Corps de l’article

La peau d’Élisa[1] est le résultat d’une commande adressée à Carole Fréchette par le projet Écrire la ville, organisé conjointement par le Centre des auteurs dramatiques de Montréal et l’Atelier Sainte-Anne de Bruxelles. La conception de ce projet remonte à 1995 et la création de la pièce a eu lieu le 27 mars 1998 au Théâtre d’Aujourd’hui. Dans un texte intitulé « La place vide. Petite histoire de La peau d’Élisa », publié en guise de postface à la pièce, Fréchette raconte comment elle est parvenue à s’« imprégner de la ville puis [à] écrire un texte […] inspiré par [ses] impressions de la ville » (, 25). Elle explique :

Voilà ce que je veux. Suivre à la trace, dans les rues de Bruxelles, ces moments bénis où la place n’est plus vide dans le train, dans la main, dans la bouche. Petits instants de plénitude. […] M’asseoir devant les gens et les écouter. Tenter de saisir dans leurs récits des morceaux de cette chose mystérieuse qui remplit momentanément tous les creux, ceux du corps et ceux de la vie. En reconnaître les contours, les battements, le goût sur la langue. La contempler, la peser, la soupeser, la toucher du doigt, la frotter sur ma peau jusqu’à ce que… je ne sais pas quoi.

, 27

L’enquête conduite par Fréchette dans la ville de Bruxelles prend la forme d’une série d’entretiens menés avec des inconnus, « des gens qui [ont] accept[é] de [l]’emmener dans un lieu de Bruxelles où ils ont un souvenir d’amour [et de lui raconter] ce souvenir sur la place, à l’endroit même où cela s’est passé » (, 27). La pièce a été écrite à partir des dix petites histoires ainsi recueillies, « qui vibraient de toute leur vérité dans les pages de [s]on cahier » (, 31). Ces microrécits sont pris en charge et énoncés par le personnage principal, Élisa, une femme « assise devant les gens […], qui parle aux gens, simplement » (, 31).

Dans l’entretien qu’elle accordait au Théâtre la Seizième à Vancouver en février 2011, quelques jours avant la première d’une nouvelle production de la pièce, Carole Fréchette expliquait la place qu’occupe La peau d’Élisa dans l’ensemble de son oeuvre :

La peau d’Élisa fait partie d’un 1er cycle dans mon écriture, qui se situe entre 1989 et 1999 et qui comprend Baby blues, Les quatre morts de Marie, La peau d’Élisa et Les sept jours de Simon Labrosse. Même si ces pièces sont très différentes les unes des autres, pour moi, elles font partie du même cycle parce qu’elles sont toutes construites autour d’un personnage central qui se débat pour trouver sa place, pour exister. Alice cherche sa place dans la lignée des femmes qui l’ont précédée, Marie cherche sa place dans le monde, Simon essaie de faire sa place dans la société à travers les métiers qu’il s’invente. Élisa, quant à elle, essaie d’exister par les mots, elle tente de rester en vie par les histoires qu’elle raconte. C’était à une époque où je me débattais moi-même très fort pour exister comme auteure, pour me tailler une place sur les scènes, pour vivre par les mots[2].

Il y a néanmoins un choix étonnant dans le fait que ce projet, qui vise à « écrire la ville », prenne la forme du souvenir raconté à haute voix, « avec des petits détails qui donnent des frissons » (, 21), et que ces souvenirs, qu’on emprunte au besoin (« Vous n’auriez pas, comme ça, tout de suite, un souvenir à me prêter ? » [, 23]), aient aussi pour fonction de permettre au personnage principal de « rester en vie ». Car Élisa est inquiète : « Ça a commencé un matin, il n’y a pas très longtemps […]. Pendant la nuit, il s’était passé quelque chose avec ma peau. Comment dire… J’en avais plus. » (, 17) Le présent article s’interroge ainsi sur cette étrange relation entre le corps, la parole et la ville, qui engendre la transformation de l’actrice en conteuse, voire en rhapsode, livrant en ses propres mots les souvenirs des autres pour stopper le passage du temps, de sorte que, à travers ces souvenirs, ce soit, somme toute, la ville de Bruxelles qui se trouve redessinée.

« JE PARLE DONC JE SUIS »

Tel qu’il est publié, le texte de La peau d’Élisa prévoit la présence en scène de deux acteurs, interprétant respectivement le rôle d’Élisa et celui d’un jeune homme qui reste anonyme. Les nombreuses productions scéniques de la pièce ont pourtant fait varier le nombre de personnages. Ainsi, la mise en scène de François Barbeau au moment de la création de la pièce au Théâtre d’Aujourd’hui, en mars 1998, respectait la didascalie initiale et prévoyait deux comédiens. En mai 2003, la mise en scène de Jean-Serge Fillaud, au Théâtre de l’Aktéon à Paris, mettait en scène six comédiens qui, outre les deux rôles prévus, prenaient alternativement en charge les récits de Siegfried, Jan, Ginette, Marguerite, Anna et Edmond. À l’inverse, la mise en scène de Véronique Kapoïan pour le Grenier de Babouchka, présentée au Festival d’Avignon à l’été 2014 et reprise au Théâtre Michel de Paris en octobre de la même année, ne présentait qu’une seule comédienne, qui devait dès lors interpréter tous les rôles. Or, le nombre de comédiens influe sur la subjectivité et sur la fonction performative de la représentation. Car, si elle est seule en scène, Élisa métabolise la parole des autres, y compris celle du jeune homme. Sa subjectivité à elle se noie dans la polyphonie des voix qu’elle laisse entendre. Du même coup, elle renonce à la présence du drame qui se trame dans la rencontre de l’Autre. À l’inverse, la présence de plusieurs comédiens suppose la coprésence de plusieurs subjectivités en action, voire en interaction. L’espace de l’intimité entrouvert par les souvenirs amoureux s’en trouve dilaté, élargi à un espace transactionnel partagé par plusieurs. Enfin, la présence scénique du jeune homme en même temps que celle d’Élisa superpose deux pôles dramatiques. Le premier prend appui sur la relation qu’Élisa entretient avec le public auquel s’adressent les souvenirs amoureux qu’elle relate, alors que le second est créé par un étrange pas de deux, où alternent rapprochement et éloignement, qui témoigne du caractère singulier de la rencontre avec le jeune homme. Le passage d’un pôle à l’autre est réalisé par un mouvement de pivot qui permet à Élisa de se tourner alternativement vers le public ou vers le jeune homme. Quoi qu’il en soit, si toutes ces variations sont possibles, c’est que, dans cette pièce, le dire est la seule chose qui compte, ici et maintenant. Nous ne sommes pas dans la logique d’une parole qui agirait sur l’action dramatique en transmettant une information (vraie ou fausse) engageant le comportement des personnages, ni dans celle d’une parole vide marquée par la peur du silence ou l’impossible communication, comme celle qui caractérise les théâtres de l’absurde, encore moins dans une stricte fonction phatique qui établirait ou prolongerait la relation entre deux locuteurs[3].

Un énoncé comme « Je parle donc je suis » peut ainsi servir de point de départ à la lecture de la pièce, faisant de la parole et, par conséquent, du corps qui l’énonce le dispositif premier de l’action dramatique. Comme dans le cogito ergo sum de René Descartes, que nous avons volontairement contrefait, le je suis ne prouve que l’existence du corps, en tant que nature qui occupe de l’espace ; c’est je parle qui pose l’existence du sujet. Les deux verbes ne peuvent être inversés sans que leur articulation logique en soit affectée. Car ce n’est pas parce que je suis que je parle, mais bien au contraire parce que je parle que je suis. Une telle affirmation met en valeur la contingence de l’existence, car l’être ne précède pas la parole : c’est si et seulement si je parle que je suis. Or, l’unité de cette proposition est dans la première personne, le je, catégorie fondamentale et nécessaire de l’énoncé : « Le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet en renvoyant à lui-même comme je dans son discours. De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est à “moi”, devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu[4]. » Dans la pièce, Élisa est cette personne qui se pose comme locuteur. Néanmoins, la subjectivité du locuteur fait problème. Car d’Élisa, nous ne savons rien, ni son âge, ni sa profession, ni son passé, ni son présent, hormis celui qui est inscrit dans l’énoncé lui-même : je parle. C’est que le faire amoureux que relate Élisa a été accompli ailleurs, autrefois et par quelqu’un d’autre. Il est donc toujours présenté de manière indirecte : « Il s’appelait Siegfried. C’était gai, mais on ne s’aimait pas encore. Pas complètement… » (, 7) Les souvenirs qu’elle relate ne sont pas les siens, comme si elle n’en avait pas.

Devant elle, le public est promu au statut de deuxième personne. Car, à vrai dire, le seul dialogue réel que présente la pièce est dans la relation qu’Élisa entretient avec le public, qu’elle interpelle bien qu’elle ne lui permette pas de répondre. Aussi l’incipit de la pièce pose-t-il d’abord une question simple que le personnage paraît s’adresser à lui-même (« Qu’est-ce que je disais ? » [, 7]). L’excipit est plus clair, interpellant directement le public à la deuxième personne (« Est-ce que vous promettez ? » [, 24]). Entre les deux, Élisa demande de manière itérative : « Pouvez-vous regarder mes mains ? » (, 9) ; « Pouvez-vous regarder mes coudes ? » (, 10) ; « Pouvez-vous regarder mes genoux ? Est-ce qu’ils ont changé ? Je veux dire… Depuis tout à l’heure. » (, 14) La présence du jeune homme se manifeste à la troisième personne, comme un épisode enfoui dans les souvenirs d’Élisa : « Disons que vous êtes dans un café et qu’un jeune homme s’assoit devant vous pendant que vous pleurez […]. Et disons qu’il commence à vous parler. » (, 13) Or, la troisième personne est, dans l’ordre du langage, une non-personne. À première vue, et dans les représentations où le personnage n’est pas incarné par un acteur, le jeune homme n’est pas promu au rang de sujet de sa parole propre. Sa parole est toujours introduite par Élisa. Le plus souvent, il raconte : « Ça s’est passé il y a longtemps. » (, 13) Jamais il ne s’adresse directement au public, de sorte qu’il faut bien se rendre à l’évidence et concevoir la représentation du jeune homme comme la mise en scène du seul souvenir qui appartient en propre à Élisa, un souvenir si puissant dans sa mémoire que Fréchette a choisi de lui donner une voix, bien que celle-ci ne puisse être considérée comme autonome. C’est ce statut de non-personne qui permet l’élimination du rôle dans plusieurs mises en scène.

« QUAND DIRE, C’EST FAIRE »

La rencontre d’Élisa et du jeune homme a eu lieu dans un café et elle est racontée avec insistance : « Si vous étiez une femme qui pleure dans un café, une femme qui montre ses genoux à un jeune homme qui ne les regarde pas. Un jeune homme qui continue de parler, comme si vous ne pleuriez pas. » (, 15) Chaque fois qu’Élisa fait allusion à cette rencontre, le jeune homme apparaît sur scène et raconte un souvenir amoureux qu’il a emprunté lui aussi. Ce n’est qu’au milieu de la pièce, au centre faudrait-il préciser, que la rencontre prend la forme d’un bref dialogue où il déclare : « Je sais ce qu’il faut faire pour votre peau. » (, 19) C’est donc à sa suggestion qu’Élisa raconte les souvenirs amoureux qu’elle a recueillis. Ces souvenirs doivent être précis, détaillés ; il faut décrire les lieux, l’ambiance, faire surgir les images. C’est que « les souvenirs amoureux, quand ils montent de l’intérieur, quand ils passent par la gorge et dans la bouche, ils dégagent une espèce de substance qui se répand dans la peau et l’empêche de pousser » (, 19).

En ce sens, dans La peau d’Élisa, le verbe raconter est un performatif. Comme le proposait Austin[5], un énoncé performatif, par le seul fait de son énonciation, permet d’accomplir l’action concernée. Il s’oppose à l’énoncé constatif, qui décrit une action dont l’existence est indépendante de son énonciation. L’énoncé performatif n’a pas valeur de description ni celle de prescription, il est un accomplissement. Ce qui le distingue est son caractère direct. De même, précise Émile Benveniste, « [u]n énoncé est performatif en ce qu’il dénomme l’acte performé […]. [U]n énoncé performatif doit nommer la performance de la parole et son performateur[6] ». Rappelons, suivant Benveniste toujours, que le mot performatif ramène en français la famille lexicale relative à la performance, qui porte en elle quelques-unes des caractéristiques des arts du spectacle : le cadre social ou institutionnel du spectacle, la coprésence de plusieurs participants (acteurs et spectateurs), la simultanéité de l’acte de représentation et du déroulement de l’histoire racontée ainsi que la simultanéité de la production et de la réception.

Le caractère performatif des récits qui occupent l’espace langagier de la pièce est renforcé par l’inquiétude d’Élisa, qui s’interroge constamment sur l’efficacité de sa parole : « Est-ce que je donne assez de détails ? C’est important les détails, c’est ce qu’il a dit. Je veux parler du jeune homme. » (, 13) Or, depuis Aristote, l’intention du théâtre vise la transformation de la personne du spectateur à travers les deux notions de mimésis et de catharsis. Telle paraît bien être une des fonctions de la parole d’Élisa qui, pour être efficace, doit entraîner la réaction du public, de sorte que le dispositif dramaturgique semble du même coup mettre en abyme la conception aristotélicienne du théâtre, du moins en ce qui concerne la mimésis :

Est-ce que vous me voyez bien ? Je veux dire est-ce que je raconte bien ? Avec assez de détails ? Entendez-vous le bruit des feuilles dans le vent doux, les petits rires du début, puis la voix qui devient grave ? Est-ce que ça vous fait quelque chose que je vous raconte tout ça ? Si je vous le demande, c’est parce que c’est important. C’est le jeune homme qui l’a dit.

, 15

Jürgen Habermas a bien montré comment, à la performance théâtrale, correspond le modèle d’un auditoire courtois ou représentatif qui va devenir un public dans la modernité et donc être lui-même en performance[7]. La peau d’Élisa pousse cette idée un cran plus loin en exigeant que le public ressente les mêmes frissons qu’Élisa : « Répondez-moi. Est-ce que vous le sentez sur votre bouche le plaisir de ce baiser-là ? » (, 16) La transformation du spectateur n’est évidemment pas un effet indispensable de la performance théâtrale, qui ne saurait d’ailleurs être tenue à des résultats[8]. Il reste que le raconter en tant que performatif n’a de sens que dans la présence de la subjectivité, suggérant « un acte individuel à portée sociale[9] ».

Mais est-ce bien là le coeur du performatif qui constitue l’essentiel de La peau d’Élisa ? « Ce que le temps linguistique a de singulier est qu’il est organiquement lié à l’exercice de la parole, qu’il se définit et s’ordonne comme fonction du discours. Ce temps a son centre […] dans le présent de la parole[10]. » Or, le corps subit l’effet du temps qui passe et il a cette fâcheuse tendance à se dégrader. En ce sens, la peau d’Élisa, qui s’épaissit et se love en plis multiples, désigne cette tendance du corps à inscrire les traces du passé à sa surface, à une surface visible à l’oeil d’autrui. En revanche, la subjectivité marquée par le je qui raconte ne vieillit pas au même rythme. Elle est encore capable d’émotions et de frissons. La crainte d’Élisa est de voir sa personne, sa subjectivité se dissoudre dans les replis de sa chair. La performance du récit, dans La peau d’Élisa, a donc d’abord pour fonction de combattre le vieillissement du corps. La performance Je raconte se produit toujours dans un présent suspendu, qui détermine le sens des deux autres références temporelles que sont le présent et le futur. Élisa tente de surnager en abolissant sa subjectivité dans les souvenirs amoureux vécus par d’autres, d’autres plus jeunes, moins plissés, et dont les frissons pourraient lui rendre du temps à vivre plutôt que du temps déjà vécu. Le récit émerge alors comme « une action à visée curative, l’espace d’un changement ou, du moins, d’une tentative de changement pour le personnage. […] C’est une (auto)thérapie qui est mise en scène devant lui, et elle consiste en un rituel névrotique[11] ».

Toutefois, rappelle Thierry Hentsch, le passé est « la seule matière à laquelle il soit possible de donner sens[12] ». Dès lors, la quête de sens, l’interprétation du passé deviennent ce qui tient en vie, mais à la condition que ce passé soit lui-même réactualisé. Le risque n’est pas de mourir — nous mourrons tous ; « [l]e risque, c’est de n’avoir pas vécu, de s’être manqué, de mourir sans avoir la moindre idée et de ce qui nous a fait et de ce que nous en avons fait, de mourir sans s’être raconté[13] ». Aussi Élisa se raconte-t-elle, en interpellant le public. Non seulement celui-ci doit-il éprouver les mêmes frissons, il doit également contribuer au récit d’Élisa, qui s’inquiète, car sa mémoire défaille. Fréquemment revient dans le texte la référence au trou de mémoire : « Qu’est-ce que je disais ? » À la fin de la pièce, le trou se creuse (« Je l’ai déjà dit ? » [, 23]), et Élisa finalement ne peut que constater : « On dirait qu’il ne me reste plus d’histoires. J’en avais ramassé beaucoup pourtant. » (, 23) Elle en appelle alors au public : « Écoutez. Je vous propose quelque chose. Vous connaissez la place du Jeu de Balle ? […] Je suis là tous les jours à cinq heures, prête à écouter. Vous venez, vous vous asseyez près de moi et vous parlez. » (, 23)

PERFORMER L’INTIME DANS L’ESPACE PUBLIC

À propos de Bruxelles, Carole Fréchette a dit : « Je ne m’intéressais pas à la ville pour son architecture, son urbanisme ou ses monuments. Ce qui m’intéressait, c’était les personnes qui l’habitaient et je cherchais un moyen de me rapprocher d’elles[14]. » Dans La peau d’Élisa, la ville est en effet conçue immédiatement comme habitée et vécue ; elle n’existe pas en dehors de modes d’appréhension de l’espace que partagent ou dont font état les souvenirs amoureux. Écrire la ville, et le faire quartier par quartier, engage à la raconter à travers la mémoire, le souvenir de ceux qui l’ont vécue et à l’endroit où la chose est produite. En ce sens, le Bruxelles de Fréchette est une ville qui n’existe pas en tant qu’unité géographique et administrative. À travers les souvenirs recueillis, elle est d’abord la somme de ses quartiers et des souvenirs qui en rendent compte. À chaque quartier correspondent un personnage et une histoire. Dans sa pérégrination, Fréchette ne suit pas non plus les circuits touristiques habituels. Nous avons bien les classiques (la Grand-Place), mais tout de suite les souvenirs nous entraînent vers le quartier des Marolles (le plus ancien quartier de Bruxelles), l’île Saint-Géry, une île au milieu de la Senne, lieu de naissance de la ville à une autre époque. Suivent les communes d’Ixelles, où se trouve l’Université catholique, de Saint-Gilles (rue de la Glacière), quelques coins de Schaerbeek. Ce plan général paraît éclectique, et il l’est dans une large mesure, mais surtout, il renvoie à l’intimité de la ville, aux lieux qu’on habite, qu’on fréquente, pas à ceux où l’on travaille ou à ceux où l’on voyage. Il renvoie aussi à la ville française, il faut bien le dire, quoique toutes les parties de la ville aient quelque chose de cosmopolite dans la composition sociale de la population. Fréchette évite soigneusement de soulever la question de la ville européenne, de la ville enclavée, des conflits sociaux et des débats linguistiques.

Le choix des souvenirs racontés engage les représentations et pratiques d’un échantillon de citadins. À la base, nous avons trois hommes et trois femmes : Siegfried à Saint-Gilles, Jan à la place Saint-Géry, Ginette à l’étang d’Ixelles, Marguerite aux Marolles, Anna rue des Bouchers à Schaerbeek et Edmond à l’abbaye de la Cambre. L’amour et l’intimité sont présentés comme un rapport spatial, encore qu’il faille bien admettre que chacun des souvenirs repose sur une part d’incongruité. Siegfried avait fait un trou dans le toit de l’appartement[15], Jan avait entraîné sa compagne dans un trou immense de la place Saint-Géry[16]. En comparaison, les aventures de Ginette, « [u]n baiser sur un banc de parc, un soir de novembre » (, 27), celle de Marguerite dans « un bistro sordide, rue de la Samaritaine » (, 30) ou les aventures extraconjugales d’Anna et d’Edmond paraissent banales. Mais il semble bien que l’objectif, avoué ou non, de cette représentation de l’espace urbain soit de sortir du discours convenu, où le regard féminin sur la ville privilégie normalement le beau, le propre, la clarté, et de franchir les murs invisibles[17] entre les arrondissements. La ville n’est plus un espace public dont les femmes seraient privées ou qui leur serait foncièrement hostile, mais auquel elles devraient aspirer, et qui devient dès lors l’emblème de l’agentivité ; pas plus que l’espace privé (la maison, l’entreprise) n’est un lieu de réclusion, stérilisant cette même agentivité. La peau d’Élisa s’intéresse à la performance de l’intime dans l’espace public et elle fait de cet intime ou de cette intimité une pratique quotidienne de la ville. Chaque anecdote suggère une déterritorialisation, un moment qui élargit l’espace géographique vécu et qui montre une aptitude à se jouer des normes attendues.

La performance recentrée sur le corps et sur l’intime est généralement associée à une « affaire de femmes[18] », écrit Muriel Plana qui, citant Nicole Boireau, écrit encore : « La situation monologique fonde l’expérience du récit ; raconter et “se” raconter devient l’acte fondateur, voire mythique, d’un retour aux origines et, parallèlement, d’une négation des schémas imposés à la femme par l’ordre patriarcal[19]. » Boireau et Plana rejoignent ici la proposition de Judith Butler, qui, empruntant elle-même la notion de performativité à Austin, mais la reformulant à sa manière, faisait du genre « le résultat d’un dire qui est, dans le même temps, un faire[20] ». Dans ce contexte, la narration de soi fonctionne comme un performatif où la réitération des actes et des discours permet la réalisation du genre, qu’il affirme ou réaffirme aux yeux d’autrui. Or, nous l’avons vu, les souvenirs amoureux d’Élisa ne sont pas les siens. En outre, ils appartiennent à parts égales à des locuteurs féminins et masculins. On ne peut donc pas véritablement parler dans ce cas de récit de soi. La construction de la pièce n’en réaffirme pas moins les caractères itératifs du genre féminin. Il faut dès lors envisager l’existence d’un lien organique entre le corps d’Élisa, corps souffrant et vieillissant, et la ville, source de frissons et donc de vie. Ce faisant, nous entrons dans une dramaturgie de la mise en corps dont parle Louis Patrick Leroux dans Le jeu des positions : « [U]ne mise en corps, en somme, dans toutes ses contradictions, dans sa singularité et dans la complexité que suppose une lecture du corps social passant par des corps, des gestes et des prises de position d’exception[21]. » Le plus souvent cependant, le monologue qui s’écrit au féminin tend à retourner cette relation au corps contre sa locutrice. Fréquents sont les textes qui accusent les contradictions et les limites du personnage, et qui font valoir une image déjà détruite aux yeux du spectateur. Le monologue, en tant que récit de soi, a alors pour fonction de contribuer, à la manière d’une psychanalyse, à reconstruire la cohérence du moi, d’un moi malmené par l’histoire et, dans la mesure du possible, à rétablir une agentivité fragilisée. Dans le cas d’Élisa, le récit des souvenirs d’autrui sert à créer ce que Jean-Pierre Sarrazac appelle une « charge d’utopie », qui permettrait au personnage de « reprendre le temps de l’existence réelle et [de] le dilater, et [d’]y insuffler une liberté nouvelle ; [d’]égrener les instants d’une vie, [de] les suspendre [et] [de] les accoucher d’un fragment d’éternité[22] ».

Il y a lieu toutefois de s’interroger sur les motivations d’Élisa, sur ce qui l’entraîne à fuir le temps qui passe dans ce fragment d’éternité qu’est le temps présent, à s’accrocher à ces souvenirs, aussi séduisants soient-ils, qui ne sont pas les siens. Et pour cela, il nous faut revenir à la postface de la pièce, où Carole Fréchette affirme être rentrée chez elle, « comblée, avec ces dix petites histoires » (, 31) recueillies au fil des entretiens menés à travers la ville de Bruxelles. Car leur nombre pose problème. À bien compter, nous n’avons ces dix petites histoires que si nous ajoutons, aux six histoires qui sont à l’origine des souvenirs que relate Élisa (les histoires de Siegfried, Jan, Ginette, Marguerite, Anna et Edmond), les deux histoires que reprend le jeune homme en son nom propre (celles de Sarah et de Louise), l’histoire de l’homme qui « [p]our parler d’une fille qu’il aimait vraiment […] ne trouvait plus les mots, ratait ses effets » (, 29), et celle de l’interlocutrice anonyme qui, plutôt que de raconter son histoire, a énoncé « une confidence, crue et directe, à propos du premier homme qui lui a donné du plaisir » (, 30). Ces deux dernières histoires, évoquées dans la postface de la pièce, Élisa ne les reprend pas, faute de trouver les mots et les effets qui lui auraient permis de les énoncer.

Est-ce vraiment le cas ? Revenons un instant au jeune homme dont nous avons affirmé plus tôt qu’il était, dans l’économie de la pièce, une non-personne puisqu’il ne manifestait aucun geste, aucune parole qui ne soient d’abord introduits par Élisa. En effet, le système de pivot, qui permet à Élisa de transiter entre les deux dialogues qui forment la pièce, le dialogue avec le public et le dialogue avec le jeune homme, crée un effet d’exclusivité : il n’y a qu’un dialogue à la fois, l’entrée en scène du jeune homme venant chaque fois interrompre la relation avec le public. Il nous faut cependant croire qu’il fut un temps où ce jeune homme était une personne de plein droit, un peu étrange sans doute par cette habitude qu’il avait déjà de raconter les souvenirs d’autrui. Élisa raconte : « Disons que vous êtes une femme dans un café, et vous pleurez discrètement. Tout à coup, vous levez les yeux, et il y a un jeune homme devant vous. […] Si vous étiez cette femme-là, qu’est-ce que vous auriez fait ? Vous seriez partie tout de suite, c’est ça ? Moi je… je suis restée. » (, 11) Un peu plus loin, dans une autre des nombreuses variations de cet incident, elle précise : « Moi, je suis restée, et j’ai parlé. J’avais tellement besoin de parler. » (, 17) Cette fois-là, elle obtient que le jeune homme, qui autrement raconte ses souvenirs à lui sans trop porter attention, l’écoute enfin : « Ça a commencé un matin, il n’y a pas très longtemps. » (, 17) Pour bien lui faire saisir l’étendue de son drame, « [e]lle met la main du jeune homme sur son cou [puis] sur ses coudes » (, 18-19). Lui, en retour, « prend ses mains […] et approche sa bouche de son oreille » (, 18-19). Il en résulte un dialogue dont les répliques passent aussi bien par la gestuelle des personnages que par les mots qu’ils prononcent, avec une charge érotique certaine. Élisa « est troublée » (, 19), mais l’auteure ne nous dit pas si c’est par le contact des corps ou par la suggestion du jeune homme de raconter les souvenirs d’autrui : « Je sentais son souffle dans mon oreille. Je ne peux pas vous dire ce que ça me faisait. » (, 19) Quoi qu’il en soit, à ce moment précis, Élisa croit au pouvoir des mots : « [S]i vous aviez senti sa peau parfaite sous vos doigts, je vous jure que vous l’auriez cru. Puis vous auriez commencé à emprunter des souvenirs… avec des petits détails qui donnent le frisson. » (, 20-21) Peut-on entendre ici la voix d’une femme qui tente par tous les moyens possibles de conserver vivace ce souvenir singulier, souvenir dont les entrées et sorties du jeune homme soulignent au contraire la fugacité ? Peut-on imaginer que tous ces souvenirs qu’elle emprunte sont là pour combattre la tendance à l’oubli ? Telle est bien la fonction de la performativité dans cette pièce que de faire en sorte, par la suspension du temps, la permanence du temps présent, que ce souvenir-là, en particulier, ne devienne jamais un passé révolu.

Comme la Claire Lannes de L’amante anglaise de Marguerite Duras, qui s’évadait d’une existence quotidienne sur un banc de parc où elle revivait un amour de jeunesse, Élisa revit dans chacun des récits cette relation singulière, dont on ne sait si elle fut rêvée ou actualisée. Elle la revit chaque fois qu’elle se retrouve, à cinq heures, assise sur un banc de parc, à la place du Jeu de Balle, pour écouter les récits des autres, et chaque fois qu’elle raconte les aventures amoureuses des habitants de Bruxelles. De ce point de vue, il faut bien admettre qu’une action au théâtre en cache parfois une autre : Élisa doit raconter pour empêcher son corps de vieillir, oui, mais aussi pour entretenir le souvenir du jeune homme. Voilà donc le souvenir qui manque, souvenir double puisque nous l’aurons des deux points de vue : celui de la femme du café Gaspi, « à propos du premier homme qui lui a donné du plaisir » (, 30), et celui de l’homme qui ne trouve pas les mots pour parler de la femme qu’il a aimée. Ce souvenir-là ne sera pas raconté, il sera revécu sur la scène, comme un présent, comme une « matière à frissons » (, 23) encore plus puissante que la parole.