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Fasciné comme je le suis depuis longtemps par la façon dont Daniel Danis met en place des dispositifs pour raconter des fables complexes, je ne me suis que peu intéressé aux histoires proprement dites, sinon pour relever, comme d’autres, à quel point elles étaient inquiétantes et terribles. J’ai aussi pu mesurer, en mettant en scène Celle-là[1], combien elles exposaient, côté scène et côté salle, aux plaisirs et aux dangers de l’émotion.

Daniel Danis fait partie des auteurs contemporains assez rares, en tout cas parmi ceux qui comptent en France, qui osent raconter des histoires fondées sur des événements forts et nombreux, et qui ne dédaignent pas les péripéties. Chez Danis, la mort rôde dans plusieurs textes ; elle appartient au quotidien d’un groupe d’enfants qu’on tente de soustraire à une société en guerre, comme dans Le pont de pierres et la peau d’images[2]. Dans Celle-là, elle est le risque encouru par le petit enfant qui ne comprend rien à la maladie de sa mère et qui ne meurt pas du coup accidentel que lui porte celle-ci un jour de crise d’épilepsie. Parvenir à faire croire à de telles histoires, à les partager avec le public et à en faire accepter le caractère excessif ou tout au moins radical est une entreprise délicate à un moment où beaucoup de dramaturges procèdent par fragments, évident les récits et laissent le soin aux spectateurs de nourrir les ellipses.

Si on abstrait ces histoires des formes dramaturgiques complexes qui les construisent et qu’on se livre à des essais de résumé, la chose n’est pas sans risques. Voici un exemple de fable pour Celle-là :

Chassée de chez ses parents pour avoir péché, avoir connu quelques instants de plaisir sexuel avec un garçon du voisinage, une toute jeune fille est installée par sa famille, sur intervention d’un frère évêque (un service rendu), au rez-de-chaussée d’une maison occupée par un couple âgé. Le Vieux, propriétaire de la maison, profite de sa locataire après l’avoir épiée et engrosse celle qui devient la Mère. Elle élève seule et tant bien que mal l’enfant, qu’elle blesse un jour à coup de ciseaux, peut-être à la suite d’un accident, car elle souffre d’épilepsie. À la suite de ce geste, elle est enfermée dans un couvent, où elle est soumise à un traitement de pécheresse, et définitivement séparée de son fils, lui-même placé dans une famille d’accueil.

Le Fils trentenaire ne retourne chez sa mère qu’après la mort de celle-ci, tuée par des cambrioleurs. Il y est accueilli par le Vieux, son père illégitime, lui-même marié jadis à une autre femme, sourde. C’est vraiment là que la pièce commence, sous forme de récits-témoignages sur le passé, prononcés par les différents personnages, notamment celui de la mère assassinée.

Dans Terre océane[3], comme après plusieurs esquives, c’est la mort de l’enfant cette fois qui est au centre de la fable : elle est annoncée et inéluctable, car on n’échappe pas à un cancer « rare ». Et, comme si ça ne suffisait pas, celui qui en est atteint n’est pas n’importe quel enfant, mais un enfant adopté. Un résumé de la fable pourrait être titré « L’annonce faite à Antoine », et se lirait ainsi :

Le jour de son anniversaire, Antoine, quarantenaire montréalais qui dirige une maison de production de cinéma, trouve devant sa porte un enfant de dix ans, Gabriel. Celui-ci est le petit garçon qu’il a adopté bébé avec son ex-compagne, et qu’il connaît à peine puisque celle-ci a disparu très vite avec l’enfant en laissant Antoine seul. À peine Antoine commence-t-il à faire face à cette nouvelle situation que l’avenir s’obscurcit. Gabriel lui apprend qu’il est atteint d’une maladie incurable et que sa mère adoptive, incapable de supporter ce fait, demande à Antoine de prendre le relais ; il n’a que quelques mois à vivre. Antoine affronte la situation, met son métier en veilleuse et part à la campagne, chez son oncle Dave, celui-là même qui l’a élevé. Les deux hommes organisent le quotidien de cette nouvelle « famille » et accompagnent la mort lente de l’enfant.

Nous le constatons, il n’est pas simple de raconter les pièces de Daniel Danis à qui ne les a jamais lues ou vues sans s’exposer à bafouiller ou à se faire suspecter d’exagération. Car les événements violents y abondent : séparations, abandons, meurtres, maladies graves et irréversibles, tortures et viols, souffrances quotidiennes de personnages soumis à la vindicte collective. Pas plus que dans les grands mythes fondateurs, certes, sauf que cette fois il s’agit de récits inscrits dans le quotidien, au Québec, explicitement à Montréal dans Terre océane, et le plus souvent dans un passé récent, donc sans effet de mise à distance.

On peut se demander, à la lecture de ces résumés, quel projet anime un dramaturge contemporain qui rassemble de cette façon une kyrielle d’éléments narratifs qu’on s’attendrait davantage à rencontrer dans le scénario d’un téléfilm larmoyant. L’abandon est un thème dominant dans l’oeuvre, et les abandons arrivent en cascade dans Terre océane, avec en toile de fond la maladie et la mort. Gabriel a été abandonné par sa famille biologique, Antoine par sa compagne, puis Gabriel par sa mère adoptive. Antoine, enfant, avait lui aussi été abandonné de ses parents et élevé par son oncle. Mais ces crises suscitent également, si l’on peut dire, de puissants contrepoisons. Les abandons anciens ou récents sont compensés par la création, avec humour et sans effusion, d’un trio affectif qui s’invente une vie autour de Gabriel. Et Gabriel lui-même, le bien nommé, est celui par qui cette nouvelle vie arrive, la mort annoncée replaçant chacun des personnages face à la réalité de ses choix de vie et à leur nécessité.

Contrairement à ce que la fable laisse entrevoir, la mort de l’enfant n’est donc pas l’essentiel, et Danis en tire peu d’effets dramatiques ou pathétiques ; elle est posée comme un fait ordinaire :

GABRIEL
J’ai une maladie… incurable. Là, je suis en rémission, mes cheveux repoussent.
ANTOINE
Tu me niaises ou quoi !
GABRIEL
Non, non, si je rechute, ça peut être dangereux.
ANTOINE
Attends une minute que je saisisse. Ça fait beaucoup pour moi en quelques heures. Comment se nomme ta maladie ?
GABRIEL
J’ai comme un cancer rare dans les cellules ; c’est marqué dans l’enveloppe. Là, c’est l’heure de prendre mes médicaments[4].

Une fois lancée de manière aussi frontale, la question à résoudre devient, aussi bien pour Antoine (dans la fiction) que pour Danis (dans la dramaturgie) : que fait-on d’une annonce bouleversante et aussi radicale, à un moment de l’histoire des écritures de théâtre où peu d’événements de cette taille sont abordés dans les fables ? Dans la fiction, Antoine part avec Gabriel à la campagne chez son oncle Dave et renonce à tout ce qui faisait sa vie. Dans l’écriture, Danis reprend la forme du « roman-dit », qu’il avait déjà explorée avec e[5], et traite de la mort de l’enfant comme d’une histoire ordinaire. Évitant les plus gros pièges du drame, il coud alternativement des morceaux de récit et de brèves scènes dialoguées. Pour le personnage d’Antoine, il s’agit moins, justement, d’affronter le drame de la mort que de vivre au jour le jour l’horreur annoncée. La mort de l’enfant produit un curieux décentrement, comme si le récit de vie allait l’emporter, dans l’écriture aussi bien que dans la fiction. Et, comme toujours, Danis puise dans la mémoire des corps pour nourrir son évocation des émotions et des sensations.

Storytelling

Nous savons sans doute tous faire la différence entre une anecdote, une « story » servant d’alibi à une publicité, et une fable servant de matériau à une pièce de théâtre. Je me demande cependant si la méfiance, sans doute inconsciente, que certains dramaturges (et même des spectateurs) entretiennent aujourd’hui vis-à-vis du récit ne provient pas de la multiplication, dans notre environnement, d’anecdotes décharnées qui n’exhibent que leurs mécanismes narratifs élémentaires. Il est facile de raconter l’histoire suivante, qui, évidemment, n’a rien à voir avec Daniel Danis :

Une place de parking réservée à la gare. Cette histoire est celle de Luc. Qui ne gare pas assez vite sa voiture, rate son TGV, rate sa réunion, rate son augmentation, rate sa carrière, rate sa vie… […] Et des légendes comme celle de Luc, il y en a plein. Tenez, connaissez-vous celle du patron à deux têtes[6] ?

Les auteurs de ces histoires ne se privent pas pour autant d’évoquer les grands genres littéraires, comme ici la tragédie, à coups de raccourcis du type « rater son train, c’est rater sa vie », selon une logique où l’on serait condamné face à certains patrons à deux têtes, comme si les liens entre le récit publicitaire et l’histoire de la littérature cautionnaient de tels récits. C’est la publication, assez récente, du livre Storytelling de Christian Salmon et les résonances du phénomène qui m’ont fait reconsidérer la question du récit :

L’essor du storytelling [a été] obtenu au prix de la banalisation du concept même de récit et de la confusion entretenue entre un véritable récit (narrative) et un simple échange d’anecdotes (stories), un témoignage et un récit de fiction, une narration spontanée (orale ou écrite) et un rapport d’activité[7].

Ainsi l’art du récit, qui, depuis les origines, raconte en l’éclairant l’expérience de l’humanité, est-il devenu à l’enseigne du storytelling l’instrument du mensonge d’État et du contrôle des opinions : derrière les marques et les séries télévisées, mais aussi dans l’ombre des campagnes électorales victorieuses, de Bush à Sarkozy, et des opérations militaires en Irak ou ailleurs, se cachent les techniciens appliqués du storytelling. L’empire a confisqué le récit[8].

Dès lors que tous les systèmes de pouvoir se fondent sur la diffusion de récits et d’anecdotes et qu’ils recrutent à cet effet les spécialistes de la théorie du récit, soit des universitaires, voire des écrivains, ceux dont le métier est précisément de raconter pour éclairer l’expérience de l’humanité risquent, sinon d’être dévalorisés, du moins de ne plus passer que pour des « raconteurs d’histoires ».

Voilà pourquoi nous en revenons à Danis et à sa façon de raconter : plus il prend le risque de construire sa dramaturgie sur des événements forts et nombreux, plus il faut qu’il les valide en échappant aux règles du « dramatique pur », à l’enchaînement inexorable des événements, à la téléologie. Autrement dit, qu’il donne de la chair à ce qui, sans cela, pourrait apparaître comme riche en conséquences mécaniques et purement événementielles, ou en suspicion de mélodrame. Je mesure ce que le mot de « validation » a de déplaisant, et, bien entendu, je ne désigne pas de cette façon une volonté absurde du dramaturge de bonifier artificiellement son récit. J’avancerai cependant qu’aujourd’hui les récits ont besoin d’être authentifiés, nourris, comme pour échapper à l’emprise des manipulateurs d’histoires et des producteurs d’émissions de téléréalité, dont nous sommes inondés. Il existe un équilibre particulier chez Danis, entre les fables « maximales » et leur agencement, entre les événements terrifiants qu’elles racontent et la langue subtile et déjà commentée[9] qui les raconte. C’est à évoquer cette forme de « validation » là que je m’attacherai.

Le drame a déjà eu lieu

Dans une formule lapidaire et qui a vite fait fortune chez les commentateurs — « Au début de l’histoire, le drame a déjà eu lieu[10] » —, Daniel Danis pose radicalement ce qui fait la spécificité de son écriture et le statut de la parole dans son oeuvre. Puisque les événements, généralement terribles, auxquels les personnages se réfèrent sont presque toujours antérieurs au moment où ceux-ci prennent la parole, le présent de la scène n’est pas assujetti à la nécessité de les représenter de manière exacte ou vraisemblable. Délivrés de l’obligation de jouer les faits et de dialoguer au présent comme s’ils étaient en train de se produire, les personnages et leur auteur usent de la parole avec une grande liberté. Comme c’est le cas de bien des dramaturges saisis par un théâtre de parole, ou de la parole, Danis fait usage de formes narratives et de modes énonciatifs qui empruntent au genre romanesque. L’auteur détient la maîtrise du temps, des retours en arrière et de brusques sauts narratifs qui changent la focale et permettent les commentaires aussi bien que les mouvements introspectifs.

Ses pièces se déroulent presque toutes au passé (il n’y a donc pas de suspense ou de suspension d’esprit), sauf dans le cas particulier de Terre océane, où la mort à venir de Gabriel est annoncée et inexorable. À aucun moment le dramaturge ne laisse croire que Gabriel va guérir, ce qui n’exclut pas définitivement le risque du pathos, mais le met à distance ou déplace l’intérêt de Gabriel vers Antoine. C’est pourquoi j’avance qu’il s’agit davantage, à mon sens, d’une « annonce faite à Antoine », d’un bouleversement de vie l’année de ses quarante ans, que du récit prévisible et larmoyant de la mort d’un petit garçon.

Comme les pièces de Danis reposent principalement sur la parole, elles échappent à la stricte mimèsis. Au fil des textes, Danis opère des mélanges de plus en plus subtils de prises de parole, et les mêle à des bribes d’action. En tout cas, les marqueurs de distinction entre la parole dramatique et la parole épique sont de moins en moins visibles. On mesure la différence entre le personnage de Soleil, la didascalienne, dans e. Roman-dit et l’absence de narrateur déclaré dans Terre océane, où aucun marqueur graphique ne signale qui prend en charge le récit. Cette particularité de l’écriture a troublé les metteurs en scène, qui hésitent à confier à un seul acteur l’entière responsabilité du personnage d’Antoine et la prise en charge du récit initial. C’est pourtant la spécificité d’une écriture qui tend à effacer les séparations explicites entre les différents moments d’énonciation. Le personnage n’existe pas strictement par l’exercice de sa parole propre, puisque des éléments narratifs et des impressions fugitives s’entremêlent. Par conséquent, le récit chez Danis est toujours tissé d’éléments composites. Dans Terre océane, il ne provient pas d’un narrateur extérieur « objectif » comme le voudrait la tradition. Il ne découle pas non plus de la logique des échanges dialogués, puisque ne nous en parviennent que des fragments épars, comme si le récit n’était jamais « pur », assuré, définitif, mais qu’il trouvait son chemin à travers les volutes d’un texte complexe. Quant au personnage, il échappe à la seule définition d’une conscience agissante, puisque son existence textuelle, et éventuellement scénique, est chargée d’éléments proprement narratifs dont l’origine de l’énonciation n’est pas donnée avec certitude.

La parole devant la communauté réunie

Nous avons déjà noté que, chez Danis, la parole vient la plupart du temps après l’action. Elle prend donc parfois le statut de commentaire, de revendication, de confession, de partage d’expériences et d’émotions ; elle autorise les personnages à comparaître devant la communauté théâtrale réunie, et surtout à divulguer une parole ordinairement intime.

Dans Celle-là, la dramaturgie croise les monologues de personnages qui s’adressent toujours à l’Autre en son absence ou qui le convoquent pour ce que l’on a pu appeler « le dialogue des monologues ». Tout récit élaboré par un personnage est accompagné d’un ou de plusieurs autres récits qui le valident, le contredisent, ou simplement autorisent un changement de perspective. Ce qui est arrivé au Fils est ainsi raconté par lui-même, par la Mère, par le Vieux, en fonction d’un jeu de facettes qui contribue à densifier les récits et à leur donner valeur de témoignages.

Bien que ces témoignages sur les événements ne soient pas directement adressés au public et qu’aucun marqueur lexical ne le souligne, c’est bien la « communauté théâtrale » réunie qui devient le partenaire essentiel du récit, le destinataire majeur. Le principe de partage, de prise à témoin et d’exposition publique donne aux formes narratives toute leur valeur. L’action de raconter sur scène ne relève pas, chez Danis, d’un effet de mode ou d’un choix formel vide de sens. Au contraire, il participe de l’affirmation d’un point de vue, celui du personnage ou du groupe de personnages investis d’une urgence et d’une nécessité de dire. Ces formes narratives donnent de l’importance à ce qui est dit et aussi à ceux qui les écoutent, d’autant plus quand la fiction inclut déjà une communauté qui exprime un point de vue négatif sur les événements vécus par les protagonistes. Ainsi, quand la Mère de Celle-là raconte sa vie passée, elle fait beaucoup plus qu’un récit intime ; elle s’oppose, dans le même mouvement, à tous les groupes sociaux qui ont contribué à son silence : la famille, les religieuses, les voisins. Le titre Celle-là est d’ailleurs comme un sobriquet attribué implicitement à la Mère par ces communautés antagonistes. Au moment où ce qui était caché devient public, la communauté théâtrale est invitée par ricochet à confronter son point de vue aux communautés fictives évoquées dans le texte.

Des communautés « de fiction » sont également très présentes dans Le chant du Dire-Dire[11] ou dans Le langue-à-langue des chiens de roche[12]. Elles créent en miroir la communauté « d’en face », celle des spectateurs, indirectement invitée à se constituer comme telle dans une sorte de processus symétrique ou antagonique. Dans le premier texte, la famille Durant, celle des enfants adoptés, subit la critique des villageois à propos de son mode de vie. Dans le second, Joëlle et Djoukie sont également marginalisées pour plusieurs raisons, notamment l’absence d’un père. Ces oppositions n’ont pas d’incidence directe sur le déroulement des événements. Elles font partie du point de vue des personnages qui rendent compte de leur situation. La pièce e. Roman-dit fait exception, dans la mesure où « l’ennemi » apparaît là où le drame advient, bien qu’il soit médiatisé par Soleil, la didascalienne. Dans ce cas, le public n’est plus seulement une communauté confrontée au récit des événements, il est partie prenante dans le conflit.

D’une façon générale, cette parole publique ne prend pas la forme d’une revendication, elle n’appelle pas le débat. Puisqu’elle relève de la conscience, et qu’elle n’affleure que par un effort intime considérable, elle n’apparaît jamais sans douleur ou, à tout le moins, sans émotion. Au moment où elle jaillit devant tous, elle demeure imprégnée de la force initiale qui a permis qu’elle se déclenche, elle est comme chargée du corps qu’elle a dû traverser et du travail secret de la mémoire qui a été accompli. Elle ne s’érige pas en discours rhétorique, pas davantage en confession. L’originalité de la parole, chez Danis, relève de cette double appartenance. Elle demeure intime et publique, même quand elle se déploie, toujours secrète et pourtant adressée. Elle nous renvoie alors à notre statut de spectateur, à une proposition de partage sensible, dénué de tout pathos.

Quand le corps commande à la parole

C’est le corps qui commande à la parole. Le silence est inscrit dans les corps, et les secrets sont tapis au plus profond des mémoires. La plupart du temps, ils remontent à l’enfance ou mettent en jeu des enfants et des voix d’enfants. Se souvenir, évoquer le passé, l’arracher des tréfonds de soi-même nécessite de faire intervenir le corps. Il en découle l’impression qu’il s’agit d’une dramaturgie où les paroles s’échappent littéralement du corps, dont les membres mènent la danse et le conduisent là où il veut aller, avant même qu’une pensée ait pu précéder l’action. Cela suffirait à expliquer, si c’était nécessaire, les formes curieuses que prend la parole, « poétiques » a-t-on souvent dit pour les qualifier sommairement. Un gros plan extrait de Celle-là, parmi de nombreux exemples qui vont dans le même sens, précise bien le statut du corps :

Scène 11. Mon corps de cinq ans.
Le Fils. […] Quand mon habit de neige est venu sur mon corps, le visage du fils Simon ça craquait comme la galerie en pleurs, en disant de ses grosses dents noires : « J’ai peur tout seul dans le logis. »
Ma jambe a fermé la porte. Mes deux jambes avançaient vers l’hôpital. […]
Traverser le gros chemin, plein de lumières qui bougeaient. Et le fils Simon que j’entendais encore par mes oreilles du dedans : le son de la peur. […]
J’attends dans le corridor qui est très long. Jusqu’au moment où le corps de ma mère bougeait de petit à grand, parce qu’elle avançait vers moi. Elle sautillait aussi à cause des jambes qui marchaient très vite.
Là mon corps de cinq ans ne bouge plus. Je me dis : « Reste grand, pleure pas quand tu seras dans ses bras » ; que dedans je pleurais de soi[13].

La conscience du parleur, au présent, accède au souvenir grâce aux images des corps d’autrefois. Simon parle littéralement avec ses dents noires. L’habit de neige est comme autonome. Les jambes des uns et des autres mènent la danse, elles dépendent de la vitesse, mais aussi de l’éloignement, et de la perspective pour le sujet qui parle. Les sons et les paroles des autres proviennent de la perception intérieure qu’en a le sujet parlant. Le récit dépend donc entièrement du point de vue du parleur. Il est nécessairement autocentré pour que la mémoire particulière du corps puisse s’exercer. Si c’est bien le corps qui enferme la parole, c’est aussi le corps qui aide à la libérer, et qui valide finalement le récit, puisque, sans lui, ce même récit serait sans doute très banal.

Dans Terre océane, Antoine, en retournant vivre chez son oncle avec son fils malade, confronte ses anciennes sensations à celles de l’enfant et à ses propres souvenirs. Le quarantenaire urbain enrichi, qui n’a plus le même usage de son corps, le redécouvre. Le choix d’une « sensibilité enfantine », rendue encore plus prégnante par la maladie, facilite de tels transferts émotionnels. L’enfant, non achevé par nature, se construit dans sa perception du monde, à travers ses sensations. Par définition, il est « celui qui ne parle pas », ou peu. Le faire parler est pour Danis l’occasion d’accorder à la langue une place particulière. C’est, pour une génération de « taiseux », s’exprimer à travers le corps qui perçoit le monde. Ainsi, plusieurs textes construisent des « trafics d’émotions » entre l’enfant et l’adulte, entre l’ancien enfant ou le nouvel adulte, sur plusieurs échelles d’âges. L’écriture poétique de Danis est surtout une langue du souvenir, filtrée par la mémoire du corps.

Dans Terre océane, on peut donc lire, outre le récit de la mort annoncée d’un enfant, une leçon de vie donnée à un adulte. Antoine, au beau milieu de son existence urbaine, et alors qu’il occupe banalement son corps et son coeur avec une femme qui ne lui est rien, reçoit l’annonce de Gabriel. L’enfant qui lui est offert, même s’il va mourir, lui propose sans le savoir une sorte de pacte et une aventure. Antoine quitte alors la ville et son travail, et retourne dans l’ancien territoire sauvage. Il se réinstalle près de l’oncle qui lui a servi de père. Il est confronté à des modes de vie irrationnels, il s’expose à des choix qu’il aurait considérés, ailleurs et en d’autres temps, comme ridicules, parce qu’ils échappent à ce qui est raisonnable. Les rituels étranges ou comiques, la drogue, le chamanisme, la nudité dans la neige aident à attendre la mort, et sont les atouts d’une éducation insolite, à l’envers des attentes.

Si Antoine avait fait auparavant de mauvais choix, ce qui n’est jamais dit comme tel, la mort de l’enfant sert de catalyseur à une leçon de vie à son usage. Pas à une leçon de morale : la dramaturgie de Danis, tour à tour elliptique et diserte, ne formule pas de leçons, elle laisse les corps prendre la parole.

Simultanéité et jeux du temps : la parole épaissie

Il arrive que le récit soit enrichi d’effets de simultanéité qui tissent des éléments considérés comme essentiels (qu’est-ce qui se passe, ou va se passer ?) et des éléments qui apparaissent comme secondaires ou constituent même de petites excroissances narratives dont l’intérêt diégétique n’est pas primordial. Danis ne construit pas pour autant de hiérarchie dans ces moments de parole où tout semble se produire en même temps et se situer au même niveau.

Dans une brève séquence de Terre océane intitulée « Nager », des répliques aisément repérables et attribuées à Antoine et à Frédérique côtoient des textes typographiquement décalés. La scène serait assez banale si les échanges n’étaient pas littéralement infiltrés par des voix non clairement attribuées et dont on ne sait pas si elles existent ou si elles sont dans la tête d’Antoine, et par des « visions » du papier peint qui acquiert de la profondeur et une sorte de vie étrange sous le regard d’Antoine. La situation de base est assez simple : Antoine, directeur d’une maison de production cinématographique, réunit son personnel pour lui annoncer la maladie de son fils et son départ chez son oncle, à la campagne :

FRÉDÉRIQUE
Je vais rester en contact permanent avec Antoine. On va engager une nouvelle personne aux relations publiques, et vous, Julie et Martine, comme vous connaissez les dossiers d’Antoine, vous pourriez…
Antoine fixe un point sur le papier peint de la salle. Un têtard s’échappe de sa bouche entrouverte, nage frénétiquement jusque sous le bulbe d’une fleur aquatique.
Subrepticement, il réapparaît en grenouille tachetée. Des coups de pattes palmées avironnent son gracieux vol vers l’un des radeaux végétaux, elle se donne un élan et y saute.
La grenouille tachetée attend, lève les yeux au ciel, y voit un dôme de verre verdoyant. Elle s’élance et pénètre dans la bulle de l’ampoule-soleil.
FRÉDÉRIQUE
…Antoine, tu as quelque chose à ajouter ?
ANTOINE
Très clair. Avec tout ce que j’ai eu à dire et à réfléchir depuis ces deux dernières semaines, j’ai peut-être oublié de vous annoncer que mon fils et moi on ira à la campagne. Chez mon oncle Dave[14].

L’échange banal qui construit la situation est mis au même niveau que l’évocation des nénuphars qui ondulent sur la table de réunion. On ignore s’il s’agit d’une image intérieure, d’une hallucination visuelle, d’une constatation objective, d’un effet lumineux. On ne sait s’il faut, au nom de la vraisemblance, attribuer le phénomène à l’état de fatigue et d’inquiétude extrêmes d’Antoine. Le têtard devient grenouille et disparaît dans l’ampoule. Ce texte est placé entre deux séries de suspension de la « parole » et s’apparente à une rêverie d’Antoine. On ignore s’il existe une hiérarchie ou une continuité entre ces différents éléments du texte. Le temps peut être étiré, ou subir des accélérations, pour les répliques du personnel, qui ne sont pas tout à fait des « réponses » à Antoine. On peut aussi imaginer la scène avec des écrans qui rendraient compte de la « vie intérieure » d’Antoine, par l’intermédiaire de niveaux sonores et de jeux temporels divers.

Cette parole épaissie, complexe, multiple, parfois contradictoire, parfois impressionniste, obéit à un rythme chaotique provoqué par les inclusions qui interrompent le déroulement de la situation et le flux normal du dialogue. Elle renouvelle la question du récit au théâtre et celle de la construction de l’émotion et des sensations à partager. Il s’agit cependant moins ici de la simultanéité comme phénomène temporel que comme phénomène lié à l’énonciation. Tout se passe comme si un énoncé quelconque ne pouvait plus être formulé sur un mode unique ou solitaire, et adressé avec une précision identique, mais qu’il était entouré, accompagné, redoublé, infiltré par d’autres énoncés. Ces épaississements de la réplique — ou du texte — sont destinés en général à être prononcés et adressés, sinon vraiment en même temps, du moins dans un même mouvement de parole ; ils prennent des formes différentes. Ils correspondent quelquefois à la multiplication des points de vue, ou à leur manipulation.

Au coeur de cet épaississement revient aussi la formulation de perceptions et de sensations, d’ordinaire jouées par l’acteur et laissées à sa discrétion ; elles sont ici suggérées plutôt qu’énoncées par le texte. Danis rompt avec la continuité temporelle de l’écriture, aménage, suggère ou explicite de telles ruptures. La logique des mises en scène serait de faire entendre les textes quasi simultanément, inventant des solutions ou banalisant un régime où il faut tout dire à la fois.

Ces formes de simultanéité, inscrites dans la parole de l’acteur-personnage, s’apparentent aux effets obtenus par les spectacles intermedia, où c’est l’environnement visuel et sonore qui prend en charge l’épaisseur de l’énonciation. La dilatation du temps de l’énonciation, construite dans ce cas par des écrans ou par divers systèmes de diffusion d’images et du son, le serait dans l’autre par le texte dramatique, exhibant de multiples facettes. Daniel Danis fait partie des auteurs, peu nombreux, qui travaillent sur les deux formes. Le désir de rendre compte de durées complexes et de perceptions simultanées est un terrain partagé par plusieurs de nos dramaturges d’aujourd’hui, ce qui modifie le régime narratif univoque. C’était le cas d’Armand Gatti dans les années soixante ; c’est le cas d’écrivains comme Martin Crimp ou Joseph Danan aujourd’hui.

Tout le monde semble pouvoir — ou vouloir — raconter des histoires aujourd’hui. Cette accumulation de récits plus ou moins frelatés, dans les sphères du commerce ou de la politique où s’imposent les « stories », rend la fabrique du récit plus difficile, sinon plus louche, puisqu’elle relève aisément de la manipulation des consciences. Je crois qu’une partie de l’intérêt que nous portons à l’écriture de Daniel Danis provient de ce double mouvement, rare dans le théâtre d’aujourd’hui. L’auteur prend le risque de fables radicales, tourmentées, inquiétantes, mais pas forcément originales, d’un strict point de vue narratif. Au même moment, il valide la parole qui raconte en l’inscrivant dans les corps, dans la perception du personnage et dans sa profération publique en lui donnant valeur de témoignage. Le dramaturge se situe entre le récit et le drame, entre la parole partagée et la parole intime. Avant que l’on puisse accéder à l’émotion, Danis est attentif à la perception et à son partage. Il s’agit sans doute d’une parole « poétique », comme on l’a souvent dit, mais plus précisément d’une parole entièrement inscrite dans la subjectivité du personnage qui s’engage, littéralement, avec son corps.

Curieux paradoxe : les personnages, nécessairement, se racontent, ou sont racontés, et sont donc comme extérieurs à la fable. Mais, dans ces différents récits, tout passe à travers les corps et par l’approche intime. Ainsi, le couloir d’un hôpital est raconté par la sensation des jambes d’enfant qui le parcourent, et par la vision lointaine, puis rapprochée, des jambes de la mère, « cinémaginée », pour reprendre un néologisme cher à l’auteur. La double question de l’émotion authentique et du récit « sincère » est donc réglée le plus simplement du monde, en dehors de la mimèsis, dans l’aveu parlé du corps qui se donne à entendre à l’intérieur d’un système complexe de récits croisés.