution intitulée « La tentation idyllique » :

L’origine de ce texte est double. C’est d’abord une image, associée dans mon esprit à une citation que j’ai été incapable de retracer. On est en France, pendant la débâcle de 1940. Au-dessus d’un chaos d’autos et de piétons, de bicyclettes et de charrettes qui s’étire jusqu’à l’horizon, des pilotes de chasse français envoyés en reconnaissance à l’est, où déboulent déjà les blindés teutons, survolent la vallée de la Saône à faible altitude, remontant la colonne de réfugiés. À un moment donné, ils aperçoivent, sur la rive du fleuve, des pêcheurs à la ligne qui leur envoient la main. Ces salutations de pêcheurs à chasseurs me fascinent encore aujourd’hui. […] [J]’ai conservé précieusement, dans l’abri de ma mémoire, cette scène dont la dimension symbolique ne pouvait m’échapper ; d’un côté, le vol de ces avions de combat vers un front mouvant et les hordes ataviques, illustrant la marche implacable de l’Histoire ; de l’autre, cette activité paisible entre toutes, dont une certaine tradition n’hésite pas à faire un proche parent occidental de la méditation zen. Le pilote dans son cockpit, le pêcheur dans sa bulle : deux postures prédatrices, mais aussi, séparés par quelques centaines de mètres de jolie campagne française, deux mondes aux antipodes l’un de l’autre[36].

Au coeur de cette scène de guerre « conservé[e] précieusement, dans l’abri de [l]a mémoire » de l’auteur, se trouve affiché, explicitement, le schéma spatial qui se répète tel un leitmotiv dans l’ensemble de sa production romanesque. Hamelin ajoute plus loin que cette image symbolique est emblématique d’une « tension, jugée par [lui] féconde, entre l’idylle et l’Histoire dans le roman[37] », c’est-à-dire entre un rapport au monde marqué d’une part par l’utopie et l’absence de conflit et, de l’autre, par le tourbillon social, les grands remous, voire le chaos. Nous sommes bel et bien ici en présence de « deux mondes aux antipodes l’un de l’autre », mais ce qu’Hamelin s’évertue constamment à accomplir par son écriture, c’est, justement, d’opérer un rapprochement entre ces deux univers et de provoquer, par le fait même, de fortes collisions, de profonds impacts qui s’actualisent inévitablement, dans l’espace romanesque, à partir du moment où le haut rencontre le bas (et vice versa), où les chutes vertigineuses et les ascensions fulgurantes — souvent associées, chez les protagonistes, à la perte du pouvoir où à la tentative de se l’approprier — s’immiscent dans l’intrigue, la conduisant du même coup vers son dénouement.

La rage s’impose peut-être comme le roman d’Hamelin qui affiche le plus ouvertement cette dynamique. L’importance, dans la cartographie qui s’y déploie, des figures spatiales du jumbo jet et de la tour de contrôle — symboles de pouvoir et de domination —, mais surtout du rapport entretenu par Malarmé et Christine à ces éléments, atteste la centralité de la dimension verticale dans cette première fiction de l’auteur. Sans nier l’originalité de la production ultérieure d’Hamelin, il est difficile de ne pas voir dans cette oeuvre fondatrice une sorte de modèle, un canevas spatial constamment réactivé d’une fiction à l’autre, permettant à l’écrivain d’explorer toute la complexité et les tensions inhérentes, pour reprendre ses mots, à la grande « marche implacable de l’Histoire » et aux rapports de force qui s’y rattachent.