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On n’accorde sans doute pas suffisamment d’attention à la barre oblique du titre de cette section : « Essais/Études ». Fort commode, elle permet à l’essayiste/spécialiste de se tourner d’un côté et de l’autre, d’adopter le point de vue de l’ambivalence, de faire jouer la liberté de l’essai tout en produisant un texte qui ressemble à une bonne vieille monographie. Pour le compte d’une autre revue que je ne nommerai pas (à peine pour dire qu’elle a été fondée en 1959 par de « jeunes écrivains qui n’avaient pas ou avaient à peine dépassé la trentaine »), j’ai beaucoup lu d’essais québécois depuis quelques années. Une de mes premières impressions : beaucoup d’études, qu’on ne saurait décrire comme ces « essais cognitifs » dont parlait naguère Marc Angenot, sont effectivement à cheval sur la barre oblique. Pourtant, leur marque générique est sans équivoque : « essai ».

On ne saurait dire d’où vient la confusion des genres et à partir de quel moment elle s’est développée (a-t-elle toujours existé ?), mais elle s’est sans doute accentuée depuis plusieurs années, influencée par la logique des récompenses et des prix, lesquels ne distinguent pas souvent l’essai, l’étude et le livre de recettes à la mijoteuse. On peut également présumer que, pour un sociologue ou un historien, se réclamer de l’essai permet d’assurer ses arrières. Qui pourrait reprocher un quelconque biais méthodologique à un essayiste ? Qui pourrait dire que les références bibliographiques et les notes sont trop peu nombreuses ? Qui pourrait être perplexe devant les prises de position personnelles du sociologue, qu’il sort de nulle part au milieu d’une argumentation, afin d’y mettre son grain de sel ou pour se sortir d’une aporie ? Voilà ce qui engendre des monographies qui se veulent essais : page couverture sans équivoque générique, hypothèse innovante, monographie normale, « je » impromptu, critique sociale ou idéologique, retour d’une analyse littéraire, sociologique ou historique, revanches épisodiques du « je » et de ses raccourcis argumentatifs, conclusion scientifique, bibliographie, quatrième de couverture sans équivoque générique.

Il y a quelques années, René Audet a bien vu, il me semble, ce qui fait la particularité de ce genre. Un genre que d’aucuns considèrent pourtant indéterminable et inachevable. Mon collègue de l’Université Laval montre bien que ce n’est pas tant le sujet ou l’engagement que la spatialité de l’essai qui permet d’en définir les contours :

La marge de manoeuvre constitue la pierre angulaire de la démarche essayistique, ce jeu offrant la possibilité d’une errance, d’une dérive ; cet espace, il est consacré à l’exploration d’une perspective sur la culture, d’une « vision des objets intellectuels » — autorisant par là l’intrusion d’une subjectivité dans la perception d’objets aussi factuels que des lieux, se lisant pour l’occasion comme les traces de leur appropriation culturelle par l’humain[1].

On aura compris qu’il n’y a pas cet espace, ce jeu, dans ces études du spécialiste qui se veut essayiste. S’il y a des failles dans l’argumentaire, elles ne sauraient être confondues avec les interstices dont parle Audet. Malheureusement, c’est trop souvent le cas dans ces essais/études.

L’essai — ainsi parle la page couverture — de Corrie Scott, De Groulx à Laferrière. Un parcours de la race dans la littérature québécoise[2], a-t-il du jeu ? Chose certaine, l’ouvrage de la professeure de l’Institut d’études des femmes à l’Université d’Ottawa est à cheval sur la barre oblique. D’emblée, le lecteur se réjouit de l’approche : Scott dit avoir recours aux « théories postcoloniales, aux théories critiques de la race (critical race theory), ainsi qu’aux théories féministes queer » (16) pour établir une sorte de parcours de l’idée de race à travers la littérature québécoise, de Lord Durham à Dany Laferrière. On s’étonnera d’ailleurs que la borne liminaire du titre soit associée au chanoine Lionel Groulx et non à l’illustre membre du Parti Whig. Intention polémique ? Retour de débats jamais véritablement enterrés à propos de Groulx ? Le sujet n’a jamais cessé d’être brûlant : inutile de remonter très loin dans l’histoire du Québec pour savoir que le racisme réel ou potentiel du Canada français crée le malaise, à tout le moins. Doit-on rappeler l’épisode autour du livre d’Esther Delisle[3] ? Et les déclarations de Jean-Louis Roux à propos de la croix gammée sur son sarrau, à l’Université de Montréal ? La notion de race est à manipuler avec soin.

Le lecteur de l’ouvrage de Scott est en droit d’espérer des réflexions innovantes : le sujet est sérieux et les théories de genre et féministes ont la capacité de révéler de nouvelles dimensions de la littérature québécoise. On ne s’attend pas pour autant à la sérénité (feinte ?) de l’observateur désengagé. Et c’est tant mieux. Cela dit, l’ambition de Corrie Scott est bel et bien scientifique : elle veut « paver la voie à une recherche encore embryonnaire au Québec » ; elle a des « objectifs » et des « buts » ; elle propose une « analyse » et cherche à « démontrer » que « la race est un concept qui déborde constamment ses frontières » (36). Elle place aussi la barre haut : à propos des romans du terroir, elle dit pouvoir « apporter un regard neuf sur un pan important de l’histoire littéraire au Québec » (34). Bref, tout ça pour dire que l’éditeur a décidé d’écrire « essai » sur la page couverture de l’ouvrage.

Barre oblique oblige : d’un côté, il y a dans cet ouvrage une démarche d’analyse littéraire (irriguée par des approches théoriques très riches) traquant la polysémie de la dimension raciale dans un ensemble plutôt hétéroclite de romans, de manifestes, de poèmes et de rapports (de Durham à Laferrière, en passant par le chanoine d’antan, le felquiste prisonnier aux « Tombs » et l’auteur des Quatre mille marches). De l’autre côté, Corrie Scott parle tout à coup des « collègues qui s’indignent de l’emploi du mot race sans guillemets, ou bien de l’étude du concept en général » et qui « paraissent vouloir minimiser les conséquences désastreuses du racisme » (23) ; elle s’indigne personnellement d’une citation de Groulx (65) ; elle écrit, sans soutenir son propos par une quelconque référence, que les réactions au rapport Durham des « historiens canadiens-français » ont « peut-être » été « plus émotives » que celles des Canadiens anglais (44) ; elle affirme sans coup férir que « Nègres blancs d’Amérique est un récit qui se prend affreusement au sérieux » (137) ; elle analyse la page couverture de Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer en précisant que sa « connaissance des couvertures d’autobiographies [est] limitée » (155) ; elle propose — indirectement, soulignons-le — une sorte de parcours téléologique qui nous mène depuis Groulx jusqu’à la « valorisation d’une multiplicité de voix multiculturelles [qui] est à célébrer » (176), même si les romans de Ying Chen et de Laferrière sont encore pris avec l’idée de race malgré le désir d’en sortir. Est-ce bien là le régime de l’essai ? La question n’est pas superflue. Il ne s’agit pas seulement, ici, d’une question de classification. Il s’agit d’une question de respiration.

En effet, nonobstant des réflexions des plus intéressantes (je retiens la lecture stimulante faite par Scott des oeuvres d’Yves Thériault et de Félix-Antoine Savard à propos du référent amérindien comme vecteur d’authenticité), il n’y a pas suffisamment de jeu, ici, pour que l’essayiste respire à son aise. Le propos est d’abord pris dans des chaînes argumentatives beaucoup trop serrées, dont les anneaux sont, paradoxalement, fragiles. Passons sur plusieurs glissements de la question raciale à celle des genres, lesquels mériteraient au moins de plus amples développements. Certaines déclarations, aux fondements de la réflexion, laissent pantois. Je ne retiens que celle-ci : « la littérature québécoise n’a pas vraiment pris son envol avant le 20e siècle » (33). On saluera Fréchette et Buies, qui existeraient comme le chevalier inexistant d’Italo Calvino.

On note aussi des références, surtout en ce qui a trait à l’histoire de la province, qui datent un peu ou qui ne sont pas de première classe. Renvoyer à Mason Wade pour affirmer que « plusieurs considèrent que ce mouvement [littéraire du terroir] marque la naissance de la nation canadienne-française » (82) peut laisser perplexe, surtout en regard de tout le travail des dernières années (je pense notamment aux recherches de Marie-Frédérique Desbiens) qui met en relief l’importance de la littérature romantique d’avant les rébellions. Du même souffle, dire avec Mireille Servais-Maquoi (retour en 1974) que « le thème de la terre a monopolisé pendant un siècle, de 1846 à 1947, les énergies créatrices des romanciers québécois » (60), c’est faire la part belle à une image monolithique d’un siècle littéraire qui aurait été complètement, mais alors là complètement inféodé au clérico-nationalisme. Le xixe siècle littéraire québécois a ici quelque chose d’une terre mal cadastrée. C’est fort dommage, car la lecture du rapport Durham que fait Scott s’en trouve affaiblie.

On s’interroge dès le départ sur la méthode qui lui permet de lire le document de 1839 : « Si l’on peut dire que le Rapport Durham a déjà fait couler beaucoup d’encre, il est néanmoins important de réactualiser les textes anciens pour les analyser en fonction du présent. » (45) Bien d’accord, mais l’herméneutique de ce type a un prix. Il faut s’interroger sur les contorsions qu’on est prêt à imposer à un texte du passé. Ainsi ne suis-je pas convaincu par une telle affirmation : « Par leur prétendue paresse, Durham range les Français du Bas-Canada dans la catégorie de l’Autre racial, une catégorie souvent réservée aux Noirs. » (53) Même si elle reconnaît qu’il ne s’agit pas ici d’une race au sens « biologique », Scott télescope plusieurs aspects de la question, aux dépens, me semble-t-il, de l’historicisation nécessaire à sa réflexion. Celle-ci ne peut traverser à sa guise les strates épistémologiques et les régimes d’historicité. Même si Scott note tôt, dans son étude, « la polysémie ou l’indéfinition de la notion de race » (32), les mots de 1839 ne sont pas ceux de 1967. Je reviens souvent à ces mots de Michel Foucault, dans L’archéologie du savoir :

Exhaustive, l’identité n’est pas un critère ; à plus forte raison lorsqu’elle est partielle, lorsque les mots ne sont pas utilisés chaque fois dans le même sens, ou lorsqu’un même noyau significatif est appréhendé à travers des mots différents : dans quelle mesure peut-on affirmer que c’est bien le même thème organiciste qui se fait jour à travers les discours et les vocabulaires si différents de Buffon, de Jussieu et de Cuvier[4] ?

La prudence est, à tout le moins, de mise.

Il faut aussi tenir compte du fait que l’utilisation du vocabulaire de la « race » est, en certaines occasions où le dominant ne donne pas le choix de la grammaire, un piège pour le dominé, qu’on empêche de trouver ses mots et son identité. Cette idée n’est pas nouvelle : je pense à la logique de la décolonisation d’Albert Memmi, aux Réflexions sur la question juive de Jean-Paul Sartre, aux essais d’Hubert Aquin tels que « Profession : écrivain » et « La fatigue culturelle du Canada français ». Corrie Scott comprend bien la situation : elle note, dans ses lectures d’oeuvres plus récentes (Chen et Laferrière), que celui qui veut se sortir de l’identité qu’on lui impose doit composer avec elle, vaille que vaille. C’est une donnée dont il ne faut pas seulement tenir compte au bout du parcours de la littérature québécoise, mais dès le départ, dès le xixe siècle, qui demeure une terre mal connue dans cet essai. Ainsi, si vous êtes un auteur qui a consacré, avec un historien reconnu, un essai à la fortune mémorielle de Louis-Joseph Papineau, vous risquez de tiquer quelque peu à la lecture de cette interprétation : « Ayant recours lui aussi à un langage racial, Papineau signale l’importance de la race dans le rapport […]. Papineau s’inquiète des répercussions négatives qui découlent du portrait racisé des Canadiens français. » (45) Ce qui inquiète Papineau, c’est bien plutôt que le colonisateur cache sous un soi-disant conflit de « races » une révolte contre le régime inique du Colonial Office. Scott aurait peut-être pu creuser un peu plus. Remontez à mai 1837, par exemple, tandis que Papineau s’exprimait ainsi devant l’assemblée de Saint-Laurent :

Tout l’art des commissaires n’a qu’un but, celui de perpétuer cette séparation des races, en la mentionnant avec affectation, en vingt occasions où il n’y avait pas lieu de le faire ; en laissant percer leurs partiales prédilections pour leurs co-sujets Européens, et leurs étroites antipathies contre leurs co-sujets Canadiens[5].

La logique du pouvoir colonial est retorse.

Peu d’espace, aussi, dans la lecture que Corrie Scott fait du roman L’appel de la race (1922) de Lionel Groulx. Bien sûr, dès le titre, il y a de quoi s’inquiéter du propos de ce roman, qui traite de la prise de conscience de Jules Lantagnac, lequel constate l’anglicisation de sa famille à Ottawa. Mais quel est le sens donné ici au mot « race » ? Comme l’écrivait le jeune André Laurendeau en 1939, en désaccord sur le vocable, le chanoine n’en parle tout de même pas au sens d’une « race anthropologique ». Laurendeau ajoutait :

Voici dégonflées la légende ridicule, l’interprétation malhonnête de quelques lambeaux de phrases, et qui violentaient le contexte entier. Est-ce à dire que le mot « race » soit le terme propre ? Je persiste à penser, malgré Lucien Romier, que l’emploi de ce mot constitue une imprécision grave de vocabulaire et, après le nazisme, une imprudence[6].

Il ne s’agit certainement pas de croire sur parole celui que l’abbé Groulx considérait comme l’un de ses héritiers. À tout le moins, cela invite à la prudence. Malheureusement, les idées déboulent dans l’analyse qu’en fait Corrie Scott. Cette dernière s’attache notamment à l’idée de blancheur dans L’appel de la race. La blancheur des maisons, des astres, des lueurs, d’une nappe blanche. La conclusion surprend : « Dans un autre contexte, la simple mention du blanc ne serait pas nécessairement révélatrice d’une mise en discours raciale. Mais une fois que l’on parvient à rassembler tous les récits raciaux du roman, la blancheur nous semble de moins en moins anodine. » (82) Y a-t-il là une pétition de principe ? C’est à craindre.

Je retiens finalement ces mots : « L’appel de la race, précurseur parmi d’autres de la montée du nationalisme moderne, est représentatif d’une transition du terroir vers le nationalisme moderne québécois. » (82) Quand il n’y a pas d’espace, on finit par oublier qu’il existe des sauts, des discontinuités dans l’histoire littéraire et intellectuelle du Québec. Autrement dit, et comme Yvan Lamonde l’écrivait il y a quelque temps, « le nationalisme souverainiste du RIN et du PQ n’aurait pu être sans celui de Groulx, mais il n’est pas celui de Groulx[7] ». Établir un parcours de la notion de race nécessite une attention constante aux variations définitionnelles de l’idée de race, à l’historicité, à tous ces interstices qui font autant sinon plus l’histoire littéraire que ses trames. L’essai, en ces circonstances, peut être intéressant. Le jeu est de mise, en tout cas. Malheureusement, entre l’étude et l’essai, il y a ici quelque chose de barré. C’est dommage. Surtout pour ce sujet ambitieux qui, à la lumière de théories et d’approches riches, aurait pu offrir beaucoup.