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Tu prétends donc t’être servi de la fiction pour trouver la vérité, ou quelque chose du genre. Moi, ce flou conceptuel autour du mot vérité me dérange… De quelle vérité on parle, là[1] ?

Entre 2002 et 2010, nous dit Louis Hamelin dans les toutes premières lignes de son essai Fabrications, « j’ai travaillé à un roman dont le sujet principal est la crise d’Octobre[2] ». Dans cet essai, Hamelin souscrit à la vision du romanesque défendue par Norman Mailer, selon qui la vérité du roman est supérieure à celle de l’histoire et de la politique, même si l’approche romanesque est inductive. Aussi La constellation du Lynx[3] n’est-il pas un roman historique, mais « un roman heuristique[4] », c’est-à-dire qui se développe par l’examen d’hypothèses successives, le dévoilement progressif de faits historiques dissimulés et l’élucidation d’événements a priori ambigus. Or, s’il est évident que La constellation du Lynx cherche à démonter les événements d’Octobre pour en révéler la véritable articulation, de manière à soutenir que la version du romancier est la « bonne[5] », il m’apparaît que la crise d’Octobre masque à son tour ce qui, dans un certain sens, s’offre comme le vrai sujet du roman. Je dis bien « dans un certain sens », parce qu’il serait farfelu de prétendre qu’Octobre n’occupe pas ici la première place. Mais si, à travers Octobre, le roman disait autre chose ? Ou plutôt, et si le romancier se servait d’Octobre pour dire autre chose ? Autre chose de fondamental, car cela ne serait pas contingent comme le sont les événements politiques ?

La constellation du Lynx réunit quelques motifs clés de l’ensemble de l’oeuvre d’Hamelin, qui tendent à configurer un scénario à l’intérieur duquel ils sont souvent liés étroitement entre eux. Les personnages d’Hamelin ont la plupart du temps des velléités littéraires. Plus exactement, ils s’attèlent à l’écriture d’un livre sans l’avoir vraiment voulu, comme s’ils étaient traversés par l’écriture. Dans Cowboy, Gilles Deschênes griffonne des notes en cachette pendant son séjour sur la pourvoirie, car, dit-il : « je sentais que la suite de l’histoire me précipiterait dans un rôle pour lequel je devais déjà me préparer[6] ». Entre le sujet et le complément, il est le « verbe » d’une histoire qui le dépasse, son alter ego, Gilles Boisvert, l’ayant « forcé d’entrer dans le livre inexistant[7] » du drame de Grande-Ourse qu’il écrira malgré lui. Dans Le soleil des gouffres, François Ladouceur, qui tient un journal de voyage, cherche à prendre toute la mesure d’une étrange histoire qu’il ne saurait néanmoins terminer, « [c]omme si les quatre directions du monde, en somme, devaient prolonger ce qui n’a jamais cessé de se vouloir livre. De se vouloir. Point[8] ». Ces personnages enquêtent, ils cherchent à découvrir une vérité ; ils annoncent à cet égard le personnage de La constellation du Lynx, qui lui aussi sera amené à écrire un livre qu’il n’a pas voulu. J’y viendrai bientôt, il s’agit pour l’instant de noter ce trait commun. Par ailleurs, pour ces écrivains incertains, l’amour est une expérience radicale qui confine à l’absolu et à la perte. Il est donc l’objet d’une quête malheureuse, et du reste, écriture et désir amoureux apparaissent difficilement compatibles ; ils peuvent aussi être violemment conflictuels, comme l’illustre, de manière exemplaire, Ces spectres agités. Enfin, ces données participent d’un rapport complexe à la figure du père, qui est centrale dans toute l’oeuvre. Le père est ce « vieux pouacre vicieux régnant sur la terre femelle[9] », selon l’image qu’en donne le héros de La rage, ce qui explique pourquoi l’histoire oedipienne qui traverse le héros de Cowboy est « écrite dans toutes les langues du monde, universelle[10] ». Or, La constellation du Lynx opère un retour à cette configuration problématique — écriture, amour, père —, mais pour dénouer l’impasse qui caractérise ces premiers romans. Dans le dernier roman d’Hamelin, le père n’est pas l’ennemi à abattre, mais une figure respectée (évolution que laissait déjà entendre Le joueur de flûte[11], comme je l’indiquais ailleurs[12]), de sorte qu’écriture et amour cessent d’être des motifs inconciliables. Pour bien saisir cette évolution, il faut examiner le personnage de Sam Nihilo tel qu’il est d’abord présenté dans le recueil Sauvages[13], avant que, quelques années plus tard, il ne revienne enquêter sur la crise d’Octobre dans La constellation du Lynx.

Portrait de l’écrivain amoureux

Personnage central de Sauvages, Sam Nihilo figure dans quatre nouvelles du recueil, dont la première et la dernière. Dans la nouvelle inaugurale, « Bonjour l’air », il est un romancier mal assuré dans ses ambitions littéraires et qui, tout en s’appropriant les phrases de son ami et poète Normand Beausecours (il les note sur un carnet), couche avec celle pour qui le poète se meurt de désir. Dans ce bar de la rue Mont-Royal, où Marie a invité Sam à le suivre, celui-ci s’est naturellement rappelé une phrase que Normand lui avait dite dans son désarroi amoureux : « Rien qu’une bonne pipe peut pas arranger… » (S, 37) À la fin de la nouvelle, Sam a quitté Montréal pour retrouver sa « blonde sauvage » (S, 31), Solange, qui vit au lac Kaganoma, à quelques centaines de kilomètres de la métropole.

Dans une autre nouvelle, « Fragile », Sam vient camper chez ses amis Paul et Éva à Trois-Pistoles, où se trouve une étudiante de Paul, Lena. Sam est écrivain, « [m]ais le vrai conteur, c’est Paul » (S, 79). Pendant le repas, Paul prétend que, sur une plage, il est facile de savoir si une femme, étendue sur le ventre, est ouverte à une relation intime : il suffit de la fixer et d’attendre trente secondes pour voir si elle se retourne en regardant par-dessus son épaule. Il raconte aussi l’anecdote suivante : pour donner une leçon à une jeune policière qui distribuait les contraventions avec le zèle de la débutante, quatre gars l’ont coincée dans un chemin de rang, l’ont déshabillée et attachée nue à un arbre, puis abandonnée à son sort. Le lendemain matin de cette soirée bien arrosée, Sam aperçoit Lena allongée sur le ventre, lisant un livre, dans sa tente. Comme il la voit tourner la tête dans sa direction, il entre et commence à la caresser. La relation n’aboutit pas, car Lena s’y oppose, mais Sam note dans son carnet une phrase qu’elle lui a dite. « Est-ce que tout ce qu’on te dit s’en va dans un livre ? » (S, 93) lui demande-t-elle. Puis, Lena refusant son invitation à venir avec lui en Gaspésie, Sam réplique : « Oublie pas que je suis un écrivain. Tout arrive dans ma tête de toute façon. » (S, 94) La nouvelle se clôt sur la rêverie de Sam terminant l’histoire de la policière que Paul avait laissée inachevée.

On voit que le propos de ces nouvelles est exactement le même. J’en retiens deux éléments. D’abord, l’idée que Sam Nihilo, écrivain en herbe, emprunte à la parole des autres pour nourrir sa propre écriture. Il transcrit maintes formules de Normand Beausecours, relève la phrase de Lena et termine dans sa tête l’histoire contée par Paul. Sans l’apport du discours des autres, Sam ne saurait être écrivain. Ensuite, l’idée que la parole, ou plus exactement l’écriture que sous-tend la parole (car Sam note les phrases de Beausecours parce que celui-ci parle en poète, et il est sensible à ce que raconte Paul parce que ce dernier est le conteur qu’il n’est pas et voudrait être), conduit à l’amour. Car la phrase du poète à laquelle Sam pense en suivant la blonde de celui-ci et le propos de Paul que réactive l’attitude insistante de Sam auprès de Lena font en sorte que la parole (l’écriture) autorise ou cautionne une entreprise d’ordre amoureux. L’écriture et l’amour se trouvent donc indissociables dans le portrait qui est fait de Sam Nihilo. Mais ils n’ont pas la même fonction : l’écriture est au service de l’amour, qui est la fin dernière.

Or, en insérant le personnage de Sam Nihilo dans son roman sur la crise d’Octobre, Hamelin en importe les traits définitoires qui le caractérisent dans les nouvelles de Sauvages[14]. Si bien que l’enquête[15] que mène Sam sur la crise d’Octobre, et dont le résultat sera le livre que nous avons entre les mains, seconde l’amour, le favorise ; à telle enseigne, on le verra, que non seulement la quête surgit derrière l’enquête, mais finit par masquer l’enquête à son tour et, au terme du roman, par l’évacuer définitivement.

Branlequeue et la passation au fils

Pour comprendre ce mouvement de l’oeuvre, il faut d’abord s’attarder à la figure de Laurent Chevalier, alias Chevalier Branlequeue. Rappelons que ce personnage a été inspiré à Hamelin par Jacques Ferron. Comme l’a montré Élisabeth Nardout-Lafarge[16], de nombreux éléments du texte y renvoient allusivement, même si le romancier fabrique complètement le personnage. Hamelin en fait notamment un professeur de littérature à l’Université du Québec à Montréal, spécialiste d’Hubert Aquin. La première mention du personnage survient au chapitre 3, alors que Sam rêve à Branlequeue : celui-ci se tient sur une seule jambe, comme un échassier, et trace le chiffre « 4 » dans le sable, cependant que Sam est nu. La scène fait allusion aux interrogations les plus pressantes de Branlequeue sur la crise d’Octobre. Celui-ci est donc perçu à la fois comme scripteur de sens et comme figure qui elle-même demande à être déchiffrée. Il est le maître : il enseigne, montre, transmet et exige de l’élève un effort à la hauteur de son discours, c’est-à-dire qui ne se dévoile qu’à ceux qui en sont dignes. Auprès des « Octobierristes » réunis autour de lui, il insiste : « Nous sommes des gens de lettres. Notre vocation est de déchiffrer. » (CL, 127) Quant au premier chapitre consacré à Branlequeue, le sixième, il relate son service funéraire. Rêve, mort… En apparence, Branlequeue n’est pas, dans ces premières pages, une figure très consistante ; c’est qu’elle le sera en esprit. Et l’esprit, ici, c’est celui de la littérature qui souffle sur le pays. Lors du service, un collègue et ami de Branlequeue explique que le maître livre de Branlequeue, Les élucubrations, est une oeuvre inachevée, « destinée à trouver son achèvement dans le devenir collectif, seul possible de sa postérité » (CL, 48). Cette posture, qui est exactement celle que donne à lire un écrivain comme Victor-Lévy Beaulieu[17], fait surgir le paradigme problématique, et particulier au Québec, de l’écrivain national.

Chez Beaulieu, cette posture est fragilisée par l’absence de pays. Chez Branlequeue, elle est essentiellement localisée dans ce moment déterminant de la lutte politique pour l’indépendance que représente la crise d’Octobre ; elle est plus précisément déterminée par l’incompréhension que la crise suscite en lui encore trente ans plus tard. Mais cette incompréhension le place dans le même inconfort que Beaulieu, car dans les deux cas ce sont des postures inachevées de l’histoire. Le pays incertain de Ferron, devenu équivoque chez Beaulieu, est inachevé, de la même manière que Branlequeue s’apprête à mourir sans avoir connu le fin mot de l’histoire : « Chevalier allait mourir avant d’avoir atteint la terre promise, mais sa tribu s’était de toute manière dispersée d’elle-même et personne ne possédait la moindre assurance que la terre promise existait seulement. » (CL, 296) Encore la veille de sa mort, « refusa[n]t de renoncer à comprendre ce qui s’était vraiment passé » (CL, 296 ; l’auteur souligne), il se débat avec la théorie conspirationniste sans pouvoir l’expliquer, recourant, devant Sam, à une métaphore astronomique pour signifier son impuissance à y voir finalement clair :

Des fois, Sam, j’ai l’impression que la lumière des faits nous parvient de très loin, comme celle des étoiles mortes. Et que nous nageons en plein arbitraire quand nous essayons de relier les points pour obtenir une figure plausible… Peut-être que les explications que nous cherchons ne sont jamais que des approximations, des esquisses chargées de sens, comme les constellations : nous dessinons des chiens et des chaudrons là où règne la glace éternelle des soleils éteints.

CL, 297

Dans ce trou noir des étoiles mortes, Branlequeue est condamné à disparaître, avalé par son propre questionnement, achevé par le temps humain dont l’histoire se moque.

Sans doute est-ce la forme de cet inachèvement que donnent à entendre les « funérailles pas nationales mais presque » (CL, 47 ; l’auteur souligne) de Branlequeue, le « presque » étant ici un bel euphémisme. Le pays et la crise d’Octobre se définissent par une forme d’incomplétude qui, ultimement, affecte la figure nationale de Branlequeue et qui, dans les années qui précèdent sa mort, se traduisent par l’isolement de l’écrivain professeur dans un petit appartement près de l’université, séparé de sa femme, abandonné par ses enfants et stigmatisé, en raison de son insistance à vouloir comprendre les tenants et aboutissants de la crise d’Octobre, « tant par la confrérie universitaire que par ses deux seules vraies familles, littéraire et politique » (CL, 292).

Le seul qui, à vrai dire, lui témoigne encore une véritable affection, c’est Sam Nihilo. Il est d’ailleurs le seul de ses anciens étudiants à être présent aux funérailles. À l’hôpital Notre-Dame, auprès de son ancien maître, Sam se dit : « Le problème de Chevalier était devenu le mien. » (CL, 296) Aussi n’est-il pas étonnant que, après les funérailles, le fils de Branlequeue propose à Sam de classer les archives de son père : « Tu connais bien son oeuvre. T’étais au courant de ses recherches. J’ai pensé que ça pourrait t’intéresser. » (CL, 52) Car dans ce chapitre clé se négocie entre Branlequeue et Sam une sorte de passation symbolique de la théorie conspirationniste que le fils de Branlequeue permet d’asseoir sur des conditions matérielles. Si Branlequeue a été le premier à « sem[er] cette graine de théorie du complot dans la terre noire d’Octobre 70 » (CL, 145), Sam est celui chez qui la germination a apporté à Branlequeue les plus grands espoirs[18]. Comme le lui dit une ex-collègue de Branlequeue : « Il avait confiance en toi, Samuel. C’est mon devoir de te le dire, maintenant qu’il n’est plus là. Il te voyait aller loin… » (CL, 60)

Cette passation ne saurait être complète sans que Sam assume lui-même la mort de Branlequeue, comme s’il en avait été le meurtrier — car l’ascension du fils ici élu pour achever le travail du maître est naturellement conditionnelle à sa capacité de relever le défi de ce que le texte donne à lire comme un parricide symbolique. Alors que Sam s’apprête à quitter les lieux au moment où, sur le parking, l’a rattrapé le fils de Branlequeue, il choisit, après le départ de celui-ci, d’aller se promener sur la rivière glacée de Sainte-Anne-de-la-Pérade. Dans une parodie de la fameuse scène 1 de l’acte V de Hamlet, mais où Sam s’est emparé d’une morue qu’il tient devant lui comme s’il fixait le crâne de Yorick, le texte rejoue en quelque sorte la mort de Branlequeue :

Je l’ai regardé de près, et c’était comme si je jouais une scène : le prince Hamlet avec, à la place du crâne de Yorick, un vertébré aquatique. Je ne sais pas pourquoi, j’ai fourré le poisson au chaud dans ma poche. Je sentais ses faibles coups de queue contre mon flanc. Il vivait toujours […]. Quand j’ai sorti le poulamon de ma poche, il avait cessé de se débattre. Je savais que Chevalier Branlequeue aurait approuvé cette plaisanterie : un poisson mort, comme dans la Mafia, où ce message voulait dire : bientôt toi aussi. La petite morue s’est abattue presque sans bruit sur le couvercle du cercueil.

CL, 54

Cette parodie est habilement fignolée par le romancier, qui sait bien ce qu’il fait et lui donne une dimension savoureuse qui en creuse la signification. Hamelin n’a évidemment pas choisi la morue innocemment : c’est la mort que Sam tient dans sa main, puis qu’il met dans sa poche, spécifiant alors que le poisson est toujours vivant. Quand il la jette dans la fosse, la morue est bien morte, cependant que la scène est le prétexte à une anecdote qui en même temps diffère la mort : « bientôt toi aussi ». Si la mort de Branlequeue rend possible la passation, celui-ci ne mourra véritablement, et Sam lui-même n’aura conséquemment monté en grade, que lorsque l’ancien étudiant aura achevé les recherches du maître.

Ainsi l’enquête sur la crise d’Octobre menée par Sam — qui prend la relève de Branlequeue —, et dont le livre que nous lisons confirme l’accomplissement, dissimule une quête intime qui lie la question de l’écrivain national à celle du père. Écrivain national et posture paternelle ne font qu’un, et c’est bien en fonction de la superposition de ces formes à travers la figure de Branlequeue que le roman introduit la réflexion sur la crise d’Octobre et problématise la quête de Sam Nihilo. Alors que ce dernier semble bien porter son nom — « [j]e ne m’appelle pas Nihilo pour rien » (CL, 233), dit-il —, il serait faux de croire que Sam part de rien, ex nihilo. Car ici la mort du père crée en quelque sorte la vie du fils. Branlequeue n’est précisément que cela, un maître à penser, un accoucheur d’âme, il rend possible le départ du fils en indiquant la route à suivre. Mais sur cette route, Sam est destiné à rencontrer ce qui peut donner sens à sa quête : l’amour.

La quête de Sam

La question amoureuse nous permet de comprendre comment Sam relève le défi que lui pose l’enquête léguée par Branlequeue. Car à ce legs est assorti un gain amoureux. C’est par ailleurs par contraste avec l’échec amoureux de son ancien professeur que la réussite de Sam apparaît décisive. Pour Branlequeue, l’amour n’a guère été couronné de succès, et en outre il entre en opposition avec l’écriture, donc avec l’enquête menée dans Les élucubrations. Déjà à l’époque de la crise d’Octobre, Branlequeue faisait chambre à part, abandonnant la maison à sa femme et se contentant de dormir dans le Placard[19], la pièce où il écrivait et lisait des manuscrits pour la maison qu’il avait fondée, y vivant « à la manière d’un réfugié » (CL, 189). C’est en songeant à sa femme, qui l’avait surnommé le Branleux, qu’il a choisi son nom de plume[20], histoire de tourner en dérision un double métier, celui d’éditeur et d’essayiste, qui s’est édifié sur les ruines familiales. C’est dans le Placard, qui représente le bon côté des choses, que les futurs felquistes Richard Godefroid et François Langlais ont été initiés à l’indépendance du Québec.

Or, le parcours de Sam le conduit à réussir là où Branlequeue a échoué, non seulement en achevant l’enquête sur la crise d’Octobre, mais aussi en menant à bien, malgré les difficultés, sa quête amoureuse, laquelle par ailleurs va progressivement être mise au service de l’enquête. Outre que la mort de Branlequeue déclenche l’enquête de Sam, elle coïncide significativement avec le début de la relation entre celui-ci, jusqu’alors célibataire, et Marie-Québec. Sam a fait sa connaissance alors qu’elle était, pendant une brève période, « une des rares filles à faire partie de la petite bande qui se réunissait autour de Chevalier Branlequeue » (CL, 90). Il ne l’avait pas revue depuis plusieurs années lorsque, quelque temps après l’enterrement de Branlequeue, il la croise par hasard et lui donne rendez-vous à la taverne Lavigueur, rue Ontario, où Branlequeue avait ses quartiers. Sam doit d’abord se rendre à un rendez-vous avec l’ancien détective de l’escouade antiterroriste de la police de Montréal, Gilbert Massicotte, qui en juin 1970 avait arrêté les felquistes cachés dans une cabane à Saint-Colomban. Sam a trouvé son nom dans les affaires de Branlequeue et a choisi de commencer son enquête en l’interrogeant. Après sa rencontre avec Massicotte, Sam retrouve Marie-Québec chez Lavigueur, après quoi ils passent la nuit ensemble.

On voit facilement comment les événements se lient, la mort de Branlequeue, à l’hiver 1999, plaçant Sam dans une double disponibilité professionnelle et amoureuse. Comme si les débuts de l’enquête et de la relation avec Marie-Québec un même jour de printemps avaient été consentis et légitimés par l’ancien professeur. Enquête et quête prennent forme ensemble, l’amour semblant intervenir comme une sorte d’adjuvant de l’enquête, comme si Marie-Québec, d’autant plus qu’elle est une ancienne étudiante de Branlequeue, adoubait Sam. L’entrée en scène de Marie-Québec, au lendemain des funérailles, complète ainsi la triade symbolique, cette configuration universelle du père mort, du fils et de la fille.

Voyons comment évolue la relation entre Sam et Marie-Québec. Dès l’été 1999, donc peu de temps après la mort de Branlequeue et leur rencontre chez Lavigueur, Sam et Marie-Québec habitent ensemble dans une maison du lac Kaganoma, près de Maldoror, en Abitibi. Tandis que Marie-Québec joue dans une pièce d’Albert Camus, Les justes[21], Sam passe le plus clair de son temps à travailler à son enquête sur la crise d’Octobre, bien qu’elle piétine. Il est à ce point obsédé par sa recherche que leur maison est hantée par le fantôme de Paul Lavoie, l’otage exécuté par les felquistes ; ce qui heurte Marie-Québec, de sorte qu’ils en viennent à faire chambre à part. C’est que la crise d’Octobre et l’amour sont incompatibles du moment où l’enquête occupe la première place. Cette incompatibilité avait autrefois conduit Branlequeue à vivre dans le Placard, en marge de toute vie avec sa femme et ses enfants. Maintenant, Sam lui ressemble : « Je couchais dans mon bureau, sur un matelas posé par terre. Je potassais toujours l’affaire d’Octobre et je travaillais de plus en plus. » (CL, 243) Le travail de Sam ayant définitivement pris le pas sur l’amour, Marie-Québec le quitte enfin. Comme le dit Sam : « Le mois d’octobre devait prendre un peu trop de place dans ma vie. » (CL, 562)

À l’hiver 2000, alors qu’il vit maintenant seul, rien ne va plus. Au-delà de Branlequeue, Sam retrouve alors la posture qui était la sienne dans la nouvelle « Le monde de Jacob » de Sauvages :

Vous ressemblez à un écrivain qui s’est couché à cinq heures du matin après avoir passé la nuit à réécrire les trois mêmes phrases : ce que vous êtes, très précisément. Vous comprenez alors que votre vie est un échec, que votre blonde a eu raison de vous quitter et qu’il ne vous reste plus qu’à l’imiter. Qu’à vous quitter, vous aussi.

S, 236-237

Dans La constellation du Lynx, il raconte : « Mon enquête se trouvait alors au point mort. Avec les quatre P de Chevalier, je n’étais arrivé à rien, je tournais en rond, faisais patate. » (CL, 462) Ces quatre P nous ramènent au rêve de Branlequeue échassier, relaté au début du roman mais, dans les faits, survenu en octobre 2000. « Quel rêve idiot » (CL, 25), concluait-il, comme si la nébulosité du rêve déteignait sur son enquête, Sam ne sachant plus y trouver d’intérêt. Il faut encore préciser que, dans la première partie de ce rêve, il voit Marie-Québec s’éloigner sans avoir un regard pour lui. Ce rêve, reflet d’une situation tendue au moment où Marie-Québec s’apprête à le quitter, se trouve à placer en opposition ses deux principales préoccupations, Marie-Québec et la crise d’Octobre, l’amour et l’écriture. Quelque temps après l’incendie de sa maison[22] et sa sortie de l’hôpital, où il avait été en observation, Sam reprendra la vie commune avec Marie-Québec, mais aura renoncé à poursuivre le travail de Branlequeue. L’amour a le dernier mot.

De là, paradoxalement, l’enquête pourra aboutir. En réalité, le problème n’est pas une incompatibilité entre l’enquête et l’amour, mais la place de chacun de ces éléments dans la relation entre Sam et Marie-Québec. C’est ce qu’illustre le dénouement de l’enquête, alors qu’ils sont en vacances au Mexique, pendant l’hiver 2001. Sans l’avoir voulu, Sam renoue avec son enquête au moment où il l’abandonne, car il trouve par hasard Richard Godefroid, qu’il avait cherché en vain pendant des mois au Québec et qu’il estime être celui par qui il peut apprendre la vérité. Mais c’est Marie-Québec qui a fait la connaissance de Godefroid ; c’est grâce à elle que Sam reprend son enquête. Comme le dit Sam : « La dernière chose à laquelle je m’étais attendu, c’était que Marie-Québec me ramène à tout ce que j’avais pensé fuir en quittant le Québec. » (CL, 503-504) Cette fois, l’amour a préséance sur Octobre, il conduit l’enquête, montre la direction à suivre, rend les conditions de résolution possibles. Nous pourrions dire que, à l’époque où Sam se laissait envahir par son travail au détriment de sa relation avec Marie-Québec, il avait contrevenu à une certaine logique : l’enquête ayant conduit à l’amour (Sam a retrouvé Marie-Québec en prenant la relève de Branlequeue), il était attendu que, en retour, l’amour permette de dénouer l’impasse de l’enquête. Il fallait seulement, pour que les choses se passent ainsi, que Sam s’abandonne à l’amour. Du reste, Sam le pressentait, mais maladroitement. Lorsque, à un moment donné au cours de son enquête, il songe, comme malgré lui, que Marie-Québec pourrait lui servir d’appât pour faire parler ceux qui refusent de se confier à lui, il se trouve déjà, bien que dans une optique machiste, à rendre compte de la supériorité investigatrice de la femme. Auprès de Godefroid, au Mexique, la même pensée effleure son esprit : « [I]l devait se battre contre une image apparue à la limite de la zone éclairée de sa conscience : elle au lit avec Gode. Confidences sur l’oreiller. » (CL, 510-511) Mais l’amour saura se passer de ces turpitudes.

Dans cette perspective, on comprend mieux ce curieux nom de Marie-Québec. Sans doute est-il un héritier lointain de la terre aux attributs féminins que célébraient les poètes de la Révolution tranquille, Hamelin n’ayant d’ailleurs jamais renoncé à réactiver les grands mythes de la modernité québécoise ; on les reconnaissait dès La rage, qui est une forme de roman du terroir éclaté, mais toujours nationaliste, passé à la moulinette d’une écriture qui avait assimilé Céline sur le terrain fertile de l’américanité, et qui faisait d’Hamelin un digne héritier d’Aquin et de Ferron. « Marie-Québec » est surtout ici le signe qui, dans le roman, assujettit le pays à la question amoureuse. C’est là quelque chose qui est essentiel. Dans La constellation du Lynx, le pays n’est pas la fin dernière. La comparaison avec l’entreprise de Victor-Lévy Beaulieu peut être instructive. Hamelin n’écrit pas sur le pays à venir, comme le fait Beaulieu, mais sur le pays passé, celui d’Octobre. Dans Docteur Ferron[23], la tournée d’Abel et de Samm dans les lieux de Jacques Ferron, dont l’impulsion naît de la mort du grand écrivain et génère le mouvement dans lequel prend forme la relation amoureuse des personnages, débouche sur le pays à venir. En revanche, avec la mort de Branlequeue, c’est une époque et une histoire qui meurent, ce n’est pas un pays qui se dessine et se construit ; d’où le sens de la relation entre Sam et Marie-Québec. Si Sam a bien l’intention d’achever la pensée de son maître, donc de mener l’enquête à terme, ce n’est pas pour relancer la révolution, mais pour honorer une sorte de dette filiale ; laquelle, une fois réglée, lui permettra de clore la question nationale et de ratifier la prérogative amoureuse. Le dernier mot de l’oeuvre, ce ne sera pas le pays, mais l’amour.

Marie-Québec et l’amour

C’est pour donner du relief au scénario privilégié de la quête, qui finit par s’imposer contre l’enquête et lui survivre, qu’Hamelin donne à lire Les justes en parallèle avec la crise d’Octobre. On sait que Marie-Québec interprète le personnage de Dora dans la pièce de Camus. Inspirée d’un fait historique, Les justes met en scène un groupe de socialistes révolutionnaires qui projettent l’assassinat du grand-duc. Dora, qui fabrique la bombe qui tuera le grand-duc, tient un discours qui apporte une certaine ampleur à la réflexion idéologique des révolutionnaires. Elle se désole que la lutte pour la libération du peuple et l’amour de la justice soit à sens unique : le révolutionnaire aime le peuple, mais ne reçoit pas cet amour en retour. À Kaliayev, elle explique : « À certaines heures, pourtant, je me demande si l’amour n’est pas autre chose, s’il peut cesser d’être un monologue, et s’il n’y a pas une réponse, quelquefois. » (LJ, 84) Cet amour de l’activiste pour le peuple, on doit l’entendre aussi dans le sens du couple. Mais là encore, la lutte révolutionnaire lui fait obstacle, car la justice requiert à elle seule toute l’énergie du combattant. « Il faut du temps pour aimer. Nous avons à peine assez de temps pour la justice » (LJ, 90), répond-elle à Stepan qui l’interroge sur son amour pour Kaliayev. À la fin de la pièce, alors que Kaliayev vient d’être exécuté pour l’assassinat du grand-duc, Dora fait le choix de renoncer à jamais à l’amour. « L’amour plutôt que la justice ! Non, il faut marcher. Marche, Dora ! » (LJ, 139-140), se dit-elle. Aussi, dans les toutes dernières lignes de la pièce, demande-t-elle à pouvoir lancer la prochaine bombe, même s’il n’est pas dans l’usage de placer les femmes au premier rang. Mais cette division des tâches en fonction des sexes, dans un contexte où Dora doit entièrement renoncer à l’amour, ne veut plus rien dire pour elle : « Suis-je une femme, maintenant ? » (LJ, 149) demande-t-elle. Poser la question, c’est y répondre, et c’est pourquoi elle aura droit à la dernière réplique de la pièce : « Tout sera plus facile maintenant. » (LJ, 150) En somme, cette pièce d’abord politique prend sensiblement une nouvelle tangente à partir du troisième des cinq actes, lorsque Dora, jusque-là effacée, devient progressivement un personnage de premier plan, introduisant une thématique amoureuse qui complexifie une situation révolutionnaire autrement circonscrite par la perspective de la lutte des classes.

En regard de l’intrigue des Justes, Marie-Québec se trouve elle aussi, en quelque sorte, à donner une autre tangente à l’enquête de Sam, car elle se sert du personnage de Dora pour asseoir sa compréhension de l’amour et, plus encore, pour affirmer la primauté de l’amour sur l’activisme felquiste ; ce qui ne disqualifie pas pour autant les recherches de Sam, mais à tout le moins les remet à leur place, qui est forcément seconde. Chez Lavigueur, le jour où Sam commence son enquête, Marie-Québec lui vante le rôle de Dora. À Sam, qui lui dit que pour changer le monde, « [ç]a prend une AK-47 », un fusil d’assaut, Marie-Québec réagit : « Tu dois être nihiliste. » (CL, 136) Puis elle enchaîne avec cette réplique, qui désigne une voie de sortie du nihilisme : « C’est Dora qui change le monde. Avec son amour. Et c’est moi chaque fois que je suis en elle. » (CL, 136) Leur séparation, après quelques mois seulement de vie commune, montre bien qu’il n’est pas aisé pour Sam d’emprunter cette voie de sortie. Afin d’y parvenir, il lui faudra renoncer à ses recherches, puis revenir avec Marie-Québec pour, après avoir contre toute attente terminé son enquête, lui donner raison. Car dans l’avant-dernier chapitre du roman, Marie-Québec récite une dernière fois un extrait des Justes à la demande insistante de Sam. Cet extrait, que j’ai cité ci-haut, avait antérieurement convaincu Sam de déclarer son amour à Marie-Québec lors de la représentation de la pièce à Maldoror (CL, 164). Cette fois, Marie-Québec le récite sur la plage mexicaine : « À certaines heures, pourtant, je me demande si l’amour n’est pas autre chose, s’il peut cesser d’être un monologue, et s’il n’y a pas une réponse, quelquefois. » (CL, 590) Contrairement à Dora, Marie-Québec aura su trouver la réponse, lui donner une forme bien concrète. D’une certaine façon, elle incarne ce qui chez Dora est à l’état de virtualité ; elle achève Dora, comme Sam, avec son livre sur Octobre, apporte une solution de rechange satisfaisante au deuxième volume des Élucubrations de Branlequeue resté inachevé. Et comme Dora a fait dévier la question idéologique qui est au centre de la pièce de Camus vers un questionnement parallèle qui finit par s’imposer, Marie-Québec aura introduit une brèche amoureuse dans le discours unilatéralement politique de la crise d’Octobre. C’est pourquoi, d’ailleurs, le projet de transposition cinématographique de la pièce dans le contexte d’Octobre, dont Godefroid fait part à Marie-Québec, n’a aucune consistance au-delà du flirt de l’ex-felquiste, sa maison de production ayant fait faillite (CL, 501). Comme quoi La constellation du Lynx, c’est bien plus que l’intrigue felquiste à laquelle le roman paraît se réduire. Il suffit du reste de replacer le roman dans l’évolution de l’oeuvre d’Hamelin pour s’en rendre compte : La constellation du Lynx est son premier roman à conduire le héros à cette permanence amoureuse à laquelle rêvent les Édouard Malarmé (La rage), Gilles Deschênes (Cowboy) et Marc Carrière (Betsi Larousse) sans jamais la trouver. Cela doit bien signifier quelque chose.

Marie 1, Québec 0

Du coup, je l’ai dit, la question politique est remisée, le pays mis au rancart, peut-être en attente de la prochaine fois. C’est ce qu’illustre, me semble-t-il, l’ultime chapitre du roman, conséquence pas banale du triomphe amoureux. Ce chapitre, très bref (une page), réunit Branlequeue, Jacques Cardinal, militant nationaliste de la première heure mais aussi « agent provocateur » (CL, 391), selon le mot de Branlequeue, et Raoul Bonnard, « ancien comique et crooner » (CL, 132), qui préside aux amours de Sam et Marie-Québec chez Lavigueur, mais est aussi intermédiaire auprès de la mafia montréalaise. Dans cette scène extrêmement curieuse, qui se déroule le 24 juin 1974 à l’Île aux Fesses, Branlequeue et Bonnard assistent au lancement de la goélette de Cardinal. La scène se résume à ceci : après avoir baptisé son schooner avec une grosse bouteille de bière, parce qu’« on était entre vrais Québécois » (CL, 592), Cardinal met à flot le Patriote, lequel cependant sombre aussitôt. Improbable et bouffonne, la scène semble échapper au cadre résolument réaliste du roman, parce qu’on voit mal la logique qui permet de réunir Branlequeue et les deux autres personnages, et parce qu’on en voit encore moins la pertinence pour conclure le roman. On pourrait ici reprendre la réponse de l’ex-femme de Cardinal à Sam venu l’interroger : « Le bateau n’a rien à voir avec l’histoire qui vous intéresse. » (CL, 211) En fait, la situation rappelle certaines scènes narquoises de Ferron, en particulier les situations carnavalesques du Ciel de Québec, et surtout le début du Saint-Élias.

Dans l’incipit de ce roman de Ferron paru en 1972, nous assistons au lancement du trois-mâts Le Saint-Élias. Nous sommes en 1869, donc cent ans, à une année près, avant la crise d’Octobre, et à Batiscan, donc à quelques kilomètres à peine de Sainte-Anne-de-la-Pérade, d’où Branlequeue est originaire. Le Saint-Élias, lancé en grande pompe, symbolise l’ouverture du Canada français sur le monde, la volonté du peuple d’ouvrir l’enceinte du terroir pour découvrir le monde. Il est une représentation de la liberté et le signe d’une autonomie nationale. Aussi le discours du curé Tourigny appelle-t-il à la prise en main par le peuple de ses possibles : « Il était bon de rester enfermés aussi longtemps que nous n’étions pas un peuple. Mais ce peuple, nous le sommes enfin devenus : que soit brisé l’écrou du Golfe ! que cessent les empêchements de l’enfance[24] ! » Or, l’excipit de La constellation du Lynx me semble assez nettement parodier l’incipit du roman de Ferron. D’autant plus que, en situant la scène le jour de la Saint-Jean-Baptiste, Hamelin accentue cet effet de parodie nationaliste. Jamais Cardinal ne réussira à mettre en route le voilier avec lequel il rêvait de « [f]aire le tour du monde » et dont la coque a été construite en « ferrociment » (CL, 211). Vraisemblablement, cette conclusion cherche à suggérer le naufrage du pays des felquistes et de Ferron-Branlequeue.

Le dernier mot du roman, celui qui emporte le morceau, ce n’est plus l’amour, mais ce que l’amour évince : le pays. Juste retour des choses au propos qui prétend être central dans La constellation du Lynx, mais qui pour se dire comme tel doit paradoxalement renoncer à être. Comme Branlequeue, qui s’est perdu pour avoir trop cherché la vérité. Ce roman sur la crise d’Octobre, c’est finalement un roman qui n’y croit plus. Ou qui croit à autre chose. Si la vie est ailleurs, c’est que l’amour est à inventer.