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Quand rien n’est plus possible, il se met à un roman [1].

Romans d’auteur à cause de leur signature, de leurs points de vue personnels, intimes. Romans de la mère et du fils, de la procréation et de la création, en remontant jusqu’aux origines. Romans de l’âge, des âges. Romans d’apprentissage et romans expérimentaux, autocritiques. Romans non seulement d’auteur, comme on le dit au cinéma, mais de l’auteur — et de l’Auteur en général —, de son oeuvre, de ses identités successives ou simultanées, de ses rapports avec la société, de sa place dans l’institution littéraire. Si Gilles Archambault multiplie, avec des variations subtiles, les romans d’auteur — terme plus approprié qu’autofiction ou récit autobiographique —, certains le sont plus délibérément. Nous en étudierons deux, Les choses d’un jour [2] et Un après-midi de septembre [3], qui débordent de l’oeuvre romanesque traditionnelle et recoupent sur plusieurs points les billets, chroniques, proses « ténues » et autres Plaisirs de la mélancolie [4]. La mère et le fils y jouent les premiers rôles, avec un père fortement en creux, qui apparaît rétrospectivement, par éclairs. La naissance (l’enfance) et la mort (la vieillesse) bougent, se télescopent dans l’écriture, au milieu des travaux (littéraires, artistiques) et des jours.

À partir de Stupeurs [5], les proses diverses, nombreuses, entrent en relation avec l’univers romanesque d’Archambault pour l’orienter vers la fragmentation, l’ironie, la critique et l’autocritique. Si bien qu’un roman comme Les choses d’un jour est constitué de portraits, de scènes, et de l’autoportrait d’un narrateur qui passe de mauvais poète couronné à prosateur ou romancier problématique. Inversement, Le regard oblique [6] porté sur les « rumeurs » de la ville et du milieu culturel était présenté à juste titre comme un « roman fragmenté ». De son côté, Un après-midi de septembre réunit et condense, sans les comprimer, plusieurs genres littéraires et formes d’écriture : nouvelle, enquête familiale, chronique médicale, souvenirs, confidences, conversations projetées, coup de théâtre. Le (double) duo et le triangle fonctionnent parfaitement, au ras du texte et en profondeur.

De choses et d’autres

Ce que la plupart des gens appellent les choses de la vie — apprentissages, travail, amours, amitiés, bonheurs, souffrances —, Gilles Archambault l’intitule Les choses d’un jour, ce qui n’est pas innocent. L’existence est éphémère, l’humain précaire, la planète menacée. La vie, qui paraît si longue à certaines heures, se réduit pour l’essentiel à des jours clefs, à des dates charnières ou serrures. Entre la naissance et la mort, bornes extrêmes [7], quelques espoirs suivis de désillusions, des prises de conscience, et surtout de petits faits vrais qui ne sont pas des choses arrêtées, réalistes, naturalistes, mais des intermittences proustiennes (de la mémoire du coeur), des mouvements à la Stendhal, à la Nathalie Sarraute [8]. Des interstices dans l’espace. Une suite et des ruptures dans l’improvisation ou la construction. Les battements du temps, Archambault y travaille dans son oeuvre romanesque à peu près comme dans ses petites proses. Par morceaux qui s’emboîtent, se déboîtent.

Les choses d’un jour est un bref récit, une novella en vingt et un petits chapitres. Un roman de l’observation de soi et de l’observation du monde. À la fois les entrées d’un journal personnel et des articles de journal, des blocs-notes, des esquisses, des repentirs, des projets. Les genres auxquels se rattache le mieux Les choses d’un jour paraissent être le pastiche, l’autocritique et la caricature. Le trait se fait volontairement gros afin de cerner, sans les dissiper ou les élargir, l’atmosphère confinée et l’étroitesse du sujet. Si le cadre est différent, on y trouve les perspectives, le ton, l’esprit de « Nos écrivains par eux-mêmes », fameux numéro parascolaire de Liberté [9], qui, suivant l’ordre alphabétique des pseudo-auteurs, commençait par Archambault, Gilles, « Les confidences muettes », avec en épigraphe Henri Calet : « Je pense que l’existence est une chose et que la vie en est une autre. » Problème sartrien que le vrai Archambault met en oeuvre et en contexte, introduisant l’art, la création, l’institution littéraire dans Les choses d’un jour.

« Les choses évoluaient », dès le début (CJ, 16), avec ou sans l’être humain. Le roman ne fait que les précipiter, les cristalliser. Le narrateur prétend savoir « faire la part des choses », mais il attendra longtemps avant de faire la part du feu. « Les choses m’échappent. Surtout les tragiques », dit-il avec lucidité (CJ, 134). Il les rattrape mal, de justesse. Il les tourne et les retourne sans leur donner beaucoup de sens, exactement comme il fait avec les mots [10]. L’amour comme ragoût, soupe, dessert, plat cuisiné à partir de recettes ? L’amour comme chose, sans véritable objet ni sujet ? « Et puis, vous savez, Julie ne parle jamais de ces choses-là » (CJ, 96) ; « [e]lle a inventé ces choses-là parce qu’elle ne veut pas vous faire de la peine » (CJ, 94) ; « [l]a poésie, le jazz, tout ça à la fois, c’est trop pour moi. Ce n’est pas très souvent qu’on a l’occasion de parler de ces choses » (CJ, 90), s’excusait le jeune réceptionniste, aussi mauvais cruciverbiste qu’il sera mauvais poète. Il ne sait pas « amplir », dixit l’employé, les cases des mots croisés.

À travers les affres et les avanies d’un mauvais poète, c’est à l’ensemble de l’institution littéraire que s’attaque Les choses d’un jour [11] : édition paresseuse, critique complaisante, enseignement confus, approximatif, subventions faciles, arbitraires, surabondance des prix et décorations. « Je suis maintenant quelqu’un qui compte dans le firmament de la littérature québécoise. On le répète de plus en plus fréquemment depuis que j’ai reçu mon prix » (CJ, 18), affirme Martin Désourdy sans y croire. « Peut-être aurais-je dû me contenter de chanter l’amour, pourquoi a-t-il fallu que je le vive ? » ajoute-t-il naïvement, non sans vérité. En fait, il ne vit pas plus qu’il ne chante [12] l’amour ; il le rêve, le déclare, le célèbre au lieu de l’écrire. Le poème « qui relaterait l’éblouissement [13] » (CJ, 19 ; je souligne) ressenti à voir Julie dormir ne serait qu’une relation [14] sans trace, sans suite. Jeune femme à l’aube pourrait être un titre d’aquarelle ou de photographie, pas de poésie ni de pièce de musique. Il n’a de grandboisien que le reflet.

Aventures d’un jour

Des mots glissent, tombent, jurent, s’accouplent et se détachent dans Les choses d’un jour : saxophoniste et sexagénaire, octobre et Octobre, « jazz de mon âge », barman et baseball, fleurs et Floride, « romain cinq cents » aux cartes. Les vers, sinon la poésie, envahissent la prose romanesque. Avec une éloquence au cou épais, non tordu. Quand Martin songe à Julie, « tout un vocabulaire poétique resurgit », comme s’il voulait faire accourir de grands noms qui riment (Racine, Lamartine) et rivaliser de loin avec La divine comédie ou une anthologie chinoise [15]. Contrastant avec ces chefs-d’oeuvre, les titres de Désourdy font scolaires, primaires, malgré leurs prétentions classiques : Épître à Diane. Après sa découverte de La jeune parque, le collégien avait dû « s’accommoder d’une forte dose de langage vernaculaire » (CJ, 68) à la maison, dans la rue. Un pas (valéryen) vers la prose ? Il faudra le retour à et de la mère, après un long détour.

La liste des jazzmen est interminable, variable, difficile à identifier sinon par l’« âge » : « Il s’agit de Stan Getz ou peut-être de Brew Moore [16]. » (CJ, 34) Il faut improviser, remplacer les « abstractions algébriques » que sont les être humains par des étiquettes, des marques, des aide-mémoire. C’est le sens de la discussion animée, érudite, avec le réceptionniste du motel Bird’s View à Sherbrooke. L’échange de billets de spectacles sert de prétexte à un échange de renseignements, de souvenirs, d’impressions. « Comment était-il, Bob Lazure ? » Cette question personnelle, passionnelle, est cruciale. À un autre niveau, le pianiste Martial Solal, qui fait une « relecture » de Out of Nowhere, est, suivant le titre de la « suite lyrique » que le poète québécois lui a autrefois dédié, L’Algérien aux doigts de rêve (CJ, 117), amalgame homérique d’Achille aux pieds légers et d’Aurore aux doigts de rose. On ne saurait remonter plus haut.

Le livre est aéré par de courtes citations d’une pertinence remarquable, qui l’entourent et l’entrouvrent. En exergue, au seuil du texte, de la maison de papier, Jacques Chardonne joue à Loth devant ses filles : « Inutile de retourner. Ce sont choses d’un jour. » Après le chapitre final, isolé, le Valery Larbaud de Barnabooth paraît annoncer une pièce de Samuel Beckett : « Dieu bon ! il y avait encore de beaux jours pour moi dans la vie. » Un peu plus haut, le Larbaud de Fermina Marquez s’était exclamé : « Quelle chose fantastique que le temps [17] ! » (CJ, 143) Le titre, le thème des Choses d’un jour, ainsi annoncés et rappelés, sont portés par un instant magnifié, à la fois arrêté et indéfiniment prolongé.

Les choses d’un jour, roman psychosociologique, ironique, porte moins sur l’amour comme « révélation subite », « bouleversement » d’un quinquagénaire, que sur un poète lauréat et son entourage, puis sa vie antérieure et intérieure. Une certaine poésie donne le point de départ, autour du narrateur-héros, professeur de cégep qui « zézaye un peu » et publie beaucoup. Cet auteur d’Odes à la compagne de solitude, « chaste depuis bientôt trois mois », se sent rajeuni de quinze ans à l’annonce, par un universitaire « bégayant », que le prix Ronsard des Amériques (oxymoron) lui était décerné pour l’ensemble de son oeuvre, cinq minces recueils de vers échelonnés sur vingt ans pour des « lecteurs de qualité » en quantité infime. « J’ai toisé mes Pléiade », dit-il, napoléonien, puis, comme le Christ : « J’allais entamer ma vie publique. » (CJ, 14) Il le regrettera.

L’aventure avec Julie se déroule en même temps que le Festival de jazz de Montréal. Le héros-narrateur, l’oreille pleine de rythmes et de noms, aligne, programme en main, les spectacles auxquels il souhaite assister. En mai, il avait reçu à son bureau de Saint-Jean-sur-Richelieu la jeune rédactrice d’un mémoire sur « La vision de la femme dans l’oeuvre poétique de Martin Désourdy ». Les choses se précipitent : l’auteur et sa lectrice couchent ensemble le soir même dans un motel de Sabrevois. Jazz et littérature sont inséparables, car Julie rêve de devenir chanteuse. Le groupe de musiciens qui l’accompagne est dirigé par « un ami très cher avec lequel elle avait déjà vécu » (CJ, 17). Ce Bob athlétique, tatoué, a « mauvais genre » malgré (ou à cause de) Gérard Depardieu. Martin, grisonnant, craint la concurrence de la jeunesse. Passons sur les rendez-vous, les consommations, les coups de téléphone (de Bob), les dialogues volontairement banals. Tout à coup : « Je veux que tu rédiges à ma place mon mémoire de maîtrise. Aux Études françaises, on n’y verra que du feu. » (CJ, 24) Discussions sur le jazz et, plus risqué, sur Bob. Le coeur n’est plus aux poèmes, mais à la jalousie (romanesque).

L’épouse, Carole, écologiste et affairiste, ainsi que Marthe, la mère, son exact contraire, apparaissent entre les lignes. On sent qu’elles auront bientôt leurs épisodes. La mère, cancéreuse il y a dix ans, vit encore, mais Martin ne l’a pas revue depuis : « Comme pour la punir de cette fausse alerte. » (CJ, 31) L’âge, toujours « au centre » de ses préoccupations, le rattrape dans les boîtes, les bars. « Je verrai ma mère », se promet-il (CJ, 43), pleurant avec la comtesse de Noailles, évoquant une genitrix mauriacienne. Le « poète national » consacré s’oriente difficilement dans la ville, dans la vie : « Dorion, Dorion. Mais que fait ma mère dans ce quartier, elle qui ne jurait que par Rosemont ? » (CJ, 47) Il oublie que ça rime.

Du « poétique » au prosaïque, au roman

Le narrateur des Choses d’un jour se présente d’abord exclusivement comme poète. « Je suis poète », répète-t-il afin de s’en persuader lui-même. Variante déjà romanesque : « Je suis un contemplatif. J’aime ne rien faire. » (CJ, 113) « Est-ce de ma faute si j’écris comme je respire ? » (CJ, 11) se défend-il en s’enfonçant. Il respire mal [18], malgré tous les bouts de papier griffonnés : pochettes d’allumettes, pages de journal, menus et serviettes de restaurant. Ces petites choses sur la table, par terre, demeureront éphémères. Martin Désourdy se voudrait poète « à la façon de Villon ou de Dylan Thomas » (CJ, 32). Il en est loin. Il ne partage rien avec eux ; ni l’instinct, ni l’audace, ni le travail sur la langue et sur soi. « Que cette journée malheureuse me donne au moins un poème ! » (CJ, 32), note-t-il comme un pauvre diariste. Mais sa journée demeure une chose. Croyant tenir un « haïku remarquable », il n’a que « paraphrasé un vers de Ringai » (CJ, 32) :

Dans l’eau que je puise

scintille le début

du printemps

est pourtant l’un des plus beaux poèmes que nous fasse lire Les choses d’un jour. Sa simplicité, sa justesse pourraient être celles de la prose.

Voyons Désourdy, « survolté », réciter Jacques Prévert avec « emphase » (ce qui est déjà inapproprié), faire de cette référence un gadget pédagogique (inefficace). L’extrait [19] commence comme une partie de chasse, un conte à la Guy de Maupassant : « La poésie est patience, guet, affût ; il arrive un jour, une heure, une minute où il fallait être là. Regarder et recevoir » (CJ, 125-126 ; Archambault souligne). Regarder qui ? Recevoir quoi ? Où, là ? La poésie est de nulle part, Jacques Brault [20] l’a assez dit, car elle crée son lieu et son contexte, son hors-lieu, hors-jeu. La fin de la citation de Prévert pourrait tout racheter : « Être là comme seuls les poètes ont le privilège d’être quelque part. » (CJ, 126 ; Archambault souligne) Malheureusement, ni le narrateur ni son disciple [21] ne veulent ou ne peuvent comprendre. Ils vont au plus apparent, au plus pressé : offrir et accepter le dernier recueil publié.

Martin Désourdy, faux poète qui respire à peine, ou trop fort, et qui bande mou, est un homme de spectacle pour petites salles. Incapable de chanter, de jouer, malgré ses connaissances encyclopédiques du jazz et de la musique classique, il ressemble parfois à un humoriste, au sens québécois (actuel) du terme. Même son prénom est commun dans la confrérie ! Cet adolescent prolongé, frustré, s’exhibe naïvement avec Julie « penchée sur [lui], en sueur malgré l’air climatisé » (CJ, 33). La suite, un peu plus bas, est explicite. « Chaque fois que je croyais parvenir à l’orgasme, une pensée venait me déranger. Mon sexe me semblait un micro que la chanteuse allait dévorer. » (CJ, 33 ; je souligne) Il dit chanteuse, et il nomme des « vocalistes aimées » (Ella Fitzgerald, etc.), mais sa description crue [22], ses fantasmes, de même que l’atmosphère, renvoient précisément à l’Humour institué (école, musée, tournées, télédiffusion). C’est dire quels « accommodements » est prêt à faire Martin. Julie parle comme on ose à peine le faire dans les téléromans : « Viens faire la bête avec moi » (CJ, 29). Martin la bat symboliquement sur son propre terrain : « Elle était sur moi, je me cramponnais à ses fesses, et j’étais malheureux ! » (CJ, 33) Seul le dernier membre de phrase est bien de lui ; le reste lui a été imposé. L’aventure d’un jour, chosifiée, n’ira guère plus loin, même si, derrière la caricature, un portrait prend forme, un récit s’amorce.

Il y a un aspect (distancié) du roman pour adolescents dans Les choses d’un jour. Dans l’histoire, les histoires, les spectacles, les balades, les consommations, les jeux de toutes sortes. Dans les rêves à la veille de devenir cauchemars : « Je veux triompher de Bob Lazure. » (CJ, 63) Celui-ci, pianiste de jazz, américanophile, buveur de bière, a-t-il couché au motel avec Julie ? Martin imagine, enquête : « Comme si je dominais la situation. » (CJ, 98) Narrateur, il domine grâce à sa mauvaise foi et à ses bonnes grâces. Pitoyable, il s’apitoie, ramenant la question de l’âge afin de se faire rassurer (« Julie vous accepte » [CJ, 99]). Or, Bob Lazure, qui a fréquenté tout un mois un département d’études françaises, est le non-liseur et l’anti-lecteur par excellence. « Comment faire l’amour avec une femme qui ne va jamais au lit sans un roman ? » (CJ, 97) Pour lui, le livre est un objet dont il ne sait que faire : « Si le livre n’est pas mince, il me tombe des mains » (CJ, 97). Julie, qui est pourtant mince, mais liseuse, lui tombe également des mains.

C’est littéralement la poésie — du moins des vers — qui est le moteur de l’action des Choses d’un jour : « Trois misérables petits poèmes oubliés parmi des notes de cours et c’est le drame. » (CJ, 125) C’est le roman : soupçons fondés, jalousie, séparation. En un sens, il est assez logique qu’après avoir donné lieu, prétexte, à des scènes, des dialogues, des bouts d’essais, un récit, l’activité soi-disant poétique se transforme en son apparent contraire. Le problème est que Michel Latouche remplace trop parfaitement Martin Désourdy comme figure de poète professionnel. Il est encore meilleur, c’est-à-dire pire, car plus sûr de lui et plus inspiré : « Comme il est difficile dans ce monde sans âme de parler de poésie. » (CJ, 122) Comme s’il s’agissait de parler de… dans des conversations de salon ou de taverne. « Ce qui compte, c’est la vie. La poésie dans la vie » (CJ, 125), reprend encore Martin, qui en a discuté toute la nuit avec Michel : « Je n’ai pas dormi. » (CJ, 125) Il n’est pas le chat baudelairien qu’est Polydor, malgré l’« étiquette » commerciale de son nom.

Martin Désourdy essaie puis refuse plusieurs rôles, plusieurs poses cinématographiques, théâtrales, littéraires : l’esthète mélancolique de Mort à Venise, Britannicus [23], un vieux jazzman demeuré jeune… Privé, aux petites heures du matin, de « l’air triomphal qu’ont parfois les poètes au faîte de leur gloire », Désourdy, « désemparé », étourdi, est un client hésitant, « hagard », à l’Auberge des Gouverneurs de Sherbrooke. Pas un ivrogne pittoresque, un clochard céleste, mais une sorte de voyageur de commerce sans marchandise ni vrai bagout. Un petit bourgeois « bien élevé », pas élevé du tout, qui a besoin de son « verre de lait », de soins féminins, de voix féminines. Il téléphone à Carole et s’apprête à lui parler de l’« exil protégé » à Paris d’un grand écrivain voyageur : « D’ailleurs Carole n’a cure de la poésie. Je devrais le savoir. » (CJ, 81) En effet, mais ces écarts, ces illusions, ces refoulements — exils non protégés — font partie de la prose du roman.

Le roman de Martin Désourdy s’écrit, péniblement, contre le « poète malheureux » qu’il est : « Les gens en uniforme n’aiment pas les poètes. » Les commerçants non plus. Ni les collègues enseignants. Ni même les mères. Rarement les épouses. Les amantes ? C’est à voir. Le « barde de Saint-Jean-sur-Richelieu », c’est une plaisanterie. Carole considère son mari comme un adolescent attardé, romantique, niais. Si lui et sa Julie en sont « encore à l’époque des poèmes », elle est passée depuis longtemps « à autre chose » (CJ, 82-83). Martin Désourdy, « poète de l’amour » ? « Non, mais faites-moi rire. Tu connais aussi bien les femmes que moi le moteur de mon auto. » (CJ, 83) Et si c’était pour les connaître qu’il s’isolait ? Mais il étudie sans méthode, il écrit mal, consacrant d’innombrables poèmes à la dure et cinglante Carole, qualifiée de « messagère des rêves du petit matin » (CJ, 118). Il faut tuer la messagère.

« Madame ma mère », madame Major, Marthe

On trouve la mère à des endroits stratégiques, dont le dénouement, et çà et là sur le plancher et dans le sous-sol du texte. Martin Désourdy avait « bêtement » dédié son premier recueil de vers « À ma mère qui fut dès les premiers instants mon inspiratrice » (CJ, 46). Celle-ci, « imperturbable », avait déposé l’objet sur un guéridon, sans remercier.

Le roman de la mère et du fils s’amorce solidement au chapitre VIII avec le retour de l’enfant prodigue, un bouquet de mimosas à la main (« ridicule ! »), après onze ou douze ans de séparation, de silence. La vieille dame indigne, en pantoufles, ressemble à la Grosse Femme de Michel Tremblay et à ses voisines, belles-soeurs. S’accrochant à ses souvenirs, Martin reconnaît d’abord le lourd mobilier, les bibelots ébréchés. Le « logement » en duplex, « un trou », n’a rien à voir avec les appartements ou condos des beaux quartiers. C’est un « lieu de passage », avec son escalier extérieur, son long et étroit couloir. « Assis-toi » est corrigé mentalement en « assieds-toi ». On cherche un vase pour les fleurs. Mais que faire de ce fils « toujours aussi empoté » (CJ, 52) ? Le déplacer comme une plante verte, un petit meuble ? C’est lui qui bouge tout à coup, qui fait des gestes et des déclarations d’amour à sa mère. Avec les « menteries » qu’il faut sur ses yeux toujours verts, son teint, sa tenue et celle de son ménage. Sa mère, c’est « l’humanité » opposée à la stérilité du couple qu’il forme, qu’il formait, avec Carole.

Marthe [24] contrecarre, contredit la Poésie hypostasiée par son fils, comme la prose au fond du « langage vernaculaire » qu’elle emploie et représente. Un « vocabulaire poétique » puisé aux meilleures sources (Novalis, Gérard de Nerval, Pierre Jean Jouve) est rattaché à Julie. Avec sa mère, le héros-narrateur se contente des « mots usuels ». Pour elle, « un chat est un chat » (CJ, 68). Ce n’est pourtant pas si simple. Ce mot est aussi le surnom donné à Martin enfant. Sa mère le reprend tout à coup au milieu d’aveux : « La nuit, on entend les souris qui se promènent entre les murs. Au début, j’avais peur. Puis je me suis dit que c’était peut-être mieux que le silence. Ta mère s’ennuie, mon chat. » (CJ, 57) Un chat n’est pas qu’un chat, il est un veilleur, un gardien, un chasseur. Ce conte, cette fable du fils lointain métamorphosé en animal proche, beau et utile, est une contribution de Marthe au réel imaginaire — ou à l’imaginaire réel — du récit.

Mon chat ! Ce mot tendre autrefois irritait Martin ; aujourd’hui il le comble au point de l’amener, en retour, vers l’Ève de Charles Péguy. La nouvelle Ève, à la fois vieille et jeune, solitaire et entourée, raconte très prosaïquement ses amours, ses collages avec un grand Lavigueur « un peu chauve », un postier à la retraite prénommé Gaston : « L’hiver on allait en Floride. » Commence alors un roman d’amour fou, dont Marthe se fait la narratrice (douée), entre elle et son mari. « Ton père, c’était un voyou. » (CJ, 56) Endetté, violent, il ne fut pas un médaillé de guerre, mais la victime d’un règlement de compte du milieu interlope : « Je l’aimais encore même s’il me battait. » (CJ, 56) Tout s’est écroulé en même temps : la vie de couple, la situation financière, la religion [25], la société.

Marthe paraît plus proche de Carole, qui n’était pourtant pas « son genre », que de son fils, dont elle craignait, adolescent, qu’il ne fût « fifi ». Or, en se racontant, elle se rapproche de son fils et même de l’écrivain qu’il voudrait être : « L’amour, pas nécessaire que ça dure, pourvu qu’il y ait quelque chose au feu. J’ai été malheureuse dans ma vie seulement quand j’avais personne. C’est pas arrivé souvent. » (CJ, 59) Pour elle, « il y a rien que ça dans la vie, un homme et une femme qui se touchent, qui s’embrassent ». Ses souvenirs sont chauds : « Des fois, le soir, en me berçant, je pars à rire en pensant à une belle sortie. » (CJ, 59) Voilà une littérature populaire, orale, mentale, qui l’emporte maintenant, aux yeux de Martin, sur celle des « condamnés à la réflexion », à la « rumination ». Aussi piètre autocritique que poète, il s’abaisse en se comparant à Balzac, à Dostoïevski : « Doué pour la rêverie, d’accord. Mais l’écriture ? » (CJ, 60) Là, l’ex-poète, le non-poète, voit juste. Il n’est pas le seul responsable de son échec, l’institution littéraire l’est aussi. Par ailleurs, sur un plan qui le rapproche de sa mère, la poésie l’a « soutenu aux moments les plus terribles » de sa vie : « Je me voudrais à cet instant au diapason de cette vieille femme. Je souhaiterais comme elle chanter l’amour. Mais comment le pourrais-je ? Carole m’est interdite à tout jamais […]. Julie s’en est allée. » (CJ, 61 ; je souligne) Pour l’illustrer, le chapitre se termine par « [t]u n’aurais pas une bière ? » Martin n’a pas changé de classe, mais de perspectives.

La mère revient en force aux deux derniers chapitres : « En présence de ma mère, je me crois tenu de boire. Pour me donner une contenance. » (CJ, 144) Deux ans plus tard, on enchaîne donc sur la bière et les confidences : l’âge, le travail, l’argent, Dieu, Carole :

Elle aurait souhaité que son fils tombe sur une fille bien en chair aux lèvres sensuelles, qui l’aurait éveillé à la vie. Comment pourrait-elle me souhaiter pareille calamité ? Je n’étais pas fait pour les grandes passions, charnelles ou non. Seules la littérature et la musique m’avaient fait perdre la tête de façon durable.

CJ, 145

La poésie fut une illusion, une manie. La pratique de la prose paraît plus importante, sérieuse. Elle est en tout cas constante, exclusive :

Je ne fais plus partie de la vie et ça me plaît.

— Mais qu’est-ce qui t’intéresse ?

- Plein de choses. Écrire, lire, écouter de la musique.

CJ, 146

Ce sont donc là les vraies activités, les passions fortes. Mais ce ne sont pas des choses, justement. Elles ressortissent d’une autre réalité. Ces choses éphémères, il faut sans cesse les recréer. Martin recrée-t-il sa mère ? Se recrée-t-il par rapport à elle ? Oui [26]. La « femme de sa vie » devient — il l’accepte, il le veut — la figure centrale de son roman. Un personnage à la Michel Tremblay : immensément charnel, étalé, d’une spontanéité étonnante.

La musique et la littérature étant de retour, autrement, le fils romancier paraît de nouveau éloigner sa mère de lui [27]. En fait, il la replace dans une sorte de chronique (adjacente) du Plateau Mont-Royal et, par ce moyen, peut l’intégrer pour la première fois comme héroïne des Choses d’un jour. Il ne reste qu’un chapitre (XXI) pour clore la double aventure de la mère et du fils. Elle meurt en plein Festival de jazz, au terme du roman qu’ils avaient respectivement « inspiré » et « écrit ». La dernière parole est cependant pour Michel Latouche, le « poète » peu doué, le successeur (non le fils) : « Pour le troubler, j’ajoute parfois que sans la présence de Carole je n’arrive pas à me sentir poète. La prose convient mieux à l’homme délaissé que je suis. » (CJ, 148) Tel est l’exploit des Choses de la vie. Qui perd gagne.

Un après-midi de septembre : quelle date ? quel événement ?

Je n’en reviens pas d’être né.

AMS, 29

Pourquoi Un après-midi de septembre, alors que c’est par un « petit matin triste » d’octobre qu’un appel téléphonique (à Radio-Canada) apprend à l’auteur « le trépas » de sa mère ? Au début, à la source même du récit, le narrateur retient « par-dessus tout » une conversation avec sa mère située vaguement « Un après-midi d’automne. Probablement en 1982 » (AMS, 37). Septembre est plus précis, plus dur qu’« automne ». Cette belle saison recelait un poison caché chez Albert Lozeau et Émile Nelligan. Octobre, novembre frappent chez un Gaston Miron, un Jacques Brault. L’après-midi, plutôt que le matin, favorise les confidences, les départs définitifs aussi bien que les arrivées imprévues : « J’étais né un après-midi de septembre. » (AMS, 9)

Un après-midi de septembre condense plusieurs heures, les quatre saisons, divers genres : souvenirs, méditation, chronique, conversations, coup de théâtre. Ce texte si uni, transparent, qui semble couler de source, est construit, et même reconstruit à partir de matériaux bien identifiés : quelques pages parues dans deux collectifs [28], dates, noms, travaux, sentiments, albums de photos (feuilletés), épigraphes choisies et distribuées, dont la première, la plus longue, présentée comme un avant-propos, est la lettre, sans titre, à « Mon cher Gilles », signée (« F. I. ») et datée (du 14 novembre 1991). Elle sera, plus loin, intégrée au texte : « Comme l’écrit le confrère que je cite en exergue à ce livre, il y a des portes qui ne s’ouvriront plus. » (AMS, 97) Le confrère, en fait, dit plus et encore mieux :

Je t’évite un peu. Tu l’auras constaté. C’est ma façon d’être avec toi dans le deuil ; elle n’est pas vraiment consolatrice, mais devant la douleur, je me tais. Les regards comptent pour des mots. Perdre sa mère n’est pas une douleur ordinaire, on n’en vient jamais à bout, on n’en fera jamais un souvenir.

AMS, 7

On en fera une mémoire, un portrait et un autoportrait, un dialogue : « Que savons-nous des êtres ? De sa mère, rien qui soit certain. On l’a admirée, on l’a aimée, on déplore sa mort. On ne peut rien ajouter. » (AMS, 80) Si on ne peut rien ajouter, ni retrancher, on peut tout revoir, tout refaire. L’incertitude même sert de pont, de tremplin. « Il ne me reste plus rien à faire, que ressasser des parcelles de vie » (AMS, 10), croit d’abord le fils désemparé. Il découvrira bientôt que ces parcelles sont précieuses, qu’elles sont une mine, donc qu’il reste tout à faire, à creuser, à mettre en valeur. Dans ressasser il y a sas, tamis, écluse, transition et passage.

Un après-midi de septembre n’est ni une nouvelle ni un roman, « à peine un récit », et pourtant l’auteur-narrateur est bien « le frère de tous ces personnages qui, dans l’oeuvre d’Archambault, n’arrivent jamais à être tout à fait sûrs qu’ils sont au monde, qu’ils existent de plein droit [29] ». Il s’agit du début, difficile, d’une possible autobiographie. Des fragments qui ont la beauté, et qui auront la durée, des ruines. Pas de monument à la morte, mais une inscription intérieure. Pas de dialogues platoniciens, mais une maïeutique à la Socrate : les problèmes d’une conception (prématurée) reliés aux questions vitales, dont la parole et l’écriture. Le monologue intime, pas du tout théâtral — sinon au sens le plus classique, par les rôles alternés du confident et de la confidente —, se construit comme une « rédaction », un examen de conscience, un devoir filial « pour chercher à voir clair en moi » et comprendre « les raisons de mon existence » (AMS, 9).

La mère, proclamée « rempart contre l’absurde », fait frôler les abîmes, imaginer le néant. Elle provoque la mémoire de deux façons : elle l’appelle et la met au défi. L’auteur relève le gant avec un mélange d’angoisse et de sérénité. Son émotion est maîtrisée, ses mouvements sont mesurés, ses gestes lents et forts — caresser la joue, presser la main —, dans un registre adapté aux circonstances. Même si les deux protagonistes ont en horreur les « conventions ». « Je n’en reviens pas d’être né [30] », dit-il (AMS, 29), sans s’arrêter à l’inconvénient vu par Cioran [31] et ses disciples. Il n’a pas seulement échappé à la mort, à l’avortement (pour avoir été conçu avant le mariage), il a échappé, grâce au courage de ses parents, à l’hypocrisie morale, sociale. Il en est revenu inquiet, curieux, autonome, libre d’esprit.

Un livre, des livres

Ce livre bref, discret, est rempli de lectures parfois oubliées, refoulées comme des moments de bonheur. En plus des épigraphes et autres citations ou allusions — de Jean-Paul Sartre [32] à Dino Buzzati fasciné par le désert du temps —, on pense à beaucoup d’enfances, de visites, d’absences en lisant Un après-midi de septembre. Au télégramme et à l’ennui de L’étranger. À Mort dans l’après-midi, aux arènes, avec Ernest Hemingway. À Une mort très douce, pour la mère, de la dure Simone de Beauvoir. Peut-être même, plus loin, comme un rêve, L’après-midi d’un faune de Stéphane Mallarmé (et Claude Debussy) : « Il m’arrive souvent, quand je contemple les rayons de ma bibliothèque, de céder au vertige le plus absolu. Il s’y trouve des livres qui m’ont vu vieillir et dont j’ai fait l’acquisition au sortir de l’adolescence. » (AMS, 100) Des livres parentaux, témoins nourriciers. Des mots qui sont aussi des regards : « Mon père n’ayant jamais lu, il ne laissait derrière lui que des documents ayant trait aux assurances et aux placements bancaires. » (AMS, 73) Pour la mère, c’est différent. Sans être une intellectuelle, elle a des idées (ouvriéristes), elle voyage en Europe [33], écrit des lettres, tient un journal. Dans La Revue moderne, Le Film ou La Revue populaire, elle s’intéresse aux potins, aux conseils pratiques, « mais surtout aux nouvelles et aux courts récits », se délectant de Max du Veuzit, Delly, Claude Jaunière : « Plus tard, elle lirait des romans autrement plus significatifs que je rapporterais de visites à la librairie Tranquille. » (AMS, 98) Sévère pour les oeuvres vulgaires ou d’« une trop grande crudité de langage [34] », elle admet « sans difficulté » Émile Zola.

« Mes livres, les bibelots de ma mère : des lubies qui se ressemblent » (AMS, 74), dit celui qui s’appelle Gilles, dans un effort pour s’habituer à la « dépossession ». Sa mère, qui le lit et l’écoute, le croit « important », « vedette » : « Ni la radio ni la littérature n’auraient existé sans moi. Elle ne supportait pas que je me déprécie devant elle. » (AMS, 81) Une affiche, en particulier, a une fonction significative dans les rapports de la mère, du fils et des livres. Elle « surplombait le secrétaire » (AMS, 72) où l’auteur, enfant, adolescent, écrivait (des romans policiers) et dessinait (des femmes nues), et où la mère faisait ses comptes et son courrier. L’épisode commence par le testament d’un écrivain, Claude Mathieu [35], qui avait légué à son ami Gilles une toile de Fernand Toupin. Dès sa disparition, son appartement est dévasté, ses livres vendus, dispersés. Un détail trouble le visiteur : un poster punaisé dans la salle de bain « avait été arraché et reposait sur le parquet » (AMS, 67). Six ans plus tard, à la mort de sa mère, nouveau bouleversement, nouvel inventaire. Autre affiche : celle des Prix du Québec, en 1981, où Archambault figure en compagnie de Jean-Paul Riopelle et de Jean Papineau-Couture : « C’est avec empressement que je l’ai déchirée. Il me semblait que je devais disparaître en même temps que la personne dont je souillais les lieux. » (AMS, 72-73) Autrement dit, l’auteur va au-devant de l’« opération sacrilège » dont son confrère Mathieu fut victime.

Deux autres écrivains québécois jouent un rôle dans le récit d’Un après-midi de septembre. Robert Charbonneau [36], réputé « inabordable » à la direction du Service des textes de Radio-Canada, qu’il a créé, répond personnellement à l’appel désespéré du jeune marié, quelque temps après l’avoir reçu « avec une grande courtoisie » rue Stanley : « Dès l’abord, j’avais eu l’impression […] de comparaître devant un père. » (AMS, 61) Gilles passe donc d’un « petit fonctionnaire », son père, au cadre supérieur d’une société d’État. Il va gagner son pain et, parallèlement, pratiquer l’écriture, dont il savait qu’elle ne lui « serait bonne qu’à condition qu’elle ne fût pas alimentaire » (AMS, 61). Le rôle de Nelligan — dont ni le nom ni l’oeuvre ne sont cités ou mentionnés — est d’ordre symbolique, sinon psychanalytique. Le poème « Devant deux portraits de ma mère » impose cependant sa présence, fût-elle inconsciente [37]. Une photo d’autrefois, « imprécise, floue, m’a beaucoup fait rêver », dit le narrateur, celle d’une jeune fille de dix-huit ans qui « chavira le coeur » d’un jeune homme :

Si je cherche à traverser le mystère de cette photo en blanc et noir prise dans un studio de la rue Notre-Dame à Montréal, je ne reconnais pas tout à fait ma mère. Ma mémoire visuelle n’a retenu que sa figure des dernières années. Un regard souvent sévère. Je regarde la photo avec plus d’attention et imagine ma mère radieuse, pleine d’espoir, se sachant belle, se dirigeant vers la boutique du photographe.

AMS, 30-31

À la fin du récit, évoquant le cercueil fermé, sans « mascarade », le narrateur rapproche le visage maternel de celui, « marqué par la misère », de sa grand-mère :

Un visage n’est beau que s’il est animé. Je connaissais par coeur celui de ma mère. Ses lèvres minces, le rictus volontaire qui lui venait aux moments de contrariété. Je veux toutefois conserver le souvenir d’un visage souriant.

AMS, 106

D’une femme de vingt-cinq ans. Comme dans les quatrains du sonnet de Nelligan :

Ma mère, que je l’aime en ce portrait ancien,

Peint aux jours glorieux qu’elle était jeune fille,

[…]

Ma mère que voici n’est plus du tout la même ;

Les rides ont creusé le beau marbre frontal ;

Elle a perdu l’éclat du temps sentimental

Où son hymen chanta comme un rose poème [38].

« Devant deux portraits de ma mère », comme, chez Archambault, devant son cercueil et son visage, remémoré, le temps a tué la jeune fille (encadrée), mais fait de la mère une oeuvre d’art qui a la durée du « marbre », du poème, du récit.

Mère et fils : l’inscription du secret

Il peut paraître excessif d’associer aussi étroitement cette mère à la vocation et à la profession de son fils. Le texte est pourtant explicite. C’est en écoutant l’enregistrement d’une émission à Radio-Canada [39] où l’écrivain Archambault se livre un peu trop, mis en confiance par un habile intervieweur [40], que la mère est amenée, en ce fameux « après-midi d’automne », vers 1982, à défendre la mémoire du père, du mari. Elle révèle à Gilles le secret de sa conception, ses trois tentatives d’avortement, et le fait que son père l’avait immédiatement reconnu. Or, le fils mettra quarante ans à « tenter de faire la paix » avec ce père :

Nous n’étions pas faits pour nous entendre.

AMS, 39

Nous n’étions pas à l’aise ensemble. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai souhaité son absence. À sa mort — j’avais à peine trente-deux ans —, je me suis senti libre.

AMS, 40

Pas un « monstre », sans doute, malgré le mot lâché [41], mais un fantôme, une hantise, un cauchemar. Dans chaque rêve, il tient le rôle du « bourreau », excluant toutes les images d’un bonheur (conjugal) réel. En vieillissant, c’est la mère qui durcit son regard, prend un « ton tranchant [42] ».

Comment penser — écrire — que sa mère « aurait pu réussir à perdre son enfant » (AMS, 46 ; je souligne) ? Le fils ne pardonne pas — il n’a pas à pardonner — à sa mère. Il la comprend et lui donne raison. « Il n’empêche que j’ai frémi », dit-il (AMS, 48), saisi de vertige à la pensée d’être « venu près de ne pas exister […], moi qui ne voyait pas très bien la nécessité de ma présence sur terre » (AMS, 46). Nécessité ? Hasard ? À ce couple paradoxal de causes hypothétiques, fictives, l’auteur préfère les lois naturelles du don, de l’échange. Il sent une « obligation de parler » pour dire à sa place, mais avec elle, la souffrance de sa mère. « Il me semble qu’elle me regarde écrire et qu’elle m’approuve. » (AMS, 46) La vie privée et la vie publique se nourrissent alors l’une de l’autre, les générations et la génération s’enclenchent, l’écrivain et sa lectrice travaillent de concert.

« Le bonheur est toujours rétrospectif. » (AMS, 84) La peur remonte encore plus loin. La sensation de « vide » ne vient pas d’avoir été le « souci » d’une grossesse prématurée. La « tragédie », c’est la mort de la mère, son silence définitif : « J’ai déploré qu’elle s’en tienne souvent à la relation cursive des faits, alors que j’attendais une confession. » (AMS, 95) Des cartes, des lettres, un bout de journal ne suffisent pas. Le fils doit prendre ici le relais des conversations et de l’écriture : « Ce ne sont pas des vertiges que l’on confie à sa mère. » (AMS, 97) Confions-les alors aux romans, aux nouvelles, aux « petites proses presque noires ». La mère avait caché une « zone grise de sa vie » ; l’oeuvre de Gilles Archambault étendra, nuancera cette zone : « Ma mère m’a laissé plus que des souvenirs. Elle est inscrite en moi à tout jamais. tout entière. » (AMS, 97) Elle est inscrite dans ce livre, dans cette oeuvre.

Pendant leur conversation téléphonique hebdomadaire, le fils crayonne, « esquissant des dessins, reproduisant des bouts de phrases qu’elle avait prononcées » (AMS, 76). Avoir écrit des livres réputés « intimistes » ne rend pas le fils moins « absent » à la douleur de sa mère. Ce à quoi il est intensément présent, en revanche, c’est à l’époque et à la société (heureusement, malheureusement) disparues : « Le monde dont nous parlions, ma mère et moi, est mort. » (AMS, 33) Cette mort est un signe, un sceau. À l’après-midi de septembre de l’aveu, du mystère déchiré, il faut opposer moins le 15 octobre de la mort que les « inestimables » vendredis soir à lire ensemble, en égaux très différents, dans le « lit conjugal » (AMS, 98) : elle, des magazines ; lui, des romans policiers « de trente-deux pages », parfois écrits (tapés) par Yves Thériault. Seul ce lieu, ce contexte, cette activité — puis l’écriture qui les prolonge — ont pu limiter le « vide », contrôler le « vertige ».

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Gilles Archambault postule implicitement, comme Michel Tremblay, que « le rôle d’écrivain est intégrateur dans l’ordre narratif [43] ». Tous deux nés des lectures ou de l’imagination de leur mère, sous le regard indirect ou intermittent du père, ces romanciers, conteurs, chroniqueurs, construisent leur oeuvre à partir d’une origine (re)trouvée, inventée par la « mémoire lacunaire » d’un « mémorable fragile ». L’un sur le mode picaresque, épique, comique ; l’autre sur un mode relativement mélancolique et tragique. Le narrateur d’Un après-midi de septembre « raconte le récit qui définit la mère en la posant comme radicalement Autre ; par ce détour, c’est lui-même qui se trouve défini, altérité seconde aussi inscrutable que la première [44] ». Quant à l’amour mutuel du père et de la mère, il est moins traité comme un thème que « donné pour un fait », parmi d’autres « concrétions narratives ». Il est de ces choses quotidiennes, éphémères, qui échappent aussi bien à la fragmentation qu’à la totalisation. Elles refigurent et reconfigurent sans cesse les identités.

Le père se distingue d’autres générations ou conditions dans l’ensemble de l’oeuvre d’Archambault. Il est à la fois le plus proche et le plus différent de l’auteur-créateur. Sa figure était déjà la plus fouillée, interrogée, malmenée, d’Enfances lointaines en 1972 [45]. Sur le mode parodique, ce recueil de nouvelles faisait traverser au père (et au fils) toutes les chambres de vie, d’amour, de travail, de mort. Quel que soit son sommet — il change, il tourne —, le triangle familial est fondamental dans le roman et la prose d’Archambault. Voilé ou mis en évidence, il est le répondant structurel, l’autre pôle de la solitude revendiquée. En ce sens, Un après-midi de septembre répond aux (et des) Choses d’un jour. Deux jours comptent pour tout le temps, hors du temps, dates extrêmes liées par un trait d’union. Entre les deux, la société et les institutions s’insinuent, cherchent à s’imposer, entourent le sujet, l’encombrent d’objets. Choses d’un jour ? Choses de toujours, qui s’incrustent, hantent l’individu, risquent de bloquer le temps, d’en faire une sorte d’éternité matérielle. Il faut tenter en permanence une double évasion [46], rendre uniques et mémorables ces choses innombrables, aussi mystérieuses que la naissance et la mort qu’elles reprennent ou devancent. Romans dans le roman ? Nouvelles du roman ? Fragments du roman à venir (comme l’autobiographie ou l’essai) et déjà là.