Corps de l’article

Poètes du pays, poètes militants, poètes du réel quotidien, ce sont là autant d’expressions qu’on retrouve fréquemment sous la plume des critiques pour désigner les poètes de la génération de l’Hexagone. Chacune de ces formules dit à sa manière que les poètes considérés sont ouverts au monde extérieur, qu’ils tiennent poétiquement compte des circonstances. Dans un livre intitulé précisément Littérature et circonstances, Gilles Marcotte écrit que

nous avons appris, par eux, que la poésie n’était pas d’abord une collection de beaux objets, un usage aristocratique du langage mais une expérience d’expression et de création où se trouvait engagée la vie quotidienne — la vie personnelle et la vie commune [1].

Vingt ans plus tard, Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge insistent toujours sur l’importance que revêt la prise en charge du « monde réel » dans les oeuvres poétiques des auteurs de l’Hexagone :

Sortir de chez soi, aller à la rencontre du dehors, c’est-à-dire des autres et du monde réel, tel est le mouvement général qui se dessine dans cette poésie du pays. Ce réel peut prendre mille formes (la nature, la ville, le corps), mais c’est toujours un même élan qui conduit le sujet à y prendre part en se l’appropriant [2].

Le « réel » en question est à la fois le réel immédiat, celui des lieux, de la matière élémentaire, du corps ou de la femme, et le réel lointain, celui de l’Histoire qui se fait ailleurs et qui dramatise l’expérience intime du monde. Ce réel apparaît dans nombre de poèmes de cette période à travers la thématisation d’un sujet qui, bien qu’il ait été poétisé par maints auteurs de la génération de l’Hexagone, n’a toujours pas retenu l’attention des critiques : la guerre. En s’en tenant à Paul-Marie Lapointe, Fernand Ouellette et Jacques Brault, poètes qui « s’imposent particulièrement […] parmi les auteurs de la génération de l’Hexagone [3] », on doit prendre acte du fait qu’ils ont tous thématisé la guerre [4].

C’est entre 1960 et 1965 que l’activité poétique de Lapointe, Ouellette et Brault est le plus manifestement occupée par le motif « guerre », et une telle situation n’est pas étrangère au fait que, durant cette période, tout poète soucieux de la « vie commune » et désireux d’« aller à la rencontre du dehors » ne peut faire autrement que de rencontrer la guerre sur son passage.

Une guerre froide, certes, mais qui ne fait pas moins rage à sa manière, qui menace continuellement une paix belliqueuse dont tous ressentent l’extrême fragilité en 1962, lorsque Khrouchtchev et Kennedy, armés de missiles nucléaires, pourraient livrer duel à tout instant. Durant ces années, alors que la guerre froide évoque la menace d’une fin du monde, plusieurs écrivains et intellectuels québécois prennent la plume pour sonner l’alarme, mais aussi pour exprimer la peur que leur inspire une guerre qui, dit-on, pourrait être la dernière. Cette fin du monde annoncée se révèle aussi être un motif littéraire inspirant pour de nombreux écrivains : en 1962, la revue Cité libre fait paraître la première d’une série de « Chroniques de l’atome [5] » ; la même année, Yves Thériault publie un recueil de nouvelles intitulé Si la bombe m’était contée [6] ; en 1963, l’essayiste Pierre Vadeboncoeur écrit « Le retour de Micromégas. Un essai sur la paix [7] » ; en 1965, les Écrits du Canada français présentent à leurs lecteurs le récit « La fin d’un monde [8] » de Claude Major. Cette liste, qui n’est évidemment pas exhaustive, s’allonge encore lorsqu’on y inclut les oeuvres des poètes, lesquels n’ont pas manqué à l’appel, tout particulièrement dans les rangs de l’Hexagone.

Trois oeuvres poétiques retiendront notre attention ici. La première est le poème « ICBM (Intercontinental Ballistic Missile) [9] » de Paul-Marie Lapointe, paru la première fois en 1965 à la toute fin du recueil Pour les âmes — place symbolique qui ne manque pas de rappeler l’imaginaire de la fin que ce texte travaille. La deuxième est Le soleil sous la mort (1965) de Fernand Ouellette, et plus particulièrement la section intitulée « L’absence du soleil [10] », où sont regroupés, entre autres poèmes, « 50 mégatonnes », « Psaumes pour abri » et « Guerre ou paix ». Si les deux premières oeuvres traitent la guerre froide « à chaud », la troisième, « À ceux-là [11] » de Jacques Brault, parue dans Mémoire (1963), thématise un conflit du passé : la Seconde Guerre mondiale.

Guerre et poésie au Québec : un silence critique

Il existe une poésie de guerre au Québec, mais il est remarquable de voir à quel point ce corpus a été ignoré par la critique. On ne relit guère la poésie patriotique du xixe siècle, qui célèbre les (rares) victoires militaires comme le fait Octave Crémazie dans « Le drapeau de Carillon [12] » (1858). Les vers d’inspiration martiale qui s’écrivent en assez grand nombre au début du xxe siècle à l’occasion de la Grande Guerre, comme ceux qui sont rassemblés dans le recueil Lauriers et feuilles d’érable [13] (1916) d’Albert Lozeau, sont eux aussi tombés dans l’oubli. Le conformisme thématique de ces poèmes, où les représentations de la guerre sont cristallisées autour d’un nombre restreint d’images et de leitmotive, et leur classicisme formel expliquent certainement qu’ils soient considérés comme des objets poétiques de peu d’intérêt. Cependant, on s’étonne de voir à quel point le motif de la guerre a peu intéressé la critique québécoise lorsqu’elle étudie certains poèmes plus modernes où ce motif est pourtant obvie. C’est par exemple le cas du poème « Le silence » d’Alain Grandbois, tiré de son recueil Rivages de l’homme (1948) :

Ô belle Terre féconde et généreuse

Ils étaient quarante millions de beaux cadavres frais

Qui chantaient sous ta mince surface

Ô Terre Ô Terre

Ils chantaient avec leur sourde musique

De Shanghai à Moscou

De Singapour à Coventry

De Lidice à Saint-Nazaire

De Dunkerque à Manille

De Londres à Varsovie

De Strasbourg à Paris

Et quand ils ont été plus morts encore

D’avoir trop chanté

Quand s’est fait leur grand silence

Nous n’avons rien répondu [14]

Sans la nommer directement, en quantifiant ses victimes et en énumérant des villes ébranlées ou détruites par elle, ces vers parlent de la Deuxième Guerre mondiale. Cependant, le conflit sur lequel insiste ce poème — et par rapport auquel le poète prend position — est plutôt celui qui oppose les morts, unis malgré la mixité de leurs origines nationales, et les survivants. Les premiers sont présentés par une formule ironique, « beaux cadavres frais », tandis que les seconds sont incriminés, coupables d’un consentement passif. Personne n’est élevé ici au statut de « héros », et ce refus du patriotisme permet aussi de mettre à mal un leitmotiv de la littérature militaire, voulant que les corps des soldats tombés au champ d’honneur ensemencent une terre enrichie par d’aussi héroïques dépouilles. Ici, les qualificatifs « féconde et généreuse » de même que les indications de beauté (« belle Terre » et « beaux cadavres ») sont pour le moins caustiques. La « fraîcheur » de ces « quarante millions de beaux cadavres » rappelle qu’ils se sont monstrueusement accumulés en très peu de temps et donne à lire qu’il y a toujours de la chair autour de l’os, de sorte que la putréfaction sous-entendue des corps confère à leur « chant » une dimension terrifiante : la « sourde musique » qu’ils jouent est aussi celle des dépouilles en décomposition.

Bien que la thématisation de la Deuxième Guerre mondiale soit patente dans le poème d’ouverture de Rivages de l’homme [15], il semble que les critiques qui se sont intéressés à ce poème aient tout fait pour éviter d’en rendre compte. Commentant « Le silence », Cécile Cloutier parle de ces « morts [qui] nous pointent du doigt », mais son propos tend à les décontextualiser : « Nous retournons inexorablement à la sécheresse silencieuse des siècles, de Shanghai à Moscou, de Strasbourg à Paris. Le silence a vécu son crescendo, de la taciturnitas de la terre au chant des défunts, pour aboutir à notre silence [16]. » Nulle trace de la guerre ici. Même silence chez Nicole Deschamps et Jean Cléo Godin, qui se servent des vers de la strophe citée plus haut pour affirmer ceci : « Alain Grandbois mènera pendant quinze ans une vie d’errances sur la “belle Terre féconde”, allant “De Shanghai à Moscou//De Singapour à Coventry//De Lidice à Saint-Nazaire//De Dunkerque à Manille//De Londres à Varsovie”, ainsi qu’il l’écrit dans son poème “Le silence” [17]. » Ainsi déshistoricisé, le texte de Grandbois n’a plus rien de militaire, il perd toute sa charge d’ironie et la déclinaison des villes ne permet plus de désigner les lieux soumis aux secousses de la guerre, mais renvoie à des destinations touristiques qui figurent sur l’itinéraire d’un globe-trotter…

L’idée qu’une entreprise poétique puisse être « absolument moderne » tout en étant hantée par l’événement de la guerre apparaît comme une contradiction aux yeux de l’histoire littéraire. Il a fallu attendre presque un siècle pour que soient reconnus les poèmes de guerre écrits par Apollinaire en 1914-1918, les poésies de Calligrammes [18] ayant longtemps été jugées irrémédiablement belliqueuses et chauvines. Plus encore, on commence à peine à lire les oeuvres poétiques novatrices écrites en France lors du premier conflit mondial, celles de Jean Cocteau, de Pierre Drieu La Rochelle, de Paul Éluard, de Pierre Reverdy, d’André Salmon ou de Jules Supervielle [19]. Lorsque la poésie se frotte aux circonstances militaires, c’est à ses risques et périls, étant entendu qu’elle ne serait que très exceptionnellement capable d’accueillir le motif « guerre » sans être étouffée par lui. Aux mêmes causes les mêmes effets : au Québec aussi la critique s’est peu intéressée aux nombreuses représentations de la guerre dans la poésie québécoise du xxe siècle, et plus particulièrement dans celle des années 1960-1965.

De façon générale, la guerre « territorialise » la poésie, elle lui assigne un camp, une patrie au nom de laquelle le poète prend la parole. Une telle proposition aurait pu séduire des « poètes du pays », qui s’étaient donné pour mission de se réapproprier un espace national. Mais chez eux, la guerre transporte aussitôt le poème dans un ailleurs qui n’appartient justement pas de manière exclusive à cet espace national, elle permet d’inscrire la poésie dans l’Histoire tout en transcendant les frontières du pays. Dans le contexte québécois, la guerre est un facteur de « dépaysement » et ne rejoint la thématique du pays qu’à condition d’élargir celle-ci au-delà d’un projet politique d’émancipation. Chez Lapointe, Ouellette et Brault, le traitement de la topique guerrière accentue la polysémie du « pays » dont a déjà abondamment parlé la critique récente.

Selon Pierre Nepveu, la « négativité » est inhérente au discours poétique québécois des années 1960 : dans la poésie de cette période, la Révolution tranquille est à l’origine d’un renouveau, mais il importe de « saisir ce qui, dans ce “commencement”, constitue aussi le commencement d’une fin [20] ». Entre autres expressions de cette désillusion, Nepveu identifie ce renversement : « à l’histoire vue sous l’angle du commencement, de la fondation, il faut opposer l’histoire comme “menace” et risque de disparition [21] ». Chez les poètes de l’Hexagone, la thématisation de la guerre confère à ce « risque de disparition » une dimension concrète et bien sûr tragique. Mais précisons d’emblée ceci : pour Lapointe, Ouellette et Brault, faire surgir la guerre dans le poème ne sert pas à inscrire cette dernière dans un rapport d’opposition à la paix. Cette irruption du guerrier dans le discours poétique permet avant tout de problématiser le thème de la « fondation » dont parle Nepveu en ce que, chez les trois poètes étudiés, la guerre est considérée comme un retour à la préhistoire, au temps primitif.

Terre des hommes

Lapointe et Ouellette poétisent par anticipation une guerre nucléaire : jugeant tous deux que cette guerre prendra des proportions jamais vues, ils la pensent d’emblée dans une perspective planétaire. Les mots du « pays » se mêlent aux mots « dépaysants » de la guerre. Dans « ICBM (Intercontinental Ballistic Missile) », cela peut s’observer dès le premier vers du poème :

chaque jour étonné tu reprends terre

cette nuit n’était pas la dernière

RA, 259

Ce distique exprime l’étonnement d’une survivance. En regard du titre du poème, qui jette une ombre menaçante sur cette strophe liminaire, l’appréhension d’une mort précipitée est indissociable d’une menace de destruction nucléaire. Un tel cadre sémantique exclut l’acception nationale du mot « terre », qui ne désigne pas le « pays » mais le monde considéré dans sa totalité, celui-là même que menace l’arme « intercontinentale ». Le pronom tu, tout comme la « terre » qu’il « reprend », a lui aussi valeur universelle. Ce tu auquel le poète s’adresse familièrement ne désigne pas un interlocuteur unique ayant le statut de compatriote, mais tous les membres de la collectivité humaine pris individuellement, les « semblables » du poète qui, comme lui, sont surpris de se réveiller vivants sur terre.

Le mot « terre » apparaît une seconde fois dans « ICBM », cette fois suivi de près par un autre mot avec lequel il est courant de le faire rimer dans la poésie de guerre, « mère » :

comme un crapaud le Nuage agrippe sa terre

et l’embrasse à petits coups répétés

mère de la poussière

RA, 259

Cette « terre » n’est pas plus québécoise que celle qui était reprise dans le premier vers du poème. Désormais, la terre n’est plus celle des hommes : le « Nuage » du champignon nucléaire la leur a ravie et les gestes d’amour qu’il a pour sa conquête montrent bien ce que cet amour a de destructeur : comment ne pas lire « embrase » derrière « embrasse » ? Cette prise de possession jalouse de la terre par la guerre fait grincer la rime « terre »/« mère ». Les auteurs de l’Histoire de la littérature québécoise citée plus haut écrivent que dans la « poésie du pays », la femme « est avant tout un symbole idéalisé et [qu’elle] renvoie à une mythologie de la terre-mère [22] ». Force est de constater que, dans « ICBM », le maternel ne symbolise plus le pays, voire la « mère patrie » si fréquemment rencontrée dans la littérature de guerre, mais une « terre » stérile, enfantant une « poussière ». La présence du « crapaud » dans cette strophe participe au dérèglement des référents mythologiques. Si le batracien est comparé au « Nuage » radioactif qui ballonne à la suite d’une explosion nucléaire, c’est bien sûr parce que cette bête verruqueuse a la propriété de se gonfler et de sécréter un venin irritant. L’analogie donne ainsi à lire que chaque saut du « crapaud » renvoie aux points d’impact d’une bombe, détonations qui sont à leur tour assimilées à autant de baisers. Dans l’imaginaire des contes, le batracien se transforme en prince charmant grâce au baiser de la princesse. Ici, il y a renversement : c’est le crapaud qui embrasse « sa terre » et son baiser n’engendre pas une métamorphose magique, mais une déshumanisation définitive.

Lapointe utilise à deux reprises une autre expression pour parler du territoire dans « ICBM » : « monde mou » (RA, 259). Comme c’était le cas pour « terre », le mot « monde » peut à la fois désigner l’habitat de l’homme de manière très large et, dans une perspective plus limitée, le milieu où vit une communauté donnée. Selon cette deuxième acception du mot « monde », l’adjectif « mou » permet d’insister sur les contours indéterminés de l’espace nommé. Dans le contexte des années 1960-1965, l’expression « monde mou » fait écho aux peurs traditionnelles des Canadiens français, celles que dénonçait Borduas dans Refus global par exemple [23] et qui se poursuivent jusqu’à la Révolution tranquille, qui est « foi dans le progrès, mais aussi sentiment tragique de ce creux, de cette éternité du mal québécois empêchant le progrès [24] ». Il ne faut cependant pas perdre de vue que cette expression est utilisée dans un poème consacré au « missile balistique intercontinental », engin de guerre qui ne menace pas seulement le Québec, mais le « monde » entier. En cas de conflagration, ce sont donc toutes les nations rassemblées sur terre qui deviendront « molles », qui pourront constater la porosité de leurs frontières et la fragilité de leurs identités. Plus concrètement, la formule « monde mou » évoque aussi la planète qui ne saurait résister aux déflagrations provoquées par les missiles prêts à être déployés : sous le feu de tels engins, la croûte terrestre se présenterait comme de la matière malléable. Enfin, le « monde » peut aussi désigner la communauté humaine endormie qui ferme les yeux devant les risques, qui accepte docilement un état du monde intolérable qui la menace directement.

Dans « ICBM (Intercontinental Ballistic Missile) », Lapointe recourt aux mots « terre » et « monde » pour créer des jeux de va-et-vient entre le particulier (la nation) et le général (l’humanité). Chez Ouellette, les régions nommées sont d’emblée présentées comme des aires illimitées et menaçantes : « espace » (SM, 34), « infini » (SM, 34), « clairière de planètes hurlantes » (SM, 39), « ténèbre » (SM, 40), « vide » (SM, 40). Ces lieux sidéraux évoquent l’abîme cosmique dans lequel va plonger le monde si, avec le concours de l’homme, « [l]’atome se suicide » (SM, 32). La planète mise en péril par la menace nucléaire est la première chose à être représentée dans le poème « 50 mégatonnes [25] » :

Sur le globe au bout d’un fil,

 PÂQUES

en vain apprivoise la froidure.

SM, 31

Le « globe », c’est la Terre, et l’image qui la présente suspendue « au bout d’un fil » permet à la fois d’évoquer le pendule du temps et la fragilité du lien qui la retient de tomber dans le chaos des « planètes hurlantes ». Et comme le rappellent les « 50 mégatonnes » que le titre fait pendre au-dessus du « globe », la catastrophe est imminente, le monde tel que nous le connaissons ne tient plus qu’à un fil. Le terme « froidure » ne manque pas d’exprimer l’atmosphère glaciale que la guerre froide fait planer sur le monde. Traditionnellement toutefois, dans le corpus poétique québécois, la « froidure » désigne le « pays », le climat rigoureux d’un Québec de neige et de givre. Mais comme l’a écrit Gilles Marcotte dans Le temps des poètes, lorsque, dans Le soleil sous la mort, Ouellette s’empare « de thèmes qui avaient cours dans la littérature canadienne-française […] : la mauvaise mémoire, l’appropriation du paysage, le nord purificateur », il le fait « dans une perspective qui est résolument sienne » et où la « conscience du collectif » touche « le planétaire aussi bien que le québécois [26] ». Ici, on doit prendre acte du fait que c’est au contact du motif « guerre » que les destins national et mondial se juxtaposent. Cela donne à lire que le Québec ne peut plus se penser seul dans une époque de menace nucléaire : la thématique hivernale qui a longtemps servi à singulariser le « pays » sert à une représentation uniformisée du monde : « Et le froid vient/qui est grand sur l’espace. » (SM, 34) De plus, ainsi propagée à l’échelle du « globe », la « froidure » n’est pas sans évoquer un retour à l’ère glaciaire, une régression de l’humanité.

La poésie métaphysique de Ouellette ne se laisse pas réduire à la thématique du pays ni d’ailleurs à quelque référent trop direct ; aussi les conséquences de la guerre ont-elles quelque chose d’irréel dans Le soleil sous la mort, où la déflagration agrandit l’espace en supprimant les contours connus du monde. Dans le poème « Psaumes pour abri », le matériel de guerre qui est à l’origine de l’anéantissement n’échappe pas à ce traitement abstractif. Contrairement à Lapointe, qui emprunte au discours militaire de l’époque pour nommer le « missile balistique intercontinental [27] », Ouellette parle plus métaphoriquement d’une « mégabombe neigeuse » (SM, 38). On retrouve ici le préfixe « méga- », qui était aussi utilisé dans le titre « 50 mégatonnes ». Ainsi apposé au nom « bombe », le préfixe « méga- » permet d’insister sur son pouvoir de destruction. C’est toutefois l’adjectif choisi pour qualifier l’arme, « neigeuse », qui frappe le plus dans cette expression, car il établit une relation de contradiction entre ces deux termes : à la « noirceur » de la bombe s’oppose la « blancheur » de sa déflagration. L’oxymoron, qui est la figure de la réconciliation des contraires, permet ici d’éviter le didactisme et le binarisme « noir/blanc », « hideux/beau », « guerre/paix ». L’adjectif « neigeuse » renforce et complète le nom qui le précède : la « mégabombe » aura ce pouvoir de projeter dans les airs ses particules radioactives mortelles à des kilomètres à la ronde. Cette sorte d’opacité blanche, aussi abstraite qu’invraisemblable, déréalise la guerre : il se dégage de cette image une impression de pureté, voire de beauté qui estompe la violence pourtant inhérente au phénomène évoqué.

Jacques Brault a lui aussi exprimé l’explosion atomique dans le poème « Mémoire », où la « blancheur » ouellettienne n’est pas au rendez-vous : « Et la Paix pousse sur Hiroshima son champignon gras et jaune dans une bouillie d’os et de bois de peau et de fer. » (M, 67) C’est un jaune huileux et sale que mobilise Brault pour donner une teinte et une texture à l’explosion, le jaune étant une couleur aux valeurs traditionnellement dépréciatives qui est associée, entre autres, à la trahison, à l’exclusion, à la maladie et à la mort [28]. Dans « Mémoire », le poète exprime le fracas et le chaos, la brutalité d’une secousse qui mêle, dans une même « bouillie », les corps des victimes et les éléments. Ce souci du réel et cette volonté de représenter les conséquences concrètes de la détonation ne sont pas partagés par Ouellette qui, dans « Psaumes pour abri », parle beaucoup plus abstraitement d’une bombe qui « enneige la ténèbre » (SM, 40). Significativement, le terme « ténèbres », généralement au pluriel, est ici employé au singulier : cette licence, qui a encore une fois pour effet de gommer la réalité (il ne s’agirait pas exactement des « ténèbres » au sens propre, c’est-à-dire de l’absence de lumière, de l’obscurité), dit aussi que le mot ne doit pas être compris uniquement selon son acception religieuse (où il est synonyme de l’Enfer). L’expression « la ténèbre » peut être vue comme une tentative de fusionner ces deux significations, d’évoquer une nouvelle noirceur provoquée par une bombe qui uniformise tout sur son passage, qui symbolise l’obscurité profonde d’un monde insaisissable.

Comme je l’ai dit plus tôt, chez Brault, le contexte de la guerre froide conduit la poésie dans le passé, au moment de la Deuxième Guerre mondiale. Puisque le poète d’« À ceux-là » n’évoque pas une guerre nucléaire à dimension planétaire comme le font Lapointe et Ouellette, les frontières entre les pays demeurent signifiantes dans l’imaginaire militaire qu’il développe. Géographiquement parlant, le « monde » en guerre de Brault n’est pas « mou », ce que le vers liminaire du poème « À ceux-là » met bien en évidence : « Nos morts là-bas dorment casqués de certitude. » (M, 20) Cet énoncé, répété comme un refrain à cinq reprises au fil du texte, permet de distinguer le Québec, d’où sont partis « nos » soldats, d’un « là-bas » européen duquel ils ne sont jamais revenus. « Nos morts », ce sont donc « ceux-là » qu’annonce le titre pour le moins ambigu du poème : si l’adresse s’annonce solennelle, on remarque toutefois que les sujets salués sont désignés par une expression dépersonnalisante qui ne met aucunement en valeur les soi-disant héros de guerre. L’hommage est d’emblée contredit et à ce refus du poète de glorifier la mort militaire de ses compatriotes s’en ajoute un second, touchant cette fois leur pays — qui est aussi le sien : dans « À ceux-là », aucune grandeur n’est reconnue au Québec que ces malheureux ont quitté pour de bon.

« Nos » soldats en partance pour les « rivages rêvés » de l’Europe sont des « Épaves » (M, 20), la référence aux coques trouées de navires échoués préfigurant leur fonction de chair à canon et leur statut de morts en sursis. Ils « partirent un matin à la dérive » (M, 20), poursuit le poème, emportés comme malgré eux vers une guerre qui impose une dérivation dans le cours normal de la vie et qui engage ces hommes sur la voie de la mort. Or cette route fatale prend ses origines « dans les plis du grand fleuve qui bouge vers la mer » (M, 20). Il y a ici reprise de motifs typiques de la poésie du pays, en particulier le fleuve. Aux alentours des années 1960, le fleuve est « une image privilégiée de la poésie du pays », où elle est « associ[ée] d’une façon très explicite à l’idée de naissance, de création [29] ». Le poème de Brault semble faire écho à tel passage de l’Ode au Saint-Laurent (1961) de Gatien Lapointe :

Fleuve dont les flots m’entraînent m’enchaînent

J’apprendrai la phrase âpre et belle de tes rives

Ta bouche est le début de la mer [30]

Toutefois, d’un poème à l’autre, plusieurs renversements sont observables : chez Gatien Lapointe, les « flots » attirent et inspirent le poète, qui jette l’ancre dans les eaux de ce fleuve éminemment poétique ; Brault, quant à lui, use d’ironie lorsqu’il reconnaît de la « grandeur » à un fleuve dont les « plis » n’« entraînent » plus le sujet vers l’intérieur du Nouveau Monde, mais rejettent vers la « mer » des hommes promis à une mort certaine sur le Vieux Continent. Le poète de l’Ode « apprendr[a] la phrase âpre et belle [des] rives » du fleuve ; celui qui prend la parole dans « À ceux-là » évoque un paysage fluvial où « le soleil blanc des banquises » (M, 20) renvoie moins à la blancheur et à la froideur du « pays » qu’au visage que prend la mort. Dans « À ceux-là », Brault poétise le fleuve à contre-courant de ce qu’on lit ailleurs : le Saint-Laurent, qui emporte « nos » soldats vers la guerre, est un motif dysphorique. Les « plis du grand fleuve […] blanc », qui ne manquent pas d’évoquer ceux d’un linceul, rappellent que si la mort attend nos soldats « là-bas », elle se fait aussi déjà sentir à leur point de départ.

Dans la dernière strophe du poème, la thématisation d’un pays marqué au sceau de la mort, que l’image du « fleuve » suggérait, se précise grâce à un autre réseau d’images, terrestres celles-là :

Rivés au chambranle de nos limbes livides

[…]

où la carapace de neige et de peur nous pressure

nous incruste dans la nacre et l’os du silence

nous fossilise pour les temps qui ne viendront jamais

Nous aussi nous dormons casqués de certitude

M, 21

Le sort des épargnés n’est pas plus enviable que celui des soldats en partance pour la guerre. Si ces derniers appareillent sur un fleuve damné les conduisant droit au trépas, les premiers sont quant à eux « rivés » sur une terre inhospitalière où ils sont figés dans une inertie qui n’est pas sans évoquer celle des morts. L’expression « limbes livides » présente le pays comme une région mal définie, un no man’s land d’une grande pâleur, teinte qui métaphorise la faiblesse de ses habitants. Comme chez Ouellette, l’imaginaire de l’hiver est récupéré par le poème de manière négative. Dans « À ceux-là », la blancheur hivernale est indissociable des « limbes livides » auxquels le pays est comparé, mais elle symbolise avant tout un immobilisme. La « carapace de neige [qui] nous pressure » est une chape sous laquelle le peuple québécois se cache et qui le plaque au sol, où il se pétrifie dans un « silence » sépulcral qui n’est pas celui d’une paix mais d’une frayeur.

Tandis que les morts-vivants ayant été épargnés par la guerre s’enlisent dans un pays mal défini qu’ils ont renoncé à mieux habiter, les victimes du conflit, elles, sont des « morts acquittés de notre agonie » (M, 21). Le trépas les blanchit de leur indolence passée, celle-là même qui les a conduits à mourir « casqués de certitude », autrement dit trompés et crédules comme le sont demeurés les survivants : « Nous aussi nous dormons casqués de certitude ». Les Québécois tombés au combat sont aussi « acquittés de notre agonie » en ce qu’ils ne flottent plus dans l’état vague et incertain du « nous » : la mort les libère des « limbes livides », elle les fait passer de l’autre côté tout en leur conférant enfin une identité fixe et stable, celle de « héros de guerre ». Comme on l’a vu, le poème n’héroïse à aucun moment de telles morts militaires [31]. Il est cependant significatif que la terre à laquelle ces victimes de guerre retournent soit animée, violemment vivante, riche d’une très longue histoire mouvementée : « ils retournent à la glaise du chaos/au vacarme premier des fossiles en marche/au cri que pousse la planète naissante » (M, 20). Ce sol n’a rien à voir avec celui, figé dans « la nacre et l’os » (M, 21), où le « nous » québécois se « fossilise pour les temps qui ne viendront jamais » (M, 21). Le poète chercherait-il par là à donner un sens à la mort de ses compatriotes ? Désirerait-il souligner que « ceux-là », qui sont sortis de sous la « carapace de neige et de peur », qui ont agi, qui se sont « battus », participent et s’intègrent à la grande Histoire en marge de laquelle évoluent les Québécois demeurés au pays ? Nous verrons plus bas comment s’enfoncent « nos morts » dans ce sous-sol éminemment préhistorique.

Fin du monde

« Fin du monde » est le titre d’un poème qu’Anne Hébert « a écrit à la demande de Frank Scott, en 1962, au moment de l’affaire des missiles à Cuba [32] ». Dans ce « poème de circonstance », dont la lecture prouve qu’on a tort de toujours utiliser cette expression dans un sens péjoratif, la « paix violente [33] » de la guerre froide cède sa place à la violence guerrière. La « fin du monde » hébertienne est paradoxalement suggérée grâce à des images qui renvoient à ses origines, à sa préhistoire :

Le feu lâché, bête infinie, l’âge de la terre se rompt par le milieu,

Tout l’horizon, bel anneau bleu, d’un seul coup, se raye à jamais, ceinture de roc tordue […] l’agonie du monde se fonde, démence au poing [34].

Dans ces vers, qui évoquent des éruptions volcaniques, l’âge de pierre et la bestialité primitive régnant au moment de la formation de la Terre, le lien tissé entre la guerre et la préhistoire sert à exprimer plus que le seul « primitivisme » de l’activité guerrière. Par exemple, dans le passage où Hébert écrit que « l’âge de la terre se rompt par le milieu », il y a un rapport d’homologie entre le monde scindé sous l’impact de la bombe et la fission de l’atome qui confère son pouvoir de destruction à ladite bombe. L’imaginaire des origines du monde est développé de façon à superposer l’infiniment petit à l’infiniment grand, l’ère moderne à l’âge de pierre. Les thèmes de la guerre et de la préhistoire s’entrecroisent tout aussi richement chez les trois poètes étudiés ici, où leur fusion crée des effets de sens surprenants.

Dans le poème « À ceux-là » de Brault, le sol auquel retournent les guerriers est vieux comme le monde et c’est le thème de la préhistoire qui sert à souligner son âge. Voici la strophe de laquelle étaient extraits les vers cités plus haut :

Dans le ventre de la terre qui les aspire

par les boyaux les artères les entrailles

ils retournent à la glaise du chaos

au vacarme premier des fossiles en marche

au cri que pousse la planète naissante

au velours de la pâte aux bulles du possible

M, 20

La représentation de ce sol millénaire, que réincorporent les dépouilles des soldats morts, permet plusieurs jeux de sens. Cette « terre » personnifiée est représentée en digestion et le grotesque de ce « ventre » qui « aspire » les morts prévient contre toute sublimation du retour des soldats à la terre. À la manière d’un Grandbois, qui soumettait le motif de la « belle terre féconde » à l’ironie, Brault file la métaphore de la digestion et présente les cadavres comme étant indigestes. Ces derniers, écrit-il plus loin, « se figent dans la glace et le sel d’un instant énorme » (M, 20). La « glace et le sel » sont des éléments qui favorisent davantage la conservation que la décomposition, suggérant une étanchéité des corps pétrifiés qui ne participent pas à enrichir le sol les accueillant. Ces morts, pour le dire crûment, ne passent pas.

L’aspect de cette « terre » volontiers préhistorique et les bruits qui jaillissent de ses « entrailles » font penser à ce que donne à voir et à entendre la guerre moderne à la surface. La « glaise du chaos » évoque la terre retournée des champs de bataille, le bouleversement des éléments provoqué par les détonations et le matériel guerrier ; le « vacarme premier des fossiles en marche » rappelle le fracas des armes, le bruit des armées cheminant au pas ; le « cri que pousse la planète naissante » renvoie à la douleur du mourant, au nouveau visage que la guerre façonne au monde. Dans le dernier vers, la tempête ayant présidé à la Création se calme et fait place à un apaisement : la matière s’adoucit (le « velours », les « bulles »), la « pâte » prend forme. Dans les profondeurs tourmentées du sous-sol, « du possible » se crée et donne l’espoir d’un certain retour à l’ordre. Cette pacification des éléments doit à son tour être lue dans un rapport d’analogie avec la guerre : elle évoque la fin des hostilités, le retour à la vie.

Comme Brault, Ouellette laisse poindre une lueur d’espoir dans Le soleil sous la mort. Nous avons vu que des parallèles sont établis entre l’époque nucléaire, la guerre froide et « l’ère glaciaire » dans les poèmes de « L’absence du soleil ». Bien que ce soit dans une moindre mesure, toute cette « froidure » est aussi accompagnée par son contraire dans les mêmes poèmes. L’explosion de la « mégabombe », aussi « neigeuse » soit-elle, ne peut malgré tout se dire sans le recours aux thèmes du feu, de la calcination. Lorsque cette bombe éclate, elle « embrase l’infini » (SM, 34) à la manière d’une lave préhistorique qui brûle tout sur son passage. La disparition du vivant est représentée par « la femme désormais en état de cendre », cette carbonisation du corps féminin rappelant que la reproduction de l’espèce est compromise. La bombe, c’est aussi la pensée humaine qui régresse, qui retourne dans un passé primitif, qui prend feu : « l’esprit/flambe » (SM, 32). Une fois ce déchaînement de feu passé, l’univers en combustion se transfigure en « un paysage/qui a soif » (SM, 30), une terre sèche et tarie. C’est alors le motif du rocheux qui prévaut pour décrire les survivants : « les corps ont pris pierre et se sont élancés/dans leur cauchemar » (SM, 38). On retrouve le motif de la fossilisation, que développe aussi Brault dans « À ceux-là », mais ici les vestiges des corps venus du fond des âges et conservés dans le roc ne sont pas dormants et statiques : ils sont animés d’une volonté destructrice. L’aspect pierreux des « corps » évoque surtout l’insensibilité de l’homme, espèce « de pierre », minéralisée, suffisamment endurcie et froide pour s’« élanc[er]/dans [son] cauchemar » de son propre gré, celui d’une guerre nucléaire qui la ramène à l’âge de pierre. Mais comme le titre du recueil l’indique, Le soleil sous la mort, tout n’est pas perdu et « sous la mort », une étincelle de vie continue de pétiller. Chez Ouellette, le « temps moissonne [35] » (SM, 45) et, à partir du moment où suffisamment de temps s’est écoulé après l’explosion de la « mégabombe », une nouvelle ère peut commencer et la vie reprend ses droits sur une croûte terrestre préhistorique : « Confus,/dans la glace et l’argile,/le sommeillant se mit à feuiller » (SM, 43).

Dans « ICBM », le poète, qui fait remarquer que « cette nuit n’était pas la dernière », ne laisse pas longtemps place au soulagement : il rappelle immédiatement après que le risque d’anéantissement est permanent et que ce nouveau jour qui se lève pourrait être le dernier.

La deuxième strophe du poème se lit comme suit :

mais le brontosaure

mais César

mais l’inca

mais le Corbeau te guette

RA, 259

La répétition anaphorique du « mais » dans ces vers permet d’insister sur la constance du danger, mais surtout sur son importance. Parmi les quatre figures qui servent à exprimer ce péril et qui évoquent toutes, chacune à leur manière, le pouvoir et la puissance, on retrouve deux animaux : le corbeau [36] et le brontosaure. Ce dernier symbolise la démesure et la bestialité de l’ère préhistorique. De par sa taille colossale, il s’inscrit bien dans cette séquence marquée au sceau de la domination. Aussi, ce dinosaure signale le primitivisme que le poème associe non sans ironie aux savoirs modernes et aux techniques complexes ayant permis aux hommes de fabriquer des armes balistiques intercontinentales [37]. Il n’empêche que la présence de cet animal préhistorique, herbivore pacifique et très peu querelleur, est curieuse dans le poème. C’est peut-être qu’il incarne une domination « tranquille », une menace larvée mais inquiétante rappelant celle que fait planer la guerre froide, ce conflit où les armes sont brandies, pointées et exposées davantage dans une perspective d’intimidation que d’annihilation.

Dans « ICBM », le « brontosaure » symbolise la guerre et, pour bien comprendre la charge critique de l’analogie, il faut d’abord rappeler qu’une des ressources privilégiées de la rhétorique belliqueuse est d’animaliser l’ennemi, ce procédé ayant pour fonction de déshumaniser l’adversaire et de le représenter inférieur, tant moralement que physiquement. En animalisant non plus l’ennemi mais la guerre elle-même, c’est cette dernière que déclasse le poème de Lapointe : elle se voit ainsi rabaissée au rang d’une pratique « bête », d’un acte de cruauté primitif. Le « brontosaure » qui déambule dans « ICBM » plonge on ne peut plus explicitement le poème dans l’ère préhistorique et incarne la régression monstre que représente l’ère nucléaire pour l’humanité. Il ne s’agit cependant pas là de la seule allusion du poème à la préhistoire. Une autre strophe reconduit le lecteur dans ce passé chaotique :

les cratères éclatent

 cris d’oeuf

RA, 259

Le terme « cratère » permet de désigner simultanément les ouvertures créées par des éruptions volcaniques, sur le fond desquelles est le plus souvent représenté le monde antédiluvien, et, dans une perspective davantage guerrière, les béances provoquées par des explosions de projectiles. L’expression « les cratères éclatent » peut ainsi signifier sur ces deux plans simultanément : une guerre à coups d’« ICBM » aurait pour conséquence de ramener les hommes à leur primitivisme originel et, plus militairement, une guerre nucléaire renverserait complètement toutes les idées préconçues que nous nous faisons des dévastations provoquées par les conflits armés. Jusqu’ici, les bombes créaient des « cratères », ces trous où l’explosion a fait place nette, où s’est fait le vide ; une guerre nucléaire néantiserait ce néant : les « cratères éclatent », autrement dit l’explosé éclate à nouveau, le détruit engendre encore de la destruction, le trou lui-même disparaît. L’expression est volontiers paradoxale et souligne le caractère inimaginable des déflagrations qui seraient provoquées ; son antinomie désigne un monde à l’envers, qui n’a plus de sens. Si les « cratères » évoquent la stérilité, l’« oeuf » du vers suivant rappelle quant à lui la fécondité.

La symbolique se renverse, mais le deuxième vers de la strophe n’est pas moins contradictoire que le premier : l’embryonnaire hurle sa douleur avant d’avoir vu le jour. Cette image terrible, placée directement sous le verbe « éclatent », évoque les radiations postdéflagration, qui compromettent la vie avant même qu’elle n’ait pu voir le jour.

+

La topique guerrière fait inéluctablement ressurgir le thème du pays, reprend la question du territoire, mais en le projetant hors de l’espace national. Chez Lapointe, Ouellette et Brault, les mots de la guerre se superposent à l’imaginaire national et le débordent tout à la fois, ils l’ancrent dans l’Histoire la plus actuelle tout en le projetant dans un temps archaïque, préhistorique. Chez Brault, la préhistoire et l’activité guerrière se rejoignent dans les profondeurs de la terre, tandis que chez Lapointe et Ouellette les deux motifs s’entrelacent « en plein regard » (SM, 33), comme l’écrit Ouellette : le « brontosaure », les « cratères », la « femme désormais en état de cendre », les « corps [qui] ont pris pierre », tout cela s’observe à la surface de la terre. Brault évoque une guerre du passé, dont les morts sont d’ores et déjà enterrés, tandis que Lapointe et Ouellette, imaginant l’inimaginable d’une guerre nucléaire toujours fictive au moment de prendre la plume, peuvent y projeter tous les fantasmes apocalyptiques. La poésie de Brault assume la douleur intime du souvenir, comme on le voit encore plus nettement dans « Suite fraternelle » ; celles de Lapointe et de Ouellette s’abandonnent à la folie anticipatrice, multipliant les images fortes de la menace qui pèse aussi bien sur la nation que sur l’humanité tout entière. D’une manière ou d’une autre, chez ces poètes, le recours au préhistorique est mis au service de jeux sémantiques, d’allusions équivoques qui rappellent sans cesse que leurs poèmes parlent ostensiblement de l’affrontement et, dans un même geste, interdisent qu’on les réduise au seul événement guerrier.

Ici, la guerre ne se dit que dans les mots de l’époque, et ces mots accordent au primitif un sens éminemment positif. Si tragique soit-elle, la fin du monde se dit d’autant plus volontiers dans la poésie québécoise des années 1960 que cette fin libère les consciences d’un certain poids historique — celui du Québec traditionnel qu’on cherche à dépasser, voire à conjurer. Il est frappant que, dans chacun des poèmes analysés, l’horreur de la guerre ne soit jamais dissociable d’une certaine foi dans le monde : les « bulles du possible » surgissent du chaos lui-même. La poésie du pays aborde la guerre de façon à opposer au mouvement de l’Histoire moderne non pas une autre Histoire, mais un autre temps : la guerre conduit hors de l’événement, c’est-à-dire du côté préhistorique, archaïque ou mythologique. En ce sens, le motif de la guerre s’inscrit tout à fait dans le rêve de primitivisme dont Pierre Nepveu a remarqué la présence dans le discours poétique québécois des années 1960. La Révolution tranquille est obsédée par l’idée de « fondation », et dans la littérature de l’époque on s’aperçoit que, si cette dernière rime positivement avec « création », « édification », « implantation », elle va aussi de pair avec « destruction », « éradication », « disparition ». La modernité dans laquelle il s’agit de faire entrer le Québec implique « le primitif ou l’archaïque [qui] demeure pourtant présent et constitue en fait la vérité ultime du “progrès” occidental, son refoulé et, ironiquement, son proche avenir. Le primitif devient une blessure, une obsession [38] ».

Dans un court texte accompagnant en 1963 la publication d’extraits du recueil Le soleil sous la mort, Fernand Ouellette affirmait que des poèmes comme « 50 mégatonnes » et « Guerre ou paix » s’écrivaient « contre l’événement [39] ». On voit bien la dimension politique d’un tel parti pris, le poète s’opposant à la guerre et craignant, comme tant d’autres, qu’éclate une Troisième Guerre mondiale. Mais l’expression « contre l’événement » s’entend aussi de façon plus large : le poème ne veut pas se réduire à l’événement auquel il fait écho. En allant vers le « monde réel », il court le risque d’être emporté par les circonstances mêmes qu’il évoque. Mais le réel de la guerre n’est jamais celui d’une seule guerre, d’un seul événement : il tend, selon le titre que Lapointe donnera à ses poèmes en citant Novalis, vers le réel absolu. Comme « 50 mégatonnes », les poèmes « ICBM » et « À ceux-là » sont écrits « contre l’événement » : certes parce qu’ils condamnent la guerre et la jugent éthiquement irrécupérable, mais d’abord et avant tout parce qu’ils résistent au poids des circonstances, à la contingence historique, parce que ces poèmes ne sombrent pas dans le didactisme caractéristique de la poésie pacifiste. Chacun à leur manière, Lapointe, Ouellette et Brault pensent l’offensive contre la guerre en termes esthétiques et dans leurs oeuvres, où la poésie fait avancer le motif « guerre » en terrain poétique miné, c’est la langue même — ses figures, ses thèmes — qui dément toute grandeur au militaire.