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Une stratégie de la présente chronique consiste à consacrer, de temps à autre, quelques pages à des recueils récents d’un même éditeur. C’est ainsi que j’ai présenté déjà des parutions du Noroît[1] et des Herbes rouges[2], histoire d’appeler l’attention sur un foisonnement particulier. Aujourd’hui, je poursuis ce petit tour d’horizon de notre poésie avec les éditions de l’Hexagone.

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La poésie de Francis Catalano[3] a de quoi étonner, par son refus de la tradition (je pense aux formes courantes de l’humanisme bien-pensant) aussi bien que par un côté avenant qui la rend facile à côtoyer. Elle est faite de mots simples, parfois familiers, qui forment ensemble des messages à la fois lumineux et obscurs. Voici un exemple, choisi entre mille, car tout, dans Au coeur des esquisses, est de la même encre :

(Noli me tangere)

Bois le bois ou de lumière sois bu

par les accélérateurs de ruisseaux prie

les rivières de s’élever contre l’oxydation et sois prié

autant que les truites arc-en-ciel le sont,

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Quel rapport y a-t-il entre l’injonction initiale, isolée par la parenthèse, et les jolies suggestions de plein-air qui suivent ? Du vent, rien que du vent, et cela se termine par la virgule comme tous les textes du recueil, selon le parti pris de l’auteur. Pourquoi ? Peut-être parce que le tissu de la vie est sans fin, et celui du poème également. Le point final serait affaire de dogmatisme et d’entêtement. Vive plutôt l’incessant chant des ruisseaux et la présence labile des truites, ou encore, dirions-nous, de l’arc-en-ciel (objet de la prière ?)…

La nature fait de bien agréables apparitions dans les poèmes, mais la contribution essentielle aux « esquisses » qu’évoque le titre est constituée d’espaces géographiques. Le monde est tout entier présent, virtuellement du moins, à travers des villes et des lieux chargés d’évocation tels des sites de Californie (mêlés aux rappels de Pompéi, du Vésuve), des Caraïbes, d’Amérique latine ; ou encore comme New York, le Canada, le Costa Rica, l’Espagne, Milan, etc. Rien de proprement touristique dans ces mentions qui sont comme une mémoire de l’espace et du temps les plus vastes. Les poèmes de Catalano accueillent tout, aussi bien les peuples présents et passés que les mages récents « d’un cinéma cartésien d’un schéma derridien » (49).

Ce qui permet la mise en perspective de tant d’éléments disparates et qui les préserve de la gratuité, c’est une maîtrise du langage poussée très loin. Car l’étoffe des mots est garante de celle des choses, constituant peut-être ce « coeur des esquisses » du titre. Par exemple, je lis : « le climat serait à Lima ce qu’un lama est à son crachat » (32), où les homophonies mettent en rapport la ville et l’animal (« Lima » et « lama »), l’atmosphère et l’expulsion glaireuse (« climat » et « crachat »).

Je relève aussi, parmi tant d’autres tours de force de la langue, « rêves d’insectes brisés secs sur le pare-brise » (55) : « insectes »/« secs », « brisés »/« pare-brise », qui fractionnent les significations pour les réinventer à nouveaux frais.

Malgré l’attrait d’un discours libre, capable de tout réinventer, on peut cependant remarquer l’absence des grands traits qui sont la caractéristique, depuis toujours, de la poésie. Par exemple, le lyrisme, sans doute associé à toute une tradition dont on voudrait peut-être aujourd’hui se passer, et qui a déterminé pendant des siècles l’attachement du lecteur à la parole inspirée. Également, dans les parages immédiats du lyrisme, le grand thème de l’amour. Il se trouve très peu de figures féminines dans le recueil, et elles ne sont nullement engagées dans une relation sentimentale ou charnelle. « Se pourrait-il, demande l’auteur, que le sexe ne soit qu’une représentation, on dirait une fresque chez les Anciens, et qu’en s’acharnant sur le centre énergétique de cette représentation, c’est du coup sur des désirs refoulés que l’on s’acharne ? » (98) Poser la question, c’est sans doute y répondre.

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Louise Marois publie un livre d’une grande richesse, d’un point de vue poétique, et d’une relative insuffisance (sans doute voulue) sur le plan narratif. Car le livre veut unir récit et suggestion lyrique, mais n’y arrive pas totalement. Le titre déjà pointe vers cette sorte de difficulté : Tu ne vois pas comme un oiseau[4]. On y trouve la simplicité de la nature représentée par l’être ailé, mais assortie d’une énigme : qu’est-ce que voir comme un oiseau ? « Voir » a-t-il le sens de regarder, de fixer son attention ? L’oiseau est-il doté d’une vue exceptionnelle ? Symbolise-t-il le « moi », c’est-à-dire la poète, ou celle à qui le « tu » est attribué presque tout au long du texte, la mère qui se meurt ? Tout l’aspect narratif du texte présente ce côté incomplet, de sorte que la brève présentation en quatrième de couverture vient combler, du moins juqu’à un certain point, notre connaissance de l’argument du livre. On apprend là en quelques lignes ce que « voit l’oiseau », c’est-à-dire les éléments biographiques indispensables à la compréhension, tout au moins partielle. Ensuite, il est loisible au lecteur de se plonger dans les proses du début et de la fin du livre et dans le bloc de poèmes qui les sépare.

Le propos qui sous-tend l’ensemble serait le suivant. Une femme aurait voulu être la mère d’un garçon, mais elle a accouché d’une fille et ne s’en remet pas. Cette fille — la poète — cherche à conquérir son amour, sollicitant en vain son affection jusqu’aux portes de la mort. Les liens avec le père et le frère sont également problématiques. Voilà ce que j’ai pu comprendre, à travers des propos obscurs ou profonds (« L’amour a sa part d’incompréhension, de résilience et de pardon. Ce qui paraît inadmissible peut devenir essentiel pour que la vie continue », lit-on toujours en quatrième de couverture).

Tout se passe comme si les éléments transparents de l’histoire devaient s’estomper au profit d’une vérité plus riche en suggestions et inaccessible à la seule raison. Sans doute, la poésie requiert-elle cela, mais de façon moins systématique. Ici, les pages de prose sont détournées du côté de l’opacité de sens et, inversement, les strophes (irrégulières, bien sûr) alignent des vers très prosaïques avec d’autres qui sont proprement poétiques. Bref, la prose tend vers la poésie, ce qui est chose courante et acceptée, mais la poésie tend vers la prose, ce qui est plus risqué :

mon frère n’a pas de chambre

son lit plié et replié que l’on fait pour lui

on le roule

seuil de la pauvreté

il dort dans la cuisine

tu l’observes le guettes

la lumière du matin glisse sur sa peau les poils

véritable nature morte

son sexe est beau

je replace les couvertures quand c’est trop

il dort où tu manges

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La poète réussit toujours à enrober la vision du quotidien dans une magie qui en gomme les aspérités, et en fin de compte, tout se rapporte à la mère qui vit « seule silencieuse depuis longtemps, depuis toujours » et dont « je ressens la violence terrée dans [la] gorge » (18), la mère dont la mort vient accomplir dans la douleur le destin de sa fille qui, à son chevet, doit « rompre avec tout » (108).

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Le dernier recueil de Jean Royer, Le poème debout[5], n’est pas tout à fait son plus récent puisque, à côté de matériel neuf, il reprend des éléments de certains recueils antérieurs, remaniés. On pourrait tout de même y voir, fondus ensemble, une anthologie de poèmes de l’auteur, un peu semblable à ces Poèmes d’amour[6] édités il y a trente ans — mais le projet anthologique y était réalisé très strictement —, et un ouvrage neuf, les deux composant un tout harmonieux. La simplicité altière du titre se répercute dans toutes les sections, qu’elles soient d’une écriture récente ou plus ancienne.

Jean Royer est un créateur, mais il est aussi quelqu’un qui vit de la poésie des autres, qui la célèbre, à la fois comme commentateur et comme précieux auteur d’entretiens, au point que son inspiration personnelle côtoie volontiers celle des auteurs qu’il aime. Ainsi, la première séquence de textes qu’il nous offre, « Réverbérations », mêle-t-elle à ses propres mots des citations de Rina Lasnier, de Gaston Miron, d’Olivier Marchand, de Paul-Marie Lapointe et de Roland Giguère. Le procédé, qui relève autant de la critique au sens large que de la poésie, sert d’introduction à une parole inspirée qui se déploiera selon ses voies propres. La deuxième séquence, dont le titre reprend celui du recueil, fait elle aussi référence à de grands auteurs du Québec et d’ailleurs, sans toutefois reproduire leur discours. L’auteur se met en route vers une parole totalement sienne.

Suivent d’autres brèves séquences, formées de poèmes souvent très courts qui sont, par l’usage de mots évocateurs et souvent répétés, comme des signatures du poète. Un de ces vocables-clés est « silence » :

Le silence d’où tu viens

Te donne un nom

Une mémoire

D’eau et de lumière.

Le silence où tu disparais

L’oubli de la parole

Noyau dur

De terre et d’ardoise.

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« Eau » et « lumière », qui définissent ici la vérité positive du silence (alors que la terre et l’ardoise en caractérisent la face négative) sont aussi des motifs importants du recueil. Le poète, malgré toute la part d’ombre qu’il doit affronter, trempe sa voix « à la source/de la lumière, de la demeure/de l’être » (91). On perçoit ici l’humanisme qui soutient la quête d’un langage et d’un salut.

Autres mots-clés : « solitude », « source », « ombre et lumière » (où fraternisent les contraires qui sont constitutifs du monde) ; mais aussi, en contrepoint avec le silence, le mot lui-même, fabricateur du monde :

Ce mot, cri et chant.

Ce mot qui te met au monde,

Point de rencontre de l’espace et du temps.

Et toi à l’écoute de la source.

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Ces vers d’une grande sobriété, d’une nudité de cristal, ce qui les rend d’autant plus émouvants, cherchent à dire ce qui s’exprime dans une vie d’homme qui s’emploie à témoigner de l’essentiel.

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France Théorêt, maintenant au sommet de son oeuvre, a de quoi se réjouir. Sans doute n’a-t-elle pas récolté ces petits prix qui composent l’habituelle escalade des honneurs ; mais, en fait de récompense pour son remarquable travail, elle a remporté la plus importante, la plus prestigieuse : le prix Athanase-David (en 2012), qui consacre un accomplissement indiscutable et durable.

Je commenterai le récent recueil intitulé L’été sans erreur[7], où s’expriment bien les thèmes et les particularités du discours propres à la poète. Rien de tout à fait nouveau, sans doute, par rapport aux recueils réunis dans Bloody Mary[8], paru en 2011. Cette anthologie rassemble l’oeuvre poétique complète depuis le recueil qui donne son titre à l’ensemble jusqu’à Étrangeté, l’étreinte. On y trouve aussi de précieux commentaires signés de Pierre Nepveu, de Danielle Fournier, de Louise Dupré, de Philippe Haeck, de Jean Royer et de quelques autres. S’il faut les en croire, tout se passe comme si le message de l’auteure, d’une saisissante vérité, trouvait dans sa reprise obstinée, d’un livre à l’autre, le dur moyen de son accomplissement. Bien entendu, cette reprise, essentiellement thématique, n’empêche aucunement le renouvellement du discours et l’accès à une magnifique réussite.

Mais venons-en à L’été sans erreur et à ce qu’il nous révèle de la poète. L’originalité de Théorêt tient à plusieurs traits, dont un langage à la fois fluide et difficile, qui ne livre pas immédiatement son propos. Sans doute l’affirmation féministe est-elle manifeste : « Ce que je pense est féministe. Ce que j’écris est féministe. J’ai connu l’enfermement, tenue à l’ombre, vêtue de la tête aux pieds, là où l’été est terreur. » (54) Le prosaïsme délibéré de la déclaration en son début pourrait entraîner le lecteur hors des sentiers de l’enchantement. Mais il n’en est rien. La prose est l’occasion d’une confrontation au vrai mystère des choses, qui est aussi et peut-être avant tout le mystère de soi. Et qui, on le voit tout au long du recueil, enclôt en une même configuration signifiante le politique, le moi, le culturel, le corps, l’esprit et même le linguistique. Ces multiples aspects du sens sont assumés simultanément — de là une écriture austère, qui d’abord se refuse à l’entendement, puis s’ouvre à la compréhension. Un bref exemple :

Différer l’action reste exercice

surseoir lourdement

— figée de honte — demeurer débile.

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Il faut quelque réflexion pour percevoir que l’action, sans doute de la militante féministe, est remise à plus tard, et que celle-ci (la poète elle-même ?) en reste honteuse, voire atteinte de « débilité ». On est loin ici de la prose, et pourtant, tout le message politique et social est présent.

Entre le politique et le moi, une dimension étonnante se fait jour : le linguistique. Plus précisément, les pronoms. Le plus courant est le « je », en excès dans nos vies : « Je usé, trop en soi, multiplié […] Je, je, je. Trop de je. » (41) Le « nous » sera, lui, associé au féminisme : « Ce dont je parle comprend le féminisme. Le nous existe. » (40) Et il en va ainsi des autres pronoms, lesquels sont, dans l’ensemble, condamnés « à la trappe » (47), comme tout ce qui est humain, trop humain.

Car tel est le sort de toute chose en ce monde. La foi féministe n’empêche pas l’infinie déréliction : « Je rencontre la déchéance, le déchet, la perte des forces que j’ai » (38). L’auteure de Nécessairement putain (1980) émet, à propos des pronoms disparus, ce jugement consterné : « L’été sous terreur, les pronoms annulés, leur absence vérifiée. Le cul fait la loi. Oeuvres pornographiques, cela veut dire obligatoires, dirigées, organisées. Ne plus être, n’a pas d’être. Les mots d’ordre durs, offensifs. » (54) L’organisation, qui semble être le fait d’un abus du corps, coïncide exactement avec le néant.

Comment comprendre alors le « sans erreur » du titre, appliqué à l’été ? Tout est si désolant, désolé ! On hésiterait pourtant à voir dans le constat d’absence d’erreur quelque ironie de la poète, qui est peu familière avec le procédé. Imaginons plutôt un état idéal susceptible de disqualifier le présent lamentable. Malgré les habituelles évocations négatives de soi et du monde, l’auteure peut à l’occasion représenter la sérénité. Elle le fait surtout dans la dernière séquence, intitulée « Poèmes dans les traces de Louise Labé et de Marina Tsvetaeva », qui réunit deux icônes de la poésie mondiale, une Française du Moyen Âge et une Russe de la première moitié du vingtième siècle. Les deux sont d’admirables exemples d’audace dans l’inspiration, tout comme France Théorêt, qui se réclame d’elles, et l’on trouve à l’occasion chez elles des éclats de bonheur dont la poète québécoise tire profit. Bien entendu, ce bonheur n’est jamais étranger à la douleur :

Il existe des errances de feu

des incertitudes — tout est là devant

ma tête attentive — sereines ondes offertes.

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On peut accueillir en soi la joie et se mériter par là la réprobation : « J’étais pleine de joie/ça non plus ça n’allait pas. » (66)

France Théorêt trouve le moyen de dire les choses les plus funestes avec des mots et des images qui transforment le message en pure et belle invention, et c’est ainsi qu’elle rejoint les amateurs de cette poésie intégrale qui concilie le corps et l’esprit, la fragilité et la démesure.